Sur la photo, le jeune Sammy (Spielberg) semble coiffé d'une kippa lumineuse. Pure coïncidence ou faut-il y voir du sens?
The Fabelmans est un beau film miroir — "The Spiegelman" —, un super film aussi, qu'il soit en 8, en 16 ou en 35mm, c'est surtout un "film termite", comme aurait dit Manny Farber (même si bien sûr, comme toujours chez Spielberg, il y a aussi de "l'éléphant blanc"), via non seulement les oppositions attendues pour qui connaît son Spielberg sur le bout des doigts: art/famille, imagination/angoisse, lumière/obscurité... ou encore ce qui constitue le cœur du film: la scène où Mitzi (Michelle Williams), la maman pianiste qui souffre en silence d'avoir dû renoncer à sa carrière, découvre le petit film monté par Sammy/Steven, le fils, dans lequel se trouve dévoilé son secret (la relation amoureuse qui existe entre elle et l'ami Bennie), se situe après 1h15 de film, soit exactement au milieu...
Mais aussi ce double mouvement où se dessine:
— derrière l'itinéraire artistique du jeune Spielberg, qui constitue la ligne principale du récit, depuis le choc que fut pour lui, enfant, la vision de l'accident du train dans The Greatest Show on Earth de DeMille (faisant pour toujours du futur cinéma de Spielberg un art du saisissement) jusqu'à son embauche par CBS et sa (brève) rencontre avec John Ford (David Lynch impayable) et le conseil que ce dernier lui donne quant à la bonne place de l'horizon dans un plan: en haut ou en bas mais jamais au milieu (en fait une blague typiquement fordienne, comme l'est l'arrivée de Ford dans son bureau, le visage couvert de rouge à lèvres, et la vieille secrétaire qui se précipite derrière, les Kleenex à la main).
— une ligne plus complexe, pour ce qui est du rapport du cinéaste à son judaïsme, dont on sait qu'il a longtemps eu honte (jusqu'à prétendre avoir des origines allemandes), ligne marquée par trois temps forts qui correspondent aux différents lieux où vécurent Spielberg et sa famille, en fonction des promotions du père (Paul Dano), un génie de l'informatique, et selon un axe Est-Ouest:
1) la période RCA dans le New Jersey et la fête Hanouka, la fête des Lumières (forcément) au tout début, célébrée dans la foulée du "choc DeMille", c'est le judaïsme dans son vécu le plus intime (en famille).
2) la période General Electric dans l'Arizona, et le passage de l'oncle Boris qui jadis travailla comme dompteur dans un cirque (écho au DeMille), rappelant à Spielberg le "déchirement" qui existe entre les exigences artistiques et la vie familiale, avec cette idée (non exprimée dans le film, c'est une hypothèse) que le judaïsme pourrait aider à surmonter le conflit (même si ça n'a pas marché, loin de là, pour la mère).
3) la période IBM en Californie, où Spielberg découvre ouvertement l'antisémitisme, à travers les grands et beaux blonds du campus (qui le traitent de "Bagelman", l'homme-beignet) et la façon dont il y répond avec son film sur le ditch day où il glorifie le corps de celui qui l'a tabassé, une image qui fait craquer son "bourreau" car ne lui correspondant pas, façon pour l'ado Spielberg de prendre sa revanche (cela dit dans une relation seulement duelle, l'autre conservant son aura auprès de ses pairs et de sa copine), mais qui, reprise soixante ans plus tard, prend une tout autre dimension tant cette glorification évoque aussi le film de Riefenstahl, les Dieux du stade, qu'il y a là une forme d'ironie féroce, nous rappelant que sur la question de l'antisémitisme Spielberg, qui aujourd'hui assume totalement son judaïsme, ne saurait plus transiger, comme c'était le cas à 17 ans...
De sorte que si l'on reprend les lignes de force du film (comme des lignes de la main: succès, cœur, sagesse), on peut y déceler trois courbes, qui s'entrecroisent:
— une courbe disons demillienne, d'emblée à son maximum et qui se poursuit en plateau jusqu'à la fin, c'est l'amour du cinéma chez Spielberg, de 7 à 77 ans (du premier film vu au dernier réalisé, c'est l'aspect hergéen du cinéaste), qui fait de The Fabelmans une sorte de film-somme sur lequel tout a été dit ou presque...
— une courbe de Gauss, qui touche à la figure maternelle, avec sa partie ascendante, la mère omniprésente et fantasque, opposée en cela au rationalisme du père, et dont le côté "meshugge" (qui lui fait jouer du piano avec des ongles trop longs, cliquetant sur les touches comme si elle tapait à la machine, ou la fait danser la nuit dehors en chemise de nuit, éclairée par les phares d'une voiture, la lumière révélant impudiquement son corps) cache en fait un véritable malêtre (cause ou conséquence de sa carrière brisée de pianiste?), puis — après la découverte du secret par le fils, soit le pic de la courbe — la partie descendante, marquée par l'éloignement progressif de la mère.
— une courbe sigmoïde, en forme de S, qui concerne Spielberg et son judaïsme, qu'il vit donc longtemps comme un complexe, cette judéité qu'en dehors de la maison il préférait cacher, mais qu'il va lui falloir accepter, en réponse aux autres (l'antisémitisme dans une Californie sixties où les Juifs sont peu nombreux, comparée au New Jersey), ce qui passe d'abord par le compromis (le besoin malgré tout d'être accepté), avant de pouvoir enfin l'assumer, cette identité juive, et pleinement...
Soit, pour finir, une autre façon de considérer l'épisode fordien qui clôt The Fabelmans. L'horizon non plus comme ligne de fuite dans l'organisation de l'espace chez Ford, mais comme ce vers quoi tend/tendait le film de Spielberg. Selon que l'horizon est situé en haut, et c'est l'amour du cinéma et du spectacle chez Spielberg qu'il faut voir, le cinéma comme "plus grand spectacle du monde"; ou qu'il est situé en bas, et c'est alors la figure de la mère, essentielle dans l'itinéraire artistique de Spielberg, qui ressort. Quant au milieu, eh bien, c'est peut-être là que se pose la question du judaïsme chez Spielberg, au sens où, le film étant semble-t-il suffisamment explicite à ce niveau, insister rendrait, aux dires ironiques de Ford/Lynch, le discours "chiant comme la pluie"... "Bullshit!" en VO. Vraiment?
Lumière d'E.T.
E.T. de Steven Spielberg (1982).
Avant d'aller plus loin, relisons le texte de Jean Narboni sur E.T., paru à l'époque dans les Cahiers, qui va nous servir de point de départ pour une autre lecture de The Fabelmans.
Peut-on être et avoir E.T.?
"Where's from? Uranus? Get it, Your anus?"
L'adorable et parcheminé E.T., dont les initiales resteront à n'en pas douter dans la mémoire des années 80 comme l'envers absolu des malfaisantes "J.R." dallasiennes, s'apprête à fondre sur la France et l'Europe pour les fêtes de Noël avec un soutien logistique auprès duquel le "They are coming!" qui annonçait autrefois dans les salles de cinéma, semaine après semaine, l'invasion des Birds hitchcockiens, fait d'ores et déjà figure de roupie de sansonnet.
Il peut sembler paradoxal que l'arrivée en nos contrées d'un film entièrement voué à l'amour du prochain et même du lointain, et porteur d'un message universel de compassion, soit planifié par ses promoteurs en termes quasi-militaires de zones d'intervention médiatiques, de quadrillage territorial publicitaire, et de partage du monde en domaines d'influence audiovisuelle. Mais ce paradoxe est seulement apparent: nous savons depuis longtemps que les campagnes de pacification les mieux intentionnées font bon ménage avec le matraquage, et que de rudes techniques de contrôle et de manipulations sont indispensables à la promotion des idéaux grandioses.
Quand on sait, de plus, que la carrière de E.T., sorti cet été aux Etats-Unis, a été suivie par les professionnels et les spécialistes du box-office, mais aussi par une partie du public, avec l'attention fiévreuse de turfistes comblés ("le film vient de dépasser Gone with the Wind, il distance Jaws et talonne Star Wars de près"), et le succès foudroyant de diverses industries connexes d'articles ménagers, jouets, tee-shirts et autres objets frappés au sigle du film, on conçoit qu'il soit difficile à un critique de cinéma d'essayer de faire son métier sans se sentir obligé de passer par les défilés du langage publicitaire et de la sociologie des "Evénements", du merchandising en folie, ou de la dénonciation outragée des méfaits de "l'impérialisme-culturel-américain-sic".
J'imagine le lecteur déjà exaspéré par ce long préambule précautionneux (mais dont les détours ne font en fait que reproduire le savant mouvement d'approches, de feintes et d'atermoiements au terme duquel Spielberg, après vingt bonnes minutes de film, nous révélera la créature en son entier), et me sommant de répondre à l'unique question qui l'intéresse, lui, homme ordinaire du cinéma: "Alors, E.T., c'est comment?".
A quoi je répondrai sans hésiter qu'E.T. est un film intelligent, inventif, émouvant et cocasse, le meilleur à mon sens auquel Spielberg, à quelque poste de la machine cinématographique que ce soit, ait prêté son nom, très supérieur par exemple, pour ne pas trop remonter le temps, au faussement ludique Raiders of the Lost Ark et même à Poltergeist, dont la splendide idée de départ, exploitée par Tobe Hooper avec l'intelligence et la délicatesse d'une tronçonneuse, se voit gâchée minute après minute, à mesure que le film avance. J'irai même jusqu'à qualifier le film, dont le ressort biographique est explicitement revendiqué par Spielberg (enfant, il rêvait de la venue d'extra-terrestres pour échapper à la réalité d'une famille à quelques modifications près semblable à celle qu'il nous décrit), et bien que celui-ci revendique d'être resté émotionnellement bloqué à l'âge de seize ans, de film de maturité, si par maturité on entend non pas le moment où quelqu'un largue enfin son enfance, mais bien celui où, parvenu à l'âge adulte, il retrouve dans son activité, Nietzsche le disait, le même sérieux qu'il mettait autrefois à ses jeux et ses affabulations d'enfant.
E.T. se limiterait-il à nous gratifier du message d'amour qui fait partout défaillir ses fervents, et à nous présenter comme à la fois menaçant, balourd et dérisoire au regard de l'univers des enfants, une cohorte tintinnabulante de savants, militaires, techniciens de la NASA et autres scientifiques de haut vol, que le film dissonerait déjà agréablement dans le concert actuel, où le seul traitement réservé à ce qui vient d'ailleurs semble devoir être la désintégration au laser ou l'arrosage au lance-flammes. Cela certes nous changerait un peu, mais à permettre de ranger le film du côté du pacifiste Freaks plutôt que de Sergent York ou d'Alien (tous films plus beaux les uns que les autres), ne garantirait en rien pourtant une valeur autre qu'évangélique de l'œuvre en question.
Or, si le film parvient le plus souvent à échapper au sentimentalisme nunuche (s'il est même presque tout le temps émouvant, il ne l'évite guère dans la scène finale des adieux, aux effets inondants assurés), c'est parce que s'y faufile du début à la fin une veine cartooniste, grimaçante et spasmée, à la drôlerie parfois digne d'un Chuck Jones, sur les thèmes éminemment cinématographique de la méprise, du déguisement et des signes leurrants, et sur celui, pourtant archi-rebattu, de la communication.
Il y a quelque chose de très sympathique, même si cela peut devenir lassant à la longue, quand on discute avec un Américain: c'est que parlant avec vous, il ne se contente pas de "communiquer", mais tient à chaque instant à s'assurer que la communication se fait bien. Régulièrement et sur fond d'inquiétude, il lui faut, par un geste, une mimique ou une scansion verbale, dont l'obsédant "you know..." est une forme parmi d'autres, vérifier que le canal de l'échange n'est ni obturé ni rompu, que vous êtes toujours branchés, en un mot que le renvoi de balle n'est pas menacé d'interruption. Au fond, le vrai sujet d'E.T., c'est cela, et dès lors qu'on s'en aperçoit, il n'est plus provocant de dire que dans ce film au message gros comme ça, gros au point qu'il pourrait autorisé Spielberg à concourir pour le prix Nobel de la Paix, eh bien, dans ce film, le vrai message, c'est encore le médium.
J'ai parlé de renvoi de balle, c'est à la lettre qu'il faut le prendre. Après quelque vingt minutes de film, l'enfant Elliott, persuadé que quelque chose ou quelqu'un rôde autour de sa maison californienne, sera en butte au scepticisme de ses frère et sœur et à l'irritation d'une mère à cran, parce que surmenée et délaissée. Soupçonnant que la chose n'est pas loin, il se saisit d'une balle de base-ball et la lance vers une cabane à outils voisine. Après quelques délicieuses secondes savamment distillées par Spielberg, la balle revient vivement de la cabane vers lui. "Je relance, donc j'existe", vient de lui signifier E.T. L'effet est imparable.
Un peu plus loin, le moment où la petite sœur va se trouver nez à nez avec l'extra-terrestre donnera lieu à une scène d'effroi jubilant au montage efficacement heurté, qui démontre, mieux que n'aurait pu le faire un essai théorique, que la terreur qu'on éprouve d'un autre peut n'être parfois que l'effet des réactions à celle que vous-même lui inspirez. Et dans la même veine, la séquence d'anthologie à rebondissements multiples autour de l'école et de la dissection de grenouilles, de l'ébriété d'E.T., de la télévision et de l'Homme tranquille, développe une suite de variations plus fines les unes que les autres sur la transmission de pensée, la ciné-téléphilie et le désir mimétique, anticipant intelligemment sur le thème de la gémellité qui organise la séquence demi-finale de la maladie, de l'agonie et de la renaissance synchrones, puis dissociées, d'Elliott et d'E.T.
Bien entendu, des esprits chagrins n'ont pas manqué de dénoncer un pseudo-progressisme de Spielberg et de railler sa conception d'un "autre" ni vraiment étrange ni véritablement étranger, capable de saisir très vite les règles du base-ball, de boire de la bière, d'apprendre quelques mots d'américain et d'apprécier la TV, manifestant une gentillesse et une volonté d'acculturation digne d'un colonisé soumis. Mais c'est méconnaître la constante dimension d'humour du film qui implique que si Elliott n'est ni surpris ni terrifié à l'apparition de la créature parce qu'il baigne dans un univers de jeux électroniques, de talkies-walkies, de Muppets et de cartoons, réciproquement E.T., sur sa lointaine planète, pourrait bien être un habitué de channel 12 réservé au base-ball, et même un jour avoir vu Rencontres du troisième type ou Star Wars.
Deux scènes parmi les plus réussies du film illustrent d'ailleurs irrésistiblement ce jeu de références. La première, où E.T., sur le point d'être découvert par la mère, n'a d'autre ressource pour lui échapper que de se glisser parmi les jouets de la chambre d'enfants et de se rendre ainsi à la fois visible et irrepérable, comme l'était la lettre volée — c'est le cas ici de le dire — dans la nouvelle d'Edgar Poe. L'autre où, à l'occasion de Halloween, les enfants entreprennent pour promener un peu l'extra-terrestre de le déguiser en fantôme en le recouvrant d'un drap — abusant une nouvelle fois la mère décidément débordée qui le prend maintenant pour sa propre fille —, et où celui-ci, ravi de croiser masques et déguisements de carnaval dans les rues de la petite ville, tombe avec étonnement sur une créature qui n'est autre que le Yoda de l'Empire contre-attaque (la caméra nous fait à ce moment adopter le point de vue subjectif d'E.T. à travers les fentes oculaires du drap).
C'est ici le moment de saluer non pas seulement le tour de force technologique que constituent la conception, la fabrication et l'animation du "personnage" E.T., tour de force dont nous savons les spécialistes américains (ici Carlo Rambaldi) capables, et que protège comme il se doit un secret aussi rigoureux que tapageur, mais les possibilités proprement poétiques que recèle ce portrait-robot de tortue, de fœtus, de pingouin et d'Einstein. Car il faut à E.T., à mesure que le film avance, pouvoir passer tour à tour pour une créature venue d'ailleurs et d'espèce inconnue, puis pour une sorte de frère cadet et espiègle, voire un peu arriéré d'Elliott, puis pour son frère jumeau, enfin pour un sage millénaire transmettant sa leçon aux humains avant de s'en retourner chez lui.
L'odyssée de l'espèce.
Ce qui nous conduit directement à la question: au fond, qui est ce E.T., d'où sort-il, et quel type de sentiment tend-il à mettre en branle chez nous, spectateurs du film?
Spielberg a déclaré que la créature devait être d'une laideur telle que "seule sa propre mère pourrait l'aimer", et dans le même mouvement, qu'il s'adressait aux millions de gens qui allaient rire et pleurer à son film comme à autant d'enfants. Qu'est-ce donc que cette histoire d'enfants qui sont aussi des mamans? Si l'on veut bien se rappeler que les deux scènes précédemment évoquées de la chambre d'enfants et du carnaval, sous leur dehors innocent et drolatique, ironisaient cruellement sur "l'instinct" de l'unique mère présente dans le film, on voit que les choses sont peut-être plus sérieuses qu'il n'y paraît, et qu'une des questions que le film soulève est: un enfant peut-on à la fois l'être, et l'avoir? Question dont la clé pourrait bien se trouver dans un bout de dialogue apparemment anodin du film, lorsqu'un des petits copains d'Elliott, railleur parce que sceptique quant à l'existence d'E.T., lui demande [c'est là]: "d'où sort-elle, ta créature, d'Uranus peut-être?", puis répète, en insistant et en décomposant lourdement: "de your anus peut-être?" (1)
(1) Spielberg: "Et je m'aperçois (au montage) que je n'ai été qu'une sorte de crèche à mi-temps, temporaire... Comme j'ai dit à Kathleen Kennedy (co-productrice du film) : "Au début de l'été, je saurai à quoi m'en tenir: ou bien je serai devenu comme W.C. Fields, ou bien je serai en cloque..."
Ici, une parenthèse. On va trouver déplacé, sinon même dérisoire, de monter en épingle, comme s'il s'agissait du premier Duras ou Godard venu, les jeux de mots d'un cinéaste tenu généralement pour un visionnaire uniquement préoccupé d'images, d'effets spéciaux et de bombardements visuels, et qui passe pour rien moins qu'intellectuel. Ce serait je crois une erreur, pour cette raison que chez Spielberg, mais aussi quoique dans une moindre mesure chez Coppola, le choc des photos, pour reprendre une formule publicitaire, n'est pas seul à compter mais aussi le poids des mots. Par exemple, tous les critiques se sont trouvés d'accord pour dire que le globe terrestre sur lequel s'ouvrait One from the Heart autorisait à lire le titre du film, grâce à une permutation littérale simple, comme un "One from the Earth" désignant une dimension de création absolue d'un monde artificiel et une volonté de puissance cosmogonique du cinéaste. On pourrait même aller encore plus loin et, s'autorisant des multiples citations de Welles que le film contient (dont le "No trespassing" qui figure en enseigne lumineuse) suggérer un "One from the Hearst (du nom du magnat qui a servi de référence à Charles Foster Kane) puisque, comme dans le film évoqué, il s'agit encore de quelqu'un qui se lamente (ici l'épouse) de constater que ni son mari ni son éphémère amant, malgré tous leurs efforts, ne savent chanter. Mais revenons à Spielberg. Il semble par exemple désormais acquis pour tout le monde que les défauts de construction de Rencontres du troisième type sont imputables à l'importance grandissante et obsessionnelle que prend au cours du film le thème de la Montagne sacrée. A partir de là, le reproche lui a été fait d'avoir puérilement spéculé sur un jeu de mots (Spielberg = Montagne-Jouet) et de ne pas avoir su renoncer à une sorte de caprice n'intéressant que lui. J'aurais plutôt tendance à penser qu'il faut prendre très au sérieux cet entêtement et à ne pas négliger, en ce cas comme en bien d'autres, les rébus, jeux de mots, calembours, obsessions de noms et surtout de noms propres. Pas plus que ne le faisait Welles, justement. Car si la figure de Welles hante aujourd'hui des cinéastes comme Coppola et Spielberg, c'est certes pour son génie visuel, sa stature, son extravagance et sa dissidence par rapport à Hollywood, mais sans doute aussi pour son attention au verbe, et une puissance de nomination inséparable justement de l'invention de mondes que constitue son cinéma, à la fois brisé en mille morceaux et entièrement clos sur lui-même. Les Aventuriers de l'arche perdue s'achevait par une image citant explicitement Citizen Kane (l'arche enfermée dans une caisse elle-même perdue au milieu de centaines d'autres dans un hangar immense), E.T. s'ouvre comme le faisait le même film par une séquence d'images instables, labiles, mal identifiables, enchaînées les unes aux autres, évoquant certes la nuit enchanteresse de Fantasia, mais aussi le chaos élémentaire wellesien: voilà pour les images. Mais je suis persuadé que Spielberg renoncerait volontiers à quelques effets spéciaux (E.T. est d'ailleurs loin d'en abuser) et même à quelques spectateurs, pour pouvoir inventer des formules ou des mots appelés à rester, tels "My Name Is..." ou "Rosebud", dans les siècles des siècles. On peut tout de même prédire en attendant un assez bel avenir au suppliant "E. T. phone home" par lequel la créature manifeste qu'elle aimerait bien avoir des nouvelles de chez elle, et dont le sous-titrage et le doublage en français sont hélas obligés d'abandonner la suave euphonie.
Fermée cette parenthèse, je reviens au "your anus" qui semblait proposer un commencement de réponse intéressant à la question de savoir d'où sortait ce sacré cadeau d'E.T. Il ne s'agit pas de psychanalyser ou d'interpréter, par exemple d'entrer dans le débat qui a fait fureur en Amérique de savoir si E.T. est une métaphore du Tiers Monde, le Christ accueilli par les trois Rois Mages, le substitut du papa en goguette à Mexico, ou une simple hostie. Mais seulement d'enregistrer dans le film de Spielberg, et dans quelques autres du même type, un trouble visible concernant la question du conduit par où, vieille question, arrivent les enfants. Comme si, dans le chambardement actuel autour des problèmes de médium, de liaisons, de liens et de cordons, comme si, dans ce très actuel sac de nœuds, le canal convenu pour ce qui est de la procréation dite naturelle ne pouvait pas ne pas être à son tour suspecté.
Bien sûr, ce n'est pas d'aujourd'hui que le science-fiction mobilise en filigrane de ses récits des figures parentales ou la configuration familiale en crise, ni qu'elle aborde les problèmes de l'origine de la vie, de l'espèce humaine et de la création, de l'animé et du mort. Il lui appartient même en propre de ne parler que de cela. Mais ces questions très générales se voient selon les époques remodelées ou spécifiées de telle ou telle manière, l'accent est mis sur un aspect plutôt que sur un autre. Et de même qu'il n'est pas sans importance que depuis quelques années le renouveau extraordinaire de la science-fiction aux Etats-Unis soit allé de pair avec un regain d'activité des sectes et des religions, de même il faut noter tout ce qui s'est agité récemment autour des questions du clonage et du bouturage, des trous noirs, des bébés-éprouvettes et de la prolifération cellulaire cancéreuse, jusqu'à la surprise devant les couples gays californiens qui semblent obtenus au papier carbone (je signale en passant qu'Uranus est la planète dont ils se réclament). Comme si le fantasme grandissait de pouvoir court-circuiter la loi naturelle. Et ce qui est tout à fait frappant, c'est que des questions de même nature et posées presque dans les mêmes termes arrivent à propos de l'engendrement des images elles-mêmes, telles qu'elles vont nous tomber dessus, telles qu'elles sont déjà là: naturelles ou artificielles, créées à partir de rien ou marquées encore d'un point de réel, renvoyant à quelque chose de préexistant ou sorties tout armées de machines de plus en plus raffinées? (cf. Tron). Ecoutez dans Alien (qu'on peut revoir en ce moment) la si douce et implacable voix de "Mother", l'ordinateur de la Compagnie qui a froidement planifié le sacrifice de ses sept petits pour qu'on lui ramène, vivant surtout, un bout d'immonde substance, et Sigourney Weaver, exultante, splendide, la traiter de salope, d'ordure, et triomphant enfin dans un "je t'ai bien eue". Voyez dans Poltergeist cette mère qui en "revient" à peine — c'est à prendre à la lettre — et couverte de peu ragoûtantes gelées, de "là" où sa fille a bien pu partir ou plonger. Impossible de ne par voir que quelque chose a changé depuis disons A Space Odyssey sur la conception de la Conception. Fini les gloses sur la douceur utérine et le bercement amniotique des espaces intersidéraux. Ce serait maintenant plutôt de cloaque qu'il s'agit, et quant à la Conception, elle aurait tendance à être vue comme de plus en plus maculée.
Un jeux de mots pour finir: tout le monde remarquera que les seules initiales par lesquelles la créature du film est désignée, E.T., sont la première et la dernière lettre du prénom de l'enfant, Elliott, qui le recueille. E.T. est donc une contraction, un résumé, voire une "difformation" d'Elliott, cet enfant que Spielberg dit être lui-même. Il y a quelques années, un philosophe, J.-F. Lyotard, pour éclairer le mécanisme de condensation dans le rêve, avait donné le joyeux exemple suivant: soit une bannière, un drapeau, une affiche portant écrits en grandes lettres les mots "Révolution d'octobre". Supposons qu'un coup de vent entraîne un froissement et des plis tels qu'on ne parvienne plus à lire que "Rêve d'or". La condensation, c'est cela. D'une certaine façon, l'histoire du film de Spielberg ressemble à cet apologue: des fantaisies et des peurs d'enfant solitaire, bien des années après, sont ressaisies par le cinéaste qu'il est devenu, tordues, froissées, parcheminées, malaxées, illuminées de nuit bleue, elles donnent un rêve d'or, E.T., un beau film. (Jean Narboni, Cahiers du cinéma n°342, décembre 1982)
Un jeux de mots pour finir: tout le monde remarquera que les seules initiales par lesquelles la créature du film est désignée, E.T., sont la première et la dernière lettre du prénom de l'enfant, Elliott, qui le recueille. E.T. est donc une contraction, un résumé, voire une "difformation" d'Elliott, cet enfant que Spielberg dit être lui-même. Il y a quelques années, un philosophe, J.-F. Lyotard, pour éclairer le mécanisme de condensation dans le rêve, avait donné le joyeux exemple suivant: soit une bannière, un drapeau, une affiche portant écrits en grandes lettres les mots "Révolution d'octobre". Supposons qu'un coup de vent entraîne un froissement et des plis tels qu'on ne parvienne plus à lire que "Rêve d'or". La condensation, c'est cela. D'une certaine façon, l'histoire du film de Spielberg ressemble à cet apologue: des fantaisies et des peurs d'enfant solitaire, bien des années après, sont ressaisies par le cinéaste qu'il est devenu, tordues, froissées, parcheminées, malaxées, illuminées de nuit bleue, elles donnent un rêve d'or, E.T., un beau film. (Jean Narboni, Cahiers du cinéma n°342, décembre 1982)
Une aventure.
L'intérêt du texte de Narboni tient à plusieurs choses dont la principale est que l'auteur n'élude pas les défauts d'un film comme E.T., qui sont en fait ceux du cinéma de Spielberg en général, tels qu'ils se confirmeront par la suite, mais que, en dépit de tout ce qu'on peut reprocher à ce type de cinéma, le bon gros cinéma hollywoodien (Narboni l'évoque dans son préambule)... E.T. est un "beau film, intelligent, inventif, émouvant et cocasse"... ce qu'on pourra dire de nombreux autres films de Spielberg, jusqu'au tout dernier, The Fabelmans. En dépit de... c'est bien souvent ainsi que se résume l'appréciation de ces films, quand le plaisir — je laisse la jouissance à d'autres — que l'on prend à un Spielberg l'emporte sur ce qui peut agacer par ailleurs, et fait que le film est finalement plus intelligent que bébête, plus inventif que maladroit, plus émouvant que larmoyant, plus cocasse que lourdingue... et même si, je le répète, de ces défauts (présents en proportions variables selon les films) on est parfaitement conscient.
Si donc The Fabelmans n'échappe pas à certains travers qu'on dira spielbergiens, il faudrait être animé d'un anti-spielbergisme viscéral — sinon primaire — pour ne pas voir (ou vouloir voir) tout ce que le film a malgré tout de magnifique. Je lisais le texte de la revue belge Le Rayon vert (vert hein, pas bleu) dans lequel l'auteur s'en donne à cœur joie pour démolir le film, y trahissant, outre sa détestation de Spielberg (pour ce qu'il représente avant tout), une satisfaction évidente à "psychanalyser" le film, pour mieux critiquer la méthode, dans l'esprit de Deleuze et Guattari — une vraie jouissance là pour le coup —, d'autant que le cinéma de Spielberg s'y prête, à la psychanalyse, et que c'est un peu le danger d'être ainsi tenté — pour descendre (comme pour défendre) un film qui, véritable livre ouvert, s'offre si facilement à l'interprétation — d'en abuser. Reste qu'il est intéressant ce texte (dont je n'ai pas réussi à savoir qui est l'auteur), déjà parce que ça nous change du concert de louanges qui a accompagné la sortie de The Fabelmans, et ils ne sont pas nombreux les textes négatifs sur le film, mais surtout parce que ça permet de rebondir en prenant en compte les excès dont peuvent faire preuve certains détracteurs, qui sont aussi les plus radicaux (comme en témoigne ce passage où l'auteur égratigne les Cahiers pour être passés sans coup férir, au niveau couverture, des Straub à Spielberg, comme s'il fallait choisir, qu'on ne pouvait pas aimer les deux tant ils s'opposent).
Donc la psychanalyse, mais pas de celle, lourdement freudienne, utilisée par l'anti-Spielberg de service, grisé qu'il est à sauter sur tout ce que le cinéaste livre naïvement dans son film, en plus d'y trouver matière pour ridiculiser ladite psychanalyse (ce qu'elle mérite, soit dit en passant, lorsqu'on l'applique abusivement aux œuvres). Je partirai de E.T. et de cette fameuse réplique lancée à Elliott, le petit héros du film, par un garçon plus âgé que lui, au sujet de la créature: "Where's from? Uranus? Get it, Your Anus? Ce qui renvoie non seulement aux origines d'E.T. mais aussi à son aspect physique. Narboni qui en fait le point central de sa critique ne le dit pas expressément, peut-être n'a-t-il pas osé, mais il y a forcément pensé: si la question de l'origine anale d'E.T. se pose à travers cette réplique pour le moins scabreuse du garçon, c'est que l'aspect de la créature (quand bien même le garçon ne l'aurait jamais vu, car il représente d'une certaine façon les anti-Spielberg, ceux qui dénonçaient déjà chez le réalisateur, depuis Jaws et Close Encounters, à la fois sa roublardise et sa puérilité)... c'est que l'aspect d'E.T., disais-je, évoque à bien des égards un... étron. Les anti-Spielberg ont d'ailleurs repris ad nauseam le parallèle, pointant par là le côté éminemment "anal" de Spielberg... mais les pro-Spielberg ne s'en sont pas privés non plus tant l'image fait tilt pour peu qu'on envisage différemment l'analogie (si je puis dire). Car s'il y a chez Spielberg, et tout particulièrement dans E.T., une forme évidente d'infantilisme, celui-ci n'en est pas moins grandiose et transforme le film en bien autre chose que ce que l'on y voit de prime abord (un film pour enfants qui ravira les adultes), et qui passe par cet aspect franchement ignoble d'E.T., lequel pourtant finit par émouvoir. Il ne s'agit pas d'une supplique à la Gainsbourg, sur la beauté caché des laids, mais de ce qui est à l'œuvre véritablement dans la création d'un film...
De même que la lumière, partout chez Spielberg, sert autant à éclairer qu'à obturer, par l'éblouissement qu'elle produit, la vision de choses plus sombres, de même ici, on peut dire que la laideur absolue d'E.T. ne vise pas à provoquer le dégoût mais à le dépasser, et ainsi révéler ce qu'il en est du travail créateur. Tout ça est du domaine de l'inconscient bien sûr, mais c'est aussi par ce biais-là, il y en a d'autres, que le film se trouve fascinant. E.T. matérialise la part noire, fécale, qui préside à l'engendrement d'une œuvre. De façon incroyablement matiériste, et pas allégorique comme chez Carax avec son M. Merde, Spielberg donne à voir, glorieusement, et du coup tel un petit enfant brandissant fièrement son caca — là-dessus on est d'accord, mais il faut aller plus loin au lieu d'en rire avec dédain —, non pas le produit de sa création (comme le pensent les contempteurs de Spielberg, ce qui les conduit à faire de Carlo Rambaldi le véritable auteur du film, de la même manière qu'ils considéraient Douglas Trumbull comme le principal auteur de Close Encounters), mais la métaphore de ce qu'est l'acte même de créer, qui faisait dire à Didier Anzieu que dans cet acte opère "un fantasme très angoissant d'auto-engendrement par l'anus, qu'il faut aller chercher très loin en soi par consentement à une régression profonde avant de s'extirper avec lui".
Si l'enfant Elliott c'est Spielberg à 10 ans, E.T. c'est bien Spielberg à 35, créateur cinéaste qui ne fait qu'un avec ce qu'il crée, qui ne se contente pas de satisfaire narcissiquement ses désirs, mais renaît littéralement avec sa création, et ce par la seule voie possible, celle des tripes, la voie excrémentielle. J'entends déjà les cris d'orfraie des fans de Spielberg de même que les ricanements hautains de ses opposants. Pourtant, c'est exactement ça E.T: un étron merveilleux (ce qui a tout de l'oxymore, j'en conviens), mais qui évidemment ne s'affiche pas comme tel. Parce que le mot "étron" peut s'entendre aussi comme une condensation, dans la foulée de ce qu'écrit Narboni à la fin de son texte (les initiales E.T. qui condensent le mot Elliott): il s'agirait alors de lire "étron" comme la contraction du mot "électronique", ce qu'est E.T. sur le plan technologique, permettant d'inscrire l'extra-terrestre à un niveau supérieur, plus facilement repérable par le spectateur que l'image de l'étron et ce à quoi elle renvoie: l'analité de Spielberg, son côté obsessionnel (comme chez beaucoup d'artistes, de Hitchcock à Kubrick) et tout ce que cela suppose en termes d'angoisse.
Qu'en est-il quarante ans plus tard avec The Fabelmans? Il n'est plus question d'Uranus... de l'eau a coulé sous les ponts, parfois de l'eau de rose, mais aussi des eaux plus troubles (les années 2000-2005), on ne va pas répertorier la trentaine de films qui jalonnent les quarante années séparant E.T. de The Fabelmans. Spielberg a vieilli et si l'obsessionalité est toujours là, elle ne se limite plus à l'étron. L'analité demeure certes, mais sous forme de résidus — du caca de singe, des fientes de mouettes —, des résidus qui n'ont rien à voir avec le travail créateur mais aident plutôt Spielberg à régler quelques comptes, là avec l'amant de sa mère, là avec les cathos antisémites de la côte Ouest... C'est par d'autres voies que l'art s'exprime dans The Fabelmans. Exit la régression et le côté sale d'E.T., Spielberg travaille à même ses souvenirs et des émotions qu'ils produisent. D'aucuns y verront une forme d'aseptisation, là où il s'agit surtout de reflets lumineux, multidirectionnels, depuis la révélation initiale jusqu'à la "confirmation" de ce que peut le cinéma, autant d'éléments qui témoignent d'une véritable passion chez Spielberg, qui passe aujourd'hui par d'autres objets, plus attrayants il va sans dire que l'étron, au premier desquels on citera évidemment le regard. Car c'est de ça en définitive dont parle The Fabelmans. A travers non plus ce qui est en jeu, intérieurement, dans l'acte même de créer, mais sa traduction, objective pourrait-on dire, qui voit Spielberg découper, coller et monter toutes ces petites bandes de films: une histoire de l'œil, l'apprentissage d'un regard. Une aventure.