27/01/2024

The Fabelmans


  The Fabelmans de Steven Spielberg (2022).

Sur la photo, le jeune Sammy (Spielberg) semble coiffé d'une kippa lumineuse. Pure coïncidence ou faut-il y voir du sens?

The Fabelmans est un beau film miroir — "The Spiegelman" —, un super film aussi, qu'il soit en 8, en 16 ou en 35mm, c'est surtout un "film termite", comme aurait dit Manny Farber (même si bien sûr, comme toujours chez Spielberg, il y a aussi de "l'éléphant blanc"), via non seulement les oppositions attendues pour qui connaît son Spielberg sur le bout des doigts: art/famille, imagination/angoisse, lumière/obscurité... ou encore ce qui constitue le cœur du film: la scène où Mitzi (Michelle Williams), la maman pianiste qui souffre en silence d'avoir dû renoncer à sa carrière, découvre le petit film monté par Sammy/Steven, le fils, dans lequel se trouve dévoilé son secret (la relation amoureuse qui existe entre elle et l'ami Bennie), se situe après 1h15 de film, soit exactement au milieu...

Mais aussi ce double mouvement où se dessine:

— derrière l'itinéraire artistique du jeune Spielberg, qui constitue la ligne principale du récit, depuis le choc que fut pour lui, enfant, la vision de l'accident du train dans The Greatest Show on Earth de DeMille (faisant pour toujours du futur cinéma de Spielberg un art du saisissement) jusqu'à son embauche par CBS et sa (brève) rencontre avec John Ford (David Lynch impayable) et le conseil que ce dernier lui donne quant à la bonne place de l'horizon dans un plan: en haut ou en bas mais jamais au milieu (en fait une blague typiquement fordienne, comme l'est l'arrivée de Ford dans son bureau, le visage couvert de rouge à lèvres, et la vieille secrétaire qui se précipite derrière, les Kleenex à la main).

— une ligne plus complexe, pour ce qui est du rapport du cinéaste à son judaïsme, dont on sait qu'il a longtemps eu honte (jusqu'à prétendre avoir des origines allemandes), ligne marquée par trois temps forts qui correspondent aux différents lieux où vécurent Spielberg et sa famille, en fonction des promotions du père (Paul Dano), un génie de l'informatique, et selon un axe Est-Ouest:

1) la période RCA dans le New Jersey et la fête Hanouka, la fête des Lumières (forcément) au tout début, célébrée dans la foulée du "choc DeMille", c'est le judaïsme dans son vécu le plus intime (en famille).

2) la période General Electric dans l'Arizona, et le passage de l'oncle Boris qui jadis travailla comme dompteur dans un cirque (écho au DeMille), rappelant à Spielberg le "déchirement" qui existe entre les exigences artistiques et la vie familiale, avec cette idée (non exprimée dans le film, c'est une hypothèse) que le judaïsme pourrait aider à surmonter le conflit (même si ça n'a pas marché, loin de là, pour la mère).

3) la période IBM en Californie, où Spielberg découvre ouvertement l'antisémitisme, à travers les grands et beaux blonds du campus (qui le traitent de "Bagelman", l'homme-beignet) et la façon dont il y répond avec son film sur le ditch day où il glorifie le corps de celui qui l'a tabassé, une image qui fait craquer son "bourreau" car ne lui correspondant pas, façon pour l'ado Spielberg de prendre sa revanche (cela dit dans une relation seulement duelle, l'autre conservant son aura auprès de ses pairs et de sa copine), mais qui, reprise soixante ans plus tard, prend une tout autre dimension tant cette glorification évoque aussi le film de Riefenstahl, les Dieux du stade, qu'il y a là une forme d'ironie féroce, nous rappelant que sur la question de l'antisémitisme Spielberg, qui aujourd'hui assume totalement son judaïsme, ne saurait plus transiger, comme c'était le cas à 17 ans...

De sorte que si l'on reprend les lignes de force du film (comme des lignes de la main: succès, cœur, sagesse), on peut y déceler trois courbes, qui s'entrecroisent:

— une courbe disons demillienne, d'emblée à son maximum et qui se poursuit en plateau jusqu'à la fin, c'est l'amour du cinéma chez Spielberg, de 7 à 77 ans (du premier film vu au dernier réalisé, c'est l'aspect hergéen du cinéaste), qui fait de The Fabelmans une sorte de film-somme sur lequel tout a été dit ou presque...

— une courbe de Gauss, qui touche à la figure maternelle, avec sa partie ascendante, la mère omniprésente et fantasque, opposée en cela au rationalisme du père, et dont le côté "meshugge" (qui lui fait jouer du piano avec des ongles trop longs, cliquetant sur les touches comme si elle tapait à la machine, ou la fait danser la nuit dehors en chemise de nuit, éclairée par les phares d'une voiture, la lumière révélant impudiquement son corps) cache en fait un véritable malêtre (cause ou conséquence de sa carrière brisée de pianiste?), puis — après la découverte du secret par le fils, soit le pic de la courbe — la partie descendante, marquée par l'éloignement progressif de la mère.

— une courbe sigmoïde, en forme de S, qui concerne Spielberg et son judaïsme, qu'il vit donc longtemps comme un complexe, cette judéité qu'en dehors de la maison il préférait cacher, mais qu'il va lui falloir accepter, en réponse aux autres (l'antisémitisme dans une Californie sixties où les Juifs sont peu nombreux, comparée au New Jersey), ce qui passe d'abord par le compromis (le besoin malgré tout d'être accepté), avant de pouvoir enfin l'assumer, cette identité juive, et pleinement...

Soit, pour finir, une autre façon de considérer l'épisode fordien qui clôt The Fabelmans. L'horizon non plus comme ligne de fuite dans l'organisation de l'espace chez Ford, mais comme ce vers quoi tend/tendait le film de Spielberg. Selon que l'horizon est situé en haut, et c'est l'amour du cinéma et du spectacle chez Spielberg qu'il faut voir, le cinéma comme "plus grand spectacle du monde"; ou qu'il est situé en bas, et c'est alors la figure de la mère, essentielle dans l'itinéraire artistique de Spielberg, qui ressort. Quant au milieu, eh bien, c'est peut-être là que se pose la question du judaïsme chez Spielberg, au sens où, le film étant semble-t-il suffisamment explicite à ce niveau, insister rendrait, aux dires ironiques de Ford/Lynch, le discours "chiant comme la pluie"... "Bullshit!" en VO. Vraiment?
 

Lumière d'E.T.

E.T. de Steven Spielberg (1982).

Avant d'aller plus loin, relisons le texte de Jean Narboni sur E.T., paru à l'époque dans les Cahiers, qui va nous servir de point de départ pour une autre lecture de The Fabelmans.

Peut-on être et avoir E.T.?

"Where's from? Uranus? Get it, Your anus?"

L'adorable et parcheminé E.T., dont les initiales resteront à n'en pas douter dans la mémoire des années 80 comme l'envers absolu des malfaisantes "J.R." dallasiennes, s'apprête à fondre sur la France et l'Europe pour les fêtes de Noël avec un soutien logistique auprès duquel le "They are coming!" qui annonçait autrefois dans les salles de cinéma, semaine après semaine, l'invasion des Birds hitchcockiens, fait d'ores et déjà figure de roupie de sansonnet.
Il peut sembler paradoxal que l'arrivée en nos contrées d'un film entièrement voué à l'amour du prochain et même du lointain, et porteur d'un message universel de compassion, soit planifié par ses promoteurs en termes quasi-militaires de zones d'intervention médiatiques, de quadrillage territorial publicitaire, et de partage du monde en domaines d'influence audiovisuelle. Mais ce paradoxe est seulement apparent: nous savons depuis longtemps que les campagnes de pacification les mieux intentionnées font bon ménage avec le matraquage, et que de rudes techniques de contrôle et de manipulations sont indispensables à la promotion des idéaux grandioses.
Quand on sait, de plus, que la carrière de E.T., sorti cet été aux Etats-Unis, a été suivie par les professionnels et les spécialistes du box-office, mais aussi par une partie du public, avec l'attention fiévreuse de turfistes comblés ("le film vient de dépasser Gone with the Wind, il distance Jaws et talonne Star Wars de près"), et le succès foudroyant de diverses industries connexes d'articles ménagers, jouets, tee-shirts et autres objets frappés au sigle du film, on conçoit qu'il soit difficile à un critique de cinéma d'essayer de faire son métier sans se sentir obligé de passer par les défilés du langage publicitaire et de la sociologie des "Evénements", du merchandising en folie, ou de la dénonciation outragée des méfaits de "l'impérialisme-culturel-américain-sic".
J'imagine le lecteur déjà exaspéré par ce long préambule précautionneux (mais dont les détours ne font en fait que reproduire le savant mouvement d'approches, de feintes et d'atermoiements au terme duquel Spielberg, après vingt bonnes minutes de film, nous révélera la créature en son entier), et me sommant de répondre à l'unique question qui l'intéresse, lui, homme ordinaire du cinéma: "Alors, E.T., c'est comment?".
A quoi je répondrai sans hésiter qu'E.T. est un film intelligent, inventif, émouvant et cocasse, le meilleur à mon sens auquel Spielberg, à quelque poste de la machine cinématographique que ce soit, ait prêté son nom, très supérieur par exemple, pour ne pas trop remonter le temps, au faussement ludique Raiders of the Lost Ark et même à Poltergeist, dont la splendide idée de départ, exploitée par Tobe Hooper avec l'intelligence et la délicatesse d'une tronçonneuse, se voit gâchée minute après minute, à mesure que le film avance. J'irai même jusqu'à qualifier le film, dont le ressort biographique est explicitement revendiqué par Spielberg (enfant, il rêvait de la venue d'extra-terrestres pour échapper à la réalité d'une famille à quelques modifications près semblable à celle qu'il nous décrit), et bien que celui-ci revendique d'être resté émotionnellement bloqué à l'âge de seize ans, de film de maturité, si par maturité on entend non pas le moment où quelqu'un largue enfin son enfance, mais bien celui où, parvenu à l'âge adulte, il retrouve dans son activité, Nietzsche le disait, le même sérieux qu'il mettait autrefois à ses jeux et ses affabulations d'enfant.
E.T. se limiterait-il à nous gratifier du message d'amour qui fait partout défaillir ses fervents, et à nous présenter comme à la fois menaçant, balourd et dérisoire au regard de l'univers des enfants, une cohorte tintinnabulante de savants, militaires, techniciens de la NASA et autres scientifiques de haut vol, que le film dissonerait déjà agréablement dans le concert actuel, où le seul traitement réservé à ce qui vient d'ailleurs semble devoir être la désintégration au laser ou l'arrosage au lance-flammes. Cela certes nous changerait un peu, mais à permettre de ranger le film du côté du pacifiste Freaks plutôt que de Sergent York ou d'Alien (tous films plus beaux les uns que les autres), ne garantirait en rien pourtant une valeur autre qu'évangélique de l'œuvre en question.
Or, si le film parvient le plus souvent à échapper au sentimentalisme nunuche (s'il est même presque tout le temps émouvant, il ne l'évite guère dans la scène finale des adieux, aux effets inondants assurés), c'est parce que s'y faufile du début à la fin une veine cartooniste, grimaçante et spasmée, à la drôlerie parfois digne d'un Chuck Jones, sur les thèmes éminemment cinématographique de la méprise, du déguisement et des signes leurrants, et sur celui, pourtant archi-rebattu, de la communication.
Il y a quelque chose de très sympathique, même si cela peut devenir lassant à la longue, quand on discute avec un Américain: c'est que parlant avec vous, il ne se contente pas de "communiquer", mais tient à chaque instant à s'assurer que la communication se fait bien. Régulièrement et sur fond d'inquiétude, il lui faut, par un geste, une mimique ou une scansion verbale, dont l'obsédant "you know..." est une forme parmi d'autres, vérifier que le canal de l'échange n'est ni obturé ni rompu, que vous êtes toujours branchés, en un mot que le renvoi de balle n'est pas menacé d'interruption. Au fond, le vrai sujet d'E.T., c'est cela, et dès lors qu'on s'en aperçoit, il n'est plus provocant de dire que dans ce film au message gros comme ça, gros au point qu'il pourrait autorisé Spielberg à concourir pour le prix Nobel de la Paix, eh bien, dans ce film, le vrai message, c'est encore le médium.
J'ai parlé de renvoi de balle, c'est à la lettre qu'il faut le prendre. Après quelque vingt minutes de film, l'enfant Elliott, persuadé que quelque chose ou quelqu'un rôde autour de sa maison californienne, sera en butte au scepticisme de ses frère et sœur et à l'irritation d'une mère à cran, parce que surmenée et délaissée. Soupçonnant que la chose n'est pas loin, il se saisit d'une balle de base-ball et la lance vers une cabane à outils voisine. Après quelques délicieuses secondes savamment distillées par Spielberg, la balle revient vivement de la cabane vers lui. "Je relance, donc j'existe", vient de lui signifier E.T. L'effet est imparable.
Un peu plus loin, le moment où la petite sœur va se trouver nez à nez avec l'extra-terrestre donnera lieu à une scène d'effroi jubilant au montage efficacement heurté, qui démontre, mieux que n'aurait pu le faire un essai théorique, que la terreur qu'on éprouve d'un autre peut n'être parfois que l'effet des réactions à celle que vous-même lui inspirez. Et dans la même veine, la séquence d'anthologie à rebondissements multiples autour de l'école et de la dissection de grenouilles, de l'ébriété d'E.T., de la télévision et de l'Homme tranquille, développe une suite de variations plus fines les unes que les autres sur la transmission de pensée, la ciné-téléphilie et le désir mimétique, anticipant intelligemment sur le thème de la gémellité qui organise la séquence demi-finale de la maladie, de l'agonie et de la renaissance synchrones, puis dissociées, d'Elliott et d'E.T.
Bien entendu, des esprits chagrins n'ont pas manqué de dénoncer un pseudo-progressisme de Spielberg et de railler sa conception d'un "autre" ni vraiment étrange ni véritablement étranger, capable de saisir très vite les règles du base-ball, de boire de la bière, d'apprendre quelques mots d'américain et d'apprécier la TV, manifestant une gentillesse et une volonté d'acculturation digne d'un colonisé soumis. Mais c'est méconnaître la constante dimension d'humour du film qui implique que si Elliott n'est ni surpris ni terrifié à l'apparition de la créature parce qu'il baigne dans un univers de jeux électroniques, de talkies-walkies, de Muppets et de cartoons, réciproquement E.T., sur sa lointaine planète, pourrait bien être un habitué de channel 12 réservé au base-ball, et même un jour avoir vu Rencontres du troisième type ou Star Wars.
Deux scènes parmi les plus réussies du film illustrent d'ailleurs irrésistiblement ce jeu de références. La première, où E.T., sur le point d'être découvert par la mère, n'a d'autre ressource pour lui échapper que de se glisser parmi les jouets de la chambre d'enfants et de se rendre ainsi à la fois visible et irrepérable, comme l'était la lettre volée — c'est le cas ici de le dire — dans la nouvelle d'Edgar Poe. L'autre où, à l'occasion de Halloween, les enfants entreprennent pour promener un peu l'extra-terrestre de le déguiser en fantôme en le recouvrant d'un drap — abusant une nouvelle fois la mère décidément débordée qui le prend maintenant pour sa propre fille —, et où celui-ci, ravi de croiser masques et déguisements de carnaval dans les rues de la petite ville, tombe avec étonnement sur une créature qui n'est autre que le Yoda de l'Empire contre-attaque (la caméra nous fait à ce moment adopter le point de vue subjectif d'E.T. à travers les fentes oculaires du drap).
C'est ici le moment de saluer non pas seulement le tour de force technologique que constituent la conception, la fabrication et l'animation du "personnage" E.T., tour de force dont nous savons les spécialistes américains (ici Carlo Rambaldi) capables, et que protège comme il se doit un secret aussi rigoureux que tapageur, mais les possibilités proprement poétiques que recèle ce portrait-robot de tortue, de fœtus, de pingouin et d'Einstein. Car il faut à E.T., à mesure que le film avance, pouvoir passer tour à tour pour une créature venue d'ailleurs et d'espèce inconnue, puis pour une sorte de frère cadet et espiègle, voire un peu arriéré d'Elliott, puis pour son frère jumeau, enfin pour un sage millénaire transmettant sa leçon aux humains avant de s'en retourner chez lui.

L'odyssée de l'espèce.

Ce qui nous conduit directement à la question: au fond, qui est ce E.T., d'où sort-il, et quel type de sentiment tend-il à mettre en branle chez nous, spectateurs du film?
Spielberg a déclaré que la créature devait être d'une laideur telle que "seule sa propre mère pourrait l'aimer", et dans le même mouvement, qu'il s'adressait aux millions de gens qui allaient rire et pleurer à son film comme à autant d'enfants. Qu'est-ce donc que cette histoire d'enfants qui sont aussi des mamans? Si l'on veut bien se rappeler que les deux scènes précédemment évoquées de la chambre d'enfants et du carnaval, sous leur dehors innocent et drolatique, ironisaient cruellement sur "l'instinct" de l'unique mère présente dans le film, on voit que les choses sont peut-être plus sérieuses qu'il n'y paraît, et qu'une des questions que le film soulève est: un enfant peut-on à la fois l'être, et l'avoir? Question dont la clé pourrait bien se trouver dans un bout de dialogue apparemment anodin du film, lorsqu'un des petits copains d'Elliott, railleur parce que sceptique quant à l'existence d'E.T., lui demande [c'est ]: "d'où sort-elle, ta créature, d'Uranus peut-être?", puis répète, en insistant et en décomposant lourdement: "de your anus peut-être?" (1)

(1) Spielberg: "Et je m'aperçois (au montage) que je n'ai été qu'une sorte de crèche à mi-temps, temporaire... Comme j'ai dit à Kathleen Kennedy (co-productrice du film) : "Au début de l'été, je saurai à quoi m'en tenir: ou bien je serai devenu comme W.C. Fields, ou bien je serai en cloque..."

Ici, une parenthèse. On va trouver déplacé, sinon même dérisoire, de monter en épingle, comme s'il s'agissait du premier Duras ou Godard venu, les jeux de mots d'un cinéaste tenu généralement pour un visionnaire uniquement préoccupé d'images, d'effets spéciaux et de bombardements visuels, et qui passe pour rien moins qu'intellectuel. Ce serait je crois une erreur, pour cette raison que chez Spielberg, mais aussi quoique dans une moindre mesure chez Coppola, le choc des photos, pour reprendre une formule publicitaire, n'est pas seul à compter mais aussi le poids des mots. Par exemple, tous les critiques se sont trouvés d'accord pour dire que le globe terrestre sur lequel s'ouvrait One from the Heart autorisait à lire le titre du film, grâce à une permutation littérale simple, comme un "One from the Earth" désignant une dimension de création absolue d'un monde artificiel et une volonté de puissance cosmogonique du cinéaste. On pourrait même aller encore plus loin et, s'autorisant des multiples citations de Welles que le film contient (dont le "No trespassing" qui figure en enseigne lumineuse) suggérer un "One from the Hearst (du nom du magnat qui a servi de référence à Charles Foster Kane) puisque, comme dans le film évoqué, il s'agit encore de quelqu'un qui se lamente (ici l'épouse) de constater que ni son mari ni son éphémère amant, malgré tous leurs efforts, ne savent chanter. Mais revenons à Spielberg. Il semble par exemple désormais acquis pour tout le monde que les défauts de construction de Rencontres du troisième type sont imputables à l'importance grandissante et obsessionnelle que prend au cours du film le thème de la Montagne sacrée. A partir de là, le reproche lui a été fait d'avoir puérilement spéculé sur un jeu de mots (Spielberg = Montagne-Jouet) et de ne pas avoir su renoncer à une sorte de caprice n'intéressant que lui. J'aurais plutôt tendance à penser qu'il faut prendre très au sérieux cet entêtement et à ne pas négliger, en ce cas comme en bien d'autres, les rébus, jeux de mots, calembours, obsessions de noms et surtout de noms propres. Pas plus que ne le faisait Welles, justement. Car si la figure de Welles hante aujourd'hui des cinéastes comme Coppola et Spielberg, c'est certes pour son génie visuel, sa stature, son extravagance et sa dissidence par rapport à Hollywood, mais sans doute aussi pour son attention au verbe, et une puissance de nomination inséparable justement de l'invention de mondes que constitue son cinéma, à la fois brisé en mille morceaux et entièrement clos sur lui-même. Les Aventuriers de l'arche perdue s'achevait par une image citant explicitement Citizen Kane (l'arche enfermée dans une caisse elle-même perdue au milieu de centaines d'autres dans un hangar immense), E.T. s'ouvre comme le faisait le même film par une séquence d'images instables, labiles, mal identifiables, enchaînées les unes aux autres, évoquant certes la nuit enchanteresse de Fantasia, mais aussi le chaos élémentaire wellesien: voilà pour les images. Mais je suis persuadé que Spielberg renoncerait volontiers à quelques effets spéciaux (E.T. est d'ailleurs loin d'en abuser) et même à quelques spectateurs, pour pouvoir inventer des formules ou des mots appelés à rester, tels "My Name Is..." ou "Rosebud", dans les siècles des siècles. On peut tout de même prédire en attendant un assez bel avenir au suppliant "E. T. phone home" par lequel la créature manifeste qu'elle aimerait bien avoir des nouvelles de chez elle, et dont le sous-titrage et le doublage en français sont hélas obligés d'abandonner la suave euphonie.
Fermée cette parenthèse, je reviens au "your anus" qui semblait proposer un commencement de réponse intéressant à la question de savoir d'où sortait ce sacré cadeau d'E.T. Il ne s'agit pas de psychanalyser ou d'interpréter, par exemple d'entrer dans le débat qui a fait fureur en Amérique de savoir si E.T. est une métaphore du Tiers Monde, le Christ accueilli par les trois Rois Mages, le substitut du papa en goguette à Mexico, ou une simple hostie. Mais seulement d'enregistrer dans le film de Spielberg, et dans quelques autres du même type, un trouble visible concernant la question du conduit par où, vieille question, arrivent les enfants. Comme si, dans le chambardement actuel autour des problèmes de médium, de liaisons, de liens et de cordons, comme si, dans ce très actuel sac de nœuds, le canal convenu pour ce qui est de la procréation dite naturelle ne pouvait pas ne pas être à son tour suspecté.
Bien sûr, ce n'est pas d'aujourd'hui que le science-fiction mobilise en filigrane de ses récits des figures parentales ou la configuration familiale en crise, ni qu'elle aborde les problèmes de l'origine de la vie, de l'espèce humaine et de la création, de l'animé et du mort. Il lui appartient même en propre de ne parler que de cela. Mais ces questions très générales se voient selon les époques remodelées ou spécifiées de telle ou telle manière, l'accent est mis sur un aspect plutôt que sur un autre. Et de même qu'il n'est pas sans importance que depuis quelques années le renouveau extraordinaire de la science-fiction aux Etats-Unis soit allé de pair avec un regain d'activité des sectes et des religions, de même il faut noter tout ce qui s'est agité récemment autour des questions du clonage et du bouturage, des trous noirs, des bébés-éprouvettes et de la prolifération cellulaire cancéreuse, jusqu'à la surprise devant les couples gays californiens qui semblent obtenus au papier carbone (je signale en passant qu'Uranus est la planète dont ils se réclament). Comme si le fantasme grandissait de pouvoir court-circuiter la loi naturelle. Et ce qui est tout à fait frappant, c'est que des questions de même nature et posées presque dans les mêmes termes arrivent à propos de l'engendrement des images elles-mêmes, telles qu'elles vont nous tomber dessus, telles qu'elles sont déjà là: naturelles ou artificielles, créées à partir de rien ou marquées encore d'un point de réel, renvoyant à quelque chose de préexistant ou sorties tout armées de machines de plus en plus raffinées? (cf. Tron). Ecoutez dans Alien (qu'on peut revoir en ce moment) la si douce et implacable voix de "Mother", l'ordinateur de la Compagnie qui a froidement planifié le sacrifice de ses sept petits pour qu'on lui ramène, vivant surtout, un bout d'immonde substance, et Sigourney Weaver, exultante, splendide, la traiter de salope, d'ordure, et triomphant enfin dans un "je t'ai bien eue". Voyez dans Poltergeist cette mère qui en "revient" à peine — c'est à prendre à la lettre — et couverte de peu ragoûtantes gelées, de "là" où sa fille a bien pu partir ou plonger. Impossible de ne par voir que quelque chose a changé depuis disons A Space Odyssey sur la conception de la Conception. Fini les gloses sur la douceur utérine et le bercement amniotique des espaces intersidéraux. Ce serait maintenant plutôt de cloaque qu'il s'agit, et quant à la Conception, elle aurait tendance à être vue comme de plus en plus maculée.
Un jeux de mots pour finir: tout le monde remarquera que les seules initiales par lesquelles la créature du film est désignée, E.T., sont la première et la dernière lettre du prénom de l'enfant, Elliott, qui le recueille. E.T. est donc une contraction, un résumé, voire une "difformation" d'Elliott, cet enfant que Spielberg dit être lui-même. Il y a quelques années, un philosophe, J.-F. Lyotard, pour éclairer le mécanisme de condensation dans le rêve, avait donné le joyeux exemple suivant: soit une bannière, un drapeau, une affiche portant écrits en grandes lettres les mots "Révolution d'octobre". Supposons qu'un coup de vent entraîne un froissement et des plis tels qu'on ne parvienne plus à lire que "Rêve d'or". La condensation, c'est cela. D'une certaine façon, l'histoire du film de Spielberg ressemble à cet apologue: des fantaisies et des peurs d'enfant solitaire, bien des années après, sont ressaisies par le cinéaste qu'il est devenu, tordues, froissées, parcheminées, malaxées, illuminées de nuit bleue, elles donnent un rêve d'or, E.T., un beau film. (Jean Narboni, Cahiers du cinéma n°342, décembre 1982)


  The Fabelmans: l'enfant aux yeux bleus.

Une aventure.

L'intérêt du texte de Narboni tient à plusieurs choses dont la principale est que l'auteur n'élude pas les défauts d'un film comme E.T., qui sont en fait ceux du cinéma de Spielberg en général, tels qu'ils se confirmeront par la suite, mais que, en dépit de tout ce qu'on peut reprocher à ce type de cinéma, le bon gros cinéma hollywoodien (Narboni l'évoque dans son préambule)... E.T. est un "beau film, intelligent, inventif, émouvant et cocasse"... ce qu'on pourra dire de nombreux autres films de Spielberg, jusqu'au tout dernier, The Fabelmans. En dépit de... c'est bien souvent ainsi que se résume l'appréciation de ces films, quand le plaisir — je laisse la jouissance à d'autres — que l'on prend à un Spielberg l'emporte sur ce qui peut agacer par ailleurs, et fait que le film est finalement plus intelligent que bébête, plus inventif que maladroit, plus émouvant que larmoyant, plus cocasse que lourdingue... et même si, je le répète, de ces défauts (présents en proportions variables selon les films) on est parfaitement conscient.
Si donc The Fabelmans n'échappe pas à certains travers qu'on dira spielbergiens, il faudrait être animé d'un anti-spielbergisme viscéral — sinon primaire — pour ne pas voir (ou vouloir voir) tout ce que le film a malgré tout de magnifique. Je lisais le texte de la revue belge Le Rayon vert (vert hein, pas bleu) dans lequel l'auteur s'en donne à cœur joie pour démolir le film, y trahissant, outre sa détestation de Spielberg (pour ce qu'il représente avant tout), une satisfaction évidente à "psychanalyser" le film, pour mieux critiquer la méthode, dans l'esprit de Deleuze et Guattari — une vraie jouissance là pour le coup —, d'autant que le cinéma de Spielberg s'y prête, à la psychanalyse, et que c'est un peu le danger d'être ainsi tenté — pour descendre (comme pour défendre) un film qui, véritable livre ouvert, s'offre si facilement à l'interprétation — d'en abuser. Reste qu'il est intéressant ce texte (dont je n'ai pas réussi à savoir qui est l'auteur), déjà parce que ça nous change du concert de louanges qui a accompagné la sortie de The Fabelmans, et ils ne sont pas nombreux les textes négatifs sur le film, mais surtout parce que ça permet de rebondir en prenant en compte les excès dont peuvent faire preuve certains détracteurs, qui sont aussi les plus radicaux (comme en témoigne ce passage où l'auteur égratigne les Cahiers pour être passés sans coup férir, au niveau couverture, des Straub à Spielberg, comme s'il fallait choisir, qu'on ne pouvait pas aimer les deux tant ils s'opposent).
Donc la psychanalyse, mais pas de celle, lourdement freudienne, utilisée par l'anti-Spielberg de service, grisé qu'il est à sauter sur tout ce que le cinéaste livre naïvement dans son film, en plus d'y trouver matière pour ridiculiser ladite psychanalyse (ce qu'elle mérite, soit dit en passant, lorsqu'on l'applique abusivement aux œuvres). Je partirai de E.T. et de cette fameuse réplique lancée à Elliott, le petit héros du film, par un garçon plus âgé que lui, au sujet de la créature: "Where's from? Uranus? Get it, Your Anus? Ce qui renvoie non seulement aux origines d'E.T. mais aussi à son aspect physique. Narboni qui en fait le point central de sa critique ne le dit pas expressément, peut-être n'a-t-il pas osé, mais il y a forcément pensé: si la question de l'origine anale d'E.T. se pose à travers cette réplique pour le moins scabreuse du garçon, c'est que l'aspect de la créature (quand bien même le garçon ne l'aurait jamais vu, car il représente d'une certaine façon les anti-Spielberg, ceux qui dénonçaient déjà chez le réalisateur, depuis Jaws et Close Encounters, à la fois sa roublardise et sa puérilité)... c'est que l'aspect d'E.T., disais-je, évoque à bien des égards un... étron. Les anti-Spielberg ont d'ailleurs repris ad nauseam le parallèle, pointant par là le côté éminemment "anal" de Spielberg... mais les pro-Spielberg ne s'en sont pas privés non plus tant l'image fait tilt pour peu qu'on envisage différemment l'analogie (si je puis dire). Car s'il y a chez Spielberg, et tout particulièrement dans E.T., une forme évidente d'infantilisme, celui-ci n'en est pas moins grandiose et transforme le film en bien autre chose que ce que l'on y voit de prime abord (un film pour enfants qui ravira les adultes), et qui passe par cet aspect franchement ignoble d'E.T., lequel pourtant finit par émouvoir. Il ne s'agit pas d'une supplique à la Gainsbourg, sur la beauté caché des laids, mais de ce qui est à l'œuvre véritablement dans la création d'un film...
De même que la lumière, partout chez Spielberg, sert autant à éclairer qu'à obturer, par l'éblouissement qu'elle produit, la vision de choses plus sombres, de même ici, on peut dire que la laideur absolue d'E.T. ne vise pas à provoquer le dégoût mais à le dépasser, et ainsi révéler ce qu'il en est du travail créateur. Tout ça est du domaine de l'inconscient bien sûr, mais c'est aussi par ce biais-là, il y en a d'autres, que le film se trouve fascinant. E.T. matérialise la part noire, fécale, qui préside à l'engendrement d'une œuvre. De façon incroyablement matiériste, et pas allégorique comme chez Carax avec son M. Merde, Spielberg donne à voir, glorieusement, et du coup tel un petit enfant brandissant fièrement son caca — là-dessus on est d'accord, mais il faut aller plus loin au lieu d'en rire avec dédain —, non pas le produit de sa création (comme le pensent les contempteurs de Spielberg, ce qui les conduit à faire de Carlo Rambaldi le véritable auteur du film, de la même manière qu'ils considéraient Douglas Trumbull comme le principal auteur de Close Encounters), mais la métaphore de ce qu'est l'acte même de créer, qui faisait dire à Didier Anzieu que dans cet acte opère "un fantasme très angoissant d'auto-engendrement par l'anus, qu'il faut aller chercher très loin en soi par consentement à une régression profonde avant de s'extirper avec lui".
Si l'enfant Elliott c'est Spielberg à 10 ans, E.T. c'est bien Spielberg à 35, créateur cinéaste qui ne fait qu'un avec ce qu'il crée, qui ne se contente pas de satisfaire narcissiquement ses désirs, mais renaît littéralement avec sa création, et ce par la seule voie possible, celle des tripes, la voie excrémentielle. J'entends déjà les cris d'orfraie des fans de Spielberg de même que les ricanements hautains de ses opposants. Pourtant, c'est exactement ça E.T: un étron merveilleux (ce qui a tout de l'oxymore, j'en conviens), mais qui évidemment ne s'affiche pas comme tel. Parce que le mot "étron" peut s'entendre aussi comme une condensation, dans la foulée de ce qu'écrit Narboni à la fin de son texte (les initiales E.T. qui condensent le mot Elliott): il s'agirait alors de lire "étron" comme la contraction du mot "électronique", ce qu'est E.T. sur le plan technologique, permettant d'inscrire l'extra-terrestre à un niveau supérieur, plus facilement repérable par le spectateur que l'image de l'étron et ce à quoi elle renvoie: l'analité de Spielberg, son côté obsessionnel (comme chez beaucoup d'artistes, de Hitchcock à Kubrick) et tout ce que cela suppose en termes d'angoisse.
Qu'en est-il quarante ans plus tard avec The Fabelmans? Il n'est plus question d'Uranus... de l'eau a coulé sous les ponts, parfois de l'eau de rose, mais aussi des eaux plus troubles (les années 2000-2005), on ne va pas répertorier la trentaine de films qui jalonnent les quarante années séparant E.T. de The Fabelmans. Spielberg a vieilli et si l'obsessionalité est toujours là, elle ne se limite plus à l'étron. L'analité demeure certes, mais sous forme de résidus — du caca de singe, des fientes de mouettes —, des résidus qui n'ont rien à voir avec le travail créateur mais aident plutôt Spielberg à régler quelques comptes, là avec l'amant de sa mère, là avec les cathos antisémites de la côte Ouest... C'est par d'autres voies que l'art s'exprime dans The Fabelmans. Exit la régression et le côté sale d'E.T., Spielberg travaille à même ses souvenirs et des émotions qu'ils produisent. D'aucuns y verront une forme d'aseptisation, là où il s'agit surtout de reflets lumineux, multidirectionnels, depuis la révélation initiale jusqu'à la "confirmation" de ce que peut le cinéma, autant d'éléments qui témoignent d'une véritable passion chez Spielberg, qui passe aujourd'hui par d'autres objets, plus attrayants il va sans dire que l'étron, au premier desquels on citera évidemment le regard. Car c'est de ça en définitive dont parle The Fabelmans. A travers non plus ce qui est en jeu, intérieurement, dans l'acte même de créer, mais sa traduction, objective pourrait-on dire, qui voit Spielberg découper, coller et monter toutes ces petites bandes de films: une histoire de l'œil, l'apprentissage d'un regard. Une aventure.

20/01/2024

A vrai dire


  L'Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt)
  de Fritz Lang (1956).

  L'épure et l'impure.

La question de l'épure dans une œuvre, en particulier quand elle touche à la dernière période d'un cinéaste, ne date pas d'hier. Elle a surtout pris forme dans les années 50, avec la politique des auteurs. Et le plus bel exemple, c'est l'Invraisemblable Vérité, le dernier film américain de Fritz Lang, réalisé en 1956, qui nous l'offre.

A sa sortie, le film fut, à quelques exceptions près, mal accueilli par la critique. Ainsi André Bazin qui, dans Radio-Ciné-Télévision (l'ancêtre de Télérama), écrivait:

(...) Sans doute la série B est-elle souvent à Hollywood le refuge de la liberté parce que les réalisateurs n'y disposent que d'un petit budget, sont moins surveillés par le producteur. Aussi est-il justifié a priori de rechercher néanmoins dans ces films "mineurs" quelque chose du génie de Lang, fût-ce dans les marges et sous des formes paradoxales. Je ne nierai donc pas que le scénario de l'Invraisemblable Vérité ait été traité par Fritz Lang très différemment de ce qu'il eût été par Rudy Maté, par exemple; malheureusement cela ne me fera pas conclure que son film en possède des qualités supplémentaires. Tout me paraît au contraire se passer comme si Fritz Lang en était arrivé à un tel degré de mépris pour son scénario qu'il ne pouvait plus sauvegarder sa dignité qu'en opérant autour de cette histoire le vide barométrique de la mise en scène.
Libre sans doute aux partisans de la politique des auteurs d'admirer cette sécheresse d'épure et d'y voir le comble du dépouillement. Je pense qu'ils confondent seulement l'intelligence de l'auteur, que je ne discute pas, avec la valeur intrinsèque de l'œuvre qui approche ici, que ce soit ou non par la volonté de Lang, du zéro absolu (...).

"Mépris pour le scénario", "vide barométrique de la mise en scène", "valeur intrinsèque de l'œuvre proche du zéro absolu"... la sentence est terrible et plutôt surprenante de la part de Bazin. Cette sévérité — marque d'une véritable détestation du film — semble guidée par une forme de rejet qui dépasse le simple point de vue, alors dominant, de l'époque quant à la supériorité du Lang allemand sur le Lang américain, surtout celui de l'après-guerre, renvoyant ici à quelque chose de plus spécifique et manifestement insupportable pour Bazin, à savoir: non pas cette forme d'équivalence que semble établir Lang dans son film entre innocence et culpabilité, mais la manière hautaine et froide avec laquelle il traite son sujet, et pas n'importe lequel: la peine de mort (sentiment de rejet auquel s'ajoute peut-être celui d'avoir été floué, en tant que spectateur, par le réalisateur), et à laquelle répondra Rivette — à moins que ce ne soit l'inverse, Bazin répondant à Rivette — dans son texte célèbre ("La main"), paru dans les Cahiers du cinéma:

Le premier point qui frappe, après quelques minutes de projection, le spectateur non prévenu, c'est l'aspect d'épure, ou plutôt d'exposé, que prend aussitôt le déroulement des images: comme si ce à quoi nous assistions était moins la mise en scène d'un scénario que la simple lecture de ce scénario, qui nous serait livré tel quel, sans ornement. Sans non plus le moindre commentaire personnel de la part du récitant. On serait alors tenté de parler de mise en scène purement objective, si une telle mise en scène était possible; il est donc plus prudent de croire à quelque ruse, et d'attendre la suite.
Le second point paraît confirmer d'abord cette impression: c'est l'abondance des refus qui soutiennent la conception même du film, et peut-être la constituent. Refus, flagrant, de la vraisemblance, aussi bien celle de l'affabulation que cette autre vraisemblance, toute factice, de mise en situation, de préparation, de climat, qui permet couramment aux scénaristes du monde entier de faire passer sans difficulté des péripéties dix fois plus gratuites que celles-ci. (...) Nous sommes plongés dans un univers de la nécessité, d'autant plus sensible qu'elle fait bon ménage avec l'arbitraire des postulats; Lang, ceci est bien connu, cherche toujours la vérité au-delà du vraisemblable, et la cherche ici d'entrée dans l'invraisemblable. Autre refus, qui va de pair avec le précédent: celui du pittoresque (...) Tous ces refus s'accompagnant d'ailleurs d'une sorte de morgue, où certains voudraient voir le mépris du cinéaste pour sa besogne, mais pourquoi pas plutôt pour ce genre de spectateurs?
Puis, le film poursuivant son cours, ces premières impressions trouvent leur justification. Le ton de l'exposé était en effet le ton juste, puisqu'il s'agit bien d'un problème, qui nous est soumis avec tous ses éléments, et même un double problème: le premier relève du scénario, il est fort clair, inutile d'y insister pour le moment; l'autre, plus secret, pourrait vraisemblablement se formuler ainsi: étant donner certaines conditions de température et de pression (qui sont ici de l'ordre transcendantal de l'expérience), que peut-il subsister d'humain dans une telle atmosphère? Ou, plus modestement, quelle part de vie, même inhumaine, dans un univers quasi abstrait, mais qui est cependant de l'ordre des univers possibles? Bref, un problème de science-fiction. (...)

Ce qui apparaît ainsi, dans un premier temps, c'est que l'épure n'a pas vocation à satisfaire les attentes/désirs du spectateur, ni à lui ménager quelques surprises. Son degré de réussite dépend moins de sa réception que de la façon dont elle est exécutée, conformément à ce qu'en exige l'auteur. Parce que les exigences d'un auteur, au moment où il crée son film, n'ont rien à voir avec ce qu'il pense du film une fois celui-ci terminé. Quand Fritz Lang déclare, après coup (c'est dans le livre d'Alfred Eibel publié en 1964), que dans l'Invraisemblable Vérité il a voulu faire avec la chaise électrique ce qui avait été fait deux ans plus tard par Robert Wise avec la chambre à gaz (Je veux vivre!), ça ne traduit nullement ses exigences. Celles-ci se situent à un autre niveau, plus profond, dont il n'est d'ailleurs pas toujours facile pour l'auteur de rendre compte, à la différence d'une "note d'intention" ou toute autre considération sur le scénario. Pour autant, lorsque Lang ajoute qu'il s'agissait au départ d'un film contre la peine de mort mais que, à cause des nombreuses coupures, cette tendance a disparu — ce que les détracteurs du film auront vite fait de récupérer pour justifier leur hostilité —, il recourt cette fois à un double langage: 1) celui, directement accessible, et dont se contentera le plus grand nombre, qui ressemble à du dépit par rapport à ce que le film devait raconter — sauf que de ces coupures, Lang en est pour l'essentiel responsable; 2) celui, non accessible au spectateur qui ne sait rien de la genèse du film, révélant que l'Invraisemblable Vérité est bien, au départ, un réquisitoire contre la peine de mort, mais qu'après, on passe à autre chose, tout en gardant le même ton, qui explique les coupures et donne au film cette forme si particulière, unique en son genre (hors norme, d'où le rejet), en accord avec non plus le scénario original mais ce qu'on pourrait appeler la logique du film, qui correspond à une autre vérité, tout aussi invraisemblable, mais qui, elle, est censée restée secrète.
D'où il ressort que ce ne sont pas les coupures proprement dites qui ont réduit le film à l'état d'épure, même si ça renforce son côté asséché, alors qu'à l'inverse, l'exploitation du film en format large (2:00), contre la volonté de Fritz Lang qui l'avait tourné au format 4/3, lui confère un aspect moins saillant (Serge Bozon parle à propos du format carré du film de "sécheresse anguleuse"). C'est que dans ce film l'épure précède la coupure. C'est parce que Lang a pensé son film comme une épure (on verra pourquoi) qu'il a procédé à tant de coupures, soit pendant le tournage, soit lors du montage. Et pas des coupures "à la Ford", qui déchirait des pages entières du script parce qu'elles gênaient le bon déroulement de l'histoire, mais des coupures méthodiques, concernant tout ce que le scénario avait de trop humain. Il faut lire à ce sujet le livre de Bernard Eisenschitz, Fritz Lang au travail, dans lequel l'auteur recense la plupart des scènes coupées, en rapport avec le point de vue de Dana Andrews (Garrett) sur la peine de mort et la question des "preuves indirectes", sa vie notamment sentimentale (la scène d'amour avec Joan Fontaine est réduite à sa plus simple expression)... et plus généralement ce qui dans le scénario relevait du psychologique, était source d'émotions chez les personnages (ne restera à ce niveau que la scène finale entre Joan Fontaine et l'assistant du procureur, une fois la culpabilité de Dana Andrews révélée). Expliquant que l'aspect "réquisitoire" du film se trouve non pas effacé, comme le déplore malicieusement Fritz Lang, mais placé en exergue au début du film, avec la scène de l'exécution (Friedlob, le producteur, bien qu'il ait initialement encouragé Lang à la tourner, le lui a par la suite violemment reproché, traitant le cinéaste de "salaud qui se croit encore à la UFA"), après quoi, Lang pourra faire son film, taillant à volonté dans le scénario, pour lui donner cet aspect ingrat, volontiers déplaisant...

C'est alors qu'intervient le coup de théâtre: cinq minutes avant le dénouement, les données du problème sont brusquement inversées, au grand scandale des esprits cartésiens, qui n'admettent guère la technique du renversement dialectique. Or, si les solutions semblent également modifiées, ce n'est que simples apparences: les rapports restant les mêmes, et toutes les conditions étant alors remplies, la poésie fait son entrée. Ce qu'il fallait démontrer.
Le mot de poésie surprend ici: ce n'est sans doute pas celui que l'on attendait. Je le laisse cependant provisoirement, n'en connaissant pas d'autre qui exprime mieux cette brusque fusion en une seule vibration de tous les éléments jusqu'àlors tenus séparés par la volonté abstraite et discursive; passons donc aux conséquences les plus immédiates.
Il en est une à quoi j'ai déjà fait allusion: les réactions du public. Un tel film est évidemment l'antithèse absolue de l'idée de "la bonne soirée"; et par comparaison, le Condamné à mort et le Faux Coupable sont des divertissements de samedi soir. On y respire, si j'ose dire, l'air des sommets, mais en y risquant l'asphyxie; il ne fallait pas moins attendre de l'ultime dépassement d'un des esprits les plus intransigeants de ce temps, et dont les derniers films nous avaient déjà préparés à ce coup d'Etat du savoir absolu.
Une autre objection me tient plus à cœur: ce film serait purement négatif, et tellement efficace dans ses aspects destructeurs qu'il en arriverait au bout du compte à se détruire lui-même. Ceci n'est pas sans vraisemblance; je parlais tout à l'heure de refus; j'étais timide. C'est bien destruction en effet qu'il faut dire; destruction de la scène; aucune n'étant traitée pour elle-même, ne subsiste qu'un enchaînement de purs moments, dont n'est retenu que l'aspect médiateur: tout ce qui pourrait les déterminer ou les actualiser plus concrètement n'est ni abstrait, ni supprimé — Lang n'est pas Bresson — mais dévalorisé et réduit à la condition de pur repère spatio-temporel, dépourvu d'incarnation. Destruction même du personnage: chacun n'est vraiment plus ici que ce qu'il dit, que ce qu'il fait: qui sont Dana Andrews, Joan Fontaine, son père? Ces questions n'ont plus aucun sens; car les personnages ont perdu toute valeur individuelle, ne sont plus que des concepts humains. Mais, par conséquence, d'autant plus humains qu'ils sont moins individuels. Nous rencontrons donc ici une première réponse: que reste-t-il d'humain? Il n'y a plus que pur humain (...). Qui ne sort pas (...) bouleversé de ce film (...) ignore tout, non seulement du cinéma, mais aussi de l'homme.
Etrange destructeur, qui nous conduit déjà à une telle conclusion, et oblige à reprendre à l'envers l'objection: si le film est négatif, ce ne peut-être qu'à la façon du pur négatif, dont on sait qu'il est aussi la définition hégélienne de l'intelligence.
Il est difficile de préciser en une formule la personnalité de Fritz Lang (...) Je propose ceci: Lang est le cinéaste du concept, ce qui indique qu'on ne saurait parler à son propos sans méprise d'abstraction, ni de stylisation, mais de nécessité (nécessité qui doit pouvoir se contredire soi-même sans perdre sa réalité): encore ne s'agit-il pas d'une nécessité extérieure, qui serait par exemple celle du cinéaste, mais de celle qui naît du mouvement propre du concept. Au spectateur de prendre sur lui, non plus seulement les pensées des personnages, leurs "mobiles", mais ce mouvement même de l'Intérieur, à partir des seules apparences du phénomène; à lui de savoir transformer ses moments contradictoires en concept. Qu'est-ce donc enfin ce film? Fable, parabole, équation, schémas? Rien de cela, mais la simple description d'une expérience.
Je m'aperçois que je n'ai pas parlé encore du sujet de celle-ci; il n'est pas non plus sans intérêt. Il ne s'agit d'abord que d'une nouvelle variante du réquisitoire habituel contre la peine de mort, d'ailleurs assez subtile: une série d'apparences accablantes risque d'envoyer à la chaise électrique un innocent; mieux: celui-ci fut-il enfin prouvé vraiment coupable, ce ne serait que par son propre aveu, au moment même où son innocence était effectivement reconnue: d'où vanité de la justice humaine, ne jugez pas, ainsi de suite... Mais ceci semble vite un peu facile; le dénouement ne se laisse pas si aisément réduire, et conduit aussitôt à un deuxième mouvement: il ne saurait y avoir de "faux coupable"; tous les hommes sont coupables, a priori celui que l'on vient de gracier par erreur ne peut s'empêcher de se condamner immédiatement de lui-même. Nous entrons du même mouvement dans un monde impitoyable, où tout refuse la grâce, où le péché et la peine sont irrémédiablement liés, et où la seule attitude du créateur ne peut être que celle du mépris absolu. Mais une telle attitude est difficile à soutenir; alors que la générosité s'expose à la perte inévitable de ses illusions, à la rancœur et l'amertume, le mépris ne peut que rencontrer des bonnes surprises, et s'apercevoir enfin, non que l'homme n'est point méprisable (il le demeure), mais qu'il ne l'est peut-être pas autant qu'on le pouvait supposer.
Tout ceci nous oblige donc à dépasser également ce deuxième stade, et tenter d'atteindre enfin, au-delà, celui de la vérité. Mais de quel ordre celle-ci pourrait-elle être?
J'entrevois une solution: c'est qu'il est peut-être vain de vouloir opposer ce dernier film de Fritz Lang à d'autres plus anciens, tels You Only Live Once; qu'y voyons-nous en effet de part et d'autre? Ici, l'innocence avec toutes les apparences de la culpabilité; là, la culpabilité avec toutes celles de l'innocence. Qui ne voit qu'il s'agit de la même chose? Ou du moins, de la même question? Au-delà des apparences, que sont la culpabilité et l'innocence? Est-on même jamais innocent ou coupable? S'il y a, dans l'absolu, une réponse, elle ne peut-être sans doute que négative; à chacun donc, pour soi-même, de se créer sa vérité, si invraisemblable soit-elle. A la dernière image, le héros se conçoit enfin lui-même innocent ou coupable. A tort ou à raison, qu'importe pour lui?
On connaît les dernières phrases des Voix du silence: "L'humanisme, ce n'est pas dire: ce que j'ai fait, etc. (1)". Saluons donc, à l'avant-dernier plan, cette main à peine ridée, posée inéluctablement près de la grâce, et que ne fait pas même trembler cette forme la plus secrète de la force et de l'honneur d'être homme.

(1) "L'humanisme, ce n'est pas dire: 'Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait', c'est dire: 'Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête'. (André Malraux, Les Voix du silence, 1951).

On le voit, le texte de Rivette est tout entier placé sous le signe de la négativité, la négativité dialectique, dans sa conception hégélienne (Hegel, le maître à penser des Cahiers à cette époque, comme le rappelait Rohmer dans le documentaire de Labarthe, auquel succédera, en toute logique, Lacan dans les années 70). C'est certainement à ce type d'interprétation, hautement intellectuelle, que se référait Bazin, ce qui fait des deux textes une sorte de dialogue entre les deux critiques. Luc Moullet, qui comme quelques uns des Cahiers (Bitsch, Domarchi, Godard...) défendait le film, répondra à son tour à Bazin, dans son livre sur Fritz Lang, publié en 1970, à travers la question non plus du mépris mais du "vide", y cultivant, fidèle à lui-même, le goût du paradoxe:

(...) La multiplicité des rebondissements contradictoires, en même temps qu'elle démontre la relativité de la Justice humaine, l'excuse par une sorte de relativité ontologique de tout jugement et de toute caractérisation: bon ou méchant, innocent ou coupable, il s'en faut de très peu pour que (le héros) soit l'un ou l'autre. La réalité en soi n'existe pas pour l'homme, et se définit par une suite d'apparences contraires dont la continuité laisse soupçonner l'éternité: si le dénouement ne nous satisfait guère, c'est qu'il est susceptible d'être encore démenti.
Nous nous mouvons dans un univers où il n'y a plus à juger, ni à discuter, ni à manifester le moindre sentiment, toute notation ou sensation personnelle se fondant sur du vent. On ne peut même plus critiquer le film, car, hormis l'intrigue, il est néant, vide, et l'on ne saurait faire la critique du vide. Tout juste peut-on constater que ce néant est intégral, homogène et continu pendant tout le film, et trouver ici un motif de louange: ceux qui condamnent l'œuvre ne peuvent rester insensibles à cette opiniâtreté, à cette unité de ton.
Voilà le seul chef-d'œuvre de l'Histoire du cinéma, dont on n'aie rien à dire, justement parce qu'il ne dit rien, et qui ne serait plus un chef-d'œuvre si on pouvait en dire quelque chose, parce qu'alors il dirait quelque chose.

Nous n'irons pas si loin. Notre sujet c'est l'épure, et ce à quoi elle renvoie dans le cas particulier du dernier film américain de Lang. La négativité ne justifie pas nécessairement l'épure, d'autant que Rivette parle plutôt d'exposé, autrement dit d'un problème dont le film se chargerait de présenter les termes. Le "coup de théâtre" final, que Rivette assimile à un renversement dialectique, apparaît moins comme la résolution du problème que comme la manifestation au grand jour, et pour le coup éclairante, de cette ambiguïté qui sied au cinéma de Lang, via notamment les notions d'innocence et de culpabilité, de grâce et de châtiment. On ajoutera seulement que la négativité qui ainsi traverserait le film est bien hégélienne:

— au sens où chez Lang elle serait, elle aussi, posée comme telle, sans critique de ce qui la constitue.
— d'où la remise en cause du caractère dialectique de son origine (là, c'est Heidegger qui parle).
— de sorte que cette négativité, de par ce "manque en elle", ne pourrait se manifester, ou alors sous la forme d'une souffrance (toujours Heidegger).
— ce que traduirait le dernier plan du film: le héros/l'homme/l'être "enfin lui-même, innocent ou coupable, peu importe", ainsi que le décrit Rivette.

On peut faire plus simple. En considérant d'abord ce que Fritz Lang dit lui-même des raisons de son départ à la fin du tournage, avec les réserves qu'il convient connaissant Lang, tant ce départ d'Hollywood, puis des Etats-Unis, n'est pas sans rappeler celui effectué vingt-trois ans plus tôt, quand il décida de s'exiler. Que l'Amérique l'ait déçu, comme l'Allemagne en son temps avait fini par l'écœurer, ne veut pas dire que chaque dernier film réalisé avant son départ témoignait d'un profond ressentiment. En ce sens, l'Invraisemblable Vérité n'est pas plus anti-américain que le Testament du Dr Mabuse n'était antinazi (on sait à quel point l'idée que le film serait une vision prémonitoire du nazisme a fait florès, surtout que Lang l'a reprise à son compte, comme toutes ces justifications a posteriori qui, d'une certaine façon, lui donnaient le beau rôle). Si Lang a quitté l'Allemagne, c'est en premier lieu parce que le Testament... avait été interdit par le pouvoir nazi, fraîchement installé, et que sa réputation déclinait. Quand bien même il aurait rencontré Goebbels (dans l'espoir de faire lever l'interdiction?), rien n'atteste que celui-ci lui ait proposé la direction du cinéma allemand. C'est parce que son activité de cinéaste semblait de plus en plus compromise qu'il a finalement décidé de partir. Et dans l'autre sens, c'est un peu la même chose. L'Invraisemblable Vérité vient après la Cinquième Victime (While the City Sleeps), avec lequel il forme une sorte de diptyque (par son sujet, sa forme épurée, la présence de Dana Andrews et celle de Bert Friedlob, le producteur). Autant le précédent tournage avait bénéficié d'un climat serein, malgré l'alcoolisme d'Andrews, autant celui-ci fut le théâtre d'une tension permanente entre Fritz Lang et Friedlob. Se serait la principale raison du départ de Lang avant même que le film ne soit terminé. Eisenschitz rapporte ainsi, outre la querelle au sujet de la scène de l'exécution, le fait que Lang se plaignait d'avoir constamment Friedlob sur le dos, et surtout sa crainte que ce dernier mutile le film lorsqu'il sera parti. Des rapports entre réalisateur et producteur qui rappellent les démêlés de Tourneur avec Chester lors du tournage de Night of the Demon (réalisé l'année suivante), rapprochement d'autant plus judicieux qu'on y trouve également Dana Andrews, en proie à ses problèmes d'alcool. L'idée, reprise par Eisenschitz, serait ainsi que Lang, fatigué de ces conflits perpétuels, aurait décidé de quitter le navire avant la fin, laissant le soin à son monteur, Gene Fowler Jr, en qui il avait entière confiance, de finir le travail à sa place, à partir de ses instructions. Ça va même plus loin. Informé des intentions de Friedlob qui, persuadé que le film serait un échec, avait donc prévu de l'exploiter en format large (davantage apprécié par le public) ainsi que d'en limiter sa durée pour qu'il puisse être diffusé lors d'un double programme, Lang aurait construit ses plans en laissant volontairement des espaces vides autour des personnages, surtout au-dessus de leurs têtes, soit les zones susceptibles de disparaître avec le format large, de même qu'il aurait coupé/fait couper les scènes dites "psychologiques" pour ne préserver que l'essentiel de l'intrigue (de sorte qu'on ne puisse couper davantage, ruse habituelle des cinéastes qui n'ont pas le final cut). Peut-être. Reste qu'un clash entre un réalisateur et son producteur, c'était monnaie courante à Hollywood, ça n'explique pas le départ de Lang des Etats-Unis. Surtout que les rapports entre Lang et Friedlob, s'ils étaient tendus, comme souvent entre deux "forts caractères", n'étaient pas dénués d'ambiguïté, comme en témoigne le fait que, malgré les différends et l'échec du film, Friedlob envisageait d'en produire d'autres avec Lang. Que celui-ci abandonne son film (préoccupé de plus par le projet d'un autre film, "Dark Spring", qu'il n'arrivait pas à monter et qui ne verra jamais le jour) est une chose, qu'il décide de quitter les Etats-Unis en est une autre. La réalité, c'est que Friedlob est mort un mois après la sortie du film, ce qui non seulement enterrait, si l'on peut dire, toute perspective de nouveau projet, mais, plus encore, signifiait pour Lang la fin d'une trajectoire tout juste entamée avec la Cinquième Victime, et portant sur ce "travail d'épure" dont l'Invraisemblable Vérité venait de marquer une nouvelle étape. Comme un processus, brutalement interrompu, que Lang ira poursuivre ailleurs, au Rajasthan, à Udaipur pour être précis... et non Jaipur dont le nom, c'est un fait, aurait mieux sonné (J'épure). Conclusion séduisante mais à vrai dire pas très convaincante...

Et puis j'ai revu le film (je l'avais découvert il y a longtemps)... Une deuxième fois, pour vérifier que certains éléments de l'intrigue ne m'avaient pas échappé, que Lang n'avait pas laissé traîner (malgré tout) quelques indices préparant le coup de théâtre final... et c'est vrai qu'on en trouve, sans qu'ils soient concluants pour autant (ils témoignent plutôt de l'ambiguïté du héros, qui semble dissimuler quelque chose, depuis cette histoire de livre, ce nouveau roman qu'il dit vouloir impérativement écrire avant de se marier, jusqu'à sa parfaite connaissance du crime qu'il attribue à chaque fois au fait que c'était dans le journal)... Puis une troisième fois, pour vérifier ce qu'il en est de cette possible "fascination" dont parle Rohmer — plutôt réticent à l'égard du film — à la fin de son article (paru, lui, dans Arts)... et c'est vrai qu'on la ressent, sans qu'elle relève du même mécanisme (c'est moins le monde que nous montre Lang qui finit par nous fasciner que l'incroyable rigueur dont il "fait preuve" pour déshumaniser son film à l'image du monde)... Ce qui fait qu'après la troisième vision, il faut tout reprendre à... zéro. Et se demander (enfin) si l'épure qu'est manifestement le film, s'inscrit dans la continuité de ce que fut le cinéma de Fritz Lang à Hollywood par rapport à la période allemande, tel un processus de "désexpressionnisation", s'il marque (comme on l'a précédemment évoqué) une étape supplémentaire, déjà à l'œuvre dans la Cinquième Victime, ou si on est là face à quelque chose de totalement nouveau, justifiant le recours par Lang à un schématisme que d'aucuns diront au mieux sidérant, parce que s'y perçoit, vis-à-vis de ce monde devenu inhumain, une forme de mépris absolu (Rivette), au pire consternant, parce que s'abaissant pour le coup, à la suite de la Cinquième Victime, au niveau du zéro absolu (Bazin). Deux positions extrêmes, dont témoigne l'utilisation du mot "absolu". J'en vois bien une troisième, pas aussi extrême (quoique), où il serait moins question de "mépris absolu" que de détachement (par rapport au public, par rapport au système), moins question de "zéro absolu" que de degré zéro (au sens barthésien du mot, concernant l'écriture), ce qui relèverait du cheminement de l'artiste, arrivé au dernier stade de son œuvre. Avec cette particularité chez Lang, qui donne à l'Invraisemblable Vérité ce côté à la fois sidérant et revêche, que tout dans ce film semble s'agglomérer pour ne faire qu'un, un seul corps, corps sans grâce, composé d'éléments uniformes, monocordes, soudés les uns aux autres, telles des concrétions, que ce soit au niveau: 1) de la lumière, ici d'un gris étale, à l'opposé des contrastes de noir et de blanc qui d'ordinaire caractérisent le film noir — là on est davantage dans la "série blême"; 2) du cadre, on l'a vu, avec l'histoire des deux formats, posant un vrai problème quand on regarde le film dans sa version "originale" (1:33), dans la mesure où Lang l'ayant donc tourné en 4/3 mais pensé en format large, cela crée au-dessus des personnages, surtout dans les plans d'ensemble, ces drôles d'espaces vides, comme neutres, ce qui intrigue, pire: cela donne l'impression que le film est par instants mal calé ou que, du fait que l'image semble abaissée, quelque chose y serait visuellement inaccessible; autant d'éléments, d'ordre technique, qui participent au sentiment de désagrément que peut susciter le film, mais ne disent rien de son côté soit disant "rebutant", car évidemment, c'est au niveau de l'épure (cet "extrême dépouillement", titrait Rohmer) que ça se passe. Alors, venons-y à cette épure.

L'épure, on peut la concevoir comme une construction, un tracé un peu plus élaboré qu'un simple plan dans ce que l'on cherche à représenter, mais bien souvent, comme ici, en ce qui concerne les œuvres tardives d'un artiste, cela relève de la soustraction. Et pour qu'il y ait soustraction, il faut, au départ, un matériau de base, pas nécessairement abondant, mais complet. C'est tout le travail de Lang en amont du tournage, puis du montage. La nécessité d'avoir en main tous les éléments du récit, pour qu'ensuite il puisse faire le tri entre ce qu'il garde et ce qu'il supprime. Dans quel but? Il y a l'intrigue policière, et son suspense qui retient l'attention du spectateur, pas méfiant quant au finale, d'autant que ce qu'il suit est déjà passablement tordu, mais parfaitement clair du fait de sa linéarité, qui voit les événements s'enchaîner sans que le récit dévie. Faire ainsi le tri entre ce que doit savoir et ne pas savoir le spectateur (on ne se pose pas la question de ce qu'il peut vaguement soupçonner). Et puis, il y a les personnages, dont les affects ont été suffisamment gommés pour qu'aucun (sauf l'assistant du procureur, il faut bien une exception à la règle) n'apparaisse ou ne se révèle véritablement sympathique (même les "filles", bien qu'amusantes, sont présentées comme cupides), ce qui en soi n'est pas très étonnant, c'est dans l'esprit des polars de l'époque. Le personnage de Dana Andrews est évidemment le plus troublant. Mais peut-être pas là où on l'attend. Fritz Lang déclare (ingénument?), à propos du twist final, que sa crainte était d'avoir présenté pendant tout le film Andrews comme un type honnête, puis subitement, dans les dernières minutes, de nous dire: bah non, c'était un salaud — crainte justifiée pour ce qui est du pacte de confiance avec le spectateur (on pense au Grand Alibi d'Hitchcock). Mais le film, surtout quand on l'a revu, impose une autre lecture. D'abord Andrews n'apparaît pas si sympathique que ça (trop poli — et insensible — pour être honnête) et c'est justement à la fin, comme l'a bien vu Rivette, que l'armure se fend (même si l'impassibilité demeure), à la faveur d'un lapsus, dont on sait la valeur d'acte manqué, conférant au personnage cette humanité qui lui a manqué pendant tout le film, alors que parallèlement Joan Fontaine, celle pour qui il avait tué — certes dans un but intéressé: épouser la fille de son ancien patron — se résout, non sans douleur mais suffisamment vite pour que l'acte de grâce ne soit pas signé, à envoyer un homme (son ex-fiancé donc) à la chaise électrique, et ainsi/aussi offrir la victoire au procureur, le rival de son père décédé, ennemi juré de la peine de la mort. C'est là, dans ces quelques minutes, que l'épure atteint au sublime, à travers un lapsus (deux syllabes, pas plus), un corps qui se plie (le devoir avant l'amour), une main qui reste suspendue (la grâce refusée)... Ces quelques minutes font écho à la scène d'ouverture, comme si c'était à sa propre exécution qu'assistait Dana Andrews au début, le film traçant ensuite une ligne entre cette scène et le finale, justifiant toutes les coupures, pour ne pas quitter la ligne, la suivre d'une traite, sans pause ni à-coup, créant cette impression, toujours terrifiante chez Lang, d'implacabilité.

D'ailleurs, où est Lang dans ce film? La question ne m'a pas tout de suite effleuré, mais maintenant que je me la suis posée, elle ne me quitte plus. Je parlais de soustraction dans l'épure. Soustraire après avoir accumulé (c'est l'aspect "matissien" de l'épure). Or, qu'accumule-t-on dans le film, si ce n'est d'abord des preuves, qu'on fabrique à dessein (un briquet, un lait pour le corps, un bas...) pour se faire inculper et, si tout se passe "bien", se faire condamner, avant de révéler que ces preuves étaient fausses et ainsi être innocenté. Des preuves qui, aux yeux de Spencer, le directeur du journal où travaillait Andrews (c'est lui qui a conçu ce plan diabolique pour démontrer l'inanité de la peine de mort), doivent être suffisamment tangibles pour qu'on croit à la culpabilité de celui qu'elles accusent, puis, une fois la condamnation prononcée, se détruire d'elles-mêmes, en quelque sorte, par le dévoilement de la mise en scène. Sauf qu'en disparaissant avant l'heure, elles ne retrouvent pas leur statut d'origine, celui de preuves fabriquées, et perdent en même temps le caractère irréfutable qu'elles avaient au début de l'enquête. Le doute s'installe — c'est le stade des "vraies fausses preuves" —, entretenu par la campagne de presse que mène Joan Fontaine pour sensibiliser l'opinion. En face, il y a Thompson, le procureur, partisan de la peine capitale, décidé à faire exécuter Andrews et qui, pour arriver à ses fins, dit vouloir s'appuyer sur des faits et non le ressenti des gens ("people feel"), soit un discours assez proche de celui que tenait Spencer, les deux hommes ne s'opposant finalement que sur la question de la peine de mort. Si sur ce point Lang s'identifie à Spencer, pour le reste, à savoir l'engagement dans le travail (quelle que soit la cause), on peut voir Spencer et Thompson comme des portraits de Lang lui-même travaillant à son film, par la primauté accordée aux faits et non aux émotions. Spencer accumule avec l'aide d'Andrews des preuves qui seront perdues (accidentellement et irrémédiablement puisque fondées sur des photos Polaroïd), puis Thompson, pour des raisons contraires mais qui portent là aussi sur la culpabilité d'Andrews, en cherche de nouvelles, en vain, avant qu'une preuve ultime (l'explication en détail du plan par Spencer) ne surgisse in extremis... ce qui, finalement, ne servira à rien. De la même manière, Lang, dans son travail sur le scénario, multiplie les scènes, en élimine certaines, puis en réintroduit d'autres, lesquelles ne seront pas toutes utilisées. C'est ça aussi l'épure.

En guise de conclusion (provisoire?)

Je n'ai pas parlé jusqu'à présent d'abstraction, alors que s'il y a bien un film pour lequel le terme convient, terme utilisé à tout bout de champ par la critique — comme celui d'épure d'ailleurs — dès qu'un film se présente "nu", dégraissé de son gras narratif aussi bien qu'esthétique, s'il y a donc bien un film dont on peut dire qu'il est abstrait (ou quasi abstrait, comme le précisait Rivette, car l'abstraction pure n'existe pas au cinéma, pour ce qui est du moins du cinéma non expérimental), c'est celui-là. Reste à savoir pourquoi. Pourquoi un tel désir d'abstraction chez Fritz Lang, pourquoi cette accélération soudaine dans la voie de l'abstraction où s'était engagé le cinéaste, surtout depuis son précédent film? A lire le livre d'Eisenschitz, on serait tenté de faire le lien avec ce qui était devenu une nécessité pour lui: quitter au plus vite Hollywood et l'Amérique, et que, prenant conscience de cette nécessité au moment même où il tournait l'Invraisemblable Vérité, Lang aurait "brusqué" les choses, concentrant en quatre-vingt minutes ce qui aurait dû sinon — s'il était resté à Hollywood — se forger de façon plus progressive, via deux ou trois films supplémentaires. Cela a joué, évidemment. Mais on peut aussi voir cette accélération sous un autre angle, envisager d'autres motifs, plus ou moins conscients chez Lang, qui relèvent davantage de la "chose artiste", mieux: du défi de l'artiste: se "prouver" à lui-même (et dans le cas de Lang, contre Hollywood qui ne le considérait plus à sa juste valeur) qu'il pouvait aller beaucoup plus loin (en termes de quête artistique) que ce qu'il avait réalisé jusque-là, quitte à se couper du public et de la critique, en s'imposant un problème de mise en scène qui soit difficile à résoudre, problème au sens mathématique du mot, à la manière des problèmes de Hilbert, ici en l'occurrence et pour reprendre le propre questionnement de Lang dans son entretien avec Bogdanovich: comment faire admettre que le héros soit un salaud alors que le film s'est évertué à nous montrer le contraire. Eh bien la réponse passe par l'abstraction, qui est bien plus que l'épure. Car si l'épure retranche pour ne conserver que l'essentiel, on peut dire que l'abstraction, elle, retranche jusque dans l'essentiel, à commencer par ce qui dans un film relève de l'incarnation. En un sens, l'épure prépare le terrain de l'abstraction. Beaucoup de films s'apparentent à des épures, mais s'arrêtent là, ou alors, s'ils empruntent le chemin de l'abstraction, ne s'y aventurent pas vraiment, pas aussi loin en tous les cas que l'Invraisemblable Vérité (c'était le cas justement de la Cinquième Victime). Fritz Lang, avec ce qu'il considère comme devant être son dernier film tourné en Amérique, se lance donc un défi: rendre cette question de l'innocence et de la culpabilité, qui a parcouru toute son œuvre, la plus abstraite possible. Faire ainsi l'épreuve comme il ne l'avait jamais faite auparavant des puissances de la dialectique. Et ce, par le biais de l'abstraction qui pousse à l'extrême l'absence de chair, le côté distant des personnages (cf. la scène où Joan Fontaine rompt ses fiançailles avec Dana Andrews, on a l'impression qu'elle est juste passée lui dire bonsoir), dépassant/surpassant tout ce qui d'ordinaire établit un lien avec le spectateur (identification, projection...). Et par-là même, dissocie les deux questions que sont, d'un côté, celle de l'innocence et de la culpabilité, et de l'autre, celle de la peine de mort — sujet sensible, qui ne peut que soulever les passions —, évacuant ainsi le thème-bateau (au cinéma) de l'innocent condamné à mort pour ne concevoir la peine de mort que comme un problème de pure morale: la réponse à un crime par un autre crime, que le condamné soit coupable ou innocent. C'est tout le sens de la scène initiale: l'exécution d'un homme dont on ne sait rien de sa culpabilité et de ce qui l'a conduit sur la chaise électrique. Il ne s'agit pas de dire que derrière tout innocent il se cache un coupable, et inversement, mais de rendre les deux termes, coupable et innocent, inopérants pour justifier ou non la peine de mort. Et pour le coup rendre tout aussi inopérants les termes "salaud" et "sympathique" pour définir le personnage joué par Dana Andrews. De sorte qu'à la fin, il n'y a pas de véritable rupture. Pour le spectateur oui, mais au niveau de la logique même du film, non. Andrews est toujours ce même bloc, qu'il soit un brave type ou un salaud n'y change rien. Seul le lapsus est venu témoigner de l'être, présent à l'intérieur. L'abstraction consistait en cela: emprisonner, plus qu'éliminer, ce que Dana Andrews (et les autres aussi) pouvait exprimer d'affectif et de psychologique en surface, ce qu'on pourrait interpréter comme de l'anti-psychologisme. Et évoquer dès lors — plutôt que Hegel — Husserl, voire Frege (plus radical encore dans son anti-psychologisme), ce qui déplacerait la philosophie du film du côté du logicisme. L'abstraction non plus par le "négatif", mais par la logique, sinon les mathématiques (cf. l'article brillant de Serge Bozon, qui en bon logicien analyse le film sous l'angle mathématique — Bertrand Russell est cité en exergue —, in Cahiers du cinéma n°685, janvier 2013, à l'occasion de la sortie en DVD du film). Reste quand même le lapsus...

13/01/2024

A bigger splash

  The Swimmer de Frank Perry (1968).

Puis il se rendit compte qu’en faisant un "dog-leg" [terme emprunté au golf désignant un coude dans le parcours] vers le sud-ouest, il pourrait rejoindre sa maison par l'eau. Sa vie n'était pas confinée, et le plaisir qu'il prenait à cette pensée ne pouvait s'expliquer par son désir d'évasion. Dans son esprit, il voyait, avec l’œil d’un cartographe, une suite de piscines, un courant quasi souterrain qui traversait le comté. Il avait fait une découverte, une contribution à la géographie moderne.
(John Cheever, "The Swimmer", 1964)

Lui, c'est Burt Lancaster, dans la tenue qu'il arborait treize ans plus tôt pour la scène la plus célèbre — l'étreinte sur la plage avec Deborah Kerr — de From Here to Eternity de Fred Zinnemann: un maillot de bain. Et qui, muni de ce seul bout de tissu, traverse, du début à la fin, et de piscine en piscine, The Swimmer, le film de Frank Perry, tourné en 1966, d'après la nouvelle éponyme de John Cheever. Burt Lancaster, l'incarnation, via ce corps athlétique, de l'Amérique des années 50, et par-là même du cinéma hollywoodien de l'époque, mais aussi de ce qu'il pouvait y avoir d'artificiel derrière cette image triomphale et conquérante, que les années 60 vont pousser à l'extrême, avant de progressivement s'en détacher puis la rejeter, sous l'effet, entre autres, de la contre-culture (1). On l'a dit et répété: le cheminement, aquatique en même temps que psychique, de Lancaster, qui le voit, à mesure que le film avance et le rapproche de chez lui, se dégrader physiquement et vivre des situations de plus en plus humiliantes, marque la fin d'une époque pour tout un pan de la société américaine, exemplairement celle des banlieues aisées situées au nord-est de New-York (autour de Bullet Park, ville fictive créée par Cheever, quelque part dans le comté de Westchester où il habitait, et qu'on retrouve dans d'autres récits de l'auteur, surnommé pour cela le "Tchekhov des suburbs" — sinon le film a été tourné à côté, dans le Connecticut, près de Westport d'où était originaire Frank Perry); ces banlieues à l'ère des piscines privées et des cocktail parties, des tondeuses à gazon dernier cri et des soirées arrosées entre voisins, dont il ne reste jamais rien sinon l'inévitable gueule de bois du lendemain. Burt Lancaster — Ned Merrill dans le film (proche phonétiquement de ad mire: celui qu'on admire, qui étonne aussi) — appartient-il à ce milieu? Disons qu'il l'a côtoyé (cf. note 1). Son histoire reste énigmatique (à l'instar du générique d'ouverture, "plongeant" le spectateur dans l'expectative, et ce jusqu'à la fin, quant au sens à donner à l'itinéraire du personnage), qui en fait à la fois l'homologue de ceux qu'il croise durant son périple et une sorte d'archétype: l'homo americanus, tel qu'il était auparavant en ces années — kennedyennes autant que keynésiennes — de capitalisme joyeux marqué par la consommation de masse, et, à l'image de Janus, son autre face, tel qu'il est devenu: l'être déchu, l'Américain "revenu" de l'american way of life et de ses chimères, passé et futur s'annulant dans une sorte de présent figé. En un sens, et comme le soulignait Lancaster lui-même: un nouvel avatar, quinze ans plus tard et en plus symbolique, du Willy Loman d'Arthur Miller, qui ferait de The Swimmer l'équivalent — en slip de bain! — de Mort d'un commis voyageur. Avec cette même idée du self-made man s'illusionnant sur les "valeurs" américaines (marquées par l'individualisme), et la notion de "réussite sociale", jusqu'à tout perdre, ici non seulement son emploi (vraisemblablement parce qu'il n'était plus assez performant), mais aussi sa maison, sa femme (qu'il trompait allègrement) et ses filles (qui se moquaient ouvertement de lui).
Curieusement il revient. Comme s'il lui fallait vivre une deuxième fois la déchéance. Comme si la première fois, il n'y avait pas cru et qu'il restait convaincu que Lucinda, son épouse, était toujours là et qu'elle allait bien, que ses filles étaient là aussi, en train de jouer au tennis... des "vérités" qu'il répète invariablement, comme des mantras, à ceux qui prennent de ses nouvelles, signe que s'il nage ("I'm swimming home", déclare-t-il tout le long du film), c'est en plein déni, celui de la réalité dont il n'a conservé que les jours heureux et qui, dans un premier temps, semble le protéger, avant que le réel ne le rattrape, en même temps qu'il remonte, en explorateur, la "rivière des piscines"; quand toutes ces connaissances qu'il retrouve le renvoient à ses conduites passées, qu'il s'agisse de la mère d'un ami mort dont il ne s'est pas soucié lorsque celui-ci était malade, d'une maîtresse qu'il a laissé tomber sans plus d'égards, de voisins qu'il snobait ou de ces commerçants qui lui ont fait crédit et qu'il n'a jamais remboursés... des rencontres témoignant chez lui d'un égocentrisme forcené autant que de son côté immature, l'assimilant à un grand enfant, ainsi que le lui rappelle son ancienne maîtresse. Mais aujourd'hui qu'il revient, qu'en est-il? On peut voir, dans ce "désir" de rentrer chez soi en traversant le comté à la nage, le principe fantaisiste (au sens de phantasia, qui concerne l'imagination) d'un "retour aux sources", principe rendu possible par le fait que toutes ces propriétés ont dorénavant une piscine, plus précisément qu'une piscine jusque-là manquait et que maintenant elle est là, comblant le trou qui empêchait de former une suite (ce que réactivera, au milieu du film, la scène de la piscine vide, avec le petit garçon qui n'est autre que lui enfant). Pour Ned il s'agit dès lors de relever un défi, celui qu'il se lance au début, défi saugrenu, sinon aberrant aux yeux des autres (en accord avec son côté quirky), une fois "découvert" ce nouvel itinéraire pour rentrer à la maison, avec ces piscines mais aussi ces longues parties à pied, équivalant à des portages. C'est en invoquant la rivière de son enfance (entrevue lors du générique) que le personnage a cette idée de "rivière Lucinda", le home (sweet home) étant confondu avec l'image de l'épouse qui renvoie à la figure maternelle (quand il parle de Lucinda, il y associe toujours ses deux filles), la femme correspondant davantage à la maîtresse, et plus généralement aux épouses des autres qu'il aime séduire, voire la baby-sitter, femme en devenir.
En cela, le film est fidèle à l'esprit de la nouvelle, même si on n'y boit pas autant (Cheever souffrait d'alcoolisme), même si l'aspect "délirant" du personnage y serait plus marqué et la dimension mélancolique de l'ensemble peut-être moins sensible... Pas besoin, en revanche, d'édulcorer le récit question homosexualité, il n'y a rien d'explicite à ce niveau dans la nouvelle. (Etant entendu qu'on n'allait pas adjoindre des sous-entendus gays à Burt Lancaster, déjà qu'on le faisait se balader durant tout le film en maillot de bain, maillot qu'on lui faisait même retirer le temps d'une visite chez un vieux couple de nudistes.) Par contre, ce qui est particulier au film, c'est l'aspect féministe, où se dévoile davantage la masculinité du héros, via notamment le passage avec la baby-sitter (dont on apprend — certainement une première en 1966 — qu'elle a rencontré son petit ami par ordinateur!), personnage qui n'est pas dans le texte d'origine (les amours avec la baby-sitter, on les trouve ailleurs chez Cheever, cf. "The Country Husband"), et celui avec l'ex maîtresse, beaucoup plus développée que dans la nouvelle. Un aspect que l'on doit à n'en pas douter à Eleanor Perry, l'épouse de Frank et scénariste du film, bien connue pour son engagement féministe (cf. Diary of a Mad Housewife, sa dernière collaboration avec Frank, d'après le roman de Sue Kaufman — c'est elle aussi qui quelques années plus tard s'indignera à la vue de l'affiche de Fellini Roma montrant une femme-louve à quatre pattes... et trois mamelles).

Reflets dans un œil bleu.

L'ouverture, magnifique, sur laquelle s'inscrit le générique, est aussi une invention des Perry (au même titre que, outre le personnage de la baby-sitter, celui de la mère, interdisant à Ned de remettre les pieds chez elle, ou encore du petit garçon): un sous-bois aux couleurs d'automne, avec ses animaux familiers (un cerf, un lapin, un hibou...) d'où sort Burt Lancaster, filmé de dos, de sorte qu'on n'est pas censé l'identifier, pour aller plonger dans une piscine (alors que dans la nouvelle, le récit débute d'emblée chez les Westerhazy, autour de la piscine où se trouvent non seulement Ned, expliquant qu'il soit en maillot de bain, mais aussi son épouse Lucinda). Une ouverture des plus intrigante, tourneurienne pourrait-on dire (sauf qu'aucune voix over ne vient l'accompagner), dont la fonction est moins de suggérer quelque désordre psychique chez le héros que de créer, par l'énigme ainsi posée — qui est cet homme? où va-t-il? — et la poésie qui s'en dégage, un vrai désir de fiction chez le spectateur. La primauté de la fiction est bien ce qui ressort en premier lieu d'une telle séquence (2). Cela étant, l'ouverture fait écho à ce qui, pour Cheever, lui a servi de base: le mythe de Narcisse. Ned est un Narcisse des temps modernes. Rappelons que Narcisse ne se reconnaît pas dans cette image qui est la sienne et dont il tombe amoureux — c'est la dimension homo-érotique du mythe, absente du film, on l'a dit, comme de la nouvelle (3). Mais avec cette particularité, dans le film, que Ned est aussi Burt Lancaster, comme s'il y avait là le souci de surviriliser le personnage et d'évacuer ainsi tout contenu implicite. D'où l'extrême singularité de l'œuvre, sa presque trop grande originalité, expliquant son insuccès et, plus encore, qu'il soit tombé dans l'oubli, jusque sa (re)découverte, plus de quarante ans après. Concevoir le personnage comme à la fois un Narcisse contemporain, au sens où l'a défini Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme (publié à la fin des années 70), et la transposition littérale d'une figure iconique d'Hollywood — Burt Lancaster, qui plus est en maillot de bain — dans un nouveau cadre, faussement idyllique, pour d'une certaine manière la désacraliser, relève assurément de la gageure. D'un côté, le portrait d'un homme dans le culte du moi, l'hédonisme de l'instant, le désengagement affectif... qui marque son rapport (aliéné) au monde capitaliste et à la surconsommation; de l'autre, une performance imposée à l'acteur-star, dans un registre qui n'est pas le sien, visant au contraire à le "nettoyer" de son clinquant de star (une dizaine de bains ne sera pas de trop — ironie de l'histoire, dans la nouvelle, la piscine municipale, archi-bondée, que traverse péniblement Ned à la fin, se situe dans le village de... Lancaster!). Conjoindre ainsi la figure de Narcisse, se noyant dans sa propre image, qui est celle que lui renvoient les autres, et le "geste" de Burt Lancaster, à la fois stupéfiant et grotesque, inscrit The Swimmer dans l'âge postmoderne du cinéma, qui joue beaucoup de la citation et aime flirter avec le mauvais goût. Le film de Perry n'y échappe pas. Question citations, pensons, en plus de l'image virilisée de Lancaster et du mythe de Narcisse, à L'Odyssée, à la Bible (Le Cantique des cantiques que cite Ned Merrill, l'image du chemin de croix et du lavement des pieds, conférant au personnage une dimension christique), au transcendantalisme (l'automne émersonien qui ouvre le film) évoquant aussi... Tarzan! Pensons encore à un autre mythe, celui de Faust, le mythe, plus spécifique, de l'éternelle jeunesse (avec la baby-sitter dans le rôle de Marguerite, sorte de gretchen en bikini), qui conduit/aurait conduit Ned, sinon à la damnation du moins à la déraison, et ferait du déni chez lui (le Verleugnung freudien) le pendant de la "négation faustienne", qui voit le personnage, mû par le même élan vital que Faust, nier lui aussi l'altérité, la refuser, car perçue comme une limitation à son désir (c'est le côté sadien du mythe). Pensons également au 3ème mouvement, profondément mélancolique, de la Symphonie n°3 de Brahms, dont s'inspire le thème principal de la B.O. composée par Marvin Hamlisch, qui structure le film par la répétition de ses motifs, en même temps qu'elle reprend et applique à Ned Merrill, sur un mode interrogatif, le motto de Brahms: "Frei aber Froh" (libre mais heureux?) (4)... Pensons enfin aux tableaux de David Hockney, les fameux "pool paintings", et tout particulièrement la série des "Splash", contemporaine du film, à travers toutes ces images de piscines (même s'il s'agit de la Californie chez Hockney), qui renvoient à une vision ouatée, quasi abstraite par sa géométrie, du monde, dominée par le bleu de l'eau (un bleu chloré) et du ciel (un ciel d'avant les nuages), soit quelque chose d'originaire: l'âge d'or d'Hollywood, et plus loin encore, l'Amérique primordiale, assimilant Burt Lancaster, quand il sort du bois et plonge dans l'eau, à une sorte d'Adam américain. Un bleu qui est aussi celui de son regard, bleu magnétique dans lequel se reflète la Nature, bleu si profond que c'est le film tout entier qui semble plonger dedans. Reste que cette dimension originaire, à laquelle font écho les peintures d'Hockney, n'est que le point de départ du film: la quête, vouée à l'échec, d'un bonheur perdu... Dans The Swimmer, l'image paradisiaque du début se trouve vite corrompue, la piscine des villas préfigurant toutefois moins celle de The Party de Blake Edwards, et sa rage destructrice, que celle du futur Heat de Paul Morrissey où se retrouve, en plus avant-gardiste, et en plus trash, cette "esthétique du vide" qui caractérise la postmodernité. Comme du Pop art évaporé, à l'état gazeux...

Il y a dans The Swimmer ces trois plans étonnants où la caméra effectue un zoom avant sur le regard bleu de Lancaster. D'abord lorsque Ned visualise "la rivière Lucinda" et que surgit en lui — avec l'image du ciel qui scintille en surimpression, telle une "illumination divine" (Lucinda: du latin lux, lumière) — cette révélation qu'il peut (qu'il doit même) traverser le comté à la nage; puis, après la rencontre avec la mère de l'ami décédé, provoquant chez lui une sorte de perplexité inquiète que vient effacer la vision d'un cheval — filmée comme une hallucination, ce qui ne remet pas forcément en cause la réalité de la séquence suivante (la course avec le cheval), mais témoigne de la fonction réparatrice d'une telle vision (l'aspect vivifiant, fortifiant, que revêt l'image du cheval, un bel étalon auquel s'identifie Ned), redonnant au personnage l'illusion d'un moi fort; enfin, lorsque son ancienne maîtresse lui déclare dans la piscine qu'elle n'a jamais éprouvé, sexuellement parlant, de plaisir avec lui, précipitant l'effondrement de Ned (pas de vision précise à ce moment-là, c'est le Réel qui lui tombe littéralement dessus). Trois temps dans son parcours qui sont comme des scansions, marquant l'évolution psychique du personnage: 1) la naissance d'un idéal, au milieu d'une journée ensoleillée, et les certitudes (à ce stade inébranlables) qui l'accompagnent, d'autant que le déni joue à plein et que le sujet affiche à ce moment du film une forme éblouissante; 2) un premier vacillement, lorsqu'il est confronté au réel de la mort, et d'autant plus violemment que lui est dans le mythe de l'éternelle jeunesse (thème récurrent chez Cheever, cf. infra, note 6), mais qu'il surmonte à travers la vision de l'étalon, vision qui lui permet de poursuivre la mission qu'il s'est donnée; 3) l'ébranlement de ses certitudes, quand à la fin de la journée, épuisé par les multiples épreuves qu'il a déjà endurées, il se trouve cette fois confronté au "non-rapport sexuel": la révélation par sa partenaire qu'elle "simulait" quand ils faisaient l'amour, le traitant même d'"étalon à la con"! ("bumhole stud"), un choc qui pourtant ne l'empêche pas de continuer son "chemin", déterminé qu'il est, quelles que soient les humiliations, à aller jusqu'au bout (5).

Un film postmoderne.

Et puis il y a le geste, qui confère au film son mouvement et, surtout, témoigne de ce que l'œuvre a d'unique et, par moments, de génial. Il est de coutume de voir dans The Swimmer un film pionnier, annonçant le Nouvel Hollywood... mais c'est autre chose qui nous retient, quelque chose qui aurait à voir avec ce dont parlait, de manière très critique, Manny Farber dans les années 60 et concernait le jeu de l'acteur.

Le nouveau cinéma hollywoodien s'accompagne, aux dires de Farber, d'un "déclin de l'acteur", au sens où disparaissent "ces interactions infimes et mystérieuses entre l'acteur et le décor, qui cristallisent les moments mémorables de n'importe quel bon film... des instants d'inattention périphérique, de fascination, d'énervement... moments de grâce [qui] libèrent l'imagination à la fois de l'acteur et du public, [où] la curiosité s'aiguise... vous fait marcher, vous met en rapport avec une situation nouvelle." Alors que maintenant, poursuit Farber, "dès que l'acteur trouve sa place, l'écran se trouve congelé à la manière d'un tableau de Pollock... l'acteur doit s'insérer dans une production dont tous les éléments ont été assemblés, contrôlés, calculés, comme autant de notes dans une symphonie... une configuration qui ne peut que brider le jeu de l'acteur, pour peu que celui-ci, "en tant que performer, soit doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", menaçant de rompre l'équilibre d'ensemble, d'où le bannissement de ce type de performance, considérée dès lors comme "anachronique".
Or, s'il est un acteur "doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", c'est bien Burt Lancaster. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que dans The Swimmer, elles sont mises à contribution. A la différence qu'ici elles vont aller decrescendo, à travers l'humiliation (qui, elle, va crescendo) dont est victime Ned Merrill, d'abord lors du passage chez les Biswanger, où il est traité de pique-assiette (gate-crasher), vu que jusque-là il n'avait jamais répondu à leurs invitations, puis avec l'ex maîtresse (moment le plus fort du film), et enfin dans la scène de la piscine publique, une fois franchi — dangereusement — la route 424 (tel un "animal" sortant de son milieu pour pénétrer dans un autre, qui lui est étranger, écho à Lonely Are the Brave de David Miller), passant non pas de la nature à la civilisation, mais d'un microcosme, celui des parvenus cultivant l'entre-soi, à cet autre monde qu'il semble découvrir, celui plus ouvert, plus populaire, que représente une piscine publique, surtout un dimanche, avec ses règles d'hygiène qu'on l'oblige à respecter avant d'entrer (jusqu'à lui faire écarter les orteils pour vérifier qu'ils ont bien été nettoyés); à travers aussi la fatigue physique qui le gagne, en même temps que le jour décline et que le froid le saisit, à la fois blessé (lors du numéro de sauts d'obstacles effectué pour impressionner la baby-sitter), boitant de plus en plus bas, et comme rattrapé par l'âge (de sorte que l'acteur jouerait également son propre déclin). (6)

C'est le moment de rappeler que de nombreuses scènes du film ont été retournées (et des plans ajoutés) par Sydney Pollack — non crédité au générique — et le chef-opérateur Michael Nebbia, après que, les différends se multipliant, Sam Spiegel, le producteur, a fini par virer Frank Perry. Ainsi des deux scènes citées plus haut: celle avec le cheval de course et celle avec l'ancienne maîtresse, interprétée par Janice Rule, à la place de Barbara Loden, la femme d'Elia Kazan et future réalisatrice de Wanda, jugée trop "présente" (?) par Lancaster. Pour autant, c'est sur un autre registre que se situe l'idée du "déclin de l'acteur" pointée par Manny Farber. Qui, si l'on s'en tient aux films de Perry, concerne surtout ceux qui n'ont pas été écrits par son épouse, ses films des années 70 et 80, à commencer par Doc Holliday, western tardif (et "crépusculaire", comme on dit), recyclant l'épisode d'O.K. Corral — après My Darling Clementine (1946) de John Ford et les deux John Sturges: Gunfight at the O.K. Corral (1957), avec justement Burt Lancaster (et Kirk Douglas), et Hour of the Gun, tourné en 1967 mais sans stars cette fois, fausse suite où dominent les thèmes du vieillissement et du désenchantement, un certain cynisme aussi, inhérent à ce type de western et qu'on retrouvera chez Perry. Déclin auquel chercherait à s'opposer, par son jeu, Burt Lancaster dans les films de cette époque. Pas tant ceux tournés par Sydney Pollack à la suite de The Swimmer, tels The Scalphunters et Castle Keep, que ceux de Frankenheimer dans lesquels Burt Lancaster déborde d'une "énergie concentrée", ce qui faisait écrire à Manny Farber, au sujet par exemple du Train, que "la quantité de travail, d'engagement, qui entre dans une action de Lancaster est proprement ahurissante: il semble perversement décidé à détourner en douce (personne ne s'en apercevra) l'attention loin de sa fantastique tête léonine et de la souplesse surfaite de son anatomie"; ou encore, à propos de The Gypsy Moths, que "le faciès rouge et bouffi de Lancaster [est] sur le point d'exploser d'un excès de décence."
Frank Perry n'incarne pas véritablement le Nouvel Hollywood. Ses films s'apparentent plutôt à des pastiches néo-hollywoodiens tant les tics propres à chaque genre abordé y abondent. Mais c'était un formidable directeur d'acteurs qui savait tirer parti de ceux qu'il employait et qui, eux, représentaient le Nouvel Hollywood. Des acteurs et actrices dont le jeu finissait par se fondre dans le "paysage" (c'est flagrant avec Doc Holliday où l'on retrouve, via les personnages de Doc et de Wyatt Earp, cet aspect "congelé" décrit par Farber). Qu'est-ce qui diffère dans The Swimmer, qui fait que le film apparaît comme précurseur et en même temps sans réelle postérité? Disons: le choix (imposé par Spiegel) d'un acteur de la trempe de Burt Lancaster, qui marque la volonté (en plus de viriliser au maximum le personnage) d'aller dans le sens de ces nouvelles stratégies de production, mais, garanties obligent, sans rompre totalement avec le star system, laissant à l'acteur cette marge de manœuvre que lui permet son statut de star, à la manière d'un Kirk Douglas ou d'un Charlton Heston. De sorte que la performance de Lancaster s'inscrit à la fois dans un prolongement (l'image hollywoodienne, iconique, de la star) et une forme d'anticipation de tous ces rôles d'antihéros qui caractériseront le cinéma américain des années 70. La force du film se situe là. Faire de Burt Lancaster une image qui se dégrade imperturbablement jusqu'au dernier plan, le montrant, toujours à moitié nu, recroquevillé et pleurant devant une porte définitivement fermée (symbole du Vieil Hollywood?).
Si l'on peut parler de postmodernité à propos du film — alors que la trajectoire de Ned Merrill aurait plus à voir avec l'hypermodernité, du moins avec ce qui caractérise l'homme hypermoderne (7) —, c'est à travers tous ces éléments que les Perry mais aussi Spiegel, Lancaster, Pollack, Hamlisch... ont greffé sur la nouvelle de Cheever, lequel d'ailleurs fait une apparition dans le film, sous la forme du convive dans le canot pneumatique, endormi au milieu d'une piscine. Citations, références, recyclage... mise en abyme aussi, via la séquence de la piscine "sèche" que Lancaster se doit de traverser en mimant les différents mouvements de la natation (du crawl à la brasse), jusqu'aux passages les plus "kitsch" (et à ce titre, typiques du postmoderne), telle la scène (esthétiquement horrible) du manège à chevaux, qui voit Lancaster et la jeune fille sauter les haies au ralenti, et tous ces effets de surimpression; en fait, tout ce qui concerne l'échappée bucolique, véritable bulle dans le récit, qui convoque l'idéologie "hippie" du moment, sur un mode soft, limite doucereux dans sa représentation, comme un avant-goût de ce que sera le mouvement (la baby-sitter est aussi une baby boomer), son côté anti-conformiste mais sans l'aspect contestataire... témoignant simplement d'une époque, à travers ce que le film raconte et la forme très esthétisante — cf. le jeu avec les focales — à laquelle recourt l'auteur. Une représentation tout en leurre qui emprunte à l'image publicitaire et à laquelle renvoie, du moins au début, le corps vigoureux de Burt Lancaster... de même que son sourire éclatant, très "Hollywood chewing-gum", marque créée en 1952 — la même année ou presque que le maillot de bain de l'acteur dans le film de Zinnemann — et célèbre pour son slogan "Fraîcheur de vivre", lancé vingt ans plus tard, associant le "mode de vie" des années 50 et une jeunesse, celle des sixties, qui désormais n'y croit plus. (On aurait pu citer Ultra Brite, "le dentifrice qui donne du sex-appeal à votre bouche", une marque plus en rapport avec la baby-sitter puisque créée en 1968.) Bref, une stase dans le film où se trouve condensé ce que le film raconte par ailleurs: la fin du "rêve américain". Soit l'illustration de ce que Burt Lancaster propose à travers ce rôle, proprement hallucinant, de Narcisse (mâtiné d'Ulysse) des piscines, justifiant que ce soit lui et nul autre qui le tienne: l'histoire d'un homme qui vit au présent (détourné du passé et sans espoir particulier quant à l'avenir), sans s'apercevoir que son temps est révolu, d'autant qu'il se confond avec celui de l'enfance, et que vouloir le remonter est vain, son parcours le conduisant davantage, plus logiquement pourrait-on dire, vers la mort. C'est que la singularité du film ne doit pas empêcher de le regarder plus modestement, sans détour, tel qu'il s'offre au spectateur; dans la mesure où la trajectoire de Ned, c'est aussi le destin de tout personnage de fiction, sous sa forme la plus achevée, depuis sa naissance, annoncée lors du générique d'ouverture par quelques signes, soulignant une présence (des bruits de pas, des broussailles qui s'agitent, des animaux qui détalent), jusqu'au dernier stade de son existence (celle ici du "jouisseur impénitent"), sachant que, dans la grande tradition du récit américain, à connotation biblique, c'est par la souffrance que l'existence — l'ek-sistence? — finit par prendre tout son sens (8). The Swimmer? Une météorite, oui assurément.

(1) Des années 60 dont on peut dire qu'elles commencent véritablement le 22 novembre 1963 avec l'assassinat de Kennedy. La nouvelle de John Cheever a été écrite six mois après. Il y a un sous-texte "kennedyen" évident dans The Swimmer, Kennedy incarnant idéalement, lui aussi, via son parcours politique, l'Amérique rayonnante des années 50 (considérant également qu'il fut le premier président non-WASP — il était catholique — d'un pays où le pouvoir était aux mains des WASP depuis deux siècles), jusqu'à son assassinat, marquant ainsi la fin du "rêve américain". La gueule de bois qu'évoque un des personnages au début du film (c'est encore plus net dans la nouvelle) serait une allusion à ce rêve brutalement brisé, la société américaine entrant dans l'ère du doute et des grandes remises en cause (exemplairement avec la guerre du Vietnam).
(2) Primauté au sens où la fiction est toujours première par rapport au discours, même le plus brillant, qu'on peut tenir sur un film. Et ce d'autant plus que la fiction est riche et propose de nombreux niveaux de lecture, comme c'est le cas avec The Swimmer. L'ouverture est à ce titre exemplaire. Elle est comme un œuf, à la fois promesse de ce qui va suivre (l'éclosion du récit) et plein de tous ces "possibles" dont le film regorge au départ. C'est le stade des interrogations, au mieux, des conjectures. Ce n'est que secondairement que l'interprétation se mettra en marche et que, rétrospectivement, on discutera du côté "sauvage" de la séquence d'ouverture, évoquant alors, symboliquement, aussi bien un monde perdu, et la mélancolie qui va avec (rôle ici de la musique), que le monde d'aujourd'hui, de plus en plus inhumain, qui pousserait à la "décivilisation", etc., sachant que la séquence, en tant qu'élément poétique, est soumise à sa propre interprétation, dont bien sûr on ne peut accéder... et ça, faute d'être "assez pouâte", comme disait Lacan.

(3) Sauf à prendre en compte la bisexualité de Cheever et de voir dans la trajectoire du personnage un raccourci de ce que fut, sur le plan hétérosexuel, la vie conjugale de l'écrivain, à savoir une impasse.

(4) Le thème de la répétition est vraiment ce qui gouverne le film, déjà à travers cette succession de piscines que le personnage se décide de traverser, les plans d'eau conférant au film une "horizontalité" et, musicalement, l'aspect d'une fugue, soit l'idée de fuite, voire de "fuite en avant" dans le cas de Ned. Un procédé qu'on retrouve dans beaucoup de récits mythologiques, tel celui de Narcisse avec la nymphe Echo (correspondant ici à la rivière Lucinda).

(5) La question du délire se pose davantage dans le film que dans la nouvelle, à la ligne beaucoup plus ténue... Comme si les auteurs, en enrichissant le récit, avait transformé ce qui correspondait à un simple cauchemar chez Cheever (l'envers du "rêve américain", pris dans sa dimension névrotique) en une forme de délire. Ce que traduirait dans le film l'ellipse que constitue le départ de Ned de chez les Graham (amis bienveillants), plongeant dans leur piscine, et, lorsqu'il en sort, le fait qu'il se retrouve directement chez Mrs. Hammar, la mère qui l'accueille sèchement. Comme si l'on passait d'un certain niveau de réalité, qu'on pourrait qualifier d'extravagante, à un tout autre niveau: le délire, en termes de folie mais aussi de fiction, au sens premier du mot "délire": ce qui "déraille" et s'écarte du chemin qui a été tracé sans pour autant changer de direction. Ici, un "court-circuit". Car finalement, peu importe la différence, sur la question du délire, entre la nouvelle et le film dans la mesure où, que le personnage délire ou pas, il demeure avant tout un personnage de fiction, et que, c'est bien connu, la fiction est délire de la même manière que le délire est fiction. C'est pourquoi dans The Swimmer on peut, du point de vue de la fiction, parler à la fois de mélancolie et de délire. Le film porte un regard mélancolique sur un personnage qui délire.

(6) La séquence "saut d'obstacles" renvoie à une autre nouvelle de John Cheever: "O Youth and Beauty!" dans laquelle le personnage principal, Cash Bentley, un ancien champion d'athlétisme, refuse lui aussi, comme Ned Merrill, de vieillir. Pour épater ses amis et leur prouver qu'il est toujours jeune, il exécute régulièrement de fausses courses de haies avec les meubles de son salon. Jusqu'au jour où, ivre, il se casse la jambe, ce qui précipite son déclin. La nouvelle a été adaptée à la télévision pour la série Alfred Hitchcock présente, avec Gary... Merrill dans le rôle de Cash.

(7) L'hypermodernité en tant qu'exacerbation des marqueurs de la modernité, considérant par exemple l'individuation (jouissance sans limite des gagnants, délitement sans fin des perdants) ou encore la rencontre avec l'Autre, toujours plus angoissante.

(8) S'il fallait à tout prix expliquer le "retour" de Ned Merrill, on pourrait dire que sa chute se fait en deux temps: le temps de l'avoir, temps non diégétique correspondant à l'avant-film, et le temps de l'être, celui du film proprement dit. L'avant et l'après, par rapport à la perte, qui spécifient la mélancolie. Après avoir tout perdu de sa splendeur passée, Ned revient dans le plus parfait dénuement, comme dépouillé, vêtu de son dernier oripeau, à savoir ce qui persiste en lui, de son être, cette "aura" phallique qui le faisait encore tenir (dans l'imaginaire)... et qu'il va perdre, à son tour, via toutes ses figures castratrices auxquelles il se confronte (de la mère de l'ami mort à l'ancienne maîtresse, en passant par la baby-sitter et les Biswanger). De sorte que ce qui s'exprime à la fin, quand Ned se retrouve seul (la solitude radicale), pleurant comme un enfant à la porte de sa maison, aujourd'hui à l'abandon, qu'il se révèle privé cette fois de tout attribut, ce pourrait être la "honte", au sens lacanien du terme, qui ferait finalement de The Swimmer un étonnant précis d'hontologie: le sujet mortifié, à l'instant de sa chute, se voyant réduit à rien, pire: à moins que rien, au déchet. Déchétisation à laquelle ferait écho la séquence où Ned traverse la route, offrant l'image du pauvre hère, suscitant nulle compassion (la canette de bière que lui jette un automobiliste), un vrai "va-nu-pieds" pour le coup: l'individu tombé au plus bas — l'être-déchet.