L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie (2013).
I. Lieux-dits: Guiraudie, 2007.
"Je ne sais pas si ça tient à la recherche d’un style, mais on commence toujours le cinéma avec un désir de forme très forte. Autant j’étais très dogmatique sur mes premiers films, autant j’ai envie maintenant de me débarrasser du dogme, d’essayer de retrouver une liberté, même si, pour le coup, ça m’a conduit, avec Voici venu le temps, à une sorte d’académisme. Je ne veux plus faire de la mise en scène qui s’affiche de façon ostentatoire, comme placée sur un piédestal, à la manière de Ce vieux rêve qui bouge. Ceci dit, faire des films qui se suffisent de l’histoire qu’ils sont en train de raconter me déplaît aussi, parce que, quand même, la forme, ce n’est pas une petite question." (Alain Guiraudie)
En 2007, Guiraudie cherchait à se renouveler...
Il existe une vraie dialectique de l’espace chez Alain Guiraudie. C’est elle qui donne à certains de ses plans toute leur force, où se trouvent convoqués à la fois la beauté du monde, son opacité et le désir secret d’en troubler l’ordre. Si Guiraudie revendique dorénavant une image plus triviale, débarrassée des "fioritures de la composition", il reste néanmoins attaché au plan large qui ne fragmente pas le champ et n’isole pas les acteurs les uns des autres. Une conception de la mise en scène qui vient de son expérience du théâtre dont il a conservé non seulement le plaisir du dialogue, le goût du costume ou encore le respect du travail d’acteur, lui interdisant, par exemple, de monter les répliques, mais aussi une certaine manière d’agencer l’espace qui n’est pas sans rappeler l’art de la scénographie. Un art surtout manifeste dans Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, mais que l’on retrouve aussi dans les longs-métrages (pensons, entre autres, à la séquence onirique de l’aérodrome dans Pas de repos pour les braves, avec ce café à ciel ouvert, perdu en plein champ), témoignant ainsi de l’attachement de Guiraudie à la chose scénique. On lui reproche souvent de faire du "théâtre filmé" sous prétexte qu’il ne découpe pas beaucoup ses plans, oubliant au passage que le théâtre, c’est aussi un art de l’espace, des lignes, des couleurs, des gestes et de la lumière, oubliant surtout que l’essence du cinéma, c’est d’abord de saisir ce qui se passe à l’intérieur d’un cadre.
Le recours à la profondeur de champ contribue également à cette dimension scénographique. Luc Moullet, dans son beau texte sur Du soleil pour les gueux, soulignait "que le causse est le lieu de France où l’on peut voir le plus loin". Et c’est un fait que dans ce film, à l’horizon toujours dégagé, le regard portait loin, très loin, plus loin parfois que les capacités de l’œil humain. Or cet "excès" ne saurait se réduire à une simple invitation à explorer l’espace dans sa profondeur. Au départ, il s’agissait surtout, en prônant un retour à la campagne (et aux classes populaires), de réagir contre un certain cinéma français des années quatre-vingt-dix — "cinéma urbain, en plans serrés, petit-bourgeois et sclérosant". Du soleil pour les gueux fut le manifeste de cette réaction. Mais après Voici venu le temps, ce besoin d’un cinéma au grand air s’est fait moins sentir. Sans pour autant renoncer à la profondeur de champ. Car, comme le plan d’ensemble qui permet de saisir ce qui se passe entre les personnages (étant entendu que, pour Guiraudie, il serait aussi capable de saisir ce qui se passe en chacun d’eux, et ce, sans recourir au plan rapproché — "le gros plan tue l’arrière-plan"), la profondeur de champ, aujourd’hui dégagée de sa fonction, disons, idéologique, relève chez lui non seulement d’une conception perspectiviste de l’espace, mais surtout d’une approche quasi topologique du récit. Elle peut bien offrir un sujet de contemplation au regard du spectateur (on ne saurait nier la puissance picturale de certains plans chez Guiraudie), elle permet d’abord d’épouser le mouvement du récit. L’envie de voir plus loin, c’est aussi l’utopie, cette envie d’ailleurs si chère à Guiraudie, ailleurs que le cinéaste ne se contente pas de rejeter dans l’invisibilité d’un hors-champ, mais qu’il convoque aussi visuellement, au plus profond du champ, à travers la netteté de ses horizons. Le regard serait donc également critique, questionnant ce qui est à voir, en accord finalement avec le discours du film, mixte savamment dosé de réflexions existentielles, de préoccupations sociopolitiques et d’histoires sentimentales. Pour preuve, ces plans récurrents où l’on voit un ou plusieurs personnages traverser la totalité du champ, soit d’avant en arrière, jusqu’à disparaître à l’horizon sous la forme de point(s) minuscule(s), soit d’arrière en avant, occupant alors progressivement l’ensemble du cadre. Qu’il s’agisse de monologue ou de dialogue, les voix sont perçues off, très distinctement et de façon égale malgré les variations de distance. Un artifice très fréquent au cinéma, mais qui prend ici une résonance particulière du fait même de l’étendue du champ traversé. Au point que l’on se demande si ce n’est pas la parole qui finit par imposer à l’espace sa profondeur, celui-ci se creusant pour que celle-là puisse se déployer, ce qui ferait de l’espace rien d’autre que l’espace même de la parole. Il y a chez Guiraudie un véritable amour du texte. En cela, il est proche d’un René Allio, avec qui, d’ailleurs, il partage de nombreux points communs: les origines paysannes, l’attachement à une région (l'Occitanie chez Guiraudie, pour Allio, c’était Marseille), la passion du théâtre (de Tchekhov à Brecht) et cette idée — que Guiraudie expose souvent à ses comédiens et qu’Allio, lui, rattachait à la "tradition carnavalesque" de Bakhtine — de "parler légèrement des choses sérieuses et, à l’inverse, gravement des choses légères".
Il est un autre élément qui témoigne chez Guiraudie du caractère faussement théâtral, mais véritablement scénographique, de ses films: son refus du champ-contrechamp. Du procédé, il n’use que par nécessité, lorsqu’il s’impose de manière évidente, comme dans la séquence de Voici venu le temps où les notables s’adressent à la foule réunie sur la place. En revanche, lors de la scène où les guerriers sont attablés et discutent entre eux, Guiraudie va jusqu’à faire déplacer le personnage qui est debout, l’amenant de l’autre côté de la table, pour ne pas recourir au champ-contrechamp. Un refus qui répond d’abord à un souci d’efficacité, surtout lorsque le temps de tournage est resserré. En fait, le champ-contrechamp a toujours posé problème à Guiraudie. Dans Ce vieux rêve qui bouge, le cinéaste en faisait même le procès à travers les deux seuls vrais mouvements de caméra du film (les autres ne faisant qu’accompagner le déplacement des personnages), lorsqu’il prolongeait le regard du contremaître vers le héros, puis celui du héros vers le contremaître, par deux longs travellings, représentant ainsi ce qui, habituellement, avec la technique du champ-contrechamp, n'est pas filmé. Il serait facile de voir dans ce rejet du champ-contrechamp un principe libertaire — laisser le spectateur faire son propre découpage —, mais chez Guiraudie, cela témoigne plutôt d’une résistance. "Le champ-contrechamp, c’est quelque chose avec lequel je me sens mal à l’aise. Au début, sur les premiers films, je me blindais énormément, j’étais dans une logique de découpage très précis, je faisais très peu de chevauchements entre les plans, parfois c’était quasiment “montage interdit”. Je m’appuyais sur ça aussi par manque de confiance. Ce refus du champ-contrechamp est longtemps resté un parti pris chez moi. D’abord pour des raisons éthiques — le refus de mettre en scène au montage —, ensuite parce que les comédiens ne gérant pas la continuité du film, je me disais: autant leur laisser la continuité de la séquence. Mais surtout, ce que je redoute beaucoup avec le champ-contrechamp, c’est qu’il pousse à une forme de négligence: on tourne, et puis, au bout d’un moment, on n’en a rien à foutre. Il y a une insouciance, un manque de rigueur qui est associé au champ-contrechamp. Comme on a toujours la possibilité de mettre en scène au montage, de "matcher", de mettre un comédien de dos quand il est mauvais sur une réplique, finalement on tourne, et il n’y a pas grand monde sur le coup."
De sorte que c’est dans les déplacements des personnages que se manifeste le mieux l’aspect scénographique du cinéma guiraudien. C’est là, dans ces mouvements fondés sur le rythme, qui voient les personnages traverser le plan dans toutes les directions, y entrant et sortant par tous les côtés, non seulement latéralement mais aussi par le bas ou le haut, mouvements inscrits dans le cadre du récit (c’est la circulation du désir — politique, amoureux, fictionnel — qui est à l’œuvre dans les films de Guiraudie), que le "lieu" finit par atteindre une autre dimension. Du soleil pour les gueux apparaît ainsi comme une succession de diagonales, aux combinaisons multiples, qui transforme l’espace en une grande scène d’opéra — l’opéra des gueux? —, scène parfaitement circonscrite, emprisonnant les personnages, et, en même temps, sans limites, leur ouvrant tout le champ des possibles. Dans Ce vieux rêve qui bouge, l’espace semble, au contraire, s’organiser en mouvements circulaires. Il y a le héros, chargé de démonter la machine, et qui donc tourne autour, ceux qui tournent autour de lui et les autres qui, eux, tournent en rond, faute d’occupation. S’il rechigne à utiliser le champ-contrechamp, Alain Guiraudie éprouve, au contraire, une vraie jubilation à faire circuler ses personnages. Des mouvements qui, chez lui, finissent toujours par s’abstraire de leur dimension narrative pour ne plus former que des lignes géométriques. Ces lignes, d’ailleurs, ne se limitent pas aux seuls mouvements des personnages. Verticales (les pans de murs de Tout droit jusqu’au matin, l’architecture de l’usine dans Ce vieux rêve qui bouge), horizontales (la ligne d’horizon — un tiers de ciel, deux tiers de terre — dans Du soleil pour les gueux), obliques (les arbres penchés de la Force des choses), courbes ou sinueuses (routes, rues, chemins, dans la plupart des films), les lignes sont partout chez Guiraudie.
Si la lumière participe évidemment à la structuration de l’espace — surtout lorsqu’elle est rasante, renforçant ainsi l’effet de profondeur, ou au contraire rayonnante, s’infiltrant à l’intérieur d’un lieu, remodelant son architecture, jusqu’à le transfigurer, comme l’usine de Ce vieux rêve qui bouge — les couleurs y concourent de façon plus éclatante encore. Chez Guiraudie, une ou deux couleurs, plus vives que les autres, suffisent généralement pour accrocher le regard dans un coin du cadre et en déplacer les lignes de force. Cette façon d’introduire des couleurs renvoie, bien sûr, à l’idée d’injecter de l’imaginaire dans le réel, idée que le cinéaste a longtemps défendue pour ses films. Elle témoigne surtout de son talent de coloriste. Alain Guiraudie a beaucoup peint vers la fin des années quatre-vingt-dix, à une époque où il avait cessé de travailler. On ne saurait assimiler le travail du peintre à celui du cinéaste. Pour autant, on ne peut faire abstraction du fait que derrière le regard du cinéaste se cache un vrai regard de peintre (autre point commun avec Allio) dont on trouve trace à tout instant par la façon qu’a Guiraudie d’entrecroiser des lignes ou d’ajouter des couleurs. Aujourd’hui, le cinéaste a décidé de changer de palette — c’est le sujet d’une des séquences du Roi de l'évasion, où des personnages discutent de la couleur d’un nouveau tracteur —, même s’il ne s’agissait jusqu’à présent que d’égayer le réel, en y incorporant un peu de jaune, d’orange ou de rose. "J’ai envie de prendre les choses telles qu’elles sont, sans rien embellir. Et pour les couleurs, ce sera pareil. Quand on regarde les gens, ils sont surtout habillés en noir, en blanc, en marron, en kaki…" Des couleurs moins vives, moins pop, en accord avec la volonté de Guiraudie d’ancrer son cinéma dans la réalité sociale du moment, ce dont témoigne aussi l’abandon, au niveau du scénario, de tout ce qu’il y avait d’un peu extravagant jusque-là dans ses films: la belle langue, les noms invraisemblables (des personnages comme des villages), les professions imaginaires, etc. Reste le noir, pas une nouvelle couleur pour Guiraudie car y travaillant depuis le début, à travers les séquences de nuit, tous ces passages nocturnes dont regorge son œuvre. C'est qu'en terme d’espace, il existe un vrai dialogue entre les deux types de nuit que sont la nuit réelle et la nuit américaine, la première se révélant plus profonde que la seconde dont la lumière bleutée se rapproche de la convention théâtrale — le bleu pour figurer la nuit — et, en même temps, vient, par son caractère homogénéisant, annuler toute profondeur. Cet espace de la nuit, Guiraudie l’explorera dans le Roi de l'évasion, la séquence dans la forêt, vers la fin du film où, profitant du fait que les voix auront été bien identifiées en amont, il pourra courir le risque du noir. "La nuit, tout est sombre et, en même temps, la pupille se dilate, on voit des choses... jusqu’à présent, on n’a jamais réussi à fouiller la texture de la nuit dans la forêt. On sent le plus souvent que c’est du ballon à hélium éclairé au-dessus des personnages, on est dans l’artificialité, alors que ce qui m’intéresse c’est la matière de la nuit, entre ce qui est gris, noir et très noir... Et puis, il y a l’heure magique. On l’a souvent essayée avec Antoine Héberlé [le chef op des films de Guiraudie avant le Roi de l'évasion]: faire une séquence de nuit, soit au crépuscule finissant, soit au tout début de l’aube... c’est très enthousiasmant, il faut vraiment être prêt car on n’a droit qu’à deux prises, et encore..."
Et vint donc le Roi de l'évasion (2009).
II. Du soleil pour les gays.
Ah le Roi de l'évasion... un de mes Guiraudie préférés, film dopé aux "dourougnes", regorgeant de trouvailles et, ce qui ne gâte rien, d’une drôlerie ravageuse. Les personnages ont ce qu'on appelle "un physique": le héros, une sorte de Fatty gay pas fatigué du tout (il court, il pédale, il baise...), passe une bonne partie du film en slip... on y croise (entre autres) un septuagénaire priapique et le flic qui surveille tout ça est aussi chauve et inquiétant qu’il est démesurément grand (c'est Juppé monté sur échasses).
Avec ce film, Guiraudie tournait donc une page. Fini les plans bien léchés, les couleurs pimpantes, les espaces ouverts à l'infini, les personnages qui traversent le cadre dans tous les sens. Fini aussi les histoires à dormir debout et les noms à coucher dehors... Bon, il y avait encore quelques panoramiques (sur la campagne albigeoise) et de longues séquences de poursuite (à travers cette même campagne), mais c'est le fonds commun du cinéma guiraudien. Un auteur ne change pas de style, il en modifie simplement les composantes, lorsque, avec le temps, certaines commencent à se dessécher. C'est une façon aussi d'adapter la forme au contenu. Dans Voici venu le temps, le film précédent, le resserrement du cadre renvoyait, outre l'impossibilité de Guiraudie de tourner dans les décors naturels initialement prévus, à un rétrécissement du champ fictionnel, le cinéaste sacrifiant la dimension "utopique" de ses premiers films pour quelque chose de plus introspectif, voire même d'assez douloureux. D'où la mélancolie du film (1). Avec le Roi de l'évasion, Guiraudie poursuit dans cette veine intimiste, mais les batteries ont été rechargées. On y retrouve les grandes questions existentielles (du style: peut-on échapper à ce qui nous détermine?), comme celles qui nourrissaient Du soleil pour les gueux et Pas de repos pour les braves, ainsi que les états d'âme, touchant directement à l'homosexualité de l'auteur, comme dans Ce vieux rêve qui bouge... ici la crise de la quarantaine chez un vendeur de tracteurs, un "gentil pédé", jusque-là amateur d’hommes plus tout jeunes et qui s'amourache d'une gamine de 16 ans. La réussite du film tient à l’équilibre entre polar freudien (Lucian, pas Sigmund) et comédie aux champs, bluette métaphysique et trip sensualiste, ballet foutraque et chasse à l'homme (pour le mettre dans son pieu). Un Guiraudie pour beaucoup en roue libre, oui peut-être, mais à voir aussi comme le dernier vrai moment de liberté pour l'auteur (l'évasion en question) avant de se colleter au grand film équationnel (à une inconnue) que sera le suivant, dans l'espace pour le coup réduit d'un bord de lac.
(1) Il y a dans Voici venu le temps, un émouvant portrait d’artiste, celui d’un homme d’âge mûr fabriquant une machine, machine de rêve, faite de chaînes et de "bidounes", machine impossible — il n’arrive pas à la finir bien qu’étant près du but — et pourtant possible puisqu’il en rêve. Voilà bien une des plus belles images du désir qu’on ait vue au cinéma. Rappelons que le désir chez Guiraudie structure toute son œuvre, qu'il en est le moteur, comme dans n’importe quelle œuvre, mais également la matière, le sujet par excellence que le cinéaste ne cesse d’interroger de film en film, et sous toutes ses formes. Cette métaphore du désir on la trouvait dans Ce vieux rêve qui bouge à travers la machine que le héros, un jeune technicien homo, démontait en même temps qu’il draguait le contremaître de l’usine, sous le regard excité, mais aussi désabusé, d’un vieil ouvrier. Le désir y était tout à la fois celui du sexe, du politique et de la fiction. Quel cinéaste français est capable aujourd’hui de mettre en scène avec autant d’acuité, de poésie et d’ampleur narrative la question, si essentielle, du désir?
III. Le lac, l'amant.
L'Inconnu du lac (2013). C'est qui, c'est quoi, cet inconnu, sinon bien sûr le désir... le désir sous la forme du silure, cet énorme poisson-chat qui vivrait dans le lac, équivalent à celui, plus petit, de la cascade dans Oncle Boonmee de Weerasethakul, sauf qu'ici on ne le voit pas et qu'il n'y a pas de princesse mais seulement des hommes, que des hommes, beaux, moches, gros, à moustaches, allongés sur la plage ou assis à discuter, de face (pas de champ/contrechamp évidemment), comme Stewart et Widmark au bord de la rivière dans les Deux Cavaliers de Ford, sauf que là ils sont à poil (et sans moumoutes), les organes génitaux bien à l'air, livrés au regard du spectateur (le point de vue du silure?), à la manière de n'importe quels nudistes... Nature donc (rien à voir avec une quelconque pose homoérotique) — c'est Guiraudie lui-même qu'on voit en premier, histoire de donner l'exemple — et pourtant fascinant. Car le sexe masculin, vu comme ça, de front, et quand bien même il ne serait pas en érection, c'est aussi le fascinus, ce qui accroche le regard — au départ on ne peut s'en détacher. L'inconnu est d'abord là, dans cette réalité habituellement cachée, qu'on expose de façon un peu performative (la frontalité) — on n'est pas dans un nudie — mais qui progressivement se fond dans le décor, un décor minimaliste, dénudé lui aussi: une plage où l'on mate, s'épie — regard en coin — et le petit bois derrière où l'on va baiser, sous le regard parfois d'un voyeur (au sens large, il ne se cache pas) en train de se masturber (personnage sympathique auquel Guiraudie offre les scènes les plus drôles).
Décor qui apparaît ainsi comme une scène de théâtre, vue à la fois de face et de côté, faisant de la plage le devant de la scène et son côté cour (le bois = le lointain et le côté jardin), avec ses personnages qui entrent et qui sortent, son rideau d'arbres, balayés par le vent, sa rampe de soleil et son parking en coulisses. Soit un vrai dispositif (théâtral et pictural) qui permet au film de s'aventurer en-deçà du désir (et de la scène de sexe non simulée qui en est le point d'orgue), dans des recoins plus obscurs, quand chaque soir, alors que la nuit commence à tomber, les corps se séparent et l'angoisse surgit, au détour d'un plan (deux hommes qui se baignent sous la lune, une R5 rouge abandonnée sur le parking, une scène d'amour qui est en fait une scène de meurtre...), une angoisse de plus en plus prégnante (qui est aussi celle du thriller, voire du slasher), à mesure que le film avance, débordant sur les scènes de jour (Franck seul au milieu du lac), jusqu'au finale, sublime, une fois l'ami supprimé (Henri, personnage en marge de la scène, qui rêvait d'un amour sans sexe — véritable aphanisis du film — et appelé dès lors à disparaître), qu'il ne reste plus que l'amant (Michel l'assassin, au faux air de Mark Spitz, surtout quand il est dans l'eau), autrement dit le désir pur, dans ce qu'il a de plus effrayant, de plus monstrueux, qu'on voudrait fuir mais auquel on ne peut résister. Désir aliénant, mortifère, mais pas si extrême que ça (la référence à Bataille, cité un peu partout, même par Guiraudie, me paraît excessive). C'est que, dans la nuit qui clôt le film, alors que Franck appelle Michel, on entend les oiseaux chanter.
IV. L'homme aux loups.
Bien sûr, il y a du mythe dans Rester vertical (2016), celui du loup, l’Autre cruel ("Ici le loup tue") à défaut d’être méchant, opposé au bébé, la jouissance de l'Autre, il y a aussi du conte, avec ce que cela suppose de peurs et de fantasmes, il y a même de la fable, et sa dimension sociale, le loup et l’agneau ou la raison du plus fort... il y a surtout beaucoup de "symbolique". Traversant la France en diagonale, comme dans un film de Stévenin, ici du causse lozérois au Finistère, et son côté bout du monde (à petite échelle), en passant par le marais poitevin, mais sans but précis, sinon de revenir à son point de départ (soit une forme d’errance, entre la fuite du Roi de l’évasion et le surplace de l’Inconnu du lac), Rester vertical, et son titre programmatique, récapitule tout en en déclinant de nouvelles, les principales obsessions et autres questions existentielles qui depuis le début jalonnent l’œuvre de Guiraudie. Des questions tournant toujours autour d'un même thème, celui du désir, sauf que là, à grands coups de fictionnalité, qui privilégie le "réel" en tant que matière concrète (cf. la scène d’accouchement), le film rabote (on passe directement du désir de bébé à la naissance, neuf mois plus tard, annoncée, neuf mois plus tôt, par les gros plans, genre L’origine du monde, du sexe de la femme que Guiraudie délaisse par la suite, ce n'est pas son propos)... plus qu’il ne radote, allant à l’essentiel, sans s’embarrasser de fioritures, c’est le moins qu’on puisse dire, pas toujours évident, en termes de réception (le suicide du vieux, enculé en douceur pendant qu’il s’éteint, c’est quand même... violent), mais pas incohérent, si on se place du côté de la fiction (chez Guiraudie, la sodomie n’a évidemment pas de connotation asociale, sadienne ou que sais-je, c’est simplement un acte d’amour, et à ce titre tout le monde, enfin surtout les mecs, peut y passer: les vieux, même ceux qui écoutent du Pink Floyd — en fait c'est Wooden Shjips et Wall of Death qu'on entend —, les gros, les moches... enfin pas tout le monde, faut pas non plus exagérer, quand il s'agit du grand-père de son propre bébé).
Comment conjuguer désir homo (qu'il soit sexuel ou parental), peur (symbolisée par le loup) et rencontre (debout) avec l'Autre? C'est tout l'enjeu du film. Et à ce niveau Guiraudie fait montre dans la conduite de son récit, tout en ellipses, d'une maîtrise impressionnante. Non sans scories, c'est le prix à payer, mais d'une réelle force, immanente, concrète, qui mêle, sur fond de ruralité et de solitude, le doux et le sec, le tendre et le brut, pris dans les rets du quotidien. Guiraudie n'a jamais été aussi loin. De même qu'il n'a jamais été aussi loin dans sa façon de filmer la nuit, qui ne soit pas américaine, une vraie nuit (superbes séquences dont celle qui voit le beau-père du héros utiliser le bébé comme appât pour attirer le loup), parce que c'est de cela qu'il s'agit, non pas de réalisme, mais de vérité, et que la vérité ça passe aussi et surtout par la fiction. Au détour du film, Léo (Damien Bonnard qui ressemble, ce n'est pas un hasard, à Guiraudie plus jeune), cinéaste qui n'arrive pas à écrire son scénario, faute de temps et d'inspiration, un scénario qu'il doit remettre au plus vite à son producteur, fait étape dans la cabane d'une thérapeute new age qui le sonde à l'aide d'électrodes végétales. C'est manifestement bidon. Et quelque chose me dit que, à travers cet épisode, Guiraudie fait lui aussi le choix de la fiction, de celle qui exclut le sens (ou du moins n'en fait pas sa quête), à la manière d'une analyse, se colletant avec le réel, contre la narration trop bien construite, nourrie de bons mots, offerts à l'interprétation, mais à côté de la plaque... Chez Guiraudie, c'est heurté, parfois heurtant, mais ça sonne vrai. Via le récit, les paysages traversés, les personnages, aux tronches pas possibles (le beau-père notamment, une gueule de première ligne de rugby, on dirait Ron Perlman).
Donc l'analyse. Freud bien sûr (Sigmund, auquel on pourra toujours associer, picturalement, dans le traitement des corps masculins, son petit-fils Lucian). Mais Freud à travers ce dans quoi l'analyse, et ses "délires" d'interprétation, ses écueils liés à la question du transfert, peut elle aussi tomber. Ainsi du célèbre cas de "l'Homme aux loups", Freud ayant multiplié les erreurs, dans son désir d'avoir raison, jusqu'à déclencher la paranoïa du patient. Rien à voir avec le film, bien sûr. Seulement l'idée que dans Rester vertical on devine à travers tout ce matériau, fait de trous, d'ombres et de fulgurances (comme autant d'inventions lumineuses), à la réalité par moments incertaine, quasi onirique (cf. la scène où le héros est attaqué par des SDF et se retrouve à poil), que la fiction, ça fabrique des éléments de vérité qui viennent "dialectiser" l'opposition, par trop binaire, entre réel et imaginaire, permettant ainsi que celles-ci cohabitent, justifiant, par exemple, la scène déjà citée du bébé-appât, lequel, en tant que bébé, évoque aussi bien l'agneau sacrifié que Romulus et Rémus, l'important n'étant pas de donner du sens à la scène, mais d'en faire émerger, poétiquement (au sens premier du mot poésie: l'acte même de créer), toute la puissance de réel. Ce qui me fait penser à la théorie des fictions, chère à Bentham et qu'appréciait tant Lacan parce que chez Bentham (et mieux encore chez quelqu'un comme Diderot) la fiction, loin de représenter quelque chose d'illusoire ou de trompeur, renvoie précisément à ce que Lacan soutient lorsqu'il énonce que la vérité a structure de fiction. Bon là, je m'avance un peu trop. Il n'empêche. "Rester vertical", ce n'est pas que surmonter sa peur quand on est face au loup, ce n'est pas non plus que bander, c'est aussi ériger l'ensemble narratif, créatif, poétique, invisible mais solide, à partir duquel une fiction, une vraie, pas un scénario sur-écrit, va pouvoir se déployer. Pleinement.
V. Alain Akbar.
Viens je t'emmène (2022). Film ingrat, pas immédiatement séduisant, à l'instar de Voici venu le temps, comme si le choix de titres "chansonnesques" (France Gall après "l'Île aux enfants") ne portait pas trop chance au cinéaste. Une absence de séduction, à l'image des corps nus de Jean-Charles Clichet (Médéric) en développeur web bien enveloppé, et Noémie Lvovsky (Isadora), en prostituée, elle aussi bien en chair; lui, la petite quarantaine qui trimballe sa nonchalance entre jogging et vaporette; elle, la bonne cinquantaine qui traîne sa mélancolie entre le sexe (dans lequel elle s'oublie, point G à la clé) et son mac (qu'elle ne peut oublier, vu les coups qu'il lui donne, jaloux comme un tigre qu'il est)... un manque de séduction en fait trompeur: d'abord parce que les personnages chez Guiraudie gagnent souvent en beauté à mesure que le film avance (et qu'on les connaît davantage), mais surtout parce que ce côté "moche" est l'enjeu même du film, que l'auteur a voulu ainsi, gris de chez gris: Clermont-Ferrand — pour Guiraudie un retour à la ville, que le héros, comme attendu, se plaît à parcourir, mais pas un retour aux sources: une ville du centre, de bonne taille, que le cinéaste filme, sans attirance, comme n'importe quelle "moyenne grande" ville — au moment de Noël (comme dans Ma nuit chez Maud de Rohmer, mais là, on n'y parle pas de philo ou de religion, enfin si, de religion, en l'occurrence de djihad, suite à l'attentat terroriste qui met la ville en ébullition et rend ses habitants parano, surtout ceux de l'immeuble où vit le héros, après que celui-ci a hébergé Sélim, un jeune Arabe fugueur qui pourrait être un des terroristes que recherche la police). De sorte que la "belle histoire d'amour" — belle parce qu'improbable — entre Médéric (qui est contre la prostitution et aime d'amour Isadora, avec qui il voudrait partir) et Isadora la générosité même, et pas que dans les courbes (mais qui, elle, semble-t-il, est plus accro à son homme et son métier qu'à Médéric)... que cette histoire, donc, s'en trouve contrariée et ce d'autant plus qu'il règne durant tout le film un sentiment non seulement de trouble (à tous les niveaux) mais pire, ou mieux, de flou artistique, concernant notamment la sexualité des personnages, hormis bien sûr pour Isadora (vu que c'est une professionnelle), parce que pour les autres, on ne sait pas trop, l'orientation sexuelle se révélant pour le moins... fluide. Ainsi du héros qui déclare ne pas être homosexuel (puisqu'il aime Isadora et aussi pour ne pas continuer d'héberger Sélim qui, lui, le serait, homosexuel, c'est pour ça qu'il ne serait pas djihadiste, aux dires de la petite Noire qui en est amoureuse... puis déclare être homosexuel, ce qu'il est probablement, Isadora étant alors l'exception, pour échapper aux avances de son amie macroniste, celle qui a créé sa start-up et veut l'embaucher)... Cette fluidité (déconcertante à première vue mais finalement cohérente, en plus d'être tendrement ironique comme toujours chez Guiraudie) va de pair avec la lumière nébuleuse du film et son obscurcissement progressif, jusqu'au noir de la partie finale, nocturne, que l'auteur travaille de nouveau et encore plus que dans ses films précédents. Et permet, une fois tout le monde rentré, dans l'immeuble où jusqu'à présent on passait son temps à ouvrir et refermer sa porte (comme chez Musset), eh bien, dorénavant, petite lueur d'optimisme dans un monde réduit aux images en boucle des chaînes d'info, que les portes restent entrouvertes, pour Médéric et son nouvel ami, le vieux baroudeur en marcel, armé jusqu'aux dents, qui, avec l'assaut de l'immeuble par les jeunes dealers de la cité, a vécu un "truc fort" et ne veut pas dormir tout seul, pour Selim aussi et la belle entrepreneuse, invités, eux, à passer la nuit dans l'appartement dudit baroudeur... sans oublier la petite Noire, accourant pour les rejoindre, au cri d'"attendez-moi" (et non "Allah Akbar", ni même "Omar Omar"). Encore une chanson.
PS. Entre Rester vertical et Viens je t'emmène, Alain Guiraudie a écrit un roman, Rabalaïre (suivi cette année de Pour les siècles des siècles), véritable somme (mille pages) où l'auteur réexplore tout son univers, y brassant ses thèmes habituels, des premiers courts (via les questions "existentielles" — ou simplement basiques — que n'arrête pas de se poser le héros) à justement Viens je t'emmène (présent en miroir dans le roman) et Miséricorde (2024), le dernier Guiraudie, qui sortira à l'automne, en passant par le Roi de l'évasion (tout aussi présent). A suivre, donc...