30/04/2024

Les Dits de Guiraudie

  L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie (2013).

  I. Lieux-dits: Guiraudie, 2007.
"Je ne sais pas si ça tient à la recherche d’un style, mais on commence toujours le cinéma avec un désir de forme très forte. Autant j’étais très dogmatique sur mes premiers films, autant j’ai envie maintenant de me débarrasser du dogme, d’essayer de retrouver une liberté, même si, pour le coup, ça m’a conduit, avec Voici venu le temps, à une sorte d’académisme. Je ne veux plus faire de la mise en scène qui s’affiche de façon ostentatoire, comme placée sur un piédestal, à la manière de Ce vieux rêve qui bouge. Ceci dit, faire des films qui se suffisent de l’histoire qu’ils sont en train de raconter me déplaît aussi, parce que, quand même, la forme, ce n’est pas une petite question." (Alain Guiraudie)

En 2007, Guiraudie cherchait à se renouveler...

Il existe une vraie dialectique de l’espace chez Alain Guiraudie. C’est elle qui donne à certains de ses plans toute leur force, où se trouvent convoqués à la fois la beauté du monde, son opacité et le désir secret d’en troubler l’ordre. Si Guiraudie revendique dorénavant une image plus triviale, débarrassée des "fioritures de la composition", il reste néanmoins attaché au plan large qui ne fragmente pas le champ et n’isole pas les acteurs les uns des autres. Une conception de la mise en scène qui vient de son expérience du théâtre dont il a conservé non seulement le plaisir du dialogue, le goût du costume ou encore le respect du travail d’acteur, lui interdisant, par exemple, de monter les répliques, mais aussi une certaine manière d’agencer l’espace qui n’est pas sans rappeler l’art de la scénographie. Un art surtout manifeste dans Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, mais que l’on retrouve aussi dans les longs-métrages (pensons, entre autres, à la séquence onirique de l’aérodrome dans Pas de repos pour les braves, avec ce café à ciel ouvert, perdu en plein champ), témoignant ainsi de l’attachement de Guiraudie à la chose scénique. On lui reproche souvent de faire du "théâtre filmé" sous prétexte qu’il ne découpe pas beaucoup ses plans, oubliant au passage que le théâtre, c’est aussi un art de l’espace, des lignes, des couleurs, des gestes et de la lumière, oubliant surtout que l’essence du cinéma, c’est d’abord de saisir ce qui se passe à l’intérieur d’un cadre.
Le recours à la profondeur de champ contribue également à cette dimension scénographique. Luc Moullet, dans son beau texte sur Du soleil pour les gueux, soulignait "que le causse est le lieu de France où l’on peut voir le plus loin". Et c’est un fait que dans ce film, à l’horizon toujours dégagé, le regard portait loin, très loin, plus loin parfois que les capacités de l’œil humain. Or cet "excès" ne saurait se réduire à une simple invitation à explorer l’espace dans sa profondeur. Au départ, il s’agissait surtout, en prônant un retour à la campagne (et aux classes populaires), de réagir contre un certain cinéma français des années quatre-vingt-dix — "cinéma urbain, en plans serrés, petit-bourgeois et sclérosant". Du soleil pour les gueux fut le manifeste de cette réaction. Mais après Voici venu le temps, ce besoin d’un cinéma au grand air s’est fait moins sentir. Sans pour autant renoncer à la profondeur de champ. Car, comme le plan d’ensemble qui permet de saisir ce qui se passe entre les personnages (étant entendu que, pour Guiraudie, il serait aussi capable de saisir ce qui se passe en chacun d’eux, et ce, sans recourir au plan rapproché — "le gros plan tue l’arrière-plan"), la profondeur de champ, aujourd’hui dégagée de sa fonction, disons, idéologique, relève chez lui non seulement d’une conception perspectiviste de l’espace, mais surtout d’une approche quasi topologique du récit. Elle peut bien offrir un sujet de contemplation au regard du spectateur (on ne saurait nier la puissance picturale de certains plans chez Guiraudie), elle permet d’abord d’épouser le mouvement du récit. L’envie de voir plus loin, c’est aussi l’utopie, cette envie d’ailleurs si chère à Guiraudie, ailleurs que le cinéaste ne se contente pas de rejeter dans l’invisibilité d’un hors-champ, mais qu’il convoque aussi visuellement, au plus profond du champ, à travers la netteté de ses horizons. Le regard serait donc également critique, questionnant ce qui est à voir, en accord finalement avec le discours du film, mixte savamment dosé de réflexions existentielles, de préoccupations sociopolitiques et d’histoires sentimentales. Pour preuve, ces plans récurrents où l’on voit un ou plusieurs personnages traverser la totalité du champ, soit d’avant en arrière, jusqu’à disparaître à l’horizon sous la forme de point(s) minuscule(s), soit d’arrière en avant, occupant alors progressivement l’ensemble du cadre. Qu’il s’agisse de monologue ou de dialogue, les voix sont perçues off, très distinctement et de façon égale malgré les variations de distance. Un artifice très fréquent au cinéma, mais qui prend ici une résonance particulière du fait même de l’étendue du champ traversé. Au point que l’on se demande si ce n’est pas la parole qui finit par imposer à l’espace sa profondeur, celui-ci se creusant pour que celle-là puisse se déployer, ce qui ferait de l’espace rien d’autre que l’espace même de la parole. Il y a chez Guiraudie un véritable amour du texte. En cela, il est proche d’un René Allio, avec qui, d’ailleurs, il partage de nombreux points communs: les origines paysannes, l’attachement à une région (l'Occitanie chez Guiraudie, pour Allio, c’était Marseille), la passion du théâtre (de Tchekhov à Brecht) et cette idée — que Guiraudie expose souvent à ses comédiens et qu’Allio, lui, rattachait à la "tradition carnavalesque" de Bakhtine — de "parler légèrement des choses sérieuses et, à l’inverse, gravement des choses légères".
Il est un autre élément qui témoigne chez Guiraudie du caractère faussement théâtral, mais véritablement scénographique, de ses films: son refus du champ-contrechamp. Du procédé, il n’use que par nécessité, lorsqu’il s’impose de manière évidente, comme dans la séquence de Voici venu le temps où les notables s’adressent à la foule réunie sur la place. En revanche, lors de la scène où les guerriers sont attablés et discutent entre eux, Guiraudie va jusqu’à faire déplacer le personnage qui est debout, l’amenant de l’autre côté de la table, pour ne pas recourir au champ-contrechamp. Un refus qui répond d’abord à un souci d’efficacité, surtout lorsque le temps de tournage est resserré. En fait, le champ-contrechamp a toujours posé problème à Guiraudie. Dans Ce vieux rêve qui bouge, le cinéaste en faisait même le procès à travers les deux seuls vrais mouvements de caméra du film (les autres ne faisant qu’accompagner le déplacement des personnages), lorsqu’il prolongeait le regard du contremaître vers le héros, puis celui du héros vers le contremaître, par deux longs travellings, représentant ainsi ce qui, habituellement, avec la technique du champ-contrechamp, n'est pas filmé. Il serait facile de voir dans ce rejet du champ-contrechamp un principe libertaire — laisser le spectateur faire son propre découpage —, mais chez Guiraudie, cela témoigne plutôt d’une résistance. "Le champ-contrechamp, c’est quelque chose avec lequel je me sens mal à l’aise. Au début, sur les premiers films, je me blindais énormément, j’étais dans une logique de découpage très précis, je faisais très peu de chevauchements entre les plans, parfois c’était quasiment “montage interdit”. Je m’appuyais sur ça aussi par manque de confiance. Ce refus du champ-contrechamp est longtemps resté un parti pris chez moi. D’abord pour des raisons éthiques — le refus de mettre en scène au montage —, ensuite parce que les comédiens ne gérant pas la continuité du film, je me disais: autant leur laisser la continuité de la séquence. Mais surtout, ce que je redoute beaucoup avec le champ-contrechamp, c’est qu’il pousse à une forme de négligence: on tourne, et puis, au bout d’un moment, on n’en a rien à foutre. Il y a une insouciance, un manque de rigueur qui est associé au champ-contrechamp. Comme on a toujours la possibilité de mettre en scène au montage, de "matcher", de mettre un comédien de dos quand il est mauvais sur une réplique, finalement on tourne, et il n’y a pas grand monde sur le coup."
De sorte que c’est dans les déplacements des personnages que se manifeste le mieux l’aspect scénographique du cinéma guiraudien. C’est là, dans ces mouvements fondés sur le rythme, qui voient les personnages traverser le plan dans toutes les directions, y entrant et sortant par tous les côtés, non seulement latéralement mais aussi par le bas ou le haut, mouvements inscrits dans le cadre du récit (c’est la circulation du désir — politique, amoureux, fictionnel — qui est à l’œuvre dans les films de Guiraudie), que le "lieu" finit par atteindre une autre dimension. Du soleil pour les gueux apparaît ainsi comme une succession de diagonales, aux combinaisons multiples, qui transforme l’espace en une grande scène d’opéra — l’opéra des gueux? —, scène parfaitement circonscrite, emprisonnant les personnages, et, en même temps, sans limites, leur ouvrant tout le champ des possibles. Dans Ce vieux rêve qui bouge, l’espace semble, au contraire, s’organiser en mouvements circulaires. Il y a le héros, chargé de démonter la machine, et qui donc tourne autour, ceux qui tournent autour de lui et les autres qui, eux, tournent en rond, faute d’occupation. S’il rechigne à utiliser le champ-contrechamp, Alain Guiraudie éprouve, au contraire, une vraie jubilation à faire circuler ses personnages. Des mouvements qui, chez lui, finissent toujours par s’abstraire de leur dimension narrative pour ne plus former que des lignes géométriques. Ces lignes, d’ailleurs, ne se limitent pas aux seuls mouvements des personnages. Verticales (les pans de murs de Tout droit jusqu’au matin, l’architecture de l’usine dans Ce vieux rêve qui bouge), horizontales (la ligne d’horizon — un tiers de ciel, deux tiers de terre — dans Du soleil pour les gueux), obliques (les arbres penchés de la Force des choses), courbes ou sinueuses (routes, rues, chemins, dans la plupart des films), les lignes sont partout chez Guiraudie.
Si la lumière participe évidemment à la structuration de l’espace — surtout lorsqu’elle est rasante, renforçant ainsi l’effet de profondeur, ou au contraire rayonnante, s’infiltrant à l’intérieur d’un lieu, remodelant son architecture, jusqu’à le transfigurer, comme l’usine de Ce vieux rêve qui bouge — les couleurs y concourent de façon plus éclatante encore. Chez Guiraudie, une ou deux couleurs, plus vives que les autres, suffisent généralement pour accrocher le regard dans un coin du cadre et en déplacer les lignes de force. Cette façon d’introduire des couleurs renvoie, bien sûr, à l’idée d’injecter de l’imaginaire dans le réel, idée que le cinéaste a longtemps défendue pour ses films. Elle témoigne surtout de son talent de coloriste. Alain Guiraudie a beaucoup peint vers la fin des années quatre-vingt-dix, à une époque où il avait cessé de travailler. On ne saurait assimiler le travail du peintre à celui du cinéaste. Pour autant, on ne peut faire abstraction du fait que derrière le regard du cinéaste se cache un vrai regard de peintre (autre point commun avec Allio) dont on trouve trace à tout instant par la façon qu’a Guiraudie d’entrecroiser des lignes ou d’ajouter des couleurs. Aujourd’hui, le cinéaste a décidé de changer de palette — c’est le sujet d’une des séquences du Roi de l'évasion, où des personnages discutent de la couleur d’un nouveau tracteur —, même s’il ne s’agissait jusqu’à présent que d’égayer le réel, en y incorporant un peu de jaune, d’orange ou de rose. "J’ai envie de prendre les choses telles qu’elles sont, sans rien embellir. Et pour les couleurs, ce sera pareil. Quand on regarde les gens, ils sont surtout habillés en noir, en blanc, en marron, en kaki…" Des couleurs moins vives, moins pop, en accord avec la volonté de Guiraudie d’ancrer son cinéma dans la réalité sociale du moment, ce dont témoigne aussi l’abandon, au niveau du scénario, de tout ce qu’il y avait d’un peu extravagant jusque-là dans ses films: la belle langue, les noms invraisemblables (des personnages comme des villages), les professions imaginaires, etc. Reste le noir, pas une nouvelle couleur pour Guiraudie car y travaillant depuis le début, à travers les séquences de nuit, tous ces passages nocturnes dont regorge son œuvre. C'est qu'en terme d’espace, il existe un vrai dialogue entre les deux types de nuit que sont la nuit réelle et la nuit américaine, la première se révélant plus profonde que la seconde dont la lumière bleutée se rapproche de la convention théâtrale — le bleu pour figurer la nuit — et, en même temps, vient, par son caractère homogénéisant, annuler toute profondeur. Cet espace de la nuit, Guiraudie l’explorera dans le Roi de l'évasion, la séquence dans la forêt, vers la fin du film où, profitant du fait que les voix auront été bien identifiées en amont, il pourra courir le risque du noir. "La nuit, tout est sombre et, en même temps, la pupille se dilate, on voit des choses... jusqu’à présent, on n’a jamais réussi à fouiller la texture de la nuit dans la forêt. On sent le plus souvent que c’est du ballon à hélium éclairé au-dessus des personnages, on est dans l’artificialité, alors que ce qui m’intéresse c’est la matière de la nuit, entre ce qui est gris, noir et très noir... Et puis, il y a l’heure magique. On l’a souvent essayée avec Antoine Héberlé [le chef op des films de Guiraudie avant le Roi de l'évasion]: faire une séquence de nuit, soit au crépuscule finissant, soit au tout début de l’aube... c’est très enthousiasmant, il faut vraiment être prêt car on n’a droit qu’à deux prises, et encore..."

Et vint donc le Roi de l'évasion (2009).

II. Du soleil pour les gays.

Ah le Roi de l'évasion... un de mes Guiraudie préférés, film dopé aux "dourougnes", regorgeant de trouvailles et, ce qui ne gâte rien, d’une drôlerie ravageuse. Les personnages ont ce qu'on appelle "un physique": le héros, une sorte de Fatty gay pas fatigué du tout (il court, il pédale, il baise...), passe une bonne partie du film en slip... on y croise (entre autres) un septuagénaire priapique et le flic qui surveille tout ça est aussi chauve et inquiétant qu’il est démesurément grand (c'est Juppé monté sur échasses). Avec ce film, Guiraudie tournait donc une page. Fini les plans bien léchés, les couleurs pimpantes, les espaces ouverts à l'infini, les personnages qui traversent le cadre dans tous les sens. Fini aussi les histoires à dormir debout et les noms à coucher dehors... Bon, il y avait encore quelques panoramiques (sur la campagne albigeoise) et de longues séquences de poursuite (à travers cette même campagne), mais c'est le fonds commun du cinéma guiraudien. Un auteur ne change pas de style, il en modifie simplement les composantes, lorsque, avec le temps, certaines commencent à se dessécher. C'est une façon aussi d'adapter la forme au contenu. Dans Voici venu le temps, le film précédent, le resserrement du cadre renvoyait, outre l'impossibilité de Guiraudie de tourner dans les décors naturels initialement prévus, à un rétrécissement du champ fictionnel, le cinéaste sacrifiant la dimension "utopique" de ses premiers films pour quelque chose de plus introspectif, voire même d'assez douloureux. D'où la mélancolie du film (1). Avec le Roi de l'évasion, Guiraudie poursuit dans cette veine intimiste, mais les batteries ont été rechargées. On y retrouve les grandes questions existentielles (du style: peut-on échapper à ce qui nous détermine?), comme celles qui nourrissaient Du soleil pour les gueux et Pas de repos pour les braves, ainsi que les états d'âme, touchant directement à l'homosexualité de l'auteur, comme dans Ce vieux rêve qui bouge... ici la crise de la quarantaine chez un vendeur de tracteurs, un "gentil pédé", jusque-là amateur d’hommes plus tout jeunes et qui s'amourache d'une gamine de 16 ans. La réussite du film tient à l’équilibre entre polar freudien (Lucian, pas Sigmund) et comédie aux champs, bluette métaphysique et trip sensualiste, ballet foutraque et chasse à l'homme (pour le mettre dans son pieu). Un Guiraudie pour beaucoup en roue libre, oui peut-être, mais à voir aussi comme le dernier vrai moment de liberté pour l'auteur (l'évasion en question) avant de se colleter au grand film équationnel (à une inconnue) que sera le suivant, dans l'espace pour le coup réduit d'un bord de lac.

(1) Il y a dans Voici venu le temps, un émouvant portrait d’artiste, celui d’un homme d’âge mûr fabriquant une machine, machine de rêve, faite de chaînes et de "bidounes", machine impossible — il n’arrive pas à la finir bien qu’étant près du but — et pourtant possible puisqu’il en rêve. Voilà bien une des plus belles images du désir qu’on ait vue au cinéma. Rappelons que le désir chez Guiraudie structure toute son œuvre, qu'il en est le moteur, comme dans n’importe quelle œuvre, mais également la matière, le sujet par excellence que le cinéaste ne cesse d’interroger de film en film, et sous toutes ses formes. Cette métaphore du désir on la trouvait dans Ce vieux rêve qui bouge à travers la machine que le héros, un jeune technicien homo, démontait en même temps qu’il draguait le contremaître de l’usine, sous le regard excité, mais aussi désabusé, d’un vieil ouvrier. Le désir y était tout à la fois celui du sexe, du politique et de la fiction. Quel cinéaste français est capable aujourd’hui de mettre en scène avec autant d’acuité, de poésie et d’ampleur narrative la question, si essentielle, du désir?

III. Le lac, l'amant.

L'Inconnu du lac (2013). C'est qui, c'est quoi, cet inconnu, sinon bien sûr le désir... le désir sous la forme du silure, cet énorme poisson-chat qui vivrait dans le lac, équivalent à celui, plus petit, de la cascade dans Oncle Boonmee de Weerasethakul, sauf qu'ici on ne le voit pas et qu'il n'y a pas de princesse mais seulement des hommes, que des hommes, beaux, moches, gros, à moustaches, allongés sur la plage ou assis à discuter, de face (pas de champ/contrechamp évidemment), comme Stewart et Widmark au bord de la rivière dans les Deux Cavaliers de Ford, sauf que là ils sont à poil (et sans moumoutes), les organes génitaux bien à l'air, livrés au regard du spectateur (le point de vue du silure?), à la manière de n'importe quels nudistes... Nature donc (rien à voir avec une quelconque pose homoérotique) — c'est Guiraudie lui-même qu'on voit en premier, histoire de donner l'exemple — et pourtant fascinant. Car le sexe masculin, vu comme ça, de front, et quand bien même il ne serait pas en érection, c'est aussi le fascinus, ce qui accroche le regard — au départ on ne peut s'en détacher. L'inconnu est d'abord là, dans cette réalité habituellement cachée, qu'on expose de façon un peu performative (la frontalité) — on n'est pas dans un nudie — mais qui progressivement se fond dans le décor, un décor minimaliste, dénudé lui aussi: une plage où l'on mate, s'épie — regard en coin — et le petit bois derrière où l'on va baiser, sous le regard parfois d'un voyeur (au sens large, il ne se cache pas) en train de se masturber (personnage sympathique auquel Guiraudie offre les scènes les plus drôles).
Décor qui apparaît ainsi comme une scène de théâtre, vue à la fois de face et de côté, faisant de la plage le devant de la scène et son côté cour (le bois = le lointain et le côté jardin), avec ses personnages qui entrent et qui sortent, son rideau d'arbres, balayés par le vent, sa rampe de soleil et son parking en coulisses. Soit un vrai dispositif (théâtral et pictural) qui permet au film de s'aventurer en-deçà du désir (et de la scène de sexe non simulée qui en est le point d'orgue), dans des recoins plus obscurs, quand chaque soir, alors que la nuit commence à tomber, les corps se séparent et l'angoisse surgit, au détour d'un plan (deux hommes qui se baignent sous la lune, une R5 rouge abandonnée sur le parking, une scène d'amour qui est en fait une scène de meurtre...), une angoisse de plus en plus prégnante (qui est aussi celle du thriller, voire du slasher), à mesure que le film avance, débordant sur les scènes de jour (Franck seul au milieu du lac), jusqu'au finale, sublime, une fois l'ami supprimé (Henri, personnage en marge de la scène, qui rêvait d'un amour sans sexe — véritable aphanisis du film — et appelé dès lors à disparaître), qu'il ne reste plus que l'amant (Michel l'assassin, au faux air de Mark Spitz, surtout quand il est dans l'eau), autrement dit le désir pur, dans ce qu'il a de plus effrayant, de plus monstrueux, qu'on voudrait fuir mais auquel on ne peut résister. Désir aliénant, mortifère, mais pas si extrême que ça (la référence à Bataille, cité un peu partout, même par Guiraudie, me paraît excessive). C'est que, dans la nuit qui clôt le film, alors que Franck appelle Michel, on entend les oiseaux chanter.

IV. L'homme aux loups.

Bien sûr, il y a du mythe dans Rester vertical (2016), celui du loup, l’Autre cruel ("Ici le loup tue") à défaut d’être méchant, opposé au bébé, la jouissance de l'Autre, il y a aussi du conte, avec ce que cela suppose de peurs et de fantasmes, il y a même de la fable, et sa dimension sociale, le loup et l’agneau ou la raison du plus fort... il y a surtout beaucoup de "symbolique". Traversant la France en diagonale, comme dans un film de Stévenin, ici du causse lozérois au Finistère, et son côté bout du monde (à petite échelle), en passant par le marais poitevin, mais sans but précis, sinon de revenir à son point de départ (soit une forme d’errance, entre la fuite du Roi de l’évasion et le surplace de l’Inconnu du lac), Rester vertical, et son titre programmatique, récapitule tout en en déclinant de nouvelles, les principales obsessions et autres questions existentielles qui depuis le début jalonnent l’œuvre de Guiraudie. Des questions tournant toujours autour d'un même thème, celui du désir, sauf que là, à grands coups de fictionnalité, qui privilégie le "réel" en tant que matière concrète (cf. la scène d’accouchement), le film rabote (on passe directement du désir de bébé à la naissance, neuf mois plus tard, annoncée, neuf mois plus tôt, par les gros plans, genre L’origine du monde, du sexe de la femme que Guiraudie délaisse par la suite, ce n'est pas son propos)... plus qu’il ne radote, allant à l’essentiel, sans s’embarrasser de fioritures, c’est le moins qu’on puisse dire, pas toujours évident, en termes de réception (le suicide du vieux, enculé en douceur pendant qu’il s’éteint, c’est quand même... violent), mais pas incohérent, si on se place du côté de la fiction (chez Guiraudie, la sodomie n’a évidemment pas de connotation asociale, sadienne ou que sais-je, c’est simplement un acte d’amour, et à ce titre tout le monde, enfin surtout les mecs, peut y passer: les vieux, même ceux qui écoutent du Pink Floyd — en fait c'est Wooden Shjips et Wall of Death qu'on entend —, les gros, les moches... enfin pas tout le monde, faut pas non plus exagérer, quand il s'agit du grand-père de son propre bébé).
Comment conjuguer désir homo (qu'il soit sexuel ou parental), peur (symbolisée par le loup) et rencontre (debout) avec l'Autre? C'est tout l'enjeu du film. Et à ce niveau Guiraudie fait montre dans la conduite de son récit, tout en ellipses, d'une maîtrise impressionnante. Non sans scories, c'est le prix à payer, mais d'une réelle force, immanente, concrète, qui mêle, sur fond de ruralité et de solitude, le doux et le sec, le tendre et le brut, pris dans les rets du quotidien. Guiraudie n'a jamais été aussi loin. De même qu'il n'a jamais été aussi loin dans sa façon de filmer la nuit, qui ne soit pas américaine, une vraie nuit (superbes séquences dont celle qui voit le beau-père du héros utiliser le bébé comme appât pour attirer le loup), parce que c'est de cela qu'il s'agit, non pas de réalisme, mais de vérité, et que la vérité ça passe aussi et surtout par la fiction. Au détour du film, Léo (Damien Bonnard qui ressemble, ce n'est pas un hasard, à Guiraudie plus jeune), cinéaste qui n'arrive pas à écrire son scénario, faute de temps et d'inspiration, un scénario qu'il doit remettre au plus vite à son producteur, fait étape dans la cabane d'une thérapeute new age qui le sonde à l'aide d'électrodes végétales. C'est manifestement bidon. Et quelque chose me dit que, à travers cet épisode, Guiraudie fait lui aussi le choix de la fiction, de celle qui exclut le sens (ou du moins n'en fait pas sa quête), à la manière d'une analyse, se colletant avec le réel, contre la narration trop bien construite, nourrie de bons mots, offerts à l'interprétation, mais à côté de la plaque... Chez Guiraudie, c'est heurté, parfois heurtant, mais ça sonne vrai. Via le récit, les paysages traversés, les personnages, aux tronches pas possibles (le beau-père notamment, une gueule de première ligne de rugby, on dirait Ron Perlman).
Donc l'analyse. Freud bien sûr (Sigmund, auquel on pourra toujours associer, picturalement, dans le traitement des corps masculins, son petit-fils Lucian). Mais Freud à travers ce dans quoi l'analyse, et ses "délires" d'interprétation, ses écueils liés à la question du transfert, peut elle aussi tomber. Ainsi du célèbre cas de "l'Homme aux loups", Freud ayant multiplié les erreurs, dans son désir d'avoir raison, jusqu'à déclencher la paranoïa du patient. Rien à voir avec le film, bien sûr. Seulement l'idée que dans Rester vertical on devine à travers tout ce matériau, fait de trous, d'ombres et de fulgurances (comme autant d'inventions lumineuses), à la réalité par moments incertaine, quasi onirique (cf. la scène où le héros est attaqué par des SDF et se retrouve à poil), que la fiction, ça fabrique des éléments de vérité qui viennent "dialectiser" l'opposition, par trop binaire, entre réel et imaginaire, permettant ainsi que celles-ci cohabitent, justifiant, par exemple, la scène déjà citée du bébé-appât, lequel, en tant que bébé, évoque aussi bien l'agneau sacrifié que Romulus et Rémus, l'important n'étant pas de donner du sens à la scène, mais d'en faire émerger, poétiquement (au sens premier du mot poésie: l'acte même de créer), toute la puissance de réel. Ce qui me fait penser à la théorie des fictions, chère à Bentham et qu'appréciait tant Lacan parce que chez Bentham (et mieux encore chez quelqu'un comme Diderot) la fiction, loin de représenter quelque chose d'illusoire ou de trompeur, renvoie précisément à ce que Lacan soutient lorsqu'il énonce que la vérité a structure de fiction. Bon là, je m'avance un peu trop. Il n'empêche. "Rester vertical", ce n'est pas que surmonter sa peur quand on est face au loup, ce n'est pas non plus que bander, c'est aussi ériger l'ensemble narratif, créatif, poétique, invisible mais solide, à partir duquel une fiction, une vraie, pas un scénario sur-écrit, va pouvoir se déployer. Pleinement.

V. Alain Akbar.

Viens je t'emmène (2022). Film ingrat, pas immédiatement séduisant, à l'instar de Voici venu le temps, comme si le choix de titres "chansonnesques" (France Gall après "l'Île aux enfants") ne portait pas trop chance au cinéaste. Une absence de séduction, à l'image des corps nus de Jean-Charles Clichet (Médéric) en développeur web bien enveloppé, et Noémie Lvovsky (Isadora), en prostituée, elle aussi bien en chair; lui, la petite quarantaine qui trimballe sa nonchalance entre jogging et vaporette; elle, la bonne cinquantaine qui traîne sa mélancolie entre le sexe (dans lequel elle s'oublie, point G à la clé) et son mac (qu'elle ne peut oublier, vu les coups qu'il lui donne, jaloux comme un tigre qu'il est)... un manque de séduction en fait trompeur: d'abord parce que les personnages chez Guiraudie gagnent souvent en beauté à mesure que le film avance (et qu'on les connaît davantage), mais surtout parce que ce côté "moche" est l'enjeu même du film, que l'auteur a voulu ainsi, gris de chez gris: Clermont-Ferrand — pour Guiraudie un retour à la ville, que le héros, comme attendu, se plaît à parcourir, mais pas un retour aux sources: une ville du centre, de bonne taille, que le cinéaste filme, sans attirance, comme n'importe quelle "moyenne grande" ville — au moment de Noël (comme dans Ma nuit chez Maud de Rohmer, mais là, on n'y parle pas de philo ou de religion, enfin si, de religion, en l'occurrence de djihad, suite à l'attentat terroriste qui met la ville en ébullition et rend ses habitants parano, surtout ceux de l'immeuble où vit le héros, après que celui-ci a hébergé Sélim, un jeune Arabe fugueur qui pourrait être un des terroristes que recherche la police). De sorte que la "belle histoire d'amour" — belle parce qu'improbable — entre Médéric (qui est contre la prostitution et aime d'amour Isadora, avec qui il voudrait partir) et Isadora la générosité même, et pas que dans les courbes (mais qui, elle, semble-t-il, est plus accro à son homme et son métier qu'à Médéric)... que cette histoire, donc, s'en trouve contrariée et ce d'autant plus qu'il règne durant tout le film un sentiment non seulement de trouble (à tous les niveaux) mais pire, ou mieux, de flou artistique, concernant notamment la sexualité des personnages, hormis bien sûr pour Isadora (vu que c'est une professionnelle), parce que pour les autres, on ne sait pas trop, l'orientation sexuelle se révélant pour le moins... fluide. Ainsi du héros qui déclare ne pas être homosexuel (puisqu'il aime Isadora et aussi pour ne pas continuer d'héberger Sélim qui, lui, le serait, homosexuel, c'est pour ça qu'il ne serait pas djihadiste, aux dires de la petite Noire qui en est amoureuse... puis déclare être homosexuel, ce qu'il est probablement, Isadora étant alors l'exception, pour échapper aux avances de son amie macroniste, celle qui a créé sa start-up et veut l'embaucher)... Cette fluidité (déconcertante à première vue mais finalement cohérente, en plus d'être tendrement ironique comme toujours chez Guiraudie) va de pair avec la lumière nébuleuse du film et son obscurcissement progressif, jusqu'au noir de la partie finale, nocturne, que l'auteur travaille de nouveau et encore plus que dans ses films précédents. Et permet, une fois tout le monde rentré, dans l'immeuble où jusqu'à présent on passait son temps à ouvrir et refermer sa porte (comme chez Musset), eh bien, dorénavant, petite lueur d'optimisme dans un monde réduit aux images en boucle des chaînes d'info, que les portes restent entrouvertes, pour Médéric et son nouvel ami, le vieux baroudeur en marcel, armé jusqu'aux dents, qui, avec l'assaut de l'immeuble par les jeunes dealers de la cité, a vécu un "truc fort" et ne veut pas dormir tout seul, pour Selim aussi et la belle entrepreneuse, invités, eux, à passer la nuit dans l'appartement dudit baroudeur... sans oublier la petite Noire, accourant pour les rejoindre, au cri d'"attendez-moi" (et non "Allah Akbar", ni même "Omar Omar"). Encore une chanson.

PS. Entre Rester vertical et Viens je t'emmène, Alain Guiraudie a écrit un roman, Rabalaïre (suivi cette année de Pour les siècles des siècles), véritable somme (mille pages) où l'auteur réexplore tout son univers, y brassant ses thèmes habituels, des premiers courts (via les questions "existentielles" — ou simplement basiques — que n'arrête pas de se poser le héros) à justement Viens je t'emmène (présent en miroir dans le roman) et Miséricorde (2024), le dernier Guiraudie, qui sortira à l'automne, en passant par le Roi de l'évasion (tout aussi présent). A suivre, donc...

17/04/2024

Ruizomes

  Mystères de Lisbonne de Raúl Ruiz (2010).

  A mon père, qui aimait les jardins.

Dans l’œuvre pléthorique, protéiforme, labyrinthique et donc insaisissable de Raúl Ruiz, beaucoup s’accordent à reconnaître une inflexion après l’Œil qui ment (1992) — un film au titre emblématique —, où Ruiz avait exacerbé la part d’hermétisme (récit déconstruit et volontiers énigmatique, univers fantastico-onirique, etc.) à laquelle se trouve confronté le spectateur à la vision de ses films, véritable point d’orgue de ce "baroque surréaliste" qui le caractérise (1). Disons, pour simplifier, qu’à partir de Trois vies et une seule mort (1995), le film suivant, le cinéma de Ruiz devient plus proustien que borgésien et qu’au fil des ans il tend même à devenir de plus en plus proustien, sans pour autant congédier la part borgésienne qui lui est propre — de sorte qu’un film comme le Temps retrouvé (1998), qui marque la rencontre officielle entre Ruiz et Proust, apparaît moins comme une adaptation de Proust que comme une tentative (réussie) de Ruiz pour intégrer l’univers de l’écrivain au sien. Aujourd’hui, avec Mystères de Lisbonne et sa structure feuilletonesque, le récit gagne en fluidité (le roman-fleuve), ce qui ne veut pas dire en vraisemblance (le récit cultive à loisir les invraisemblances) mais en cohérence, en "co-errance", les histoires s’assemblant, voire s’emboîtant, telles des matriochkas, autour de la double intrigue que constituent les origines de l’enfant sans nom (João alias Pedro da Silva ou X, c’est tout comme) et les multiples identités du père Dinis, dont le passé reste mystérieux, proche en cela d’autres héros de la littérature, tels le Vautrin de Balzac ou le Rodolphe d’Eugène Sue, mais aussi, à travers son rôle de confident et d’embrayeur de fiction, l’abbé Faria d’Alexandre Dumas.

Ruiz mode d’emploi.

Aux dires mêmes de Ruiz, Mystères de Lisbonne est conçu "comme un puzzle dont chaque scène est un seul plan, et chaque plan une pièce." (2) Du jeu de l’oie au puzzle, en passant par le labyrinthe, le cinéma de Ruiz est depuis le début placé sous le signe du jeu. Le jeu au sens du ludus (Roger Caillois), si l’on considère le plaisir éprouvé par tout artiste à résoudre une difficulté créée par lui-même dans le seul but d’en venir à bout, mais aussi au sens pulsionnel du terme, qui fait du jeu une vraie poétique de l’égarement, où le plaisir est moins dans la réussite du jeu (sortie du labyrinthe, achèvement du puzzle) que dans son expérimentation, la manière de s’y perdre, comme si l’essentiel était de retarder le plus longtemps possible la fin du jeu. Dans Mystères de Lisbonne, cette double notion de ludus et de pulsion est d’autant plus marquée qu’à la figure du puzzle s’ajoute l’aspect foisonnant du récit, évoquant, outre les grands romans du XIXe siècle, l’œuvre d’un Georges Perec (à travers, notamment, le thème des origines), même si chez ce dernier l’assemblage du puzzle participe d’une tout autre ambition: le jeu comme moyen de se reconstruire, où les pièces agencées représenteraient autant de périodes d’une vie, une façon finalement de passer du jeu au "je". Si le film de Ruiz n’est pas aussi cérébral dans sa construction que peuvent l’être certains romans de Perec, tel La Vie mode d’emploi, véritable puzzle de puzzles (3), il n’en demeure pas moins proche, ne serait-ce que parce que Ruiz partage avec Perec le même penchant — quenélien — pour un art faussement aléatoire, qui accepte le hasard, le revendique même, à la condition qu’il soit le produit d’une contrainte, imposée par l’artiste, ici la construction du puzzle et son réservoir de potentialités. Ainsi Perec, en préambule à La Vie mode d’emploi: "ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste: le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc." (4) Dans Mystères de Lisbonne, la "découpe" du puzzle — qui n’est pas le montage — associe des plans-séquences faciles à intégrer au déroulement du récit et d’autres plus difficiles, ménageant des temps d’incertitude, mieux de perplexité (principe même du puzzle). Perplexité d’autant plus réjouissante que, à l’instar du "romans" de Perec, le puzzle de Ruiz est impossible à achever, qu’il est constamment renouvelé, à chaque nouvelle pièce assemblée, à chaque nouvelle scène filmée (comme dans l'Hypothèse du tableau volé), le plus souvent en longs travellings ophulsiens, circulant autour des personnages, manifestation du lien qui les unit secrètement.

Le jugement des flèches.

Dans la préface qui accompagne l’édition française du roman de Camilo Castelo Branco (5), Raúl Ruiz précise un peu plus sa conception "hérétique" du récit, prolongeant ce qu’il écrivait dans Poétique du cinéma à propos de la "théorie du conflit central" (6), une théorie qu’il a toujours combattue, au point que Mystères de Lisbonne apparaît aujourd’hui comme le plus bel exemple (à défaut d’être le plus radical) de ce qu’on peut opposer au système narratif classique (hollywoodien). Présenté comme le chef-d’œuvre de Ruiz, ce qu’il est peut-être, le film marque surtout un aboutissement dans sa filmographie; c’est le film rêvé par excellence, celui qu’il rêvait de faire depuis longtemps, qui lui permet — et plus encore que lors de son adaptation de L'Ile au trésor de Stevenson — de renouer avec ses premiers émois de cinéphile, quand, dans les années 1950, au Chili, il s’émerveillait des films de série B qui passaient dans une petite salle de cinéma de son village, des films "sans queue ni tête, monstrueux peut-être par surabondance de queues et de têtes" (7), signés Ford Beebe, Reginald Le Borg, ou encore Hugo Fregonese, et dont il apprendra plus tard, sur la foi du fameux manuel de John Howard Lawson, édictant les règles à respecter pour écrire un bon scénario (Theory and Technique of Playwriting and Screenwriting, 1949), qu’ils "étaient mauvais parce que mal construits" (8). Comme si la quête de Ruiz avait été, toute sa vie, de démentir la sentence de Lawson, de prouver que son "système de valeurs" en valait bien un autre, surtout qu’il pouvait rivaliser avec celui de tous ces "experts ès scénarios" qui, à la suite de Lawson, ont prôné la crédibilité comme condition première à la réussite d’un film. On peut même avancer qu’avec Mystères de Lisbonne Ruiz a cherché à démontrer la supériorité de son système tant celui-ci permet, en s’affranchissant des questions de crédibilité, de concevoir un film non seulement comme une somme d’histoires plus ou moins bien agencées, mais aussi comme une œuvre toujours ouverte, questionnant son propre devenir, une sorte de film à venir, pour citer un de ses autres films, pour paraphraser surtout Blanchot, où l’on devine un horizon, ce vers quoi pourrait/devrait tendre le cinéma, comme la littérature: le récit au pluriel, disséminé, éparpillé...
Car que dit cette théorie du conflit central? Que l'histoire commence […] quand le personnage auquel on s’attache veut quelque chose et bataille pour l’obtenir (Guillaume Tell voulant fendre la pomme que son fils a sur la tête sans toucher un seul de ses cheveux). Il faut qu’il y ait des risques, des incertitudes, des péripéties soumises à la trajectoire de la flèche que va décrocher le héros (qui représente la flèche narrative guidant toute l’intrigue). Il y a crise, climax et dénouement. Et après, félicité ou tragédie." (9) C’est le conflit majeur sous lequel se rangent tous les autres conflits. Or, chez Ruiz, il n’y a pas de conflit majeur; le récit n’est jamais centré autour d’une action unique, œuvrant dans une seule direction, mais toujours excentré par rapport à plusieurs actions, multipliant les directions, comme autant de flèches, différant donc des techniques habituelles de narration qui, selon David Bordwell (relu par Ruiz), "se basent sur une certaine idée de vraisemblance (ou évidence narrative)", et grâce auxquelles "les fictions les plus échevelées sont acceptables, et acceptées", cette même vraisemblance répugnant à "tout écart par rapport à la ligne directrice" (10). Dans la série télévisée Mystères de Lisbonne, le découpage en épisodes, centrés sur une histoire et un personnage, nuit au principe des flèches multiples décrit par Ruiz. Lui-même le reconnaît. Si, sur le plan narratif, le film s’apparente à la "bataille d’Azincourt", la série, elle, ressemblerait plutôt à six petits "Guillaume Tell". Ainsi réduit à l’état de bloc fictionnel, un épisode comme "Les crimes d’Anacleta dos Remédios", qui raconte par la voix d’un des personnages l’histoire la plus excentrée du roman (elle n’apparaît pas dans la version cinéma), perd de son pouvoir digressif. Reste que chez Ruiz, l’"ex-centricité" ne doit pas seulement au caractère indirect du récit mais aussi aux multiples mises en abyme que le cinéaste opère parallèlement. Voix over, trompe-l’œil, miroirs, tableaux vivants, petits théâtres, etc., tout y est réfléchi. De sorte qu’une histoire, quelle qu’elle soit, en contient nécessairement une autre; de sorte qu’un personnage, quel qu’il soit, en contient nécessairement un autre. Deux histoires en une, deux personnages en un, c’est le minimum fictionnel, pourrait-on dire, dans tout récit ruizien.

Une fiction à la puissance n.

Si dans Mystères de Lisbonne le récit semble se démultiplier à l’infini, c’est peut-être moins lié à la prolifération des histoires — le principe des récits tentaculaires, rhizomiques ou gigognes étant à la base de la plupart des films de Ruiz —, dont on sait qu’elle doit, outre aux films de série B découverts à l’adolescence et au goût de la littérature (de G.K. Chesterton à... Corín Tellado, la reine des novelas, en passant par Edgar Poe, Stevenson et bien d’autres), au statut d’exilé de Ruiz, le poussant, comme chez tout exilé, à faire de son passé une source d’histoires incroyables ("incroyables mais vraies", dirait Pierre Bellemare, le conteur de Trois vies et une seule mort) — même si la mélancolie qui parcourt le film vient pour l’essentiel du roman de Castelo Branco (mais aussi de la maladie du cinéaste durant le tournage, 11) —, donc moins lié à la prolifération des histoires qu’à la richesse des personnages, dans la mesure où ce qui importe pour Ruiz n’est pas la vie comme une suite d’aventures et/ou de passions mais la manière dont celles-ci sont vécues, et, dans le roman, si violemment, si intensément (jusqu’à s’évanouir pour certains), qu’elles finissent par conduire les personnages à une forme de repli — mystique (beaucoup entrent au couvent) ou mélancolique (d’autres s’enferment dans leur pavillon ou leur château) —, conférant au film son extraordinaire puissance fictionnelle, avec ceci de particulier que chaque personnage, à commencer par le père Dinis, semble constitué de plusieurs personnalités.
Certes, l’idée de "personnage multiple" n’est pas nouvelle chez Ruiz. Elle trouve son origine, comme pour la non-vraisemblance, dans la série B des années 1950, à travers ces mêmes comédiens que Ruiz retrouvait le soir dans les différents films programmés, donnant l’impression qu’ils jouaient plusieurs personnages à la fois (12). Le personnage multiple est d’ailleurs le thème de Trois vies et une seule mort, dans lequel Marcello Mastroianni incarne trois personnages eux-mêmes dédoublés. Une multiplicité qui n’est pas sans évoquer le fameux MPD américain (multiple personality disorder), un trouble psychiatrique apparu dans les années 80 et, depuis, largement popularisé par les médias. Ruiz en parle dans Poétique du cinéma (publié l’année où a été tourné Trois vies...). Ce qui l’intéresse n’est pas la maladie en elle-même (aujourd’hui controversée, 13), mais le lien avec notre époque, ce en quoi un tel trouble — "une folie du XIXe siècle", dit Ruiz —, qui ferait coexister différentes individualités ("virtuelles et néanmoins réelles puisque chacune possède sa propre perception du monde", 14) au sein d’un même corps, emblématise l’indistinction croissante qui existe aujourd’hui entre le "monde audiovisuel" et le monde de tous les jours.
Selon Ruiz, Trois vies et une seule mort évoquait la fin du XXe siècle (15). Mystères de Lisbonne évoque-t-il le début du suivant? Pour le dire autrement: comment Ruiz, pour qui "les règles qui gouvernent le cinéma (disons, Hollywood) sont identiques à la simulation qu’est la vie d’aujourd’hui", nous parle-t-il du XXIe siècle à travers un roman du XIXe? Un paradoxe si l’on considère que, socialement parlant, notre époque exige plutôt d’une personnalité qu’elle soit performante, autrement dit parfaitement unifiée. A moins justement de voir dans la monstruosité que constituerait de nos jours la division subjective (et le MPD qui en est la forme extrême, sinon extrémiste) le symbole même du refus de cette société de performance, dominée par la notion de compétitivité. L’ironie, qui ne pouvait échapper à Ruiz, est que cette société s’incarne idéalement dans ce qu’on appelle la "stratégie de Lisbonne", qui vise à faire de l’Union européenne, "l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" (dixit le rapport Kok). Faut-il voir alors l’Europe de 2010 à travers (et à l’envers de) celle de Napoléon? Et les Mystères... comme un antidote à la stratégie de Lisbonne? Dans le film de Ruiz, chaque personnage, disions-nous, est au moins double (16). Cette multiplicité, loin d’assurer l’efficacité d’un scénario, favorise au contraire la dépense. Au point que lorsqu’on voit le film dans sa continuité, on finit par confondre certains personnages, oublier certaines situations, sans possibilité de retour en arrière, avant de se les rappeler à la faveur d’une nouvelle histoire. Il n’est pas jusqu’aux instances narratives qui, elles aussi, finissent par se mélanger (qui raconte à qui?), laissant planer un doute sur la véracité des faits rapportés. De quoi rendre le film magistralement contre-performant.
Cela dit, on ne saurait trop jouer ici la carte de la contre-performance. Pour la commodité de l’exposé, oublions un instant les préceptes ruiziens et rappelons, en les situant sommairement les uns par rapport aux autres, quels sont les principaux personnages du film:


Les flèches indiquent un rapport de filiation, les traits, un lien conjugal et/ou une passion amoureuse, que celle-ci soit réelle (Pedro da Silva-Angela, Alvaro de Albuquerque-Silvina, Ernest Lacroze-Blanche, Alberto de Magalhães-Eugénia) ou mensongère (Angela-comte de Santa Bárbara, Blanche-Benoît de Montfort, Alberto de Magalhães-duchesse de Cliton, duchesse de Cliton-Pedro), en tous les cas toujours tragique.

Fatum ruizum.

En prônant l’invraisemblance, Ruiz témoigne de l’importance qu’il accorde au récit. Pour autant, c’est l’image qui chez lui détermine la narration. C’est par la forme que le récit advient, à travers notamment la fonction que le cinéaste assigne à ses personnages, dégagés du volontarisme qui caractérise le personnage hollywoodien, subissant l’action plus qu’ils ne la conduisent, comme s’ils étaient sous l’emprise du seul destin. Des personnages, agissant au gré d’événements qu’ils ne maîtrisent pas, et non de vrais "sujets", au sens, disons, métaphysique du terme, avec ce que cela suppose de volonté à satisfaire (volonté d’agir ou de vivre une passion), généralement par la voie la plus directe. "Personne n’échappe à son destin, disaient les anciens Germains. Et les fictions de Camilo le confirment, mais c’est le destin lui-même qui nous échappe. Le fatum." (17) Dans Mystères de Lisbonne, c’est à travers les interventions du père Dinis, toujours là au moment crucial, que le destin, dans ce qu’il a d’incompréhensible, se manifeste le mieux: lorsque la solennité qui lui est propre (qui est aussi celle de Castelo Branco) se trouve désamorcée par une pointe d’humour, parfaitement ruizien (18). Ainsi la scène de l’église, quand le comte de Santa Bárbara, venu prier avant son mariage, entend le père Dinis lui rappeler le malheur qu’un tel mariage va provoquer et, en se retournant, ne découvre que ses habits. Ou encore lorsque Alberto de Magalhães tente d’étrangler Elise de Montfort, après que celle-ci a voulu le tuer, et que le prêtre arrête "miraculeusement" le geste, en convoquant leur passé commun, comme il avait annihilé celui de la jeune femme en retirant préalablement la balle de son pistolet. On peut d’ailleurs voir le père Dinis et Alberto de Magalhães comme deux faces, opposées, d’une même figure. A cause de ce passé commun et des multiples identités sous lesquelles ils ont vécu (pas moins de quatre dans le film), mais aussi parce que tous les deux représentent une figure tutélaire pour João/Pedro, l’un sur le plan spirituel (le père Dinis), l’autre sur le plan matériel (Alberto de Magalhães). Plus généralement, c’est tout le film qui est placé sous le signe de la symétrie et de la dualité. Une dualité qui vient bien sûr de Castelo Branco, mais que Ruiz semble avoir accentuée, soulignant ainsi le côté hawthornien de son cinéma, tel qu’il apparaît dans Trois vies et une seule mort. Ici, les mêmes décors se retrouvent d’un lieu à l’autre, les mêmes situations se répètent d’un personnage à l’autre; les personnages eux-mêmes, non seulement dissimulent plusieurs personnalités, mais semblent chacun le double d’un autre (19).
Il y a un aspect faussement stoïcien chez le père Dinis, marqué, outre l’honnêteté et la vertu, par l’impassibilité du personnage, une impassibilité née, semble-t-il, d’un amour passé, perdu et mué en passion éternelle (autant dire morte). C’est un des nombreux mystères du roman, évoqué lors du troisième épisode de la série ("L’énigme du père Dinis"), dans la scène où Adelaïde, une religieuse, raconte à son amie Angela, au couvent où celle-ci a fait retraite, le destin déchirant de la pauvre Francisca, morte phtisique mais surtout consumée par l’amour impossible qu’elle vouait à Sebastião de Melo, le futur père Dinis, un amour auquel il ne pouvait répondre, prisonnier qu’il était de son passé. Le dialogue est littéralement un dialogue de sourds qui voit les deux nonnes utiliser le langage des signes pour communiquer en secret (la scène, magnifique, exemple parfait de ce que dit Ruiz à propos des images qui préexistent à la narration, n’est malheureusement pas dans le film). Si le père Dinis occupe une place à part dans le récit — centrale sans être au centre —, c’est qu’il est à la fois le fil conducteur et une sorte de court-circuit, révélant (en partie) le secret des autres tout en préservant le sien. Dans la plupart des histoires qui renvoient à sa jeunesse, il apparaît toujours en retrait, parfois flou au second plan, témoin des événements plus qu’acteur (à l’image des servantes du film écoutant leurs maîtres ou maîtresses derrière une porte, ou les observant derrière une fenêtre), personnage en creux, se nourrissant de l’histoire de ceux ou celles qu’il a aimés, connus ou simplement croisés, alors que sa propre histoire, pourtant prodigieuse, reste à l’écart. Un trompe-l’œil, comme toujours chez Ruiz, dans la mesure où ce retrait n’empêche pas le personnage d’influer sur le destin des autres. Car c’est bien la jalousie de Sebastião, transmise à Benoît de Montfort, qui va précipiter la perte de ce dernier, de Blanche et indirectement du colonel Lacroze qu’il avait pourtant contribué à sauver (20). Dans les scènes au présent, qui commandent le récit, le personnage, devenu père Dinis, passe naturellement au premier plan, assurant la fonction de médiation, entre forme et récit, action et narration. L’étrangeté ne vient pas de cette double position, qui est celle finalement de l’écrivain, mais du fait que les deux périodes ne raccordent pas. Il y a comme une fracture dans le récit. L’écart est trop marqué pour ne pas trahir l’existence d’une troisième période, mystérieuse (évoquée dans la chambre secrète que découvre João — une scène absente de la série — et où se trouvent réunis tous les souvenirs du père Dinis, du crâne de sa mère à son uniforme d’ancien soldat napoléonien). Si l’on peut reconnaître au moins deux grandes personnalités au personnage (Sebastião de Melo/père Dinis), on voit qu’entre les deux il en manque une: c’est la pièce manquante du puzzle (du moins la principale), et qui le restera jusqu’à la fin. Une pièce dont on ne sait si elle est française ou portugaise, ou peut-être franco-portugaise. De la même manière que Raúl Ruiz est franco-chilien. Car le secret du film, celui du père Dinis, qui n’est pas celui du roman, inscrit dans son Livre noir, c’est aussi le secret de Ruiz...

A l'envers.

Dans Mystères de Lisbonne, la caméra multiplie les mouvements, allant à la rencontre des personnages, serpentant au milieu des décors, défiant les lois de la physique, parfois s’immobilisant, le temps d’un "tableau", qui rappelle les vieux maîtres hollandais. Mais de toutes ces figures de style, il en est une privilégiée qui revient, de façon incessante, sinon obsédante, lors des scènes de dialogues: le travelling circulaire. Cette insistance, qui confine au systématisme, finit par intriguer. Quelle signification lui accorder? D’abord, on l’a vu, en embrassant ainsi les personnages d’un même mouvement, Ruiz laisse entendre qu’un lien secret les unit. Ensuite, puisqu’il s’agit de dialogues, on se dit qu’il manifeste, à travers ce mouvement, son opposition au système classique du champ-contrechamp qui prévaut dans ce genre de scènes. Et, de fait, il n’y a pas de champ-contrechamp dans Mystères de Lisbonne. Une règle, qui, comme toute règle, a son exception: la rencontre entre Eugénia, l’épouse d’Alberto de Magalhães, et Elise de Montfort (la duchesse de Cliton), son ancienne maîtresse, que Ruiz filme de manière la plus traditionnelle possible, en champ-contrechamp donc, comme si, de tous les couples duels composant le film, celui qui oppose les deux femmes — deux femmes pour un même homme — était le seul véritablement antinomique: le pardon, qui permet d’oublier et vous libère du passé (Eugénia fut elle-même la maîtresse du comte de Santa Bárbara), contre le ressentiment qui, lui, vous y enferme (Elise n’a de cesse de vouloir se venger d’Alberto de Magalhães qui l’a humiliée et a involontairement provoqué la mort de son frère).
En fait, si le mouvement emprunte au travelling circulaire, il n’est pas à proprement parler circulaire; il est plutôt curviligne, fait de très lents va-et-vient, glissant autour des personnages, mouvement d’oscillation qui confère à tous ces plans une temporalité particulière (c’est l’aspect proustien du film). On se souvient alors du début et de cette phrase — l’incipit du roman — prononcée par João/Pedro: "J’étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais." A la fin, Pedro, désespéré devant le mépris affiché à son encontre par la duchesse de Cliton (il n’a pu satisfaire le désir de vengeance de celle-ci, ce désir de vengeance que lui-même avait connu enfant lorsqu’on l’avait traité de bâtard), a décidé de disparaître en s’embarquant pour des terres lointaines, un voyage dont il ne reviendra pas (21). La chambre qu’il occupe, lors de sa dernière étape, redevient celle de son enfance. Il accroche au mur le portrait qu’avait fait de lui une vieille Anglaise, dépose sur la console le petit théâtre en carton que lui avait offert sa mère et la boule en bois (cause de l’accident qui ouvre le récit) que lui avait donné le père Dinis (22), va s’asseoir sur son lit, regarde l’ensemble puis s’allonge, en se recroquevillant. C’est là, dans son lit, à l’approche de la mort, qu’il dicte son histoire. On entend à nouveau la phrase du début mais modifiée: "J’étais un garçon de quinze ans et je ne savais pas qui j’étais." Est-ce une erreur de script, une ruse de Ruiz, ou s’est-il effectivement passé un an entre le début et la fin du film? La voix off continue: "J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que je me suis évanoui. Jusqu’au moment où j’ai rouvert les yeux, j’avais l’impression de rêver." Flash-back. Retour aux premières scènes du film: père Dinis et dona Antónia découvrent João allongé sur son lit, la tête à l’envers. Il est froid. Long plan fixe sur João, resté seul pendant qu’on est parti chercher le médecin. On entend la boule en bois tomber et rouler sur le parquet, puis la musique reprend (23) et la porte de la chambre, laissée entrouverte, commence à se refermer, lentement mais inexorablement. Claquement de la porte. Reprise des visions de João, quand, sous l’emprise de la fièvre, il voyait en "rêve" sa mère et ceux qui l’entouraient, une image flottante, distordue (on pense à Sokourov), progressivement noyés dans un bain de lumière, à la blancheur aveuglante. Fin. Une fin qui suggère manifestement un passage, au moment de la mort.
La dimension cosmique que prend le film dans les derniers plans, via ces corps ondulant jusqu’au blanc final, pourrait faire croire à une "expérience de mort imminente", mais c’est davantage au Bardo tibétain que l’on pense. Michel Chion avait déjà évoqué la question du Bardo à propos d’un autre film de Ruiz, le Borgne (1980), qu’il appelait un "Bardo-film", une formule qu’on pouvait appliquer à tous les films de Ruiz dès l’instant qu’on y retrouve "une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l’impression que les actes n’ont pas lieu qu’une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu’ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d’un centre... et aussi le moment d’une mort que celui qui l’a vécue n’a pas encore vraiment réalisée." (24) Le lent mouvement de va-et-vient qui caractérise Mystères de Lisbonne prendrait alors tout son sens. Il ne ferait que traduire cet état intermédiaire dans lequel se trouve João/Pedro au moment où il nous raconte son histoire. Le mouvement serait celui du récit, dans ce qu’il a non seulement de répétitif et d’inachevé, telle une boucle impossible à boucler, mais aussi d’apaisant, voire d’anesthésiant, quant aux souffrances physiques et morales du narrateur. En cela Ruiz traduirait aussi celles de l’auteur, Camilo Castelo Branco, dont la vie a largement inspiré le roman. Reste que chez Ruiz, on ne saurait se contenter d’un flash-back, si diffracté soit-il, même à l’instant de mourir. Si João avait quatorze ans au début du film et qu’il en a quinze à la fin, c’est que le film ne dure peut-être qu’une année. L’écart d’âge ne serait pas accidentel, ni même anecdotique; il suggérerait que le mouvement s’inverse, faisant de Mystères de Lisbonne un "Bardo-film à l’envers". Contrairement au roman, ce que nous raconte João ne serait pas sa vie telle qu’il l’a vécue, mais bien sa vie telle qu’il aurait aimé la vivre. Le film ne serait alors que le long délire d’un enfant malade, sans nom et sans origines — à partir de la vision (qui, elle, est peut-être réelle) d’une femme prise pour sa mère (ce qui est peut-être vrai) —, rêvant d’histoires invraisemblables qui colorent enfin sa vie, jusque-là des plus ternes. De vraies histoires qui ne sont pas de son âge (l’invraisemblance se situe aussi à ce niveau), mais qu’il serait capable de recréer dans une sorte d’hyperconscience. — L’hyperconscience de la mélancolie.

Apostille.

Lorsque j’ai lu pour la première fois l’adaptation de Carlos Saboga, qui me parut excellente, je me suis laissé emporté par la narration et c’est tout. A la seconde lecture, mon attention s’est concentrée sur l’espèce de paix, de tranquillité qui enveloppait les douloureux événements que l’histoire suggérait et montrait. C’était comme parcourir un jardin. Joris-Karl Huysmans évoque dans son roman La Cathédrale un jardin allégorique (mais réel) dans lequel chaque plante, chaque arbre, chaque fleur représente soit des valeurs morales, soit des péchés. C’est ainsi que j’ai imaginé le film qu’il voulait faire. Comme Le Jardin des fleurs curieuses d’Antonio de Torquemada, comme le jardin d’Eden que décrivit saint Brendan quand il revint de l’au-delà, comme le jardin de L’Enfer de Dante dans lequel chaque fleur, chaque plante est un suicidé châtié.
Linné, le père de la botanique, croyait que Dieu punissait chaque mauvaise action de châtiments dadaïstes: quelqu’un donne un coup de pied à un chat, et dix ans après il voit sa chère et tendre épouse tomber d’un balcon et mourir sous ses yeux (voir la "Némésis divine").
Pendant que je tournais les Mystères de Lisbonne, j’ai souvent pensé à Linné: un jardin est un champ de bataille. Toute fleur est monstrueuse. Au ralenti, tout jardin est shakespearien.
Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.

Un jardinier d’amour 
Arrose une rose puis s’en va.
Un autre la cueille et en profite.
Auquel des deux appartient-elle?

Jardinier d'amour, Compay Segundo

Raúl Ruiz (25)

(1) Hermétisme relatif que Serge Daney rattachait au baroque:"Certains très bons films ont cette particularité: on ne les "comprend" (je veux dire qu’on n’a pas le sentiment de n’y rien comprendre) qu’au moment où on les voit, dans le présent de l’expérience que constitue leur vision. Arrêter de fumer est facile, disait à peu près Mark Twain, j’y suis souvent arrivé. "Comprendre M. Arkadin, Non réconciliés, Francisca ou l’Hypothèse du tableau volé est facile, je l’ai fait à chaque nouvelle vision de ces films. Mais entre deux visions, je n’aurais pas pu raconté l’histoire à mon meilleur ami. C’est là un trait baroque. Le scénario, comme le reste, est en trompe-l’œil. On n’est trompé qu’à telle ou telle distance: un pas de plus et on ne sait même plus qu’on pourrait être trompé (c’est ce dont les cannibales du Territoire font la cruelle expérience)" (Serge Daney, "En mangeant, en parlant", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983).

(2) Jean-Marc Lalanne, "Raúl Ruiz sur un plateau", Les Inrockuptibles n°746, mars 2010.

(3) A ce titre — et même si la référence se situe plutôt du côté de Defoe et son Robinson Crusoé, un des plus grands "poèmes" jamais écrits selon Chesterton — le plus peréquien des grands films de Ruiz demeure peut-être les Trois Couronnes du matelot (1982), entre autres par le plaisir que prend Ruiz, à certains moments, à dresser des "listes" d’objets aussi hétéroclites que celle qui associe une bague, un collier, deux bicyclettes et du café, ou encore une brosse à dents, un roman, un missel, une bouteille d’eau de Cologne, une lettre, un disque de Caruso, des bas et une chaussure (une seule). Car, pour le reste, l’art combinatoire de Ruiz, plus "chamanique" que mathématique, "se distingue des combinaisons froides, ou saturées, telles qu’on les trouve chez Perec" (Raúl Ruiz, in Poétique du cinéma, 1995).

(4) Georges Perec, La Vie mode d'emploi, 1978.

(5) Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, 2011.

(6) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", Poétique du cinéma, op. cit.

(7) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", op. cit.

(8) Id., ibid.

(9) La théorie du conflit central, vaguement inspirée d’Aristote, dont Lawson et ceux qui lui ont emboîté le pas ont assuré le succès aux États-Unis, semble avoir été inventée par Henrik Ibsen et Bernard Shaw et se retrouve sous différentes appellations chez Ruiz: "drame moderne", "drame bourgeois", "postulat Ibsen Shaw". Aujourd’hui elle est devenue le "paradigme de Bordwell", du nom du célèbre théoricien américain. Sur la question du récit chez Ruiz, voir le texte d’Alain Boillat, "Trois vies et un seul cinéaste (Raúl Ruiz). Des récits singuliers qui se conjuguent au pluriel", Décadrages n°15, automne 2009.

(10) Id., ibid.

(11) Dans l’attente d’une intervention chirurgicale lourde, Ruiz a tourné son film en pensant que c’était peut-être le dernier.

(12) "Il y avait Vincent Price ou Robert Taylor qui jouaient beaucoup de rôles, et comme on projetait plusieurs films différents par soir dans ces salles populaires du Chili, un même acteur jouait l’espion soviétique dans un film, Ivanhoé dans un autre; se transformait en un cow-boy qui mourait avant de réapparaître en avocat boiteux... Bref, trois ou quatre personnages pour un même acteur. C’est là quelque chose d’important, que j’ai gardé, surtout dans la Ville des pirates: il y a dans ce film des revenants qui 'reviennent' mécaniquement" (Christine Buci Glucksmann et Fabrice Revault d’Allonnes, "Entretien avec Raúl Ruiz", Raúl Ruiz, 1987).

(13) Le MPD s’est développé aux Etats-Unis dans un climat très particulier, marqué par l’importance des mouvements féministes (invitant à ne plus parler de "névrose hystérique", un concept aux résonances misogynes), le renouveau de l’hypnose, la "découverte" des sévices subis dans l’enfance (dont le MPD devint rapidement synonyme!) et la persistance des figures diaboliques dans les traditions puritaines. Aujourd’hui il semble acquis que la plupart des "personnalités" d’un MPD sont d’origine iatrogène, c’est-à-dire induites par la thérapeutique elle-même.

(14) Raúl Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit.

(15) "Dans Trois vies..., il y a plusieurs personnages qui n’en font qu’un seul. C’est une sorte d’évocation de cette fin de siècle. J’en discutais avec un ami poète chilien, notre siècle s’est ouvert autour de grands ego (Proust, Joyce) et s’achève dans l’éparpillement des personnalités (Pessoa, Pirandello)" (Alain Masson et Philippe Rouyer, "Nous sommes tous des recueils de nouvelles", entretien avec Raúl Ruiz, Positif n°424, juin 1996).

(16) On nous objectera qu’il ne s’agit pas ici véritablement de MPD. Si les personnages connaissent plusieurs vies, elles ne sont pas parallèles, et à ce titre le film évoquerait davantage les jeux de rôle. Pour autant, il est difficile de ne pas voir chez beaucoup de ces personnages des personnalités multiples. Dans la scène où le père Dinis raconte à la duchesse de Cliton l’histoire de sa mère, Blanche de Montfort, l’acteur Adriano Luz est doublé lorsqu’il parle en français mais conserve sa voix lorsqu’il prononce certains noms portugais. Le montage des deux voix, pour le coup très distinctes, crée l’illusion d’un dédoublement de personnalité.

(17) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonneop. cit.

(18) S’il fallait ne retenir qu’une seule scène dans laquelle joue pleinement l’humour de Ruiz, ce serait celle où le baron de Sá retrouve Alberto de Magalhães pour lui transmettre le message de la duchesse de Cliton. Un message qui plonge Alberto dans des pensées impénétrables, ce que Ruiz traduit par un long (et total) silence d’une bonne demi-minute, sous le regard mi-amusé mi-décontenancé du baron.

(19) Si la figure du père Dinis trouve en celle d’Alberto de Magalhães une sorte de double inversé, Benoît de Montfort apparaît, lui, comme le véritable double du prêtre. L’important n’est donc ni la prolifération des histoires, ni même la multiplication des personnages, mais bien, comme l’a souligné Guy Scarpetta, que "chaque personnage puisse donner l’impression qu’il est à la fois lui-même et un autre (celui qu’il a été dans une autre vie, celui dont il est l’écho à différents niveaux du récit)" (Guy Scarpetta, "Vertige de la passion", Positif n°596, octobre 2010).

(20) L’épisode de Blanche de Montfort, qui a trait au passé napoléonien du père Dinis, n’apparaît pas dans le roman Mystères de Lisbonne mais dans la suite écrite par Castelo Branco sous la forme d’un préquel: Le Livre noir du père Dinis (l’existence de ce livre est mentionnée plusieurs fois dans le roman initial), sorte de "généalogie d’un crime" où l’on apprend le douloureux secret du prêtre. Raúl Ruiz envisage de le porter à l’écran.

(21) Rappelons que Mystères de Lisbonne est un enchâssement de deux récits. Le premier, celui de João/Pedro, ouvre et conclut le film; le second, celui du père Dinis, est inclus dans le premier.

(22) Le portrait (que João avait confondu, la première fois qu'il l'avait vu, avec l'image d'un cheval), le théâtre miniature et la boule en bois (pièce d'un jeu de quilles) n'existent pas dans le roman.

(23) La musique, superbe, est signée Jorge Arriagada, le musicien attitré de Raúl Ruiz. Elle s’inspire de Luís de Freitas Branco, l’un des plus grands compositeurs portugais, dont le style, imprégné de thèmes cycliques, s’apparente beaucoup à celui de César Franck.

(24) Michel Chion, "Un Bardo-film", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983.

(25) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonneop. cit.

Texte rédigé en juin 2011. Raúl Ruiz est décédé peu de temps après, le 19 août 2011.

03/04/2024

L'image et la parole


  Francisca de Manoel de Oliveira (1981).

Oliveira, l'énigme. Nous sommes en 2008, Oliveira va avoir 100 ans, son Christophe Colomb vient de sortir. Je ne sais plus qui disait (Biette? à moins que ce ne soit l'intéressé lui-même) que s’il y avait aujourd’hui un cinéaste dont l’œuvre pouvait légitimement renvoyer aux origines du cinéma, c’était bien lui, Oliveira, puisqu’il avait débuté comme cinéaste du muet. L’énigme est là. Derrière la question sur la nationalité de Colomb — était-il portugais? ce dont Oliveira est persuadé — se profile, avec l’évidence des films libérés de toute contrainte, la question sur le cinéma d’Oliveira: appartient-il au muet? J'en suis convaincu, étant entendu que la parole chez Oliveira précède l’image, je veux dire qu’elle lui préexiste (via le théâtre), comme dans tous les films muets, qui ne sont en fait que privés de parole, momentanément, le temps du film, et pour des raisons qui n’appartiennent pas au film, ce qui fait que ces films non parlants n’en sont pas moins parlés (vous me suivez?), que s’ils ne parlent pas, ils vous parlent néanmoins. Chez Oliveira ça parle, ça parle même beaucoup, mais peu importe à la limite ce qu'on y dit, peu importe le sens (rappelez-vous ce qu'Oliveira disait à propos de ce qu'il aimait au cinéma: "une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication" — c'est beau, Godard l'avait même inscrit dans ses Histoire(s) du cinéma, mais je ne suis pas sûr que ça veuille dire quelque chose, c'est d'ailleurs pour ça que c'est beau), seule compte la musique de la langue (maternelle) — laissez-vous porter, les yeux fermés, par la langue portugaise, son roulis chuintant, même si vous n’y comprenez rien, surtout si vous n’y comprenez rien, elle vous emmène très loin, c’est une langue qui traverse les océans —, c’est la langue du récit, du grand récit, qui raconte l’Histoire, et dont Oliveira semble bien aujourd’hui le dernier dépositaire, puisque le dernier cinéaste du muet. Aussi vrai que Colomb était portugais...

BonusNon, ou la Vaine Gloire de commander (1990) et son ouverture, l'une des plus belles jamais filmées, ce long et lent travelling sur l'arbre au son des tambours d'Alejandro Massó. Un arbre immense, majestueux, se dressant à l'entrée du film comme un totem, soit Oliveira lui-même, d'autant qu'il s'agit probablement d'un fromager dont le nom viendrait des rides qui creusent son tronc/front ("formes âgées"), écho à l'âge canonique (deux fois quarante ans) du cinéaste au moment du film, ne sachant pas que le plus gros de son œuvre (un film par an pendant encore plus de vingt ans) se situe devant lui.

Sinon Oliveira est mort en 2015. On attend toujours que ses films soient réédités...

Après cette "mise en bouche", quelques écrits du passé pour se remettre dans le bain (manque celui sur Val Abraham que je n'ai pas retrouvé), précédés du texte de Daney sur Francisca.

Que peut un cœur?
 
Ils sont tous les deux debout, se faisant face.

Camilo — Non. Mais je sais ce que je rejette. Tu ne peux pas le savoir.

José Augusto tressaille, se met à aller et venir convulsivement dans la chambre; il va à la fenêtre, revient vers la table qu'il saisit, se retourne et va se placer face à son ami, de plus en plus en colère.

José Augusto — Je suis peut-être un infirme? Tu crois que je ne peux pas aimer Fanny Justement, je vais éveiller en elle un amour immense; un amour que je refuserai, un amour excité par ma propre sévérité (...) Il s'arrête près de la table et conclut face à la caméra:
Produire un ange dans la plénitude du martyre.

1. Quand ces phrases terribles sont prononcées, nous sommes à Vilar de Paraiso, dans la chambre de Camilo, avec cette alcôve bleue et cet écritoire tourné vers nous. Camilo écrivait et son ami José Augusto est entré par le fond du décor. Nous sommes dans la trente-sixième scène de Francisca, le dernier volet du triptyque consacré par Manoel de Oliveira aux amours frustrés (le Passé et le PrésentAmour de perdition). Nous sommes au moment où les personnages vont irrémédiablement engager leur destin et Oliveira son film. A ce froid programme ("Produire un ange dans la plénitude du martyre"), Camilo ne peut que répondre, troublé: "Tu en serais capable?"
Nous assistons à la naissance d'une passion. Un compte à rebours commence avec ce défi. Un de ces défis que l'on lance, pour l'épater, à son meilleur ami. Qu'on ne lance qu'à son meilleur ami. Comme s'il fallait être deux pour aimer une femme. Oliveira, même s'il traite du romantisme portugais, est un cinéaste du romanesque. Il sait que si "un a toujours tort" et que "la vérité commence à deux", il faut être trois pour partager un crime, pour articuler désir et passion.
Dans Francisca le désir lie plutôt les deux hommes (il sera refoulé) et la passion attache l'un de ces hommes à une femme (mais le mouvement de la passion est infini). Tout sépare les deux (jeunes) hommes et, pour cela même, ils se fascinent l'un l'autre. Qu'est-ce qui peut lier un jeune écrivain pauvre et un jeune aristocrate oisif? Le premier écrit pour vivre et s'imposer auprès de la bonne société de Porto sur laquelle il promène déjà un regard dur: il la méprise (mais il l'envie), elle le méprise (mais elle commence à le reconnaître puisqu'il s'agit de Camilo Castelo Branco, le futur auteur d'Amour de perdition, déjà adapté à l'écran par Oliveira). Le second, José Augusto, est sans désir propre: riche, il n'a rien à gagner, il ne peut que perdre. Camilo, crûment, le lui dit: "Tu aimes par orgueil, tu aimes le luxe d'aimer". Aux pauvres le désir, aux riches la passion. Le désir est production, la passion est gâchis.

2. Au début de cette passion, il y a un troc. Traduisons: José Augusto dit en substance à son ami: cette femme qui ne t'aime pas (sous-entendu: qui n'est pas pour toi), mais dont tu places l'amour si haut, je vais, moi, m'en faire aimer; mais je ne la posséderai pas, elle sera malheureuse et ainsi, je nous vengerai. Toi de ne pas l'avoir eue, moi de ne l'avoir désirée qu'à travers toi. "Produire un ange dans la plénitude du martyre", c'est une forme abrupte, le programme minimum qui, dans nos sociétés, légitime toute alliance exclusivement masculine. Le refoulement du lien homosexuel et l'abaissement de la femme produisent la Femme, c'est-à-dire souvent un ange (parfois un ange bleu). Mais aussi des images, des stars, des madones comme il s'en fabrique et s'en troque si aisément chez les catholiques (voir du côté de Buñuel).
Ensuite, il y a un accident. La femme ne correspond pas au signalement. Il y a erreur sur la personne. Francisca, avec son air doux, est aussi cynique et amorale que José Augusto. D'entrée de jeu, interrogée par Camilo, elle laisse tomber comme par mégarde et par deux fois: "L'âme, c'est un vice". De son côté, à la fin de la scène 36, José Augusto résume l'effrayant destin auquel il se voue: "Des cendres à la place du désir. La conscience au lieu de la passion". Détermination froide, sans objet. L'accident, c'est que José Augusto et Francisca sont pareils, voués à osciller dans le même sens comme des gens mis en présence et dont les hésitations sont synchrones. Les armes de l'un, l'autre peut les utiliser, les retourner contre lui. On transforme son malheur en jouissance, son renoncement en victoire: on fait tout pour avoir le dernier mot. Ainsi Francisca dispose d'une arme secrète qui lui permet de briser le duo romantique et de restaurer le trio infernal: elle écrit (à qui? peu importe) qu'elle est mal traitée, délaissée, peut-être battue. Ses lettres tombent entre les mains de cet autre écrivain qu'est Camilo, lequel les remet à José Augusto. Le coup est terrible: cette femme qui s'est donnée à lire est pire que si elle avait trompé son (futur) mari. José Augusto ira donc jusqu'au bout de son scénario: épouser cette femme qu'il a enlevée et ne pas la toucher.
Enfin, il y a entre les deux un jeu de main chaude. Francisca a renversé le défi de José Augusto au moment où elle lui a crié cette phrase: "Tu m'aimes, je le jure". Phrase stupéfiante. A cette surenchère de l'un sur l'autre, à cette suite de défis, il n'y a pas d'issue. Comme dans le dernier film de Truffaut [la Femme d'à côté], mais sans les restes de fétichisme, la passion est sans fin, inentamable. Elle ne peut disparaître qu'avec la disparition des corps dont elle provient. Et encore.

3. Dans le désir, ce qui fait problème, c'est qu'on ne sait jamais au juste ce que l'autre veut. C'est ce non-savoir qui fait désirer encore plus. Ce qui compte dans la passion, c'est ce que l'autre peut, ce dont il/elle est capable. J'ai indiqué rapidement (mais le film entier à la concision d'un théorème) comment Francisca partait des ruses du désir (José Augusto veut annuler Camilo en faisant semblant de réaliser son désir) pour finir du côté du forcing de la passion. Entre José Augusto et Francisca, un jeu infini et surtout indéterminé, un jeu "sans qualités", un "autre état" pour parler comme Musil. Car au cœur de la passion, comme son moteur vide, il y a une fondamentale incertitude. L'incertitude n'est pas l'aléatoire (qui fut la grande redécouverte du "cinéma moderne"), elle n'est pas non plus l'ignorance ou la méconnaissance (dont les classiques ont bien parlé). C'est encore plus étrange.
Prenons ces moments où certaines phrases du dialogue sont répétées. Tout se passe comme si le fait pour une phrase d'avoir été prononcée (par l'acteur) et aussitôt entendue (par le spectateur) ne lui assurait pas une existence certaine. Comme s'il fallait risquer pour les sons ce qu'on osa faire jadis pour les images: le faux raccord. Comme si les mots du dialogue étaient des choses dont il fallait marquer le point de départ et l'un des points d'arrivée. Dédoublement du dialogue. Jamais on n'aura poussé aussi loin le refus du naturalisme et la nécessité d'adopter en toutes choses (et les mots sont des choses) un point de vue, un angle.
Oliveira dit que seule l'intéresse la représentation. Il le dit avec d'autant moins d'esprit de système qu'en cinquante ans de cinéma, il a déjà tout expérimenté: le documentaire, la fable naturaliste, la comédie mondaine, le pris sur le vif et le montage. Dans Francisca, délivré de tout souci de naturalisme, confronté au matériel intégralement artificiel (texte, décor) qu'il s'est choisi, il fait passer cette relation d'incertitude dans tout le film. Elle n'est pas seulement au cœur de la passion qui consume les personnages, elle est au centre de ce qu'il ne faut pas avoir peur d'appeler son "esthétique". Il faut avoir d'autant moins peur que c'est, de nos jours, plutôt rare...

4. Il y a chez Oliveira (comme chez Syberberg, Bene ou Ruiz, autres grands baroques) un oubli provisoire de toute idée de référent. Chaque "figure" doit décliner son identité, montrer son mode de fonctionnement, être testée selon sa durée, sa solidité, sa vitesse. De quoi l'autre est-il capable? Mais aussi: de quoi telle ou telle figure représentée est-elle capable? Personnages ou décors, détails ou ensembles, objets ou corps. On peut voir Francisca comme un film assez drôle (comme Méliès peut être drôle), toutes les fois qu'une figure "oublie" de se comporter selon le code naturaliste. Je pense à ce moment qui ne manque jamais de faire rire, où José Augusto entre à cheval dans la chambre de Camilo. Un cheval, au lieu de ronger son frein dans les limbes du décor, entre en scène et, du coup, fait basculer l'espace. Ou alors, c'est un personnage du tout premier plan qui, au lieu d'appartenir à l'action, se fige comme une tête de spectateur gênante, devient une partie morte du tableau, une zone de moindre vie dans la scène. Ainsi José Augusto à la fin d'un repas où Camilo a été très bavard et qui somnole au premier plan. Ou même, le tout premier plan du film (le bal). "Je cherche toujours à repérer une ligne qui sépare la machine des acteurs. Car le travail pour la machine consiste à fixer le travail des acteurs à partir de la salle, du fauteuil du spectateur" dit Oliveira. Tant qu'il n'a pas trouvé cette ligne, on ne peut dire ce qui est près et ce qui est loin; le cheval a le droit de se rapprocher ou le dormeur de s'absenter.
Oliveira est un immense scénographe. Parce qu'il ne réduit pas son travail à des "jeux de scène". Le choix des acteurs et des visages obéit à une recherche encore plus paradoxale que celle de Bresson: là où celui-ci s'intéresse à d'éventuels "modèles", Oliveira les prend comme des paysages. Les visages, dans Francisca, sont des montages d'objets dont chacun obéit à sa propre loi et ignore les autres. Ce n'est pas vrai (dira-t-on) de Camilo mais c'est parce que Camilo est un être de désir et que ce désir le fait "consister", identique à lui-même, dans toutes les scènes. En revanche, José Augusto et Francisca, êtres de passion et que cette passion décompose, sont soumis à une vertigineuse anamorphose.

5. Il est beaucoup question de vitesse aujourd'hui, de dromoscopie. On se demande en effet comment on a pu parler si longtemps des films sans s'interroger sur les vitesses comparées des corps qu'ils mettent en mouvement. "Le cinéma, dit encore Oliveira, c'est ce que nous mettons devant la caméra". Mais pour fixer quoi? Les vitesses de décomposition et de recomposition, d'évaporation ou de sédimentation. Dans le monde d'Oliveira, le désir compose et la passion décompose: un œil peut aller plus ou moins vite qu'un regard, une bouche que ce qu'elle dit, Francisca a une façon de "tourner la tête" et José Augusto de "tourner de l'œil" qu'il ne faut pas seulement analyser en termes de typage sociologique (décadence de l'aristocratie) mais renvoyer à la question matérialiste par excellence: que peut un corps?
Deux doigts posés sur une table, une chaussure jetée au loin, des domestiques (toujours très rapides), des cavaliers lents, des lettres, des amours ont des vitesses différentes. Dans Francisca, il est très rare que deux personnages soient affectés d'une même vitesse. Au contraire. S'ils se quittent si rapidement, s'ils se disent précipitamment tant de choses graves, si le récit du film est à ce point lacunaire, c'est qu'ils sont tous sur orbite, tels des astres ou des électrons. Ils ne se rencontrent qu'à des moments précis, calculables certes, mais avec une certaine marge d'incertitude, comme le disait Heisenberg des atomes.
Atomes. Le grand mot est lâché. Je ne vois guère de cinéaste (sinon Biette et son "théâtre des matières") qui soit à ce point proche du matérialisme à l'antique. La force d'Oliveira, c'est qu'il traite d'un des scénarios-types de la religion ("produire un ange dans la plénitude du martyre") avec le manque de pathos et l'acuité détachée d'un philosophe païen. La passion affecte les corps en entier, et chacune des parties de ces corps en entier, et chacune des parties de ces parties en entier, etc. En entier et différemment. Il n'y a pas de fin à l'incertitude brûlante de la passion, surtout pas la mort.

6. La plus belle scène du film se situe vers la fin. Francisca est morte, José Augusto l'a faite autopsier, a gardé le cœur dans un bocal et ce bocal dans une chapelle. L'organe rouge terrifie la servante. Il ne s'agit pas là d'un vain fétiche. A ce cœur-muscle, à ce cœur tout à fait matériel se pose toujours la même question: de quoi est-il capable? Que peut cet objet rabougri? La réponse est donnée par José Augusto lui-même: "Nous vivons déchirés, à la recherche de nos corps dispersés sur la terre entière. Le ventre qui veut oublier le péché, hurle; le foie qui veut s'accrocher au côté droit, gémit; et le cœur en mille morceaux entre dans les plus misérables ruelles à la recherche du sang qui le formera."

Que peut le cinéma? Un vieil homme, un des grands cinéastes vivants, donne sa réponse. Il nous dit peut-être que le cinéma est comme ce corps. Il faut qu'il se recompose, organe par organe. A bas le story-board, à bas le musée. Vive le cinéma." (Serge Daney, Cahiers du cinéma n°330, décembre 1981).

L'image et la parole.


Singularités d'une jeune fille blonde (2009).

L'être-ange.

... D'abord: l’amour, la mort, une vision romantique, voire mystique, de la jeune fille, ainsi qu’il ressort des films de la tétralogie (celle dite des "amours frustrées": le Passé et le Présent, Benilde ou la Vierge Mère, Amour de perdition, Francisca) et du Soulier de satin, se prolongeant dans le reste de l'œuvre sous la forme de figures résiduelles, de résidus et toujours duelles, avant d’être "réactivée" tardivement, et forcément différente, dans l’Etrange Affaire Angélica. A cela il faut ajouter, présente depuis le début mais de plus en plus sensible à partir de Val Abraham, une image résolument moderne de la jeune fille, à travers la notion de scandale qui lui est associée, et qui trouve dans Singularités d’une jeune fille blonde sa forme la plus radicale. Une double image qui a donc évolué au fil du temps, au même titre que la question de la virginité, question qui a toujours obsédé Oliveira, depuis Angélica et les films de la tétralogie, dont elle constituait le thème central, jusqu’à des œuvres plus récentes, comme le Miroir magique, portrait d’une femme fortunée, Alfreda, dont le vœu le plus cher est de voir apparaître la Vierge Marie, à laquelle elle tend d’ailleurs à s’identifier, par sa répugnance avouée du sexe et surtout sa conviction que Marie était, comme elle, très riche. Elle suit en cela l’Evangile de Jacques et ce qu’en dit un mystérieux professeur, spécialiste des Saintes Ecritures.
S’appuyant sur une réflexion de Pascal Bonitzer, qui voyait dans la composition des plans de Mizoguchi "une métaphore de l’hymen", Yann Lardeau "constate [en 1988], chez Mizoguchi comme chez Oliveira, le même refus d’un découpage en champs-contrechamps, le même plaisir de la rampe et des déplacements latéraux, la même résistance à pénétrer sur scène". Or, à partir des années 90, Oliveira délaisse, ou du moins réajuste (car certains principes demeureront jusqu’au bout), sa conception du cinéma comme simple moyen de fixer le théâtre. Moins de résistance, ce qui entraîne de véritables trouées dans la texture de ses films, au demeurant plus fluides, les rendant plus énigmatiques encore. Quelque chose semble s’offrir au spectateur sans qu’on sache quoi exactement, tous ces moments, sublimes, où se mêlent ravissement et abandon, comme par exemple, dans le Miroir magique, quand Alfreda s’apprête à se baigner dans la rivière et qu’apparaît ce reflet de lumière, frémissant à la surface de l’eau; ou encore, dans le finale de Val Abraham, lorsqu’Ema, avant de disparaître, parcourt, telle une marche funèbre (c’est l’adagio de la Sonate au clair de lune de Beethoven qu’on entend) l’orangeraie et que, au contact des oranges, elle se rappelle le temps de sa virginité.

Faut-il y voir une sorte de "réalité sublimée", qui trouverait son corollaire (au sens botanique du mot) dans l’image, empruntée à Claudel, qu’Oliveira donne dorénavant de la Vierge et de la virginité, à savoir l’image d’une vraie femme, qui "connaît" la réalité de son corps? D’autant que ce corps a un nom, c’est celui de Leonor Silveira, apparue pour la première fois chez Oliveira, à l’âge de 18 ans, dans les Cannibales — film grotesque autant que génial, où elle incarne Margarida, la jeune femme, forcément vierge, qui, le soir de ses noces, se jette par la fenêtre après avoir découvert, horrifiée, que son vicomte de mari n’avait ni bras ni jambes — et qui, par la suite, a participé à quasiment tous ses films. Comme si, à travers le corps admirablement présent de Leonor Silveira (au point de ne pas vieillir dans Val Abraham) et qu’Oliveira ne se prive pas de magnifier (ainsi dans le Miroir magique, lorsqu’elle apparaît en tenue de bain), la jeune fille jusque-là "enfermée" des années 70 et 80 s’ouvrait enfin à l’extérieur, après le raptus des Cannibales, d’abord timidement, sous la forme de quelques figures mythiques (Vénus, Eve), puis de manière plus épanouie, en alliance non plus avec Dieu mais avec la nature, à la fois offerte et ailleurs. C’est dans Val Abraham que cette alliance — la nature est celle de la vallée du Douro — atteint son point d’incandescence, où la perdition oliveirienne touche au plus profond, et ce d’autant plus que tout, secret et désir, y est exposé (le parfum d’une rose dont on s’enivre, son pistil que l’on caresse...), à la surface du film, miroir magique, visible bien qu’inaccessible. Une alliance qu’on retrouve dans Party, où le personnage incarné par Leonor Silveira, prénommé aussi Leonor, se laisse submerger par ce qui vient de l’extérieur, une extériorité impossible à définir mais que le personnage éprouve par le biais de phénomènes naturels, tels que la pluie et le vent, conférant au film une dimension cosmogonique.

Chez Oliveira, la jeune fille représente ainsi à la fois un passage entre deux mondes, le monde de l’innocence et celui de sa perte, et la fusion de ces deux mondes, l’adolescente qui demeure encore en elle et la femme qu’elle aspire à être, d’où ce mélange de crainte et de désir qui la traverse. Le scandale est là. Et c’est dans Singularités d’une jeune fille blonde, d’après une nouvelle d’Eça de Queiroz — un romancier qu’on oppose souvent à Camilo Castelo Branco et qu’Oliveira (qui préfère Camilo) adapte pour la première fois —, que le scandale, propre à la jeune fille oliveirienne, trouve sa plus belle expression. Leonor Silveira (qui depuis Inquiétude et son personnage de cocotte, a délégué sa jeunesse à d’autres actrices, exemplairement Leonor Baldaque, la petite-fille d’Agustina Bessa-Luís, pendant féminin de Ricardo Trêpa, le petit-fils de Manoel de Oliveira) y tient le rôle de l’inconnue, rencontrée dans le train, à qui le héros-narrateur confie son histoire, selon l’adage énoncé en ouverture: "Ce que tu ne racontes pas à ta femme ni à ton ami, raconte-le à un étranger." C’est l’histoire d’un coup de foudre, de ce que Stendhal appelle la cristallisation, qui pare l’être dont on tombe amoureux de toutes les qualités, de toutes les vertus: "une blanche colombe, de neige et d’or" comme il est dit dans le film, mais qui ne se révèle être, après coup, qu’une illusion, qu’un "trompe-l’œil", autant dire une image. Macário est tombé amoureux d’une image, en l’occurrence celle d’une jeune fille blonde, lorsqu’elle est apparue pour la première fois à la fenêtre située en face de son bureau, sortant de derrière les rideaux, de ces rideaux qui "permettent la naissance de romances", un éventail chinois à la main. Comme dans un tableau. C’est qu’il faut un cadre pour tomber amoureux, qui active l’imaginaire de celui qui aime, ainsi que le rappelle Barthes. On notera qu’à chaque apparition de la jeune fille à sa fenêtre, on entend le tintement d’une cloche, qui semble toujours marquer la même heure, ce que confirme le plan de l’église où l’on voit ladite cloche sonner au-dessus de l’horloge qui, elle, n’a pas d’aiguilles. Cela confère aux apparitions un côté hors du temps, presque irréel, comme si l’attrait exercé par la jeune fille, que Macário préfère appeler menina au début (référence possible au tableau de Velázquez, via la mise en abyme et le monde comme illusion), devait moins à sa beauté, évidente, qu’à ce qu’elle maintient caché, derrière son éventail, cette agalma qui la désigne, elle et pas une autre, aux yeux de Macário.

Image idyllique donc, mais trompeuse, car fantasmée, qu’Oliveira va s’attacher à brouiller, en glissant dans le film quelques indices (c’est le côté Edgar Poe du récit), autant de "singularités" qui rendent la jeune fille peut-être moins innocente que Macário le croit. Ainsi de la scène du jeton lors de la soirée chez le notaire, quand, après que Luís Miguel Cintra a lu, à l’arrière-plan, deux poèmes d’Alberto Caeiro (l'hétéronyme de Pessoa) dont le second semble faire écho au personnage de la jeune fille, celle-ci se lève brusquement de la table de jeu où elle était assise, croyant qu’un jeton lancé vers elle par un des joueurs était tombé. Qu’en est-il? On ne le saura pas. Reste le trouble créé par la scène, qui voyait auparavant la jeune fille jeter des coups d’œil à droite et à gauche (notamment à sa mère), rappelant le tableau de La Tour, Le Tricheur à l’as de carreau, où l’on se demande qui trompe qui, et, dans le cas de la jeune fille, ce qu’elle peut bien cacher. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui importe, c’est que, par ce mouvement de recul, la jeune fille vient signifier qu’elle n’est pas à sa place. Chacun occupe une place bien définie dans le film, et celle de la jeune fille se réduit visiblement au cadre — amoureux, social — dans lequel on la confine. Sa maladie, la kleptomanie, ne fait que traduire l’angoisse qu’il lui faut surmonter — une fois franchi l’espace (matérialisé par la rue et les bruits de la ville) qui la sépare de Macário et plus généralement du monde — quand une trop forte émotion la saisit. Si la connotation sexuelle y est manifeste, ce besoin irrépressible de voler témoigne aussi du vide au bord duquel elle se tient. Un acte hors sens, du registre de la jouissance, ce que Macário ne saurait comprendre ("Va-t’en!" lui crie-t-il, scandalisé, après la révélation du vol de la bague), la renvoyant à son statut de départ, celui d’image, mais une image désormais corrompue, qui montre la jeune femme, de retour chez elle, anéantie, s’écroulant dans un fauteuil, bras ballants et jambes écartées, corps déchu qu’Oliveira raccorde sans ménagement avec le plan du train dans lequel nous a été racontée l’histoire, surgissant du bas de l’écran comme s’il sortait du ventre de la jeune fille. Raccord sidérant, inouï, et en même temps des plus signifiant. La jeune fille chez Oliveira, ce n’est peut-être que cela finalement: un ébranlement, celui que représente toute naissance, ici la naissance d’une histoire. L’origine du récit.


  L'Etrange Affaire Angélica (2010).

  L'arrière-monde.

Angélica, 1952.

"L’idée est venue d’une triste histoire vraie. Maria Isabel, ma femme, était l’amie intime de sa cousine, Maria Antónia, mariée depuis peu et qui vivait avec d’autres personnes de la famille dans la maison des parents, la Propriété des Casas Novas. Nous étions aussi, par hasard, dans la région du Douro, dans la Propriété de la Portelinha, pour quelques jours, quand nous reçûmes un coup de téléphone de la Propriété des Casas Novas, qui nous informait que Maria Antónia s’était sentie mal. La Propriété de la Portelinha est au-dessus de Santa Marta de Penaguião, dans le canton de Cumeira, à près de dix-neuf kilomètres de Casas Novas, dans le canton de Godim, tout près de Régua, presque au bord du Douro. Nous partîmes aussitôt. Nous trouvâmes sa mère, ses frères et de nombreux amis. Parmi eux des médecins. Je restai à parler avec ces derniers, tandis que Maria Isabel se rendait dans la chambre de la malade. Cela se passait en fin d’après-midi. Nous restâmes une ou deux heures et nous nous en allâmes pour le dîner, en promettant de revenir aussitôt après. C’est ce que nous fîmes. A notre retour, à peine arrivions-nous sur la terrasse, qu’une de ses sœurs, personne très religieuse, toujours de noir vêtue, descendait l’escalier de pierre. Elle s’approcha sans nous laisser le temps de sortir de la voiture et aussitôt nous annonça la triste nouvelle. Comme elle savait que j’avais toujours dans la boîte à gants un appareil photo, elle me demanda de faire une photographie, disant que la morte était très belle et que sa mère voulait garder un souvenir. J’acceptai aussitôt, bien qu’impressionné à l’idée de photographier le cadavre d’une personne que nous aimions beaucoup. En entrant, je croisai le mari qui sortait inconsolable, ayant presque perdu connaissance, soutenu par des amis intimes. J’étais si choqué que je n’eus pas même le courage de lui parler.
Dans une semi-pénombre, tout autour de la pièce, contre le mur, veillaient des dames, assises, toutes en noir, tandis que la jeune femme, habillée en blanc comme une mariée, reposait au centre sur un divan bleu clair, baignée dans la lumière de la lampe au-dessus d’elle cachée par le large abat-jour de soie rougeâtre. Les cheveux blonds, détachés et longs, descendaient sur ses épaules. Et, sur le visage, flottait un sourire angélique de bonheur et de libération.
Ce ne fut pas tout cela, en soi déjà dramatique et impressionnant qui me donna la véritable impulsion pour l’idée de faire un film. Cela me vint après que j’eus pris la photographie. Mon appareil était un Leica d’avant-guerre, dont le point s’obtenait à travers un viseur où l’image se dédoublait en une deuxième légèrement plus ténue. Elles se séparaient d’autant plus que le point n’était pas fait et se superposaient quand il l’était. S’agissant d’une morte, cet exercice précis de focalisation me donna l’étrange impression d’être en train de voir l’âme se détacher du corps. Et ce fut, en fait, cela qui excita mon imagination. Peu à peu, l’idée prit consistance et forme. C’est alors que s’imposa en moi d’écrire le découpage d’Angélica..." (Manoel de Oliveira, Angélica, trad. Jacques Parsi)

Ce qui fut fait deux ans plus tard: un découpage extrêmement précis (la durée des plans y est indiquée à la seconde près). Avec en introduction une citation d’Antero de Quental: "Là où le lys des vallées célestes / Connaîtra sa fin et commenceront / Pour ne jamais finir, nos amours!", citation qui m’a toujours fait penser à Blanchot, le Blanchot du Livre à venir, quand l'auteur parle de "l’événement", "toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent... se déployant comme le retour et le commencement éternel... et dont le récit serait l’approche". L’amour est de cet événement, la mort aussi. Le récit d’Angélica qui associe la mort et l’amour, et annonce dans l’œuvre d’Oliveira la tétralogie des "amours frustrées", fait écho à un autre livre de Blanchot, L’espace littéraire, écrit à la même époque qu’Angélica, notamment la partie où Blanchot questionne les "deux versions de l'imaginaire" à travers l'image de la dépouille, prolongeant d’une certaine manière l’étrange impression ressentie par Oliveira au moment de photographier la jeune morte.

"Ce qu’on appelle dépouille mortelle échappe aux catégories communes: quelque chose est là devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui était en vie, ni un autre, ni autre chose. Ce qui est là, dans le calme absolu de ce qui a trouvé son lieu, ne réalise pourtant pas la vérité d’être pleinement ici. La mort suspend la relation avec le lieu, bien que le mort s’y appuie pesamment comme à la seule base qui lui reste. Justement, cette base manque, le lieu est en défaut, le cadavre n’est pas à sa place. Où est-il? " (Maurice Blanchot, L'espace littéraire, 1955)

Angélica, 2010.

Donc l’Etrange Affaire Angélica (dont le titre original, O estranho caso de Angélica, évoque Stevenson). La première demi-heure est absolument magistrale. Après, cela devient étrange, à tout point de vue, on entre dans une sorte de corridor cotonneux, pas désagréable mais déconcertant. On serait prêt à trouver le film trop long, de la même manière qu’on pouvait trouver le précédent (Singularités d’une jeune fille blonde) trop court. En dilatant ainsi son récit, Oliveira plonge le spectateur dans une sorte de torpeur, lui donnant l'impression de revivre toujours les mêmes scènes, jusqu'à l'entraîner dans le même état d’épuisement que son héros, impression renforcée par le travail d'Oliveira sur les cadres, d'une rigueur aussi obsédante qu'oppressante, du plus petit (l'objectif de l'appareil photo) aux plus grands (les vues extérieures). D'où la question: était-ce finalement une bonne idée de faire ce film si longtemps après l'avoir écrit? Parfois ça marche (cf. Rohmer et sa Femme de l’aviateur, tourné 35 ans après), parfois ça ne marche pas, ou moins bien (cf. Rivette et son Marie et Julien, tourné 28 ans après). Là, le pari avait quelque chose d'insensé, ce qui en fait est typiquement oliveirien (pensons au Soulier de satin): faire un film dont le scénario date de 1952, il y a donc près de soixante ans, sans quasiment le retoucher (seule différence notable: les gens de la pension, plus cultivés que dans le scénario d’origine, ce qui leur permet de parler — outre la crise économique et la pollution — d’anti-matière et d’Ortega y Gasset: "L'homme est sa circonstance"). Et pour justifier que le héros utilise un vieil appareil photo (avec ce fameux viseur qui dédouble l'image pour permettre la mise au point) et répare de vieilles radios, ou que les ouvriers agricoles, qu'il aime photographier (c'est la part réaliste du film, renvoyant aux premières œuvres d'Oliveira), labourent encore la vigne à la houe, le cinéaste nous dit, nous répète même, qu'il préfère "le travail à l'ancienne". La preuve: le trucage qui voit le héros, lorsqu'il rêve, s'envoler avec le fantôme de la jeune fille et voyager au-dessus de l'eau, les deux personnages à l'horizontal, un trucage à la fois charmant et désuet, poétique et naïf, chagallien et kitsch...

Alors ce film, je l'aime oui ou non? Oui bien sûr, mais pas comme je l'aurais voulu. Sur le papier je rêvais de Blanchot. De cette œuvre mystérieuse qu'était Angélica au départ, j'imaginais un mixte oliveiro-blanchotien — "l'olivier blanc"? — qui propulse le récit dans des contrées plus folles que ce que nous propose finalement Oliveira. Quitte à évoquer l'anti-matière et les trous noirs, autant en épouser le mouvement: une image (la photo d'Angélica morte, belle et souriante) dans laquelle le héros Isaac serait comme aspiré et dont il ne pourrait plus s'échapper (le champ de gravitation). Or là, on reste dans l'amorce, répétée, du mouvement, même si, au niveau du scénario, le héros finit en effet par se perdre dans l'image. C'est beau, c'est étrange, c'est étrangement beau... une histoire d'ange et de photo, l'angélique et l'argentique (Angélica = Ange et Leica), un phénomène d'attraction (le cinéma, oui bien sûr), qui, lancinant, va entraîner le héros dans la mort... Ce ne serait que cela?

Car il y a une autre question: si dans l'Etrange Affaire Angélica, Isaac c'est Oliveira, l'inverse est-il vrai? Oliveira est-il Isaac? Le judaïsme est très présent dans ses films (pensons simplement au tout dernier: Gebo et l'ombre, dont la lumière évoque Rembrandt, le Rembrandt qui, bien que non juif, a su si admirablement saisir l'âme juive). On dit que les Portugais qui portent des patronymes d'arbres, comme Oliveira, sont originaires de vieilles familles juives qui, au XVIIe siècle, ont été contraintes de se convertir au christianisme... Dans Angélica il y a, outre le personnage d'Isaac, ces trucages qui évoquent Chagall, soit l'image d'un folklore juif auquel s'accroche désespérément le héros mais en vain — il finit par tomber, qui plus est dans l'eau, comme pour un baptême. L'histoire d'Isaac, est-ce cela aussi: à travers l'amour d'un photographe juif pour l'image d'une jeune et belle catholique qui vient de mourir, l'histoire d'une conversion? Et ce, par la voie sacrilège de l'idolâtrie?

L'arrière-monde.

Revoir Angélica. Le film est plus beau encore, plus fort aussi qu’à la première vision. Plus d’évidence. Première évidence, on l'a vu: Isaac, le photographe, c’est Oliveira. Non seulement parce que l’histoire est inspirée d’une expérience vécue par le cinéaste, non seulement parce que l’acteur Ricardo Trêpa est son petit-fils (et qu’il porte le même chapeau), non seulement parce que le personnage aime comme Oliveira le "travail à l’ancienne", mais parce que les deux occupent la même place, qu’ils épousent le même regard, et surtout effectuent le même mouvement de va-et-vient entre les deux rives du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort, l’homme et sa circonstance (Ortega y Gasset)... Le tableau (le sourire angélique, léonardien) ne sert qu'à amorcer la fiction. Deuxième évidence: pour que le prodige ait lieu, que l'image d’Angélica se dédouble, il faut un médium, la photographie, mais pas n’importe laquelle: l'argentique, celle qui a du corps, qui pour exister doit passer par les trois bains: jaune, rouge, vert, puis sécher, fixée à une corde à linge... Du concret donc. La force du film est là. La photo c’est du papier mais ce qu’elle montre est par vocation réaliste (les paysans aux mines patibulaires) et parfois même réel (Angélica). Isaac tombe amoureux d’une morte, morte pour les autres mais pas pour lui. Nulle nécrophilie, Isaac est amoureux d’une image bien "vivante" (on pense à L'Invention de Morel de Bioy Casares). Troisième évidence: pour que l'image d'Angélica s'anime, il faut un autre médium, le cinéma, mais pas n’importe lequel: le numérique, celui qui n'a pas de corps, qui pour exister doit réactiver l'image du passé comme ex-présent qui est celle, originelle, de la photo (le "ça-a-été" photographique de Barthes) et donc du cinéma. Le numérique comme support moderne, purement technique, d'un hyperprésent qui fait resurgir les fantômes. D'où la mélancolie (que souligne la musique, la Sonate pour piano n°3 de Chopin, ici le largo interprété par Maria João Pires). Quatrième évidence: pour que le rêve prenne forme, que la rencontre ait lieu entre Isaac et Angélica (ce que le numérique, seul, ne permet pas), il faut que ça navigue, comme souvent chez Oliveira, mais pas n'importe comment: en remontant le fleuve, en remontant le temps, celui du cinéma et de ses premiers trucages. Au-dessus du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort... Dans l'entre-deux, là où les corps s'étreignent, réel et rêvé, telle la matière rencontrant l'antimatière, pour devenir pure énergie... Avant de disparaître.

Puis de ressusciter. Par la magie du cinéma, de l'amour-passion, de la croyance... Où va mourir, physiquement, Isaac, avant que son corps ne soit ramené dans sa chambre, si ce n'est sur les pentes d'une oliveraie... L'oliveraie: autant dire Oliveira, 103 ans, l'artiste "ressuscité" dans les années 70, avec la fin de la dictature, et dont la carrière incroyablement longue s'est prolongée pendant près de quarante ans, rendant caduc son film-testament Visite, "rédigé" en 1982 à 73 ans, qu'on ne découvrira, lui, qu'après la mort réelle du cinéaste (réelle au sens d'impossible tant il finissait par y avoir quelque chose d'immortel chez Oliveira)... Mort survenue 25 films plus tard! L'oliveraie, c'est ça: le verger d'Oliveira comme il y a le mont des Oliviers. Une sorte d'ailleurs post-mortem. Et de retrouver Blanchot:

"Demeurer n’est pas accessible à celui qui meurt. Le défunt, dit-on, n’est plus de ce monde, il l’a laissé derrière lui, mais derrière est justement ce cadavre qui n’est pas davantage de ce monde, bien qu’il soit ici, qui est plutôt derrière le monde, ce que le vivant (et non pas le défunt) a laissé derrière soi et qui maintenant affirme, à partir d’ici, la possibilité d’un arrière-monde, d’un retour en arrière, d’une substance indéfinie, indéterminée, indifférente, dont on sait seulement que la réalité humaine, lorsqu’elle finit, reconstitue la présence et la proximité."

PS. Une anecdote: écoutant un ami portugais me parler d'Oliveira, j'ai été frappé par sa prononciation du nom "Manoel de Oliveira" qui, dans sa bouche, combiné à l'accent, devenait... "manuel de l'hiver".

On ne saurait finir ce rapide tour d'horizon sans parler d'Un film parlé... avec toujours Blanchot à l'esprit.


  Un film parlé (2003).

  Bouche bée.

"Toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent dans un commencement si abrupt qu’il vous coupe le souffle, et toutefois se déployant comme le retour et le recommencement éternel — Ah, dit Goethe, en des temps autrefois vécus, tu fus ma sœur ou mon épouse —, tel est l’événement dont le récit est l’approche." (Maurice Blanchot)

Chez Oliveira, la parole ne se réduit pas à ce "plus sonore" que le cinéma a conquis il y a déjà longtemps. Elle s’inscrit dans le mouvement du film, le mouvement qui fait de chaque film un voyage. C’est tout le cinéma d’Oliveira qui est placé sous le signe du voyage: un cinéma marqué par le goût de l’exploration, comme à l’époque des Grandes Découvertes, aux temps glorieux des caravelles; cinéma de conquête, à la recherche de territoires nouveaux, où chaque film serait une expédition visant à élargir le monde-cinéma, à repousser toujours plus loin l’horizon de ses possibilités. On peut y voir la marque de la saudade, ce mélange de regret et de désir qui accompagna les grands navigateurs d’autrefois — le regret de quitter le giron portugais et le désir de l’agrandir encore plus — et dont Oliveira a été l’un de ses plus beaux hérauts. Il y a là un double mouvement qui caractérise idéalement le récit oliveirien, un mouvement à la fois central (le fil de l’inspiration) et périphérique (le souffle de l’épopée). Il n’est pas propre à Oliveira, bien sûr — il anime tout grand récit —, mais disons que, chez lui, il est d’une telle intensité, d’une telle ampleur, qu’il pourrait expliquer aussi bien l’étonnante vitalité du cinéaste que son incroyable hardiesse, cette capacité à se lancer chaque fois dans de nouvelles aventures, même les plus périlleuses.

Ce mouvement, on sait d’où il vient: des lieux qui ont bercé l’enfance du cinéaste. Oliveira a lui-même souligné l’importance de Porto dans son activité créatrice, rappelant régulièrement à quel point sa ville natale structurait profondément son œuvre. Il en a même fait un film. Porto est une ville "borgésienne", nourrissant l’imaginaire par sa dimension labyrinthique, à l’image de certaines cités bibliques. Vue depuis le grand pont métallique qui enjambe le Douro, elle ressemble à une petite Babel se réfléchissant dans les eaux dorées du fleuve. C’est bien là, dans ce paysage "originel", que trouve sa source le double mouvement du récit chez Oliveira: le mouvement intérieur, déroulant le cours du récit comme le Douro au fond de sa vallée, serpentant au milieu des vignobles et des quintas; le mouvement extérieur, repoussant les limites du récit, comme l’océan ouvert aux espaces infinis, la mère des mers où tout finit, aussi, par converger. Quelle est donc cette force qui attire le récit, l’entraînant vers des rivages inconnus, là où la narration ne s’aventure pas? C’est, on l’aura compris, le chant des sirènes — un chant terrible —, le chant imparfait de monstres imaginaires, mi-femmes mi-animaux, qui attiraient les hommes et, du fait de cette imperfection, où se révélait "l’inhumanité de tout chant humain", les faisait périr de désespoir; le chant par lequel s’engage la lutte entre le récit et les sirènes. Car le récit, dit Blanchot, "est héroïquement et prétentieusement le récit d’un seul épisode, celui de la rencontre d’Ulysse et du chant insuffisant et attirant des Sirènes", une rencontre qui marque la fin du récit et, en même temps, le recommence, puisque Ulysse, non content d’avoir triomphé (par la ruse) des Sirènes, l’avait ensuite raconté par la voix d’Homère: le récit devenu odyssée.

Un film parlé est-il l’exception qui confirme la règle? La monstruosité du film — car il y en a une — ne vient-elle pas du fait qu’ici Oliveira choisit de rester en deçà de la fiction, qu’il décide non pas d’ouvrir à l'infini son récit mais, au contraire, de le précipiter, corps et âme, dans un véritable néant? Pourtant, au départ, Un film parlé a tout du film oliveirien: c’est un film voyagé, une œuvre où navigue la parole, étirant le récit dans un mouvement sans fin. S’il n’y avait l’incompréhension de la langue, on serait prêt à fermer les yeux et à se laisser bercer par ce long flot de paroles. Bercer n’est peut-être pas le mot car, malgré ses allures de croisière, le voyage n’est pas de tout repos. Guider conviendrait mieux. Mais vers quoi nous guide exactement le film? Bien sûr, il y a le voyage en Méditerranée comme retour aux sources, celles de la langue hellénique, la langue originelle, berceau de notre civilisation. Le voyage serait celui de la "langue maternelle" (d’où l’importance du couple mère/fille). Bien sûr, il y a le terminus du voyage, à l’est d’Aden, comme image d’une civilisation à la dérive — la croisière se déroule pendant l’été 2001 et s’interrompt, on l’imagine sans peine, un certain 11 septembre. Quand le déclin de l’Occident vient mettre à nu les fondements de sa culture et qu’il ne reste plus que l’Histoire pour nous rappeler sa grandeur passée (d’où le côté "Guide bleu" du voyage). Voilà pour l’aspect "parlant" du film. Mais qu’en est-il de son aspect "parlé", de ce qui constitue véritablement le récit du film?

Si on retrouve dans Un film parlé le double mouvement du récit chez Oliveira — le travail de la muse, conduisant le récit à son gré, et celui des sirènes, permettant au récit d’aller encore plus loin —, il apparaît rapidement que le mouvement est enrayé. La muse — ici, Rosa Maria, l’enseignante d’Histoire (Leonor Silveira) — est défaillante. En mal d’inspiration, elle ne fait que commenter l’Histoire au détriment de sa propre histoire. De celle-ci, elle se contente de répéter, tel un leitmotiv, qu’elle voyage avec sa fille — car les muses ont des enfants (Orphée était le fils de l'une d'elles) — et s’en va rejoindre, à Bombay, son mari pilote de ligne. Soit le strict minimum au niveau du récit: le récit voguant en eaux calmes, à l’abri du chant des sirènes. Où les chapitres, déclinés sous la forme d’escales touristiques, ne sont qu’une succession de "lieux communs", dans tous les sens du terme. Cette défaillance de la narration n’est pas sans conséquence: elle entraîne, par un phénomène de compensation, la prise de pouvoir des sirènes. Dans Un film parlé, les sirènes quittent leurs récifs et c’est de l’intérieur du navire qu’elles attirent le récit. Chaque escale est ainsi ponctuée par la montée à bord d'une sirène: Delphine (Catherine Deneuve) à Marseille, Francesca (Stefania Sandrelli) à Naples, Helena (Irène Papas) à Athènes. Pourquoi sont-elles des sirènes? Eh bien, d’abord, parce qu’elles en ont la beauté; plus exactement, parce qu’elles sont le "reflet de la beauté féminine", ce reflet qui leur permet d’envoûter les navigateurs, à commencer par le commandant (John Malkovich). Ensuite, parce qu’aucune d’entre elles n’est mère et que, contrairement aux muses, les sirènes n’ont pas d’enfant. Enfin, parce qu’au signal de la catastrophe, elles s’enfuient toutes les trois dans une direction opposée à celle des passagers, regagnant on ne sait quel territoire secret. La conclusion s’impose d’elle-même: en envahissant le navire, les sirènes manifestent leur emprise sur le récit. Tel un cheval de Troie, elles viennent occuper la scène, une scène que, de son côté, notre muse ne peut qu’abandonner. Et c’est bien dans ce dérèglement du récit qu’il faut voir, en premier lieu, le côté monstrueux — et donc fascinant — du film d’Oliveira.

La disparition violente du personnage principal est l’événement du film, l’événement en tant que "révélation", toujours inattendu, si peu attendu que lorsqu’il surgit, il vous frappe littéralement de stupeur (d’où l’arrêt sur image). Sauf que cet événement n’a plus rien de commun avec celui qui assure, selon Blanchot, la victoire du récit. Ici, non seulement l’événement n’est pas visible — tout juste croit-on l’entendre — mais surtout il est inconcevable. Oliveira, au mépris de tous les principes du récit, choisit délibérément de faire triompher les sirènes, autrement dit, de sacrifier les muses (la grande et la petite). La fin du film proclame haut et fort la défaite du récit. C’est le "réel" dans toute son horreur qui fait effraction. Et c’est là, dans ce finale effarant, que s’éclaire après coup le sens du film. Ce qui fait que Un film parlé n’est pas l’odyssée attendue: c’est un film résolument prosaïque, totalement déconcertant et, cependant, d’une rigueur implacable. Au-delà du discours convenu sur le "choc des civilisations", c’est la disparition du récit qu’il décrit froidement et sans détour (discours tout aussi convenu, mais l’art d’Oliveira ne repose-t-il pas sur des conventions?): la fin du récit comme ultimité, sans possibilité de recommencement. On ne saurait faire plus désenchanté. Reste que ce désenchantement est aussi ce qui sauve le film, ce pourquoi il est un grand film. Beaucoup n’y ont vu, à travers le traitement des personnages féminins et ce qui peut apparaître in fine comme la réaction d’un vieil occidental contre le monde arabo-musulman, qu’un film assez vachard, plutôt misogyne et profondément réactionnaire. Ce n’est pas faux. Mais l’acrimonie du film ne témoigne-t-elle d’abord, chez Oliveira, de l’exacerbation de ce que l’on pourrait appeler son pessimisme foncier, cette mélancolie "saudosiste" qui imprègne son œuvre depuis le début? Exacerbation en rapport, bien sûr, avec les événements du 11 septembre et dont on veut croire qu’ils ont suffisamment marqué le cinéaste pour le conduire à cette forme de ressentiment. Après tout, ce que suggère Oliveira n’est peut-être rien d’autre que ce que Freud avançait déjà, dans Malaise dans la civilisation, sur la tendance native de l’homme "à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté". Cela fait-il pour autant du film, une œuvre méchante, agressive, destructrice et cruelle?

Un film parlé est surtout un film "amer", au double sens du mot: à la fois blessant et douloureux, acerbe et désabusé. D’où également son caractère décevant (d’aucuns diront "déceptif") pour le spectateur oliveirien. Car la "méchanceté" du film ne vient-elle pas d’abord de ce que le film "tombe mal" (premier sens du terme "méchant") dans l’œuvre d’Oliveira? Il faut bien l’avouer, le choc ressenti à la vision d’Un film parlé est surtout violent pour le cinéphile oliveirien, plutôt déboussolé, voire abasourdi, par ce qu’il découvre, loin de ce qu’il croyait connaître d’Oliveira et de son œuvre. Mais qu’en est-il exactement de cette œuvre? Le rôle qu’on lui prête ne conditionne-t-il pas la réception qu’on en fait? Soit l’œuvre participe, à travers son aspiration au bonheur, de cette fonction civilisatrice de l’art, et de ce point de vue Un film parlé échoue totalement; soit, au contraire, elle est là pour dévoiler, avec cruauté, la "part maudite" qui se cache au cœur de toute civilisation, et alors le film remplit parfaitement sa mission. La difficulté est que, sur ce point, l’œuvre d’Oliveira est inclassable, ce qui veut dire qu’Un film parlé apparaîtra peu oliveirien, et donc "méchant" — c’est-à-dire "venant mal à propos" —, en regard de certains films, comme ceux inspirés de Camilo Castelo Branco ou d'Agustina Bessa-Luís, mais beaucoup plus oliveirien, donc moins "méchant", si l’on se réfère à d’autres films, plus âcres, comme la Cassette, ou Je rentre à la maison. Maintenant, on peut aussi considérer qu’il existe une "part obscure" dans toute œuvre et que c’est peut-être cela qu’Un film parlé vient révéler. Ce qui suppose de retrouver, dans les films précédents d’Oliveira, quelques "traits" identiques où se manifesterait a minima cette part obscure. Or, s’il existe dans l’œuvre oliveirienne une tendance, souvent négligée par la critique, au trivial et à la cruauté, elle n’a rien à voir avec la méchanceté d’Un film parlé. Il s’agit d’une forme de férocité, non exempte d’humour, qui confère à l’œuvre un caractère parfois grotesque mais jamais acerbe — je pense évidemment aux Cannibales, cet incroyable opéra-bouffe où l’on découvrait, dans une scène des plus délirantes, et déjà sidérante, le vicomte d’Aveleda, corps sans bras ni jambes, roulant sur le sol jusque dans les flammes d’une cheminée; mais aussi à certains détails buñuéliens qui parsèment l’œuvre d’Oliveira comme, par exemple, et pour rester dans le handicap physique, la boiterie d’Ema dans Val Abraham. En fait, ce qui manque singulièrement au dernier film d’Oliveira, au point de le rendre antipathique à certains, c’est la richesse romanesque, celle qui peut justifier, à elle seule, le destin funeste d’un personnage. La méchanceté du film vient de ce que la mort des deux héroïnes est, sur le plan narratif, totalement injustifiée. Bien sûr, c’est le sens même du film: nous faire saisir toute l’horreur de l’événement dans la violence de son surgissement, dans cette imprévisibilité qui laisse le récit inachevé et le spectateur sans voix. Mais l’événement n’est pas si imprévisible que cela. Si la fin du récit est inattendue du point de vue de la narration, elle ne surgit pas non plus tout à fait par hasard. L’indigence (voulue) de l’histoire anticipe, d’une certaine manière, la fin prématurée du récit. Un film parlé apparaît ainsi comme un long processus d’autodestruction qui rend le film particulièrement troublant. Et c’est peut-être cet aspect pathologique du récit qui permet d’en accepter la méchanceté. Un film parlé n’est pas qu’un "film-trauma", destiné, en quelque sorte, à traumatiser le spectateur, on peut aussi l’envisager comme un film "post-traumatique", évoluant sur fond dépressif (d’où la pauvreté du scénario et le caractère logorrhéique des dialogues) avec, en point d’orgue, la réactivation de l’événement traumatisant (d’où la violence du finale). Il ne s’agit pas d’assimiler le film d’Oliveira à un quelconque geste thérapeutique — avec tout ce que cela sous-entend, du rôle curatif de la parole à la fonction cathartique exercée par la réminiscence du trauma — mais simplement de souligner que le film, du fait même des mécanismes qu’il met en œuvre pour nous conduire au raptus final, semble autant exprimer les effets de l’événement qu’il représente cet événement.

Vu sous cet angle, on conçoit qu’il ne reste plus rien dans Un film parlé du grand mouvement du récit chez Oliveira. Comme si, des Lusiades de Camões chantant l’épopée portugaise, le cinéaste se contentait simplement de maintenir le cap — la route des Indes — dans l’attente d’une terrible tempête. Ce qui nous amène à cette question: où se trouve exactement Oliveira dans le dernier plan du film? Certes, il n’est pas dans la chaloupe. Humainement parlant, artistiquement parlant, c’est impossible. Mais alors, est-il resté à bord du film, en bon capitaine, avec ses deux héroïnes, revendiquant l’aspect "suicidaire" de son entreprise, ou a-t-il été emporté par les sirènes, victime non pas de sa témérité — car celle-ci est toujours gagnante au niveau du récit — mais au contraire d’une sorte de résignation? Autrement dit, Un film parlé est-il un "film non aimable", comme on le dit de ces œuvres qui ne cherchent pas à plaire, ou "un grand film malade", comme on le dit de celles qui tirent leur force de leur propre faiblesse? Quelle que soit la réponse, on ne peut que rester bouche bée devant un tel film, à l’image du commandant. D’où cette autre question: qu’est-ce qui véritablement nous laisse pantois, les yeux grands ouverts, à la fin du film, sachant qu’il ne s’agit plus de la force du récit? Est-ce l’horreur proprement dite du finale, la maîtrise affichée par l’auteur pour nous y conduire, ou l’idée que cet auteur soit justement Oliveira? Il y a dans Un film parlé une rage jusqu’au-boutiste qui dépasse dans sa radicalité tous les autres films du cinéaste. Dans Mon cas et la Divine Comédie, œuvres radicales s’il en est, le spectateur était encore invité à la représentation. Là, il semble bien que plus aucun spectateur ne soit convié. Comme si, dans le sauve-qui-peut final, lui aussi était appelé à "abandonner" le film, laissant Oliveira seul avec son œuvre. En cela, Un film parlé est bien plus qu’un film navigué: c’est un film magnifiquement naufragé.