18/03/2024

Guitry occupé


  Donne-moi tes yeux de Sacha Guitry (1943).

  La nuit blanche.

Sur Donne-moi tes yeux, tourné en mars 1943 et sorti le 24 novembre 1943. (texte, contexte, sous-texte)

1) 1871 vs 1943.

C'est au début du film, ça se passe au Palais de Tokyo (qui ne portait pas encore ce nom), Sacha Guitry, dans le rôle du sculpteur, vient de faire la rencontre de Catherine (Geneviève Guitry), son futur modèle et future maîtresse, il y croise son ami René Fauchois:
— As-tu vu la rétrospective à la salle 5? — Pas encore.
— Oh, donne-moi la joie de te la montrer, parce que vois-tu, ils ont eu une idée qui n'est pas mauvaise, ils ont choisi quelques chefs-d'œuvre... — Déjà une très bonne idée...
— Oui mais attends... des chefs-d'œuvre d'une espèce particulière, viens tu vas voir.

Et de visiter la salle en question:

— Sacha Guitry: Viens... — René Fauchois: Fantin-Latour, si beau, si clair — SG: La Maison du pendu de Cézanne, un de ses plus admirables chefs-d'œuvre, si maltraité par la critique bien entendu — RF: La Vague de Courbet, autre chef-d'œuvre encore — SG: Et vois donc ce Daumier qui vient à nous, incomparable et discuté jadis par tant d'idiots hélas — RF: Et voici l'adorable Sourire de Carpeaux — SG: Eh bien maintenant je vais te dire... admirable Sisley... pourquoi ces chefs-d'œuvre sont d'une espèce particulière — RF: La Loge de Renoir, un des plus merveilleux tableaux du monde — SG: Et ce Corot sublime... ils sont d'une espèce particulière parce que tous ces chefs-d'œuvre que tu regardes en ce moment... Millet, Le Prince impérial par Carpeaux... tous ces chefs-d'œuvre... Pissarro... ce prodigieux Claude Monet... tous ces chefs-d'œuvre ont été faits en 1871 — RF: Tous en 1871? — SG: Oui mon ami, voilà ce que faisaient des hommes de génie à l'heure où nous venions de perdre la guerre — RF: Le Balcon de Manet, autre chef-d'œuvre encore — SG: Et pour finir, un des plus merveilleux portraits qu'ait fait Degas... et cet impérissable bronze de Rodin, L'Age d'airain... eh bien dis-moi, quelle impression as-tu en regardant ces merveilles? — RF: L'impression que ce que l'on perdait d'un côté, on le regagnait de l'autre — SG: Voilà, et entre nous on a le droit de considérer, n'est-ce pas, que des œuvres pareilles ça tient lieu de victoire — [les deux hommes pénétrant dans une autre salle] RF: Eh bien mais... — SG: Utrillo — RF: Que l'on a discuté comme on a discuté Cézanne — SG: Heureusement pour lui d'ailleurs car c'est bon signe — RF: Othon Friesz, Derain, Dunoyer de Segonzac — SG: Marie Laurencin — RF: Bonnard — SG: Vlaminck — RF: Marquet — SG: Madeleine Luka — RF: Dufy — SG: Enfin Matisse — RF: Puis Maillol — SG: Et Despiau — RF: 1943, ça continue — SG: Oui oui, la France continue."

Sacha Guitry établit donc, d'entrée, un parallèle entre 1871 ("l'année terrible") et 1943 (année du basculement, sinon du revirement chez certains, qui voit les Alliés prendre l'avantage sur leurs adversaires de l'Axe), pour ce qui est d'un pays, la France, défait par l'Allemagne, mais compensant, selon Guitry, l'humiliation de la défaite par la grandeur des œuvres que les plus grands de ses artistes ont produit au cours de ces deux années-là. En fait, s'arrangeant quelque peu avec l'Histoire, vu que beaucoup des œuvres soi-disant de 1871 sont, soit postérieures (jusqu'à 1880, pour "L'Age d'airain" de Rodin), certaines, comme le Cézanne et le Renoir, ayant été exposées au Salon des impressionnistes de 1874, mais bon, une approximation somme toute acceptable puisque c'est dans les suites de la défaite; soit antérieures — ainsi "La Blanchisseuse" de Daumier, "Le Balcon" de Manet ou encore "Le Portrait de la jeune femme" de Degas —, ce qui là est plus problématique si on veut, comme le fait Guitry, rapprocher la France de 1943, occupée par l'Allemagne, de celle de 1871, envahie par la Prusse... Cela dit, l'idée demeure: à la puissance militaire des nations d'outre-Rhin, répond, répondra toujours, la Culture française! En fait, c'est peut-être à Monet que Guitry fait plus secrètement référence, Monet l'ami qu'il avait filmé (avec d'autres, comme Degas et Renoir justement) dans son premier film, Ceux de chez nous (1915, réécrit et "post-synchronisé" en 1952), déjà dans un réflexe anti-germanique autant que patriotique, contre les intellectuels allemands qui exaltaient la suprématie de leur culture, ce à quoi Guitry avait répliqué en glorifiant quelques uns de nos "Grands Hommes". Sauf que:

— 1) cette glorification, après la défaite de 1940, des grands noms de la France, Guitry l'avait déjà entreprise avec la reprise de sa pièce Pasteur et la promotion de son film De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain — entièrement tourné en banc-titre —, une œuvre publiée en 1942 (imprimée sur papier de pur chiffon filigrané... à la francisque!) et qu'il présentera en 1944, intitulée également MCDXXIX-MCMXLII — ce qui est plus consensuel —, soit 1429-1942 en chiffres arabes, qu'on peut lire comme un anagramme, signe là aussi d'un "renversement" quant à la vision de Guitry sur l'issue de la guerre?, différente en tout cas du défaitisme dont il témoignait lorsqu'il déclarait à son maître d'hôtel: "Quand je pense que des gens croient encore que les Allemands seront vaincus", une déclaration qu'on imagine plutôt des années 40-41 que de 1943. C'est que cette année-là, après le tournage de Donne-moi tes yeux, Guitry avait écrit une opérette, Le Dernier Troubadour, pour Charles Trenet et Geneviève Guitry (remplacée par la soprano Géori Boué — qui sera la Malibran de Guitry l'année suivante — suite à une énième dispute entre les deux époux, en cause peut-être le refus de Geneviève de jouer dans la pièce N'écoutez pas mesdames!), une opérette qui, au deuxième acte, à la faveur d'un retour dans le passé, transportait les personnages à Paris en 1425, autrement dit pendant l'occupation... anglaise!, de sorte que les allusions à la période présente — les difficultés pour se nourrir et se vêtir, le marché noir, etc. — y étaient trop évidentes, expliquant que la censure allemande l'ait refusée, au motif que "la pièce serait un régal pour les Gaullistes". On peut même aller plus loin. Dans Donne-moi tes yeux, la réplique où Guitry dit à son modèle: "Je vais vous faire en glaise" ne doit-elle pas s'entendre: "Je vais vous faire anglaise", en écho au Dernier Troubadour, comme signe non plus d'occupation mais, à défaut de résistance (faut pas exagérer), au moins d'une prise de conscience chez Guitry qu'il existait une "autre France". Etant entendu que la glaise renvoie également à cette matière qu'on peut aussi bien retrancher qu'ajouter à l'œuvre sur laquelle on travaille — en l'occurrence un portrait en buste —, ce qui dans le film correspond à un double geste: à la fois retirer de cette légèreté qui convenait aux films des années 30, et apposer, par petites touches, les blocs de réel qui, en cette année 1943, marquent durablement Sacha Guitry (à commencer par l'arrestation de Tristan Bernard et sa femme "Mamita").

— 2) Monet, en 1870, se trouvait loin de la guerre qu'il avait fuie (comme Pissarro), d'abord à Londres puis en Hollande, durant l'été 1871, à Zaandam où il peignit tous ces paysages ornés de moulins, avant de rentrer à Paris quelques mois plus tard. On arguera que Guitry cite aussi Courbet et Carpeaux, mais justement, deux artistes qui ne se sont jamais remis de la guerre franco-prussienne, le premier victime de son engagement dans la Commune, née directement de la défaite, le second, victime lui de l'effondrement du régime... Quant à Daumier, peut-être le plus proche de Guitry, esthétiquement parlant, son rôle dans le film n'est pas que "décoratif", il est même diégétique, j'y reviendrai. La réalité est que, quitte à rapprocher l'attitude de Monet à celle d'artistes pendant l'Occupation, c'est davantage à Renoir (le fils) parti aux Etats-Unis, que le peintre pourrait être comparé. Sacha Guitry, lui, est plutôt à ranger du côté des artistes présents physiquement à l'exposition, peut-être pas Dunoyer de Segonzac et Vlaminck, que Guitry, malicieux, fait quitter l'expo ensemble, eux qui étaient partis avec Derain pour ce fameux voyage en Allemagne organisé par Arno Breker, mais disons les autres, ceux qui ont continué de travailler, "indifférents", sinon à l'occupant du moins à son idéologie, relevant de ce qu'on a appelé la "collaboration horizontale", à mille lieux de l'engagement d'un Fougeron, par exemple.

Toute cette partie introductive du film n'est pas très convaincante (et d'autant moins que la photo en noir et blanc est loin de faire honneur aux chefs-d'œuvre que le film se plaît à citer), elle est même gênante, tant on y décèle une volonté chez Guitry de se dédouaner à l'avance — en se référant aux grands artistes français de l'époque (1943 mais aussi 1871) — de ce dont il sera accusé par la suite, après ses "soixante jours de prison", à savoir d'intelligence avec l'ennemi, accusation sans fondement, même s'il reconnaîtra lui-même, poussé par sa passion du bon mot, ne pas en avoir manqué (d'intelligence). De cette partie franchement discutable (le sketch avec Mila Parély n'est pas non plus d'un très bon goût), se détache néanmoins la rencontre amoureuse, les premiers échanges entre le sculpteur et son modèle (Guitry et sa très jeune épouse), cette relation "impossible", au sens du Réel contre quoi, via la cécité, va se heurter le personnage, témoignant plus largement de la crise que traverse Guitry à cette époque, au niveau donc intime (la relation avec sa femme), esthétique (le mélo, après les comédies des années 30 et entre deux films historiques, Désirée Clary et la Malibran) et politique (la réalité d'aujourd'hui, c'est-à-dire l'Occupation), faisant de Donne-moi tes yeux, un film non seulement charnière dans la carrière de Sacha Guitry, mais aussi totalement à part.


2. L'amaurose.

Passé le prologue (rehaussé par ce qui semble, dans un premier temps, s'apparenter à un "jeu du chat et de la souris" entre Guitry et la jeune fille), puis les conseils avisés de grand-maman (Marguerite Moreno) sur le caractère trompeur du coup de foudre et les dangers du mariage, même si le fait d'"épouser un homme extrêmement plus âgé que soi, c'est limiter d'avance la durée du malheur éventuel auquel on s'expose", arrivé les onze coups qui marquent le premier rendez-vous, le film peut commencer. Où il s'agira, fort de ce qui a été énoncé précédemment — la très grande différence d'âge entre les deux amants — de retourner à son avantage la critique sarcastique à laquelle s'expose inévitablement un tel scénario, ce qui ne manquera pas, sous la plume de Lucien Rebatet alias François Vinneuil:

(...) M. Sacha Guitry se met cette fois sur l'écran dans une posture d'autant plus irritante qu'il est bien difficile de dissocier le personnage figuré par le comédien et l'homme réel qu'est ce comédien. Ne parlons que du personnage. Il semble à chaque instant prendre prétexte de ses topos pour nous dire: "Voyez, je suis un monsieur mûr, je ne farde pas mon âge. Et cependant, les fillettes en fleur tombent toujours follement amoureuses de moi. Et voilà qui est encore plus épatant: je deviens aveugle, et elles sont plus amoureuses que jamais." Et pour tout arranger, M. Sacha Guitry joue un sculpteur dans un ton ultra-pontifiant.
Oui, il faut vraiment s'appeler Sacha Guitry pour se permettre cela sans crainte de ramasser une gamelle décisive. Ce disant, c'est encore un éloge, et même considérable, que l'on adresse au talent d'un homme à qui l'on pardonne d'autant moins de nous ennuyer que l'on sait comment il nous amuse quand il lui plaît. (François Vinneuil, "M'as-tu vu en aveugle?", Je suis partout, 3 décembre 1943)

Je dis "retourner à son avantage", et non "faire mentir", car la critique de François Vinneuil est en soi assez juste. Le narcissisme de Guitry n'a jamais été poussé aussi loin que dans ce film. Or tout l'intérêt est là. C'est parce que, dans leur grande majorité, les critiques — que Guitry charge dès le début lors de la visite de l'exposition — pointeront ce narcissisme outré et un brin provocateur qu'il y a nécessité, afin de rendre la critique moins opérante, d'inscrire le film dans un genre où justement les excès sont de mise. Et ce genre, c'est le mélodrame... l'art de la démesure par excellence, célébrant les passions les plus folles, mais un mélodrame à la Guitry, qui nourrisse son narcissisme (admirez l'allitération), et plus encore, parce que ce type de mélo ne joue pas sur l'exacerbation de ses formes — comme c'est le cas chez Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk... qui voit le mélo par instants toucher au sublime, ou bien s'égarer dans le pur délire, comme chez Gance et plus tard Matarazzo. Un mélo qu'on pourrait dire de circonstances. Il ne s'agit pas (en tout cas pas seulement) pour Guitry de montrer que l'amour résiste à toutes les épreuves (et avec d'autant plus de force qu'il est lui-même, Sacha Guitry, l'objet de cet amour), ou que son aura est telle que, même aveugle en plus d'être âgé, cela n'empêchera pas celle qu'il a séduite de rester avec lui — c'est là où Vinneuil se trompe ou du moins que sa vision du film colle trop à l'image mondaine qu'il a de Guitry —, c'est que le mélodrame était le genre idoine pour traiter, via donc le thème de la cécité, de l'obscurcissement qui en 1943 guettait Guitry, quant à sa relation, de plus en plus trouble, avec les femmes, et tout particulièrement sa dernière épouse, et son rapport, de plus en plus sombre, à l'époque... Obscurcissement (traduction littérale du mot "amaurose" dont il est question dans le film), au sens ici non pas d'aveuglement, mais d'inquiétude: la crainte chez Guitry, à l'approche de la soixantaine, de perdre de son "éclat", habitué qu'il était jusque-là à prendre toute la lumière, à tout contrôler, maître "absolu" de son œuvre, mariages compris, vu que pour Guitry choisir une épouse revenait à choisir l'actrice principale de ses futurs pièces et films.

C'est que l'art et la vie sont indissociables chez Guitry. Ainsi dans Donne-moi tes yeux, les questions soulevées à propos du mariage sont-elles le reflet direct de ce que vivent "en coulisses" Sacha et Geneviève Guitry. Cette dernière est la nouvelle épouse et, comme à chaque fois, apparaît comme la remplaçante de celle qui l'a précédée. Ce fut le cas avec Jacqueline Delubac par rapport à Yvonne Printemps, son seul grand amour? (c'est d'ailleurs pour sortir de cette image de la remplaçante, notamment au théâtre quand elle reprenait les rôles de celle-ci, que Delubac poussa Guitry à se lancer dans le cinéma et ainsi à lui créer de nouveaux rôles). C'est encore le cas avec Geneviève de Séréville (qui conserva le nom de Guitry comme nom de scène) par rapport à Jacqueline Delubac. A cette différence près que Geneviève, aux yeux de Guitry, n'arrivera jamais à faire oublier Jacqueline, et encore moins Yvonne. Trop timide dans son jeu, trop jeune aussi peut-être (au point que Guitry, plus paternaliste que jamais, aurait songé à l'adopter après leur divorce!), il faut la voir répondre toute mignonne "pas encore" à Aimé Clariond quand ce dernier lui demande si elle est la maîtresse de Guitry... le film ne serait pas en noir et blanc qu'on jurerait la voir rougir. Tout ça a beau être exquis (comme le dit Clariond), le couple que forment Guitry et sa "pas encore" maîtresse a quelque chose d'incestueux (et c'est peut-être pour cela, pour atténuer le caractère incestueux, qu'elle n'est pas encore la maîtresse, quand bien même elle le désirerait). Pour autant, même si Donne-moi tes yeux s'inscrit parfaitement dans ce que Noël Burch et Geneviève Sellier ont appelé "La drôle de guerre des sexes du cinéma français" (entre 1930 et 1956, autant dire qu'en 1943 on est en plein milieu) (1), le film ne se limite pas à cet aspect convenu du patriarcat, tel que nous le révèlent nombre de films de l'époque. La différence d'âge entre les deux personnages est si marquée qu'elle doit bien traduire autre chose, qui soit propre à Sacha Guitry. Non pas que Guitry ne fasse pas son âge (ainsi que le confie la jeune fille à sa grand-mère), mais parce qu'il incarne son propre personnage, quel que soit son âge, celui qu'il est au théâtre depuis trente ans, et qu'en face de lui la jeune fille (qu'il appelait "mon petit bonhomme"), elle, se doit d'avoir toujours le même âge. De sorte que l'écart d'âge entre Guitry et ses épouses-actrices ne pouvait aller que crescendo, de Jacqueline Delubac (pour s'en tenir au seul cinéma), dont Guitry s'amusait à dire qu'ayant le double de son âge, il était normal qu'elle soit sa moitié, à Lana Marconi, la toute dernière (sa nouvelle Elvire Popesco en plus jeune), à qui il aurait dit que si les précédentes avaient été ses épouses, elle, serait sa veuve. Entre les deux: Geneviève qui dans le film prolonge, par sa jeunesse, Jacqueline, et en même temps anticipe, par son dévouement, Lana, restée fidèle à Guitry jusqu'à sa mort. Un "double rôle" qui confère au film, avec la cécité comme moteur dramatique, toute sa dimension de mélo.

(1) (...) Ce mélodrame sur la cécité donne lieu à une réflexion originale sur le regard masculin [note: aujourd'hui on parle de male gaze]. Déjà, avant-guerre Guitry met en scène l'inégalité des rapports de sexe d'une façon si explicite, si provocatrice (cf. le Nouveau Testament, 1935) qu'il nous force à la "voir" au lieu de simplement la subir. Mais la cécité, dans Donne-moi tes yeux, au-delà d'une métaphore de castration, qui renvoie aussi, comme Noël Simsolo l'a montré, à la crise du couple Guitry-Geneviève, fonctionne comme une remise en cause de la légitimité du regard voyeuriste, qui transforme l'autre en objet.
La première moitié du film met en scène la stratégie amoureuse du sculpteur à travers diverses séances de pose où la jeune fille lui sert de modèle pour un buste: dans une première séquence, les deux protagonistes sont cadrés dans un plan américain qui met en évidence le regard voyeur du sculpteur sur le visage de la jeune fille qui s'offre à lui sans le regarder. La deuxième séance de pose modifie sensiblement les rapports de force en cadrant séparément la jeune femme de face en plan rapproché, alors que le sculpteur au travail est cadré de profil en plan moyen. La troisième séance met en scène la rupture provoquée par lui: il lui demande de se mettre de dos, ce qu'elle traduit par "comme si je m'en allais". Mais on peut aussi interpréter ce geste comme une renonciation au regard voyeuriste. Pendant qu'il lui explique laborieusement qu'il abandonne son buste, la caméra reste en gros plan sur le visage de la jeune fille, qui s'est substitué au regard jouisseur du sculpteur, comme vecteur d'identification du spectateur.
Nous avons confirmation de cette renonciation au regard voyeuriste masculin dans la fameuse séquence où le sculpteur dans le noir complet des rues de Paris soumises à la Défense passive (le caractère exceptionnel de cette allusion directe à la situation politico-militaire est suffisamment rare pour être souligné), demande pardon à la jeune fille des souffrances qu'il lui inflige, et lui exprime ses doutes sur leur avenir tout en lui avouant: "Je t'aime..." Juste avant, il avait feint de dévorer des yeux une chanteuse (Mona Goya) dans la lumière éclatante d'un cabaret: on arrive à ce paradoxe que la lumière permet de mettre en scène le mensonge, alors que seule l'obscurité complète autorise la sincérité. Après cet aveu d'amour, elle lui prend la lampe de poche pour guider leurs pas, comme si elle avait senti son incapacité à conduire leur couple.
Enfin, quand la jeune fille a compris les vraies raisons de la rupture, et qu'elle revient se jeter dans ses bras, ils sont à nouveau cadrés ensemble, mais le plus souvent les yeux baissés ou fermés, pendant qu'elle "théorise" la qualité nouvelle que la cécité du sculpteur donne à leur amour: "Je n'étais pour vous que quelqu'un de très agréable à regarder... Je n'étais pas de force avant, je n'étais rien... je ne pouvais me sentir utile; or, voilà que je vous suis nécessaire... C'est exquis pour une femme de se sentir indispensable!"
Au-delà de la tonalité typiquement pétainiste de ce discours où les femmes revendiquent de se mettre au service d'un patriarcat défaillant, la dernière réplique du film où il la prend dans ses bras en disant "Eteins la lumière pour que nous soyons pareils!", indique assez que la renonciation au regard voyeur est une renonciation au fantasme d'un pouvoir patriarcal absolu. (Noël Burch et Geneviève Sellier, 1996)

3. La main de Rodin, le dessin de Daumier.

Résumons. Nous sommes en 1943. Jacqueline est partie, Elvire était trop âgée pour lui succéder et Geneviève, qui a pris le relais, s'apprête à partir, elle aussi. 1943, le temps bien sûr de l'Occupation et pour Guitry celui des "occupations", qui le voit multiplier les projets, pour combler probablement un vide, en tout cas qui traduit chez lui une réelle inquiétude. Ce qu'illustre, à mon sens, la sculpture de Rodin (connue depuis toujours, elle ornait déjà son bureau dans Ceux de chez nous), cette main de pianiste, une main gauche sur son socle, que fait admirer Guitry, dans sa robe de chambre à rayures, à la jeune fille, elle dans son manteau à carreaux (bel effet d'optique, un "clin d'œil" parmi tous ceux, nombreux dans le film, qui renvoient à la question du regard). Les doigts y paraissent moins déliés que crispés, du fait que la main est isolée, comme si elle venait d'être amputée, annonçant le drame à venir — la cécité, vécue alors comme une castration, oui évidemment —, mais surtout parce que cette main non seulement concentre tout le génie de Rodin, à la différence du sculpteur forcément plus modeste que joue Guitry, ainsi que le souligne la jeune fille, et devant lequel on ne peut que se mettre à genoux (ce que font les deux personnages, inclinés sur le canapé)... mais aussi symbolise le génie de l'auteur (toute la séquence qui mêle la présentation par Guitry de son appartement-atelier, la drague amoureuse et la préparation au travail est un vrai régal), soit la main de l'écrivain, ici tendue et nerveuse (Guitry n'était pas gaucher, et alors?), comme pour retenir encore un peu de cette vie rayonnante qu'il sent lui échapper... et qui, dans un sursaut d'orgueil et de lucidité, nous griffonne à l'écran parmi ses plus beaux dialogues.

La force du film vient de ce télescopage permanent entre le Guitry-auteur et l'homme Guitry jusqu'à ne faire plus qu'un (ou presque). Le récit se divise en deux parties égales séparées par l'épisode du cabaret où le sculpteur se montre volontairement détestable avec la jeune fille (cf. supra le résumé de Burch et Sellier). Ce n'est qu'après qu'on en découvrira les raisons, lorsque la chanteuse (Mona Goya avec qui Guitry avait une liaison dans la vie!) se rend chez le sculpteur, Guitry se permettant même un effet à la Hitchcock, qui voit le visage de la femme devenir subitement flou. Outre le tour de chant de Mona Goya, il y a lors de la soirée au cabaret ce numéro d'imitation effectué par Maurice Teynac, dans lequel l'acteur imite successivement Louis Jouvet, Jean Tissier et Michel Simon, trois comédiens qui n'ont pas été choisis au hasard, Jouvet incarnant pour Guitry le rival sinon l'ennemi (ils ne s'aimaient guère), qui pendant la guerre préféra s'exiler, Tissier, la coqueluche de l'époque, durant laquelle il tourna pas moins d'une trentaine de films, et Michel Simon, l'ami et futur "double" du cinéaste. Soit, là encore, l'idée d'un passage, des années 30 (qu'on ne revivra plus) aux années 50 (qu'on redoute)... S'en suit, après le cabaret, la fameuse séquence du couvre-feu (instauré à Paris en 1943 mais, au contraire de la province, seulement entre minuit et six heures, pour que le soldat allemand puisse se distraire, sauf que dans le film il s'agit de "bons Français" se vantant de ce qu'ils ont acheté au marché noir). La longue marche de Guitry et la jeune fille dans l'obscurité, simplement éclairée par une lampe de poche, est d'autant plus bouleversante que pour Guitry elle a valeur de confession. Jamais peut-être que dans ce passage, il ne s'était exposé à ce point, reconnaissant ses erreurs, en même temps que son vieillissement et cette "vision" (des choses, de la vie...) qui tend à s'obscurcir, le contraignant à s'en remettre, accroché au bras de la jeune fille, à la petite lumière qui guide leurs pas.

Et puis il y a ce dialogue à la fin:
— C'est exquis pour une femme de se sentir indispensable.
— Eh bien soit... amuse-toi... laisse-moi dire les mots que je veux, dans mon esprit ça revient au même.
— Mais je vous aime...
— Eh bien amuse-toi à m'aimer... mais tu vas me jurer une chose, c'est que le jour où ça cessera de t'amuser — prends le mot amuser dans le sens que tu veux —, ce jour-là tu ne continueras pas de vivre auprès de moi... oui parce que je vais te dire... il y a peut-être d'autres femmes que cela amuserait aussi, et il ne faut pas que tu prennes leur place... et tu prendrais leur place si tu restais auprès de moi alors que cela aurait cessé de te plaire... vois-tu, tous les sacrifices sont possibles, sont acceptables, jusqu'au jour où l'un des deux s'aperçoit qu'il y a sacrifice...

Guitry reste Guitry. En témoigne également l'apologue autour du dessin de Daumier, un dessin que la bonne a peut-être substitué, ce dont Guitry, devenu aveugle, ne veut pas savoir, sous prétexte que si le dessin a disparu, la jeune fille ne le reverra jamais, alors que lui, Guitry, continuera de le "voir", gravé dans sa mémoire, qu'il soit là ou pas. Puis d'affirmer qu'il faut "se montrer digne des malheurs qui nous arrivent (traduisons: la défaite, l'Occupation... mais aussi tous ces moments d'accablement disons personnel que Guitry aurait tendance à mettre sur le même plan que la période de désarroi général qui ravage le pays) afin de mériter cette compensation divine: avoir à soi l'être qu'on aime".
Qu'en conclure? Si la jeune fille, en retour, après avoir allumé la lampe (la nuit est tombée), demande à Guitry de la prendre dans ses bras, la réponse de celui-ci n'est pas sans ambiguïté. Certes, il la prend dans ses bras (rappelant que s'il est contre les femmes, il l'est tout contre), mais la réplique, qui clôt définitivement le film: "Alors, éteins... soyons pareils", peut s'entendre, outre l'acceptation du malheur qui le frappe, moins comme une sorte de reconnaissance avant l'heure du concept de "parité", qu'une façon, disons plus réaliste, plus conforme au personnage qu'est Guitry (même vieillissant), de maintenir la femme sous sa coupe. Libre à elle de partir quand le poids du sacrifice se fera trop lourd, étant entendu qu'une autre prendra sa place... mais quand on sait que Lana Marconi, la successeur de Geneviève, est restée avec Sacha Guitry jusqu'à la fin, bien que de 32 ans sa cadette — les dernières épouses de Guitry étaient-elles des sapiosexuelles? —, respectant ainsi le "désir" du grand homme qu'elle soit sa veuve... on peut voir là le signe de l'emprise que Guitry exerçait malgré tout sur ses conjointes (le film ne s'intitulera plus comme prévu "La nuit blanche", trop vague, mais bien "Donne-moi tes yeux" qui mêle l'injonction à la supplique), l'Artiste encore et toujours désiré — "je viens m'offrir à vous, faites de moi votre maîtresse ou votre femme, peu m'importe", lui dit pour finir la jeune fille —, par-delà le handicap que représentent l'âge ou une quelconque infirmité. Et sans qu'on sache si Guitry, fidèle à son personnage, ne triche pas avec la réalité, ne travestit pas ce qu'il nous dit de lui (c'est le choix du mélo) ou, plus simplement, ne se ment pas à lui-même. Car dans le fond, sa véritable passion restera toute sa vie l'écriture, et son corollaire: la mise en scène — le plaisir chez lui à "occuper" la scène.

10/03/2024

Fenêtre sur cour

  Fenêtre sur cour (Rear Window) d'Alfred Hitchcock (1954).

  Scènes de la vie conjugale.

Regarde de tous tes yeux, regarde.
(Jules Verne, Michel Strogoff)

Evidemment, quand on lit Hitchcock s'est trompé, le dernier livre de Pierre Bayard, on ne peut qu'avoir envie de revoir Fenêtre sur cour — pour le plaisir autant que par besoin, celui de mettre à l'épreuve les thèses avancées — comme on a eu envie par le passé, parallèlement à d'autres contre-enquêtes menées par l'auteur, de relire Le Meurtre de Roger Ackroyd, Dix Petits Nègres ou encore Le Chien des Baskerville. Donc j'ai revu Fenêtre sur cour, un film que j'avais découvert très jeune, lors de sa ressortie en 1984, me laissant un souvenir ébloui, que j'ai dû revoir par la suite deux ou trois fois... et puis là, tout dernièrement, stimulé par le bouquin de Pierre Bayard, dans lequel notre chevalier (sans peur mais non sans reproche) de la "critique policière", s'emploie de nouveau à nous démontrer sa grande théorie — appliquée cette fois au cinéma —, à savoir que "les personnages de fiction disposent d'une marge d'autonomie importante et qu'il leur arrive d'accomplir des actes à l'insu de celui qui leur a donné naissance, et donc, par exemple de commettre des meurtres sans qu'il en soit informé". Ce qui, dans le cas de Fenêtre sur cour, se traduit par l'affirmation que non seulement "la thèse développée par les deux héros [Jeff/James Stewart et Lisa/Grace Kelly], selon laquelle leur voisin aurait tué sa femme [puis l'aurait découpée en morceaux], est en réalité grevée d'un si grand nombre d'invraisemblances qu'il est difficile à un esprit rationnel de la retenir", mais en plus que ce "prétendu meurtre... en dissimulerait un autre, bien réel celui-là, que le cinéaste n'aurait pas vu et qui aurait échappé depuis soixante-dix ans aux spectateurs [à tous les spectateurs, y compris les critiques]".

Cela dit, je ne compte pas mener moi-même une contre-contre-enquête, genre "Pierre Bayard s'est trompé". Il se trouve simplement que l'auteur, en axant son propos sur la question de la culpabilité (et du thème central chez Hitchcock du "faux coupable") comme sur celle du voyeurisme (auquel il substitue le délire d'interprétation du sujet paranoïaque, ce type de délire qu'on retrouve dans les théories complotistes), rouvre de vieux dossiers qu'avaient quelque peu abandonnés les lectures plus récentes de Fenêtre sur cour, lesquelles s'attachaient moins au contenu qu'aux formes du film. Ainsi des analyses de Michel Chion sur le "quatrième côté" que représente la façade où se trouve l'appartement (unique?) de Stewart (1), de même que sur les sons (la rumeur de la cour), ce que soulignait également Serge Daney: "La cour sur laquelle donne la fenêtre est avant tout un bain sonore, saturé, urbain, plein de rumeurs et de promiscuités, d'air chaud et de réverbérations inavouables. Et dans ce magma sonore, il y a une petite chanson qui fraie son chemin — et dont, finalement, tout dépend —. Ecoutez Fenêtre sur cour." Et que si la culpabilité du personnage espionné n'a jamais été mise en doute, c'est dans un premier temps au nom du pacte de croyance qui existe entre un auteur et son spectateur, même si avec Hitchcock la méfiance est de mise (se rappeler le Grand Alibi), mais aussi parce que l'art de la manipulation, qui caractérise le cinéma d'Hitchcock et concerne donc le spectateur, est ici poussé à son maximum, en termes non pas d'ingéniosité (ce que sera la Mort aux trousses) mais de ce qu'on pourrait considérer comme l'aveu même par Hitchcock de son désintérêt total pour les questions de vraisemblance, l'essentiel étant que ce qui est montré dans le film soit fidèle à la vision, plus ou moins fantasmatique, qu'en a le cinéaste, et ce d'autant plus qu'il s'agit également de plaire au public, que celui-ci aime les histoires abracadabrantesques et qu'à ce titre, il se moque lui aussi des invraisemblances. Bayard a dès lors beau jeu de les pointer vu que, dans Fenêtre sur cour, Hitchcock semble les accumuler à volonté, par plaisir autant que par négligence scénaristique, l'important se trouvant ailleurs, on l'a vu, dans le travail sur les formes et ici, tout particulièrement, le montage (cf. Bill Krohn, Hitchcock au travail).

D'où la question devenue accessoire de la culpabilité, sauf à la déplacer sur le héros, dans la pure tradition du récit hitchcockien, qui ferait du "meurtrier" (2), comme dans l'Inconnu du Nord-Express, le double (ainsi matérialisé) du désir inconscient chez Stewart de faire disparaître non pas sa fiancée, mais tout ce à quoi elle renvoie (Park Avenue, la haute société, les goûts de luxe, la beauté, l'idée de perfection, etc.), ressenti comme des injonctions au mariage, expliquant qu'il ne veuille pas l'épouser, lui qui n'est qu'un photographe-reporter sans besoin matériel aimant surtout parcourir le monde (même s'il ne s'agit probablement que d'un prétexte et que les raisons sont plus profondes). Se dire alors, pour revenir à la culpabilité, que lorsqu'à la fin le "coupable", renversant le dispositif mis en place, s'introduit dans l'appartement de Stewart, c'est moins le meurtrier que le probable trafiquant de bijoux qui, ainsi démasqué, viendrait demander des explications (en l'occurrence, sur le fait que Grace Kelly ne l'a pas dénoncé à la police). Et que là, on adhère pleinement et d'autant plus facilement à l'hypothèse avancée par Bayard que les ficelles d'Hitchcock pour nous faire gober son histoire de meurtre sont devenues encore plus grosses, aussi grosses que les cordes dont use ledit meurtrier pour maintenir sa malle fermée, mais surtout que, à aucun moment, celui-ci ne parle de meurtre, se contentant d'un vague "que voulez-vous de moi?" adressé à Stewart (plus compatible en effet avec l'idée d'un trafic de bijoux — dont la bague est le témoin et pour lequel il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'on veuille faire chanter son auteur — qu'avec celle d'un meurtre). Idem quant à la confession finale, particulièrement complète (sur ce qu'il en est des morceaux du cadavre, en partie jetés dans l'East River, la tête restée dans l'appartement se trouvant, elle, dans un carton à chapeau, précision absente du sous-titre français, après que le "meurtrier" l'a déterrée du parterre de fleurs où il l'avait cachée, la faute au petit chien, devenu trop curieux, qu'il a donc été contraint de tuer... où là évidemment, du point de vue de la logique, c'est absolument n'importe quoi — pourquoi enterrer la tête au milieu d'une cour?, pourquoi tuer le chien si c'est pour ensuite déplacer la tête? —, tout ça n'ayant d'autre but que de satisfaire le goût bien connu d'Hitchcock pour les histoires macabres, telle l'affaire Patrick Mahon dont le film s'inspire)... une confession de la part du "meurtrier" qui surtout a été obtenue en moins de trente secondes chrono (comme le souligne Bayard), mieux: qu'on n'a pas entendue puisque simplement rapportée par le policier qui vient de l'arrêter.
La conclusion s'impose d'elle-même: c'est James Stewart qui via son double, dans un effet de catharsis typiquement hitchcockien là aussi, en vient à "dévoiler" le fond noir de ses pensées (le policier rapportant les aveux, les déclare depuis la fenêtre par laquelle a été projeté Stewart, qui se trouve ainsi au-dessous, comme si ces "aveux" sortaient directement de son cerveau), des pensées pour le moins régressives, quant au petit garçon resté en lui, soucieux de préserver sa passion de l'aventure qu'on imagine dater de sa jeunesse, ce qu'a renforcé son immobilisation forcée, expliquant cette envie furieuse chez lui de se débarrasser de tout ce qui a trait au mariage, tel que le lui rappelait l'immeuble d'en face, à travers toutes ces lucarnes qu'il observait pour tromper l'ennui, et les couples qu'il y voyait — dont cette image de l'épouse toujours en train de pester —, lucarnes fascinantes parce que justement terrifiantes... Sachant encore que si le comportement courageux (en même temps que stratégique) de Grace Kelly dans cette affaire l'a réconcilié avec l'idée d'une vie à deux, le dernier plan du film demeure ambigu, entre l'homme qui dorénavant a les deux jambes dans le plâtre et dort comme un bienheureux, et la femme à ses côtés, habillée sobrement, feignant de lire un livre d'aventure pour mieux replonger dans son magazine de mode préféré. Signe que la femme, conformément à son désir, va peut-être obtenir ce qu'elle souhaitait: se faire passer la bague au doigt... mais sans non plus que l'homme ait renoncé à sa vie préalable, puisque semblant surtout jouir du sursis que lui procure son nouvel accident. Ce qui ressort du plan, c'est que nous avons là un couple mal assorti, ainsi qu'en parlait Stella l'infirmière-philosophe au début du film à propos de son propre couple, ce qui n'a pas empêché l'homme et la femme, bien que toujours mal assortis, d'avoir aimé chaque minute de leur vie commune.

Si la culpabilité du meurtrier, au demeurant représentant de commerce, n'a jamais été remise en cause, c'est aussi qu'elle est posée comme postulat à partir du moment où, découvrant la corde qui sert à Thorwald pour fermer la malle, Grace Kelly y souscrit totalement ("reprenons depuis le début... dis-moi tout ce que tu as vu", lance-t-elle à Stewart), pour des raisons certes de conviction (Bayard y voit un exemple de "folie à deux", soit un effet contaminant du délire d'interprétation de Stewart, qui gagne également l'infirmière, pourtant un modèle de bon sens), mais aussi d'"intérêt conjugal" (première étape chez Kelly pour mettre Stewart dans sa poche, avant la seconde, la plus déterminante, quand il s'agira de passer à l'action). Egalement parce que le seul qui s'y oppose, ne croyant pas plus aux hallucinations migraineuses de Stewart qu'aux intuitions féminines de Grace Kelly ("une épouse ne partirait pas en voyage sans son alliance"), c'est le détective, dont le nom, Doyle, connote l'aspect par trop rationaliste du personnage (même si le père de Sherlock Holmes était féru de spiritisme) contre lequel bute l'imagination (débordante) de nos deux héros. Mais le plus important est le retournement de l'argument massue, avancé par Grace Kelly (avant sa conversion) puis le détective et enfin Bayard lui-même, comme quoi un tel crime ne pourrait se dérouler ainsi, au vu de tout le monde, même si la chaleur qui règne pendant toute la durée du film (du moins jusqu'à l'épilogue) justifie que les fenêtres soient ouvertes, argument qui tombe de lui-même à partir du moment où l'on considère que le "monde" en question (les douze appartements meublés sur la trentaine qui compose le décor) se trouve du même côté que l'appartement du crime, rendant impossible d'y accéder visuellement — seuls le couple de jeunes mariés et le musicien, occupant latéralement la scène y auraient accès, sauf que leur vision ne serait que partielle (puisqu'oblique) et qu'ils sont bien trop absorbés par leurs activités, soit à faire l'amour (le couple), soit à composer une chanson (le musicien) pour s'intéresser à ce qui se passe dehors. Le seul dont la position dirige le regard vers l'appartement en question est James Stewart, d'autant que, lui, n'a rien à faire, sinon épier ses voisins, avec cette réserve qu'il occupe le "quatrième côté" et qu'à ce titre, il n'appartient pas au même espace...  A condition aussi qu'on définisse l'espace du film comme une scène de théâtre (du théâtre filmé en l'occurrence), ainsi qu'il apparaît à l'ouverture, avec ces stores qui se lèvent, ce qui ferait de la cour l'équivalent de la rampe, validant le caractère méta du film, sans pour autant expliquer comment Hitchcock le conçoit. Et quelle place exacte occupe Stewart dans le dispositif: celui du spectateur ou du metteur en scène? Dans le premier cas, quand le "meurtrier" fait irruption de l'autre côté, venu comme pour déloger le héros de sa place de spectateur, c'est le "quatrième mur" qui se trouve brisé, ainsi que l'a brillamment décrit Renaud Bezombes en 1979 dans la revue Cinématographe:

Fenêtre sur cour consacre la représentation des écrans cinématographiques dans le film. Un reporter immobilisé dans sa garçonnière est le spectateur idéal qui suit au moyen de ses téléobjectifs le déroulement d’un film: sur la paroi d’en face, les fenêtres s’allument et s’éteignent comme de multiples écrans parmi lesquels le voyeur fait son choix. La profondeur de la cour, telle une fosse d’orchestre, marque la distance nécessaire au spectacle. Le crime que Jeff (James Stewart) découvre est représenté à partir de ces images, comme au cinéma. Floué par sa perception spatiale, simple approche visuelle, il ne peut comprendre la soudaine intrusion de l’assassin chez lui. Celui-ci surgit en effet par le côté jamais représenté du spectacle, celui de la "loge", dont Jeff est pratiquement expulsé. En bouclant l’espace par son quatrième côté, Hitchcock lui redonne sa réalité tactile, matérielle. A la question "Que voulez-vous de moi?" du meurtrier avançant sur lui, le photographe très logiquement répond par une série de flashes pour le stopper, réaliser à la lettre un arrêt sur l’image, comme pour contenir l’agression du réel et préserver son imaginaire: le film doit continuer! 

Dans le second cas, Stewart serait une projection d'Hitchcock, en même temps que Thorwald serait, lui, une projection de Stewart, créant ainsi un double écran fantasmatique, de sorte que lorsque Thorwald défenestre Stewart, ce sont les représentations inavouables et autres phobies d'Hitchcock qui sont comme expulsées. Ce qui suppose là aussi une transgression des lois qui régissent le dispositif scénique, afin que le quatrième côté devienne autre chose qu'un mur (aveugle) pour Thorwald, expliquant qu'il pouvait jusque-là agir sans s'occuper du regard des autres. C'est parce que Grace Kelly a transgressé la première les règles en passant de l'autre côté pour pénétrer dans l'appartement de Thorwald et récupérer la bague, que celui-ci se rend compte qu'il est espionné, qu'il y a des yeux sur le mur d'en face, mur qu'il pourra dès lors "franchir" en transgressant à son tour les règles du dispositif.

Exit donc le meurtre (et son coupable que tout désigne), ce n'est que le vernis du film, la couche de Chantilly que Hitchcock étale avec gourmandise sur la "tranche de gâteau" qu'est pour lui un film. (Rappelons que du meurtre on ne voit strictement rien et que s'il est suggéré avec force détails, plus sordides les uns que les autres, c'est qu'il pourrait bien sortir du seul cerveau de Stewart.) C'est d'autre chose dont parle Fenêtre sur cour. Ce dont témoigne d'ailleurs le titre, en français, et plus encore le titre original, Rear Window, à travers ses changements successifs, ainsi que le rappelle Bill Krohn, puisque la nouvelle de Cornell Woolrich (alias William Irish) — dans laquelle aucune femme, pas davantage une fiancée qu'une infirmière, n'accompagnait Jeff, seul dans son appartement — s'intitulait "Murder From a Fixed Viewpoint" avant de devenir "It Had to Be Murder" (lors de sa parution en 1942) puis "Rear Window", une fois adaptée par Hitchcock et John Michael Hayes. On y décèle le glissement sémantique qui voit le mot "murder" du titre, d'abord affirmé comme une réalité, puis seulement supposé et pour finir disparaître. "Rear Window", le titre final atteste des deux niveaux sur lesquels se déroule le film: "window", la fenêtre, la surface, qui renvoie au spectacle auquel assistent Stewart et ses deux auxiliaires; "rear", l'arrière, le fond, qui renvoie aux histoires de couples qui composent simultanément le spectacle, avec cette particularité qu'il serait vu depuis l'arrière et non l'avant, le "front window", par lequel on regarde d'ordinaire un spectacle. Une précision qui modifie la donne, quant au dispositif évoqué précédemment, si c'est donc le côté arrière de la scène qu'il faut prendre en compte, celui qui n'est pas livré généralement au public, ce côté dont le caractère intime implique, vu que ceux qu'on y aperçoit s'affranchissent volontiers du jeu social, de ne pas justement s'y attarder, d'y jeter à la rigueur un œil, à la dérobée, mais pas de les observer comme le fait Stewart, avec insistance et, sous prétexte d'y déceler une "scène de crime", de s'armer de jumelles et de téléobjectifs pour y voir de plus près.
Le voyeurisme de Stewart — puisque le "spectacle" qu'il regarde ne lui est pas destiné —, s'il ne relève pas de la psychiatrie (au sens d'une perversion), ne se réduit pas non plus à une simple déformation professionnelle, voire une occupation de circonstances, uniquement parce que le personnage se trouve, à ses dires, du fait de son immobilisation, plongé dans un "marais d'ennui". Le fantasme qui entretient une telle pulsion, fantasme qui est celui d'Hitchcock évidemment, n'en demeure pas moins suffisamment prégnant pour altérer la conduite de Stewart autant que sa vision des choses, notamment du mariage. Il n'est pas interdit de penser que c'est parce qu'il y a chez lui un penchant voyeuriste (comme il y aurait un trait paranoïaque, les deux ne sont pas incompatibles) qu'il est devenu photographe (et pas dans le domaine de l'art mais du sensationnel, ce pourquoi d'ailleurs il est aujourd'hui cloué sur son fauteuil). Et que ce penchant, suite à son accident, s'est accentué au point de devenir pathologique. D'où les mises en garde de l'infirmière (de Grace Kelly aussi, mais pour d'autres raisons, qu'il s'occupe davantage d'elle), lui rappelant d'entrée ce qu'on faisait jadis aux voyeurs — leur brûler les yeux avec un tisonnier rougi à blanc —, menace dont il se souviendra à la fin, pour se protéger de Thorwald, son double/agresseur (3), signe de son sentiment de culpabilité, puisque reproduisant symboliquement, via les flashes rouges, le châtiment réservé aux voyeurs, comme s'il se punissait lui-même, indirectement, de ce qu'il avait provoqué. Sachant que c'est aussi l'histoire de Michel Strogoff qui se trouve évoquée à travers la scène, posant la question de l'obligation de regard qui est propre au spectacle, avec cette réserve que, le spectacle ici se passant "derrière" le rideau, on peut se demander s'il répond encore à la définition d'un spectacle.
Tous ces éléments font que la notion de "quatrième côté" est à reconsidérer. Si le spectacle est vu de l'arrière, c'est que le dispositif est plus complexe. Ce sont nous, les spectateurs du film, qui sommes face à la scène, mais ce que nous voyons est inversé. C'est à la fois le décor, en termes de construction (un décor prodigieux conçu par Hal Pereira et J. McMillan Johnson), et l'envers du décor, pour ce qu'il représente, de sorte que si, optiquement parlant, nous sommes nécessairement du même côté que Stewart, ce que nous voyons suppose une torsion (dans l'imaginaire) du décor, décor qu'on pourrait qualifier de "cubiste", qui inclut à la fois le "quatrième mur" (avec la scène vue de face) et ce qu'on appelle, toujours au théâtre, le mur du "lointain" (la partie arrière la plus éloignée de la scène), expliquant que Stewart ait besoin de grossir les plans pour voir ce qui s'y passe: des saynètes qu'il n'est pas censé regarder. Ce qui fait du dispositif une machine hybride, qui emprunte aux différentes formes de représentations dont s'est nourri le cinéma, de la plus ancienne (le théâtre qui donne au film son "cadre") à la plus récente (la télévision, avec son propre cadre, "domestique", éminemment privé, qu'évoquent tous ces écrans et les mini-récits qui s'y jouent et que suit Stewart, à la manière des séries télévisées de l'époque, pratiquant une forme de zapping avant l'heure, jusqu'à ce qu'il s'intéresse à une en particulier, et pour cause).

Qui regarde qui et quoi?

Ainsi James Stewart regarde-t-il la télé comme s'il était au théâtre (4). Pendant ce temps, il ne regarde pas Grace Kelly (ce qui est "anormal", lui dit l'infirmière), au contraire d'Hitchcock qui, lui, n'a d'yeux que pour elle (et le décor), jusqu'à perdre vingt kilos — il est au régime: cf. au début la sculpture de la femme artiste qui habite en bas de l'immeuble, intitulée "Hunger", et à la fin l'arrivée du fiancé de la danseuse qui habite au-dessus, rentré de l'armée et qui se précipite sur le réfrigérateur —, et plus encore, jusqu'à fétichiser l'actrice, par l'attention qu'il lui porte, à elle et sa garde-robe, tel un grand couturier amoureux de son modèle. Et c'est parce que Stewart ne regarde pas Grace Kelly, "de haut en bas... Lisa, Carol, Fremont" (ainsi qu'elle se présente en allumant les lumières, écho à la pulsion voyeuriste de Stewart observant de haut en bas les appartements d'en face), que celle-ci décide d'aller justement en face, là où le regard de Stewart s'est maladivement fixé: l'appartement des Thorwald. Autrement dit, de "passer à la télé"... suscitant le regard excité, en même temps qu'admiratif, de Stewart (pour ce qu'elle fait et non ce qu'elle est).
En passant d'un appartement à l'autre (de la comédie policière au petit film d'action, et à suspense), sous le regard conjoint de Stewart, dans le rôle du gars misogyne, débitant les pires "clichés" sur la femme (c'est pour ça qu'il est photographe: il y a sur son bureau, encadrée, l'image "négative" de la femme qu'il a photographiée pour la couverture d'un magazine) et d'Hitchcock (que les femmes au contraire fascinent, surtout les blondes inaccessibles), Grace Kelly fait l'épreuve de la concurrence féroce qui existait à l'époque aux Etats-Unis entre le cinéma (celui des stars) et la télévision (1954 marque officiellement la fin du studio system). Concurrence dont Hitchcock avait de son côté fait les frais avec son précédent film (Dial M for Murder, déjà avec Grace Kelly), via la 3D qu'on lui avait imposée, bridant son génie créateur, mais dont il s'accommodera par la suite (son génie était aussi commercial), pour quelque temps, en tournant à la fois pour les grands studios (qui vivent là les dernières années de l'âge d'or hollywoodien) et la télévision (la série "Alfred Hitchcock présente").

Résumons: Hitchcock nous donne à voir, via ces "petites lucarnes", tous les types de relations hommes-femmes qui font une vie de couple (à voir et pas à entendre — c'est en cela, rappelait Daney, "parce qu'il est un 'visuel', qu'Hitchcock reste fondamentalement un cinéaste du muet, considérant tous les sons comme également artificiels", et parmi ceux-ci les dialogues). S'y trouvent réunis les tout jeunes mariés passant leurs journées au lit (l'homme rapidement rappelé à son devoir lorsqu'il vient à marquer une pause); la sculptrice qui semble s'accommoder de l'absence d'un homme, "sublimant" à travers son art; la danseuse ("Miss Torso"), genre pin-up, un genre auquel Stewart n'est pas insensible et qui, en l'absence du fiancé (à l'armée donc), multiplie les soirées galantes; la vieille fille ("Miss Lonelyhearts") qui, elle, en est à simuler la rencontre amoureuse (et si d'aventure un homme se présente, c'est le parfait goujat); le couple au petit chien, l'homme et la femme dormant tête-bêche sur le balcon, preuve qu'on est bien là, en termes de représentation, du côté de l'intimité et de la plus stricte; le pianiste, à la vie un peu déréglée et chez qui Hitchcock vient justement régler une pendule; et, last but not least, les Thorwald, lui aimable comme une porte de prison, elle, alitée, acariâtre (acariâtre parce qu'alitée?), en tout cas renvoyant à Stewart l'image qu'il a déjà de l'épouse (la "nagging wife"), le confortant dans son désir de ne pas se marier. Car c'est dans ce sens que s'opère la fixation. Ce n'est pas le comportement étrange du mari qui alerte Stewart en premier, mais celui de la femme dont il se demande comment on peut vivre avec, l'amenant dans un second temps à se dire, sans vraiment se l'avouer, qu'à sa place il ferait tout pour s'en débarrasser... et se mettre alors à interpréter dans ce sens les allers et venues de l'homme.

Si on n'entend rien de ce qui se dit là-bas, ce n'est pas le cas chez James Stewart où les dialogues avec Grace Kelly (mais aussi Stella), sont un vrai régal, relevant de ce qu'on pourrait appeler "la comédie du non-mariage", ponctuée de répliques savoureuses, en même temps que la femme (Kelly) "picore" les lèvres de cet adorable ronchon qu'est Stewart (pour filer la métaphore culinaire, pardon Alfred), des discussions à fleurets mouchetés, qui ne perturbent pas la jeune femme pour un sou (d'ailleurs, comme toute femme riche qui se respecte, elle n'a que 50 cents dans son sac), même quand ça devient un peu plus tendu et que Stewart lui demande de la fermer, ce qui est sans conséquence, sauf à prendre au sérieux la menace de Kelly de ne plus jamais revenir, c'est-à-dire... jusqu'au lendemain soir.
Leur rencontre respective avec Thorwald, rencontre musclée les deux fois, change-t-elle quelque chose? C'est tout le sens de l'épilogue sur lequel je me suis déjà prononcé. Et si j'ai répondu si tôt à la question, c'est que la réponse non seulement est: "non, il n'y a rien de changé", mais qu'elle était sous-entendue dès le départ, via les prémonitions de Stella, quant aux "yeux brûlés" de ceux qui, devant un spectacle, cèdent à l'impératif du regard — étant entendu que c'est de l'ordre du symbolique, c'est pourquoi d'ailleurs Michel Strogoff ne perd pas finalement la vue —, ou encore, pour ce qui est des couples mal ajustés, le fait que c'est justement dans ce type de couple que l'amour dure le plus longtemps (Hitchcock et Alma formaient-ils un couple mal ajusté? Je ne sais pas.) J'ajouterai simplement une chose. Le film se déroule sur quatre jours (si on ne compte pas l'épilogue). Et il s'en passe des choses en si peu de temps. La plus importante est celle-ci: la vie des couples qu'observe James Stewart semble se passer beaucoup plus vite que la sienne avec Grace Kelly. Cette "accélération" du temps de l'autre côté de la fenêtre est manifeste chez les jeunes mariés qui, à la fin, ont tout du "vieux couple", la femme reprochant à l'homme, après seulement quelques jours, certes intenses sur le plan sexuel, mais bon..., d'avoir quitté son travail, regrettant même de l'avoir épousé. Comme si, ce à quoi nous avions assisté, était un condensé, une vie de couple résumée en trois ou quatre jours, telle qu'on pourrait la lire dans un article du Reader's Digest (le magazine est d'ailleurs évoqué dans le film par Stewart). Tout ça pour dire que l'épilogue pourrait s'inscrire dans ce même rapport au temps. La scène est dans le prolongement des événements passés. Stewart a ses deux jambes dans le plâtre. Mais les deux personnages, à travers l'espèce de douce tranquillité, limite pépère, qu'ils dégagent, elle en train de lire (peu importe ce qu'elle lit), lui en train de dormir (peu importe à quoi il rêve), semblent anticiper ce qu'ils seront plus tard, pas plus ajustés qu'au début mais toujours ensemble, confirmant les visions — lacaniennes — de Stella, comme quoi "il n'y a pas de rapport sexuel".

(1) Je privilégie le nom de l'acteur à celui du personnage, en écho à la déclaration qu'avait faite Hitchcock à la presse pour le lancement du film: "L'action de Fenêtre sur cour se déroule dans l'appartement de James Stewart, à Greenwich Village, mais pour qu'il puisse observer ses voisins, nous avons dû construire un décor abritant les trente et un appartements qu'il découvre de sa fenêtre..." (Donald Spoto). Il y a deux "personnages" principaux dans le film: James Stewart et le décor.

(2) On n'a jamais commenté pourquoi le personnage joué par Raymond Burr portait un nom scandinave, Lars Thorwald, sinon que ça colle bien à son physique: un homme aux épaules larges et à la mâchoire carrée, comme dit Luc Chomarat de l'homme scandinave dans... Le Dernier Thriller norvégien (2019), ce qui bien sûr n'a rien à voir. 

(3) L'idée que Raymond Burr pourrait être une sorte de double pour James Stewart, immobilisé dans son fauteuil, prend un tour ironique quand on sait que Burr, quelques années plus tard, incarnera le personnage de L'homme de fer.

(4) Avec cette particularité, témoignant de l'éloignement physique du spectateur: on n'entend pas ce que disent les personnages à l'intérieur de leur appartement, tels des poissons rouges dans leur bocal, et ce malgré les fenêtres ouvertes, Hitchcock couvrant les dialogues (de toute façon réduits à une bouillie sonore les rares fois où ils s'entendent), que ce soit par une musique d'ambiance, les bruits du quartier ou, le soir tombé, les vocalises d'une mystérieuse cantatrice. Pour qu'ils deviennent audibles, il faut que les personnages sortent, abandonnant leur rôle de personnages de télé (ou de films muets), comme au moment de la mort du petit chien, la maîtresse se plaignant alors du manque d'amour et de communication entre voisins.

01/03/2024

L'empire Dumont


  L'Empire de Bruno Dumont (2024).

  De cap et d'opale.

Il n'y a pas à dire, Dumont n'est jamais aussi bon que lorsqu'il rentre chez lui, là haut, tout en haut, dans le Nord-Pas-de-Calais, et qu'il y retrouve l'inspiration (créatrice) de ses premiers films (la Vie de Jésus, L'humanité, la partie "Flandres" de Flandres, Hors Satan), ce qui n'est pas non plus un gage absolu de réussite (cf. les deux mini-séries P'tit Quinquin et Coincoin et les Z'inhumains, ratées mais pas détestables, au contraire du dégoûtant Ma Loute et du castafioresque Jeannette, alors que Jeanne, comme aujourd'hui l'Empire sont, eux, de vraies réussites). A l'autre bout, c'est-à-dire hors du terroir: Twentynine Palms, la partie "supposée irako-afghane" de Flandres, Hadewijch, Camille Claudel 1915, France), où le "style Dumont" ne fonctionne pas, comme si l'éloignement, à le désancrer ainsi de son décor naturel et inspirant, le condamnait à une vision certes toujours "uniciste" du monde, mais à l'intérieur duquel les relations entre son mysticisme et, dans l'ordre (je vais au plus simple): l'état de nature (en Amérique), la guerre sainte (dans le monde arabe), la folie (chez Camille Claudel) et... le journalisme (à la télé), ne soudaient rien ou pas grand-chose, faisant de l'unité une sorte d'entité disjointe et à ce titre peu convaincante.

Avec l'Empire, Dumont retrouve donc son chez soi, non pas Bailleul, sa ville natale, théâtre de ses trois premiers films, mais la Côte d'Opale, du Cap Gris-Nez à la rivière Slack en passant par les villages d'Audresselles et Ambleteuse, terrain de jeu idéal pour le cinéaste (depuis Hors Satan), où peut s'exprimer le plus "complètement" cet aspect pseudo-moniste qui caractérise ses films. Le cinéaste renoue ici avec le genre "picard-esque" appliqué cette fois à la space fantasy, après le thriller horrifique (P'tit Quinquin) et la SF (Coincoin). Vu l'endroit, c'est Dune qui aurait dû être la référence, mais non, c'est Star Wars... Ch'tar wars, al'gar des z'étaules. Encore que, à bien regarder, il y a un peu des deux dans l'Empire, sachant de toute façon les emprunts de Lucas au roman de Herbert: une même galaxie où s'affrontent le Bien et le Mal, un même empire monstrueux et, isolée, une planète couverte de dunes où les habitants vivent en vase clos. Mais avant d'allez plus loin, retour sur P'tit Quinquin et Coincoin dont l'Empire représente une forme d'aboutissement, qui voit Dumont, le sujet aidant et fort peut-être de son expérience "jeannesque", surmonter les écueils qui grevaient grave les deux mini-séries. Rappel (les textes sont d'époque):

P'tit Quinquin atteste d'une singularité pour le moins vigoureuse, ce qui à ce niveau est déjà appréciable. Singularité au regard du reste de la production mais pas du cinéma de Dumont, le comique ici témoignant davantage d'une plongée au cœur de son œuvre (et non du mal) que d'un profond bouleversement de celle-ci. C'est donc à ce niveau que le film est intéressant à défaut d'être enthousiasmant (après la plongée, brutale, du début, la série est comme une longue et assez pénible remontée à la surface), car permettant d'aller un peu plus loin dans la compréhension d'une œuvre. Qu'en est-il alors de ce comique devant lequel se prosternent la quasi totalité des critiques? Passons sur le burlesque, auquel renvoie la gestuelle du personnage principal, le commandant de gendarmerie, et toutes ces mimiques dont il nous gratifie, un burlesque assez pauvre au final, du fait même du "jeu" limité, bien qu'amusant, de l'acteur; passons aussi sur le carnavalesque, qu'évoquerait la parole populaire, le carnavalesque tel que le concevait Allio (relisant Bakhtine), sauf que chez Dumont, cette parole est moins celle — directe — de tous ces acteurs non-professionnels que ce que lui, Dumont, leur rétrocède, après réajustement, pour que ce soit le plus drôle possible tout en restant naturel... Passons donc sur le burlesque et le carnavalesque pour nous attacher à ce qui semble essentiel dans ce film, à savoir la question de la caricature, notamment dans ce qui l'oppose au grotesque. Distinguer la caricature du grotesque n'est pas chose aisée, les deux sont souvent liés. Disons que la caricature déforme le réel, en l'exagérant, là où le grotesque s'en éloignerait par l'imaginaire. Chez Dumont, il y a du grotesque, c'est sûr, mais c'est bien la caricature qui domine, laquelle fait d'ailleurs le lien entre ce que l'on connaissait déjà de lui — son sens du cadre, la picturalité de ses paysages, etc. — et ce comique soi-disant nouveau qu'on lui reconnaît. C'est que le physique souvent disgracieux du personnage dumontien s'inscrit dans une perspective avant tout esthétique: la caricature comme prolongement d'une certaine peinture expressionniste, des maîtres flamands (Bosch, Brueghel...) aux modernes du XIXe (Daumier, Toulouse-Lautrec), forme aiguë de réalisme, loin de tout idéal de beauté, et dont Dumont serait une sorte d'héritier.
Sous cet angle, on peut voir les "gueules" de Dumont comme des motifs esthétiques, des lignes déformées, contrastant avec l'horizontalité terre/ciel des paysages du Nord... Voir ainsi dans le couple de gendarmes une sorte de complémentarité graphique: d'un côté le commandant, avec ses yeux en billes de loto, son visage joufflu comme un ballon, qu'on s'attend à voir exploser à tout moment, et de l'autre le lieutenant, avec ses yeux rieurs, son visage taillé à la serpe, à l'image d'une sculpture cubiste. Idem avec le couple d'enfants: d'un côté P'tit Quinquin et sa bouche de biais (un bec-de-lièvre); de l'autre Eve, la petite copine, et son sourire inversé. Mais derrière tout ça, qu'y a-t-il? Est-ce que faire durer un plan sur des visages aussi intrigants que fascinants (surtout celui du lieutenant) suffit à conférer du mystère? Est-ce que faire s'enlacer deux enfants suffit à conférer de la grâce, ou même simplement de la tendresse? De tels plans ne semblent là que pour donner le change, alléger le tableau, mais en fait ne font que remplacer l'épaisseur du trait par de pauvres panneaux signalétiques: "attention, pause mystère"... "attention, pause tendresse"... de sorte que tout demeure à la surface, ce qui n'a en soi rien de condamnable, à condition qu'on s'en tienne à cet aspect du cinéma de Dumont, qu'on ne lui prête pas on ne sait quelle dimension "transcendantale", qu'on ne se leurre pas sur ce qui relève chez lui de simples citations (Dreyer, Bresson), car dépourvues de vraie puissance mystique. Parce qu'il n'y a rien de plus terrestre, ancré au sol, que le cinéma de Dumont. C'est quoi Dreyer chez Dumont? Des herbes battues par le vent. Et Bresson? De la terre transformée en boue. Et pour cela Dumont est très fort. Le reste, Bach, le sacré, la grâce, toutes ces envolées qui faisaient justement le "comique" des précédents Dumont (parfois hilarant, si si), se retrouvent pour le coup longtemps noyées, n'émergeant que tardivement, lors d'un finale parfaitement... grotesque.
Peut-être faudrait-il recourir aux notions de contenus et d'expression, telles que l'entendaient Deleuze et Guattari, pour expliquer les visages chez Dumont? Et penser les déformations, distorsions et autres exagérations qui sont propres à la caricature comme l'équivalent de toutes ces ruptures qui s'expriment en surface, à la surface d'un visage. S'en tenir à cela et à rien d'autre. Ne voir que des forces intensives, celles qui traversent un visage, en débordent les contours, etc. Qui fait par exemple que lorsque les deux enfants s'enlacent, les lignes tracées par leurs petites bouches fonctionnent comme signes, ligne oblique pour P'tit Quinquin (signe d'asocialité?), circonflexe pour la fillette (signe d'une certaine gravité, ce qui n'exclut pas l'aigu: elle joue d'ailleurs de la trompette). Ou encore: comparer le visage du commandant, ses grimaces, sa théâtralité, qui n'est que masque, et celui de son acolyte, visage qui lui gagne progressivement en complexité (à moins qu'il ne s'agisse que de perplexité), de sorte qu'à la fin on ne voit plus que lui... Des visages qui seraient donc à l'image du gros plan chez Eisenstein (dont l'œuvre s'est nourrie de celle de Daumier). Dumont, lui, parlerait d'Epstein (je dis ça pour la rime mais aussi parce que Dumont se reconnaît dans les derniers films d'Epstein, tel l'Or des mers), lequel Epstein faisait du visage la figure-clef du tragique, une figure que Dumont, à travers P'tit Quinquin, semble vouloir élargir au "tragi-comique". Sauf que lui, contrairement à ce qu'il croit, n'est pas un cinéaste de l'invisible. Du moins ne l'est-il pas encore, ou alors ne l'est-il que lorsqu'il filme des paysages. Parce que là, en effet, quelque chose advient...
L'écart serait ainsi celui de la déformation. Le décalage celui de la caricature. Expliquant la force expressive (plus que comique) du film en même temps que ses limites. Parce que P'tit Quinquin, qui aurait gagné à être plus resserré (un film d'1h30 aurait fait l'affaire — en termes de récit, la série tourne assez vite en rond, comme les yeux du commandant), ne vaut que par ça (hormis donc les paysages et le casting): son côté décalé. Décalé, Pas de Calais. Ce fameux pas de côté dont on nous rabâche les oreilles. Ce qui suppose un regard extérieur sur tout ce petit monde, un regard qui n'est pas vraiment celui de P'tit Quinquin, car si l'enfant porte une prothèse auditive comme s'il était à l'écoute du monde, son visage de vieux avant l'heure semble dire qu'en dépit de son âge (où se mêlent innocence et méchanceté, jusqu'au racisme), il fait déjà partie de ce monde — celui des adultes —, que son destin est déjà scellé, qu'il y a là, à défaut d'hérédité, une terrible fatalité — c'est à ce niveau que se situerait la dimension zolesque du film. Soit donc le regard de Dumont. Avec cette question, lancinante, jamais résolue: quel regard, au sens moral, le cinéaste pose-t-il sur ses personnages? Si, paraphrasant Focillon à propos de Daumier, on peut dire que Dumont "est possédé par l'instinct de pousser l'homme à son paroxysme, jusqu'aux confins de la bête", je reste toujours aussi dubitatif sur la manière dont s'exprime son pessimisme. Nul mépris, nous dit-on chez lui, nulle dérision à l'égard des "gens du Nord", comme disait Enrico, ces personnages qu'il connaît si bien. D'accord, mais je n'y vois pas non plus de sympathie. Visiblement Dumont n'est pas, n'est plus, des leurs. Et pas que d'un point de vue socio-culturel. Pourquoi par exemple le vétérinaire qui manifestement est un homme du cru, à l'instar des paysans, des curés, des gendarmes et du marchand de frites, apparaît-il aussi débile, alors que le procureur, qu'on imagine volontiers débarquant d'une autre région, échappe lui à la caricature (par son physique agréable et son discours parfaitement sensé...)?
Daumier caricaturait les bourgeois, les magistrats, les hommes politiques... Chez Dumont, tout le monde y passe (moins les femmes c'est vrai, comme souvent dans la caricature qui s'attaque à ce qui est socialement dominant), mais pas n'importe quel monde: un monde à part, replié, entre voisins et cousins, entre dunes et bunkers (le bunker remplace ici le Fort Mahon de Hors Satan, esthétiquement le plus abouti des films de Dumont), un drôle de monde quand même, moins parce qu'on y trouve des cadavres sans têtes, fourrés dans le cul des vaches, moins parce qu'on y convoque le diable, que parce que ce monde-là, qui est celui du Boulonnais, serait selon Dumont à l'image de l'humanité tout entière. Or ici, à se dégrader dans la grosse poilade, où tout se confond sous le regard froid et distant de son auteur, la métaphore finit par se retourner: ce que l'on perçoit n'est plus l'humanité à travers un monde d'idiots, mais — sans peut-être que Dumont en soit conscient, simplement parce qu'il pousse le bouchon trop loin — la "bêtise" (du latin bestia) de tous ces gens comme symbole d'une humanité arriérée, pour ne pas dire dégénérée, et pour le coup en voie de disparition... Et là, il y a vraiment un malaise.

C’est quoi Coincoin? Difficile à dire, un truc informe sur ce qui fait une série, la forme-série, sa mise en images et en sons, qui se répètent: situations, répliques, grimaces, gags et tutti quanti... un truc teubé qui tourne en boucle, s’onomatopète, où tout se mélange, grande soupe avec, outre les choux (on est passé du Bourbonnais au Boulonnais), un peu de Lynch, un peu de Hitch (pour l'apocalypse ornithologique) et une pincée de Romero... avec surtout comme grande question, centrale, autour de laquelle tourne et retourne le film: "le réel et son double", Clément Rosset passé dans le sanibroyeur... Toujours le même terroir, les mêmes tronches, le même tableau (picturalement très beau, ce n’est pas nouveau) dans lequel Dumont a rajouté quelques touches de noir, des "ogni" (objets gluants non identifiés) qui vous tombent dessus sans crier gare, mais aussi des réfugiés africains qui campent près du port et sillonnent les routes du coin... Parce que Coincoin c’est ça... pas tant le P’tit Quinquin avec quatre ans de plus, relégué ici au second plan (au profit du couple-vedette que forment les deux gendarmes, en roue libre sur deux roues), qui fait "coincoin" quand il parle ("et vous trouvez ça drôle?" disait Coluche), bon seulement à rouler des pelles à sa copine... que le coin "dédoublé", coin/coin, les gens du coin, le ch’ti profond, profondément con, celui qui fait du camping à côté de chez lui, zombie sorti de son trou le temps d’un été, qui va à la messe et vote FN, trop con pour saisir quoi que ce soit de l’altérité, étant entendu que ce qui fait peur chez l’autre, c’est moins l’étranger que, au contraire, ce qui nous est familier en lui (Rosset toujours), d’où les doubles, les clones et autres clowns... De sorte que la grande farandole finale (qui ne fait pas du film un film-carnaval, le "carnavalesque" c’est autre chose), loin d’entériner une quelconque rencontre avec l’autre, vient seulement clôturer le spectacle, comme au cirque, une monstrueuse parade, sauf qu’ici on n’est pas chez Browning, la farandole à peine terminée que l’auteur est déjà reparti, là-haut, laissant tous ces idiots, qui s’applaudissent eux-mêmes dans un grand geste mimétique, à leur triste sort... une fin qui n’a rien de l’apocalypse annoncée, parce que Coincoin finalement n’a de la série que cet aspect de crise, la série-état du monde, une crise continue, qui se répète invariablement, mais ici dans un état de perpétuel surplace, sans réelle progression, à la différence justement des séries, ce qui fait que les personnages n’évoluent pas (l’effet série se situe non pas à l’intérieur des deux séries mais entre les deux, pendant les quatre années qui les ont séparées et ont vu grandir P’tit Quinquin). Le problème, c’est surtout que Dumont en cherchant à aller encore plus loin dans ce qui ressemble à un jeu de massacre, reproduit en les accentuant les mêmes défauts que dans P’tit Quinquin: le regard posé sur ses "cousins" du Nord, je n’y reviens pas (je sais qu’on m’opposera le contraire, qu’il n’y a pas plus grande tendresse) et la durée inadaptée pour ce qui, dans sa forme, ressort plus du slapstick (le monde-chaos) que de la série, expliquant qu’en étirant le film les gags s’y épuisent. Le rire qui fait place à l’ennui, il n'y rien de pire pour une comédie. Parce que Dumont finalement est plus dans le "répétitif" que dans la répétition, principe sur lequel s'appuie justement le comique, où la progression est bien réelle mais difficilement perceptible. Et que si en plus ça manque de vie...

Puis c'est Jeanne... Pas Jeannette... Jeanne... Et quelque chose a changé. Au niveau du regard que porte Dumont sur la petite cheffe de guerre. Si le film convoque, comme toujours — mais là plus naturellement encore, dans le cas de Jeanne d'Arc — à la fois Dreyer (les gros plans sur les visages) et Bresson (les plans serrés sur les chevaux, les étendards), ça ne se limite plus à quelques effets de style, j'y ai vu une profondeur nouvelle, à travers ce que Jeanne exprime face à ses juges, ce refus obstiné de transiger (nulle compromission) et de révéler ce que ses "voix" lui disent, parce que celles-ci s'inscrivent dans un mouvement plus vaste, contemplatif, qui n'appartient qu'à elle — "ça ne vous regarde pas", répète-t-elle —, englobant la terre et le ciel (si l'on considère les deux parties du film), soit l'essence même de la vie... C'est Dumont non pas touché par la grâce, mais trouvant enfin la bonne "distance" par rapport à ses acteurs non-professionnels (Jeanne jouée par une petite Calaisienne). Quand Dumont s'émerveille... (ouais). Peut-être fallait-il passer par Jeanne, par Péguy aussi, pour en arriver là. Ce que confirmera, hélas trop tardivement, la fin de France, quand Dumont revient enfin sur ses terres, déboulant in extremis dans le Boulonnais, toujours plein de boue et balayé par le vent, et qu'une émotion traverse le film (il était temps vraiment), via le regard embué de la femme du pédo-criminel que Léa Seydoux est venue interviewer.

L'empire Dumont.

"Sous vos applaudissements!"
(Jacques Martin au théâtre de l'Empire)

Donc l'Empire. Du space opera (= péplum pour Dumont) au pays des dunes. La beauté immuable des paysages, pour peu qu'on élargisse le champ, qu'on sorte de ces vilaines zones pavillonnaires qui elles-mêmes s'étendent, tentaculaires, à la périphérie des villages, pour peu qu'on prenne encore plus de hauteur, à l'ère de Google Earth, pour observer cette drôle de Terre et ces drôles de Terriens. Avec le ciel, toujours aussi immense chez Dumont, mais ici rempli de vaisseaux spatiaux, petits et grands, dont deux énormes: l'un, vertical, qui a la forme d'une cathédrale, c'est celui du Bien, avec à sa tête une Reine (Camille Cottin) tout en blanc, coiffe médiévale et fraise-galette autour du cou; l'autre, horizontal, qui a la forme d'un château du XVIIe et de ses jardins, c'est celui du Mal, avec à sa tête une sorte de Méphisto bouffonnant (Fabrice Luchini), dans sa combinaison de baron Harkonnen (version clown), bonnet noir et gros nœud pap'... D'un côté, le visage triste de la commisération, de l'autre, un visage faussement joyeux, figé dans un rictus sardonique. Non pas que le Bien (incarné ici par des femmes, comme le Bene Gesserit dans Dune) et le Mal (incarné ici par des hommes, équivalents aux Sith bataillant contre les Jedi dans Star Wars) se valent, mais qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Et que s'ils finissent par s'annihiler (dans un terrifiant maelström, tel un Big Bang à l'envers... Bang Big — il y a une dimension originaire dans ce finale: à travers la figure du "Margat", alias Freddy, l'Empire peut être vu comme le préquel du premier film de Dumont, la Vie de Jésus), c'est non seulement parce qu'à la fin des fins ils se retrouvent à parts (et à charges) égales, mais surtout parce que, à l'instar de la matière et de l'antimatière, il y aurait du positif et du négatif du côté du Bien et de l'antipositif (donc du négatif) et de l'antinégatif (donc du positif) du côté du Mal. Et ça, cette espèce de manichéisme propre au genre space opera mais ici dédoublé, non pas à l'infini, mais dans le cadre particulier qu'est celui du monde dumontesque, confère à l'Empire une dimension qui dépasse la traditionnelle opposition entre le côté "mystique" de Dumont et son goût prononcé pour le grotesque. Une dimension d'autant plus forte que le "combat" entre le "plus" et le "moins" a lieu sur terrain connu (et non terre inconnue). Sachant que: 1) les combats entre Super Puissants se déroulent toujours, par procuration, sur le terrain des Plus Petits, qui représentent donc l'humanité; 2) la Côte d'Opale est pour Dumont ce lieu idéal (je me répète), sur le plan géographique autant qu'anthropologique, où s'exprime mieux qu'ailleurs sa vision de l'humanité. Si dans l'Empire, ça fonctionne si bien, contrairement à P'tit Quinquin et Coincoin qui pourtant se passaient au même endroit, c'est que, nourri de ses précédentes expériences, qu'on qualifiera de transcendantes, avec Jeanne d'Arc et Péguy, mais cette fois armé de lunettes à "double foyer", lui permettant de voir à la fois de près (ce qui se passe en bas) et de loin (ce qui passe là-haut), Dumont trouve enfin, et la bonne distance, et la bonne hauteur. Certes, l'adhésion aujourd'hui sans réserve (ou presque) à ce type de cinéma qui jusque-là m'exaspérait tient en partie au fait que l'on est passé de la forme série (les deux fois quatre épisodes de cinquante minutes) à un film d'une heure cinquante seulement, mais ce n'est pas sur ce registre, celui de la durée trop longue qui nuirait à l'efficacité du comique, que réside la réussite principale de l'Empire. Il y a la distance, d'accord, qui relègue le "caricatural" à l'arrière-plan, à l'image du commandant de gendarmerie et de son acolyte, ici réduits à la figuration. Il y a le relatif équilibre entre acteurs professionnels et non professionnels, qui permet aux premiers de se fondre (vestimentairement parlant mais aussi en termes de présence) dans le décor des seconds, sans que ceux-ci s'en trouvent affectés. Il y a surtout cette évidence que le système "Star Wars" (à l'instar d'autres sagas intergalactiques) est pleinement adapté au style Dumont pour ce qui est de sa vision du monde. Distance, équilibre, adaptation... autant d'éléments qui font du film le meilleur de son auteur (avec Jeanne, donc) depuis le virage soi-disant à 180 degrés (en fait un rééquilibrage, déjà, dans son œuvre) que représentait P'tit Quinquin il y a dix ans.

L'Empire, dont le titre connote l'idée de totalisant et de totalitaire, c'est vraiment tout le cinéma de Dumont empaqueté dans un film de space opera, genre idoine pour illustrer ce qui court dans sa filmographie depuis le début, à savoir l'interaction entre les contraires (le bien et le mal, le sacré et le profane, la lumière et l'obscur, le surnaturel et le commun, etc... la liste est sans fin). Avec toutefois cette différence, qui n'est pas des moindres, que dans le space opera l'interaction consiste à se faire la guerre entre contraires (opposition radicale), là où chez Dumont les contraires s'attirent. Ainsi, dans l'Empire, deux combattants ennemis: Jony (joué par un gars du cru), un "chevalier noir", et Jane (jouée par une actrice habituée aux rôles de princesse), une guerrière du bien, soit la Bête et la Belle: deux "modèles" (lui, vaguement bressonien, elle, pour le côté photogénique) qui, ayant pris forme humaine, ne peuvent résister à leurs pulsions et donc finissent par s'accoupler: "qui veut faire l'ange fait la bête" (c'est l'aspect pascalien du film). Cette attirance des contraires, on connaît, c'est la coincidentia oppositorum chère à Nicolas de Cues, philosophe du Moyen Age tardif, qui s'est longuement interrogé sur l'infini (comme plus tard mais différemment Bruno et Pascal). Le Cusain et ses continuateurs renvoient à une époque d'avant les Lumières. Dans l'Empire, les vaisseaux ont beau témoigner d'un futur lointain, ils sont figurés par des édifices (une cathédrale de style gothique, un château de style classique) correspondant à une période de l'Histoire où justement la distinction entre lumières et ténèbres, le Bien et le Mal, n'était pas aussi tranchée, créant dans le film une sorte d'intemporalité, où cohabiteraient futur et passé, tout en étant connectés avec le présent (qui est celui des humains). Cette vision du monde est celle de l'Un, non pas au sens primordial (l'indifférencié), mais dans sa conception post-médiévale (et pré-moderne), qui voit dans l'unité des contraires simplement le stade qui précède la dualité (à ne pas confondre avec l'épilogue du film, l'après-maelström: le visage du "Margat", rétroactivement l'œuvre en germe chez Dumont). Les contraires ici se nomment les 1 et les 0, sans qu'on sache exactement à quels Empires ils correspondent (ce qui n'a pas d'importance vu qu'ils s'entremêlent), peut-être faut-il y entendre les "Huns" (symbole alors du mal même si leurs chevaux, des Boulonnais, sont blancs, véritables colosses alliant la fonction de trait — la terre — et l'idée de race pure, simili aryenne) et les "Z'héros" (symbole du bien, même si la cheffe qui manie le sabre-laser porte des dessous et une cape noirs)... Il y a unité au sens où 1 + 0 = 1 (sachant qu'après, comme il est dit plus haut, l'équation s'inversera: 1 = 1 + 0, avec l'arrivée des Lumières et de la modernité, du calcul booléen et du binaire, le numérique à tout bout de champ). Bref, tout ça pour dire que tout se marie admirablement dans ce film, et de façon parfois irrésistible, chaque élément, chaque pièce mélangée de l'échiquier (un Roi, une Reine, des cavaliers et des pions, mais peut-être aussi des tours, de passe-passe, et des fous, en liberté) établissant avec les autres des "rapports", certes de domination, de soumission, et pour finir "sexuels", mais jamais à gros trait (cet aspect parfois très "labour" chez Dumont). Un signe: les ébats sont filmés à des kilomètres... Autre signe: la musique de Bach, toujours très présente dans les films de Dumont, eh bien, j'ai fini par l'oublier complètement avant de la retrouver seulement au générique de fin (l'Arioso en mode jazzy), preuve s'il en est de l'attraction exercée sur moi par le film (parce que, hein, pour me faire oublier du Bach)... Même Luchini nous la joue relativement sobre, le frein à main serré, enfin pas trop, son personnage pourtant écrasant, n'écrasant pas celui du héros, incarné, bien que peu incarné, par un amateur. Un nivellement heureux qui fait de ces "relations", pour le coup plus humaines dans le cinéma très biscornu de Dumont, le vrai sujet du film. L'important y est moins les personnages par eux-mêmes que la manière dont ils communiquent, tels des agents de liaison, agents très spéciaux, très space (et sans spice), mais qui ont ce côté touchant qui fait le "bon naturalisme". Et par là, permettent de sur-monter chez Dumont son côté anti-moderne (la communication à l'échelle de l'humain, contre le tout-communicant actuel, inauthentique au possible), cette petite musique, gentiment réac (c'était ça la réserve), qui accompagne le film.