12/05/2024

Ida, Oh !

 Outrage d'Ida Lupino (1950).

  I. Le vœu à l'Amour.
"Mais voyez encore Ida Lupino renouer avec le style de la Triangle, comme Gide, naguère, renoua avec celui de Mme de La Fayette; les aventures de ses héroïnes (...) me touchent autant que les espiègleries de Bebe Daniels, la grâce mutine de Carol Dempster, elles s’entravent de cruelles étourderies, puis, brusquement, ennuyées de la prudence, elles délaissent toute précaution et se livrent au bonheur d’aimer." (Jean-Luc Godard)

Never FearOutrageHard, Fast and Beautiful... Les avez-vous vus ces petits films réalisés par Ida Lupino, entre 1949 et 1953, et qui traversèrent les années cinquante, les années soixante, les années soixante-dix, dans le plus parfait anonymat (malgré les efforts de quelques "mac-mahoniens", tel Pierre Rissient, pour les sortir de l’ombre), avant d’éclater, au milieu des années quatre-vingt, comme autant de bombes à retardement dans le ciel de la cinéphilie? Les avez-vous vu ces films à la radicalité affirmée, réalisés par une des actrices les plus sensibles d’Hollywood, mais dont on n’imaginait pas qu’en tant que cinéaste elle puisse d’emblée exprimer avec autant de clairvoyance ce qui sera la matière même de son œuvre: la rencontre de la femme et de son désir? Le désir de ses personnages, bien sûr, mais surtout celui de l’artiste, le désir, plus secret, qui poussa une actrice à devenir cinéaste. Que cherchait-elle Ida Lupino qui la fasse ainsi passer derrière la caméra? On dit que c’est faute de se voir offrir les rôles dont elle rêvait — elle se décrivait comme "la Bette Davis du pauvre" qu’elle devint productrice. On dit aussi que c’est faute de pouvoir engager un autre metteur en scène, lorsque l’obscur Elmer Clifton tomba malade au début du tournage de Not Wanted, qu’elle se lança dans la réalisation — elle se décrira alors comme "la Don Siegel du pauvre". La vérité est ailleurs, évidemment.

Et d’abord, qui était-elle Ida Lupino? Elle portait un nom "dynastique", celui d’une grande famille d’acteurs anglais, et un prénom légendaire, homonyme d’un mont célèbre où jadis un éphèbe, trop beau pour rester parmi les hommes, fut "ravi" par un dieu; où surtout un homme, devenu le protecteur des hommes, déclencha la plus homérique des guerres en préférant à la sagesse, qui exclut les débordements, et à la puissance, qui attise haines et jalousies, l’amour de la plus belle des femmes. Autant dire qu’elle était prédestinée Ida Lupino, par ce qui la nomme, à jouer comme à mettre en scène la terrible loi du désir. D’ailleurs, elle commença très tôt dans le métier. Mais au départ, elle n’était qu’une actrice parmi tant d’autres, petite blonde ingénue égarée au milieu des autres blondes, toutes ces blondes — platines, cendrées, dorées ou encore vénitiennes — qui, dans le cinéma américain des années trente, exaltaient leur féminité plus qu’elles ne la questionnaient (c’est pourquoi Katharine Hepburn était rousse, symbole éclatant de sa différence). C’est en brune, et à la Warner, qu’Ida Lupino s’imposa véritablement, au début des années quarante, dans deux films de Walsh, They Drive by Night et High Sierra, et un de Curtiz, The Sea Wolf (un "film à voir d’un œil", selon le jeune Truffaut tant l’actrice lui apparut sensuelle). Encore que si dans le premier elle changeait effectivement de registre — elle jouait le rôle d’une femme sans scrupules, froide et manipulatrice —, c’est dans le deuxième qu’elle révéla pour la première fois cette émotivité toute frémissante, cette exquise fragilité, quasi cristalline, qui caractériseront par la suite la plupart de ses compositions. Le critique Manny Farber écrit que, dans High Sierra, Ida Lupino "travaille près de la caméra et avec circonspection son premier rôle d’héroïne existentialiste maintenu à la juste échelle: elle est très prosaïque, elle tient sa place, et se rétractant en elle-même, elle vole des scènes à un Bogart au mieux de sa forme" (1). "Se rétractant en elle-même", la formule est belle et rappelle d’ailleurs une autre formule de Farber, grand spécialiste du genre, lorsqu’il décrit les entrées de Henry Fonda dans une scène comme celles "d’un homme qui marche à reculons et qui se penche pour échapper à l’attention du public". Ida Lupino et Henry Fonda furent assurément les deux plus beaux "paradoxes" du cinéma américain, mélange de réserve et de détermination — "de négatif et de positif", dirait Farber —, incapables d’occuper le devant d’une scène sans trahir une certaine tension (liée pour la première à son agitation intérieure et pour le second à la raideur de son corps) et, cependant, parfaitement à leur place car concentrant sur eux tous les regards. Chez Ida Lupino, la fébrilité du jeu était ainsi toujours compensée par un faux sentiment d’assurance, rendant les personnages qu’elle incarnait magnifiquement tragiques. Il faut la voir dans Road House de Negulesco en train d’allumer sa cigarette. Un léger tremblement dans le geste, à peine perceptible, donne l’impression d’un danger imminent, comme si elle craignait par ce simple geste de tout faire exploser. Ses plus grands rôles sont tous marqués par cette image de nervosité contenue. Citons, outre les films de Walsh dont le méconnu The Man I Love qu’affectionne tout particulièrement Scorsese et dans lequel elle apporte à son personnage de chanteuse de night-club "toute la richesse de sa pudeur spirituelle", On Dangerous Ground, film somptueux, et lui aussi méconnu, de Nicholas Ray, admirablement servi par la musique, déjà très hitchcockienne, de Bernard Herrmann, où Lupino n’apparaît qu’à la quarantième minute, sous les traits d’une jeune aveugle, troublant par sa seule présence — sa voix n’a jamais été aussi suave et ses yeux aussi mauves, même en noir et blanc — le flic aigri et brutal que joue Robert Ryan.

C’est en 1949, une fois quitté la Warner — qui l’avait suspendue pour avoir refusé… quoi au juste? peu importe, pour avoir dit "non" tout simplement — qu’Ida Lupino franchit le pas. Elle fonda, avec son mari Collier Young, sa propre maison de production, initialement baptisée "Emerald Productions", du nom de sa mère, avant de devenir "The Filmakers". Ce qui frappe dans cette formidable aventure que fut l’expérience de la production, à l’écart des grands studios, c’est d’abord l’esprit de famille qui y régna. Ida Lupino rapporte que sur les tournages tout le monde l’appelait "maman". Non par déférence, elle n’avait pas quarante ans, mais parce qu’elle dirigeait l’équipe avec une telle douceur que cela lui permettait d’obtenir tout ce qu’elle voulait et, plus encore, de créer un climat chaleureux qui ne pouvait que favoriser l’intimisme de ses films. D’autant qu’existait au sein du groupe un vrai noyau de fidèles: la danseuse-actrice Sally Forrest, les comédiens Keefe Brasselle et Edmond O’Brien, le chef opérateur Archie Stout, sans compter bien sûr ceux qui appartenaient à la tribu Lupino: la petite sœur Rita, les maris Collier Young (déjà cité) et Howard Duff (qui lui succéda) — et que dire du rôle confié à Joan Fontaine, nouvelle compagne de Collier Young, dans The Bigamist, choix des plus cocasses lorsqu’on sait que Fontaine et Lupino interprètent dans ce film les deux épouses du mari bigame, joué par Edmond O'Brien. A la différence de son métier d’actrice qu’Ida Lupino avait toujours vécu de façon angoissante, cette nouvelle activité de scénariste-réalisatrice-productrice s’accordait avec son vrai désir: faire des films, autrement dit créer, un désir qui ne pouvait s’accomplir que dans un cadre familier, qu’il soit familial, amical ou même amoureux. On avancera, sans trop se risquer, que le secret de ses films résidait en partie dans cette espèce de "vivre-ensemble" qui entourait leur fabrication. Mais en partie seulement car cela n’explique toujours pas comment elle faisait pour que ces films (style série B), tournés en décors réels, en moins de deux semaines et pour moins de deux cent mille dollars, soient si criants de vérité, si terriblement "vrais" dans la description des personnages, l’analyse de leurs sentiments et l’expression, en quelques gestes parfaitement intégrés au cadre, de leurs motivations les plus profondes.

Certes, cette authenticité, Ida Lupino la devait aussi à la simplicité de ses récits qu’elle exposait sans aucune prétention narrative, comme on relate un fait divers (une jeune fille confrontée à la maternité, une autre, victime d’un viol, une danseuse frappée par la poliomyélite, une joueuse de tennis sous l’emprise de sa mère, des automobilistes terrorisés par un auto-stoppeur, un homme partagé entre deux femmes). Mais elle la devait surtout à la limpidité presque miraculeuse de sa mise en scène. Elle avait su trouver dès son premier film — pour beaucoup le meilleur bien qu’elle ne le signa pas — le ton juste, la bonne distance, le découpage idéal, manifestant une incroyable maturité (c’est peut-être pour cela qu’on l’appelait "maman"), ce qui n’en finit pas d’interroger tant ils sont rares les artistes capables d’atteindre d’entrée toute la plénitude de leur art. Est-ce proprement féminin? On serait tenté de le croire. Comment expliquer autrement une telle perspicacité qui permette à une cinéaste débutante d’aller droit à l’essentiel sans se perdre dans les méandres scénaristiques et le trop-plein stylistique qui siéent au mélodrame, le plus beau mais aussi le plus ingrat des genres cinématographiques? (2) Comment l’expliquer sinon par l’intuition — ce qui n’exclut pas le rôle "formateur" qu’a pu jouer son passé d’actrice, en particulier chez Walsh (le mot intuition vient du latin intueri: "regarder attentivement") —, cette intuition qui, dans le cas d’Ida Lupino, apportait à certains de ses films une force émotionnelle absolument inouïe. Voir le finale de Not Wanted, lorsque Sally Forrest, désespérée, s’enfuit pour se jeter d’un pont, poursuivie par Keefe Brasselle qui, handicapé par sa jambe, ne peut la rattraper et trébuche. Par la grâce d’un plan bouleversant, sans aucun dialogue (Ida Lupino l’aurait supprimé juste avant de tourner la scène), on assiste au plus beau "retournement de situation" qui soit: la jeune femme apercevant l’homme tombé à terre, revient sur ses pas, l’aide à se relever et finit par se jeter... dans ses bras. Voir également, dans Never Fear, la scène où Sally Forrest subit, en pleurs, les premières attaques de sa maladie, s'effondrant comme une poupée de chiffon pendant que son partenaire, insouciant, l'accompagne au piano. Ce ne sont pas seulement ses jambes qui lentement se dérobent, incapables de la porter, c'est un véritable abîme qui s'ouvre à elle, vertigineux, et qu'Ida Lupino traduit admirablement en précipitant le personnage dans les limbes d'un arrière-plan où tout semble s'écrouler (la danse, l'amour, la vie). Voir encore, dans Outrage, la réaction de Mala Powers après le viol, s'aventurant dans la rue, découvrant, hagarde, un monde devenu subitement aussi étrange que menaçant, bien que familier. On pourrait multiplier les exemples dans lesquels Ida Lupino fait ainsi passer une émotion avec le strict minimum, un minimum de mise en scène (un regard discrètement appuyé, un geste délicatement marqué, un cadrage subtilement souligné...) qui suffise à faire vivre intensément une scène, mais sans s'y attarder, échappant — parfois de justesse, c'est aussi cela qui est beau — aux pièges du sentimentalisme. Car, de ses films, on peut dire qu'ils étaient toujours sur la corde raide, en équilibre fragile, entre les lourdeurs du mauvais mélo, celui qui se contente de faire pleurer Margot, et la grâce un peu chichiteuse du film sentimental. Pour autant, ils ne basculaient jamais, ni dans l'un ni dans l'autre. Peut-être qu’Ida Lupino les évitait instinctivement ces écueils, "sentant" les limites au-delà desquelles une scène, et parfois un film tout entier, risquent de sombrer, ici dans le ridicule, là dans la mièvrerie. Peut-être les évitait-elle sciemment, s’approchant au plus près pour rendre l’émotion la plus vibrante possible, en accord avec la soif d’absolu de ses personnages, pour mieux ensuite s'en détourner. Instinct et conscience, il y avait un peu des deux chez Ida Lupino. Ou encore: un mélange d’innocence et de lucidité, de quoi, on l’imagine, déconcerter la critique.

Il faudra donc attendre trente ans (autant dire une nouvelle génération de critiques), et la consécration de femmes cinéastes comme Agnès Varda, Marguerite Duras ou Chantal Akerman, pour que l’œuvre d’Ida Lupino soit enfin reconnue. Une œuvre qui, pourtant, conserve encore aujourd’hui son mystère. A quoi cela tient-il? A son caractère fulgurant — six films en quatre ans? A son éclat longtemps différé — semblable à un astre? Plutôt à l’intensité qui en émanait, cette intensité "scandaleuse" qui reste sans équivalent dans le cinéma. Car — il est temps de l’écrire — il y avait vraiment quelque chose de scandaleux dans les films de Lupino. Moins dans les scénarios — "joliment osés pour l’époque", comme elle le disait elle-même — que dans la manière si personnelle de les transcrire, véritable blasphème à l’égard de la syntaxe. Car pour Ida Lupino, il s’agissait avant tout de faire vivre une histoire, autrement dit de la laisser se dérouler, librement, pour mieux la magnifier à travers les situations de crise (instants de bonheur, de colère ou de désespoir) qui jalonnent toute histoire, et non de la raconter selon les règles habituelles du récit. Cette entorse aux règles — qui n’a rien à voir avec une quelconque maladresse, contrairement à ce qu’avançaient même ses plus fervents défenseurs (3) — a sûrement joué dans l’hostilité que rencontra Lupino en tant que cinéaste. Mais il n’y a pas que cela. Pour atteindre une telle intensité, il ne suffisait pas à Ida Lupino de faire vivre une histoire, il fallait que cette histoire fasse revivre une autre histoire, plus intime, et d’autant plus intime qu’elle touchait à son propre désir (sauf peut-être pour The Hitch-Hiker, film moins personnel en apparence). Le scandale est bien là, et on comprend pourquoi la plupart des critiques n’ont pas vu — ou n’ont pas voulu voir — ce qu’il y avait de nouveau dans ses films, dénonçant son incapacité à raconter une histoire, une manière détournée pour condamner en fait cette envie chez elle d’exprimer, sinon de confesser (d'où l'usage fréquent de la voix intérieure), des choses plus secrètes. Et pour le coup, passant à côté du vrai sujet, celui qui donnait à tous ces films, surtout ceux interprétés par Sally Forrest, des allures d’autofiction.

Or, ce que l'on refusait à Ida Lupino, on l'avait pourtant accepté avec Stromboli de Rossellini, sorti la même année que Not Wanted. La comparaison entre les deux films est instructive. On peut considérer Not Wanted comme la face cachée de Stromboli, son versant obscur. Le film de Rossellini évoque, on le sait, la passion d'Ingrid Bergman, sacrifiant sa gloire hollywoodienne pour suivre le réalisateur italien, passion extrême qui la conduit au bord du gouffre amoureux (ici le cratère du volcan) où elle s'abandonne totalement et si intensément qu'elle croit mourir. La dimension mystique que confère Rossellini à cette passion rend le film magnifique, élevé ainsi au rang d'œuvre d'art (digne du Bernin). Chez Lupino, nulle élévation mystique. On reste dans la brutalité des faits, malgré les envolées lyriques. Ce que donne à voir Not Wanted, c'est le désir dans sa dimension horrifiante — "la tête de Méduse", disait Freud —, ce désir féminin trop monstrueux pour l'aborder de front, d'où le recours au mélodrame. Il n'empêche, l'intensité des deux films est égale. Pourquoi le premier trouve-t-il écho auprès de la critique, une fois celle-ci "convertie" (à la suite de Rohmer) aux valeurs de grandeur qu'il véhiculait, et pas le second? Est-ce parce que chez Rossellini le désir féminin se trouve sublimé (conformément aux règles de l'art), alors que chez Lupino il apparaît à l'inverse, puisque envisagé du point de vue de la femme, comme démythifié? C'est fort possible. Surtout si l'on considère qu'en "démythifiant" ce désir, qui déjà met à distance, Ida Lupino s'avançait en terra incognita (nous sommes, rappelons-le, en 1950), ouvrant une sorte de no man's land des passions qu'aucun critique de l'époque — hormis Godard — n'était à même d'entendre. On ne s'aventurera pas plus avant. Disons simplement que l'indifférence qui accueillit les films d'Ida Lupino dissimulait bien une forme de rejet (d'effroi pour certains) devant l'émergence de ce qui aurait dû rester caché, rejet d'autant plus massif que la part autobiographique y était manifeste — sans qu'il soit nécessaire de l'élucider. Car derrière tous ces personnages meurtris, apprenant à vivre avec leur blessure — donc réapprenant aussi à aimer —, c’est évidemment Ida Lupino qui se dévoilait, l’artiste mais surtout la femme, Ida Lupino et son besoin éperdu d’amour, seule explication (dans la mesure où, de toutes, c’est encore celle-ci qui paraît la moins hasardeuse) à la justesse des portraits qu’elle brossait, pudiques et en même temps sans concession, et à la richesse émotionnelle, merveilleusement dosée, qui s’en dégageait.

Ce qu’il y avait de nouveau dans les films d’Ida Lupino, rompant avec le classicisme des années cinquante sans annoncer, pour autant, les audaces esthétiques de la décennie suivante (car situés au-delà — ou plutôt en deçà — du traditionnel débat entre classiques et modernes), n’était donc que cela: une façon délicate d’aborder les choses les plus "terrifiantes" — de la grossesse non désirée aux sacrifices de la vie conjugale, en passant par l'infirmité, le viol ou encore le ravage de la relation mère-fille —, une manière élégante d’approcher ce désir infini qui est propre à la femme. Pour l’avoir exprimé ce désir, certes avec discrétion mais sans les conventions (cinématographiques) d’usage, Ida Lupino ne pouvait que rencontrer l’incompréhension. Pire: elle s’exposa à un long purgatoire. C’est que l’actrice ne s’était pas seulement affranchie du système, en créant sa propre maison de production puis en devenant elle-même cinéaste, ce qui lui aurait été (à moitié) pardonné, elle avait franchi l’infranchissable en laissant entrevoir, à travers le destin tourmenté de ses héroïnes, ce que c’est qu’être une femme. Et ça, c’était impardonnable...

Epilogue. L’aventure des Filmakers prit fin en 1955. L’échec des derniers films (dont Private Hell 36 de Don Siegel) que la compagnie avait décidé — contre l’avis d’Ida Lupino — de distribuer elle-même, précipita sa faillite. L’occasion était trop belle de faire rentrer l’intrépide Lupino dans le rang. Elle ne tournera plus que pour la télévision, réalisant d’innombrables séries, essentiellement des westerns et des policiers, sans pouvoir filmer la moindre histoire d’amour (la revanche des hommes est implacable!). En 1966, pourtant, elle reviendra au cinéma pour ce qui sera son dernier film, The Trouble With Angels, une comédie "sans hommes" au scénario plutôt édifiant — c’est l’histoire de deux adolescentes facétieuses qui découvrent, dans le pensionnat où elles ont été envoyées, la beauté de la vie religieuse — et qu’elle seule pouvait traiter avec autant d’intelligence. Mais ce qui restera pour moi le meilleur souvenir d’Ida Lupino après la disparition des Filmakers, c’est assurément son rôle de sob-sister dans While the City Sleeps de Fritz Lang. De façon très troublante, le film fait écho aux propres films de Lupino, voire à Lupino elle-même. Coïncidence sans doute, mais qu’il me plaît d’interpréter comme une véritable mise en abyme de son œuvre. Pas seulement parce qu’on y retrouve Sally Forrest, son actrice fétiche. Pas seulement parce que la fameuse séquence où Ida Lupino tente vainement de séduire un Dana Andrews complètement ivre renvoie à la scène de Never Fear, lorsque sa sœur Rita attire chez elle Keefe Brasselle avant que celui-ci ne s’écroule sous l’effet de l’alcool. Mais parce qu’Ida Lupino porte ici tout le poids de son expérience de cinéaste, loin des personnages frêles et angoissés qu’elle interprétait dans les années quarante, se révélant à la fois maternante, comme elle l’était dans sa manière de filmer, et mélancolique, comme si elle savait, au fond d’elle-même, que plus jamais elle ne réaliserait de films. Du moins… tels qu’elle le désirait. (version remaniée du texte paru dans La Lettre du cinéma n°31, octobre-novembre-décembre 2005)

(1) Manny Farber, Espace négatif, éd. P.O.L., 2004.

(2) Art de tous les excès, célébrant les passions les plus folles à travers les situations les plus invraisemblables, le mélo n'est lui-même convaincant que dans l'exacerbation de ses formes — que celles-ci touchent au sublime (Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk...) ou qu'elles versent dans un baroque délirant (Gance, Matarazzo...) — et s'accommode mal des mises en scène trop sages. Le génie d'Ida Lupino réside justement dans le dépassement de ce dilemme: faire des mélodrames intimistes sans pervertir le genre.

(3) Ainsi Michel Mourlet, soulignant les "évidentes maladresses techniques, de découpage et de mise en place" des films de Lupino tout en les comparant à ceux de Losey, ce qui, de la part d’un "mac-mahonien", était bien sûr le plus beau des compliments.

II. My own private Ida.

Ecrire sur des films vus il y a déjà longtemps est un exercice à la fois périlleux et merveilleux. Périlleux, parce qu’on travaille alors sur un matériau fragile — fragments d’images, bouts de récits, coulées d’émotions — où, bien souvent, ce qui persiste du film est plus l’impression ressentie lors de sa vision que le film lui-même. Merveilleux, parce qu’on s’appuie malgré tout sur la trace laissée par un film, mélange de souvenirs et de réminiscences, sinon de purs fantasmes, empreinte faite de climats et de couleurs, gravée au fond de notre mémoire et, dès lors, moins sensible aux effacements du temps. Reste que parfois il est bon de revoir les films, autant par souci de rigueur que pour réactiver le processus: réalimenter la machine, nettoyer les circuits..., pour retrouver la trace originelle, l’éclat de la première fois. Le dernier festival d’Amiens (1) fut ainsi l’occasion de revoir certains films d’Ida Lupino — et de découvrir les autres que je désespérais de voir un jour —, occasion que tout cinéphile ne pouvait manquer, qu’il soit ou non lupinien, tant ces films sont rares, quasi invisibles [du moins à l'époque où ce texte fut écrit], faisant de chacune de leurs projections un événement, mieux: un miracle, où le sentiment éprouvé serait celui de la révélation, le sentiment d’assister à quelque chose que l’on croyait perdu et qui, subitement, là sous nos yeux, ressurgirait, brouillant notre regard d’un petit voile lacrymal.

La première chose qui frappe lorsqu’on revoit les films d’Ida Lupino, surtout les trois premiers (Not WantedNever FearOutrage), c’est l’espèce de beauté virginale qui s’en dégage, une sorte de blancheur, assez mystérieuse, imprégnant les films d’une véritable aura. En cela, l’œuvre de Lupino semble bien s’enraciner dans le cinéma muet des années 20 et non dans le cinéma social produit par la Warner dans les années 30, comme on l’avait un peu trop rapidement avancé (la filiation entre les films joués par Ida Lupino et ceux qu’elle réalisa par la suite apparaît finalement assez mince). Godard, qui bien avant les mac-mahoniens fut le premier à crier son admiration pour le cinéma de Lupino, avait donc raison lorsqu’il rapprochait le style de celle-ci de celui de Griffith. Pour preuve, la séquence dans Outrage où l’on voit Mala Powers s’enfuir, affolée, après avoir assommé lors du bal l’homme qui cherchait à flirter, réactivant en elle le traumatisme du viol subi au début du film. Elle se précipite d’abord vers l’objectif, comme si elle voulait se blottir dans les bras de la réalisatrice, puis s’en éloigne, dévalant les routes, traversant les champs, dans une succession de plans larges, plus magnifiques les uns que les autres, avant de s’effondrer, épuisée, au pied de l’arbre où venait se réfugier, enfant, le jeune pasteur lorsqu’il avait fait une bêtise. C’est bien Griffith, le Griffith de Way Down East, qui est convoqué ici (certains y verront Sjöström, ce qui n’est pas faux non plus). Voir aussi la fin de Never Fear, quand Sally Forrest quitte le centre de rééducation et qu’elle aperçoit sur le trottoir Keefe Brasselle l’attendant, une fleur à la main. C’est à Chaplin cette fois que l’on pense, à City Lights bien sûr, film qui appartient encore à l’art du muet, bien que sonorisé. D’ailleurs, c’est un peu ce qui définit les premiers films de Lupino: du muet sonorisé, parfois même terriblement sonore. Never Fear est sur ce point caractéristique, qui "voit" la musique céder souvent à l’emphase mélodramatique. Or cet excès, loin de pénaliser le film, vient au contraire, et paradoxalement, lui conférer un supplément d’âme, celui justement des films muets, à la manière, là encore, des films de Chaplin. Ce que l’on pourrait dire également des autres "effets" chez Ida Lupino, ceux purement cinématographiques (effet de flou, jeu sur la profondeur de champ...) dont elle usait sans abuser lors des scènes de trauma (accouchement, attaque de paralysie, viol...), ces petites intempérances au niveau de la forme, pour traduire les blessures du réel, et qui n’avaient rien de démesuré — contrairement à ce que soutenait Rivette — tant le cinéma de Lupino est marqué au sceau de l’évidence. Un cinéma que je qualifierais volontiers d’élémentaire, mais dans tous les sens du terme, à la fois primaire et fondamental, basique et essentiel, liminaire et définitif. Un cinéma dont les effets, pour le coup, s’avèrent impossibles à définir avec certitude: faut-il y voir l’abc du métier — une sorte de b.a.-ba des effets au cinéma —, l’enfance de l’art ou sa cristallisation en quelques plans d’une parfaite transparence? Des effets qui, en tous les cas, étaient animés par un vrai désir, toujours le même, celui de faire "parler" les images. La force du cinéma de Lupino réside bien, en premier lieu, dans ce pouvoir accordé aux images, ce que la cinéaste reconnaissait elle-même en se déclarant "contre les dialogues". C’est tellement vrai que les scènes les plus bavardes dans ses films, les scènes qui se passent dans un bureau de police ou au tribunal, seule trace finalement de son passage à la Warner (à relativiser toutefois: les scènes sont beaucoup moins didactiques chez Lupino), seraient aussi les plus faibles.

Mais si le cinéma d’Ida Lupino s’origine dans le muet, il ne se réduit pas non plus à cela. Prenez dans Outrage l’autre grande séquence du film, celle du viol, tournée elle aussi sans dialogue. Moins expressionniste que véritablement langienne, la séquence évoque par sa construction M avec ces cadrages en plongée sur des espaces désaffectés, faits de lignes et de blocs, qui emprisonnent le personnage suivant un mouvement crescendo, lui-même ponctué par la stridence d’un klaxon — ironie suprême, c’est la jeune fille qui sifflote au début de la scène et non son agresseur, contrairement au film de Lang — et brutalement interrompu par la fermeture d’une fenêtre qu’un travelling arrière et ascendant est venu dévoiler. Or ce dernier mouvement n’est pas langien à proprement parler, il serait plutôt fordien: le travelling arrière comme geste de pudeur (devant l’horreur de l’acte), que l’on retrouvera... quinze ans plus tard dans le finale de Seven Women, et le travelling ascendant comme geste de surpassement, conférant à la scène une dimension sacrificielle (le sacrifice de la jeune fille, offerte aux instincts d’un homme que la société a déjà puni mais n’a pas su guérir — c’est le film qui le dit), rappelant cette fois le finale de Mary of Scotland, réalisé... quinze ans plus tôt. Et ce n’est pas tout. J’ai parlé plus haut de correspondances possibles entre les films de Lupino et ceux de Rossellini tournés avec Ingrid Bergman, comme par exemple Stromboli. On pourrait également évoquer Tourneur par cette manière qu’a Ida Lupino de conduire un récit ou encore Cassavetes par sa façon d’inscrire un personnage dans le décor d’une grande ville, anticipant le cinéma faussement documentaire de l’école new-yorkaise. Bizarrement, alors que l’on s’accordait jusque-là à reconnaître chez elle surtout l’influence de Walsh (à partir de critères il est vrai plus biographiques qu’esthétiques — si la forme est souvent celle du film noir, est-elle spécifiquement walshienne?), il apparaît que c’est aussi à d’autres cinéastes que son œuvre renvoie, des cinéastes très différents les uns des autres et dont, pour la plupart, Ida Lupino ne connaissait pas, ou ne pouvait pas connaître, le travail. Elle-même se plaisait à dire que ses connaissances tenaient "sur une tête d’épingle", sans qu'on sache d’ailleurs si elle parlait de cinéma ou de culture en général. Qu’en déduire, si ce n’est la position à la fois centrale et périphérique — donc totalement inassignable — d’Ida Lupino dans l’histoire du cinéma, carrefour "inconscient" des multiples courants qui ont traversé le cinéma, des origines à, disons, la Nouvelle Vague. Pour autant, il ne s’agit pas de voir en elle on ne sait quel chaînon manquant entre classicisme et modernité. Sa position, qui finalement n’en est pas une, nous montre avant tout le caractère unique d’une œuvre, absorbant des pans entiers de l’histoire du cinéma, passés comme à venir, sans que cela change quoi que ce soit au cours de l’histoire. De sorte qu’il n’existe, à l’inverse, aucun cinéaste dont on peut dire qu’il est lupinien. Le cinéma de Lupino est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse s’en réclamer. Il embrasse tout le cinéma, il l’embrase même. Et on ne m’enlèvera pas de l’idée que ce pouvoir d’embrasement, Ida Lupino le devait autant à ses conceptions d’artiste — au demeurant hors pair, elle était aussi musicienne — qu’à ses convictions de femme. Le vrai mystère Lupino, qui rend son œuvre élémentaire et immense à la fois, c’est que chez elle il est impossible de dissocier ce qui relevait d’une attitude purement artiste de ce qui appartient réellement à la position féminine. Cela tient peut-être à l’étrange alchimie qui existe dans ses films entre l’audace des sujets et l’élégance de leur mise en scène, mais surtout à la puissance créatrice d’une artiste, réinventant ni plus ni moins le cinéma, au sens où elle ne cherchait ni à imiter ni à innover mais simplement à retrouver l’émotion du geste créateur, dévoilant ainsi ce qu’il en est du désir — de l’artiste comme de la femme —, et ce, quelles que soient les formes (muet/parlant, mélodrame/film noir, classique/moderne...) que ce geste épousait, sans le savoir.

Ce minimalisme grandiose chez Ida Lupino, on le retrouve dans la structure de ses récits, d’une simplicité confondante, presque arithmétique, et en même temps d’une portée sans limites. C’est manifeste dans les premiers films: une jeune femme subit un choc (un premier amour qui tourne mal, une attaque de poliomyélite, un viol), aux conséquences terribles (une grossesse non désirée, une carrière brisée, un mariage impossible), la poussant à fuir pour trouver refuge en un lieu (une institution pour mères célibataires, un centre de rééducation pour paraplégiques, un petit village uni autour de son pasteur) où elle pourra se reconstruire psychiquement et physiquement, avant de repartir puisque la "vraie vie" est, lui dit-on, à l’extérieur, là où l’attend celui qui l’aime. Si le récit se développe de manière linéaire et somme toute logique, le refuge étant la réponse adaptée, voire pragmatique, au traumatisme et à ses répercussions, le dernier mouvement est, lui, beaucoup plus complexe. Dans Not Wanted, Sally Forrest doit passer par la prison (pour avoir enlevé un bébé), bénéficier de la clémence du juge et surmonter son désespoir, avant de rejoindre l’homme qui l’a toujours aimée. La fin n’est qu’un compromis: celui dont elle tomba amoureuse, l’artiste sans attaches qui l’avait séduite puis abandonnée (histoire classique), est en partie oublié, mais si elle accepte d’aller vers l’autre, ce n’est pas parce qu’elle l’aime véritablement (elle apprendra peut-être à l’aimer), mais parce qu’il représente l’antithèse du premier et qu’à ce titre il lui assurera une certaine stabilité, soit le modèle parental qu’elle voulait fuir au départ. Dans Never Fear, c’est bien celui qu’elle aime que Sally Forrest retrouve à sa sortie de l’institut. Pourtant, là aussi, la fin est un compromis: l’homme qui l’attend n’est plus celui du début. Si elle a pu progressivement quitter sa chaise roulante, abandonner ses béquilles et, on l’espère, remarcher normalement, rien ne dit qu’elle pourra danser de nouveau. L’homme qu’elle retrouve à la fin, avec sa petite fleur et son air benêt, c’est peut-être son futur mari, le futur père de ses enfants, mais pas le séduisant danseur, le complice des premières heures avec qui elle partageait désir et passion (il a, entre-temps, trouvé une autre partenaire). Dans Outrage, Mala Powers, après avoir écorché au piano quelques notes de musique, vient s’agenouiller aux pieds du pasteur, assis dans son fauteuil, scène qui renvoie à la séquence de l’arbre et où Ida Lupino conjugue dans le même plan la loi morale, représentée par la figure paternelle du pasteur, le principe de loyauté, symbolisé par son image d’homme juste (c’est lui qui a obtenu par son plaidoyer l’abandon des poursuites à l’encontre de la jeune fille), et surtout l’impossible rapprochement qui existe dorénavant entre le personnage féminin, à jamais meurtri, et l’homme, tout homme, quel qu’il soit. L’amour qu’éprouve la jeune femme pour le pasteur (le seul qui la comprenne) n’est possible que parce qu’il est exempt de toute sexualité, ce qui permet à ce dernier de lui prendre la main, de la serrer dans ses bras, et même de l’embrasser (sur le front). Mais le fiancé, qu’elle est censée retrouver par la suite, pourra-t-il se satisfaire de rapports si platoniques? Dans Hard, Fast and Beautiful (qui est l’adaptation d’un roman), la fin est tout aussi ambiguë. Ce qui servait d’exposition dans les films précédents — l’innocence originelle du personnage féminin —, se trouve ici déployé sur toute la première partie (l’ascension d’une championne de tennis dans un milieu rongé — déjà — par l’affairisme), le film ne commençant, pour ainsi dire, qu’à partir du moment où Sally Forrest prend conscience qu’elle est "exploitée" par sa mère (et son coach). Le match n’est pas tant alors sur le court qu’à l’extérieur, dans les coulisses, entre la mère (Claire Trevor prodigieuse) et sa fille, Ida Lupino mettant en scène ce que Lacan appelait le "ravage" de la relation mère-fille, cette relation passionnelle dont l’issue, toujours différée (d’où finalement le long développement de la première partie), ne peut être qu’une rupture. La fin est sublime, comme toujours chez Lupino, qui montre la mère, seule au milieu des gradins, après que sa fille lui a remis la coupe qu’elle vient de gagner, accompagnant son geste d’un méprisant: "Tiens, tu l’a bien méritée". Le fiancé est là cette fois (c’est le même que dans Outrage), prêt à ramener "sa" championne à la maison. Mais pour lui offrir quoi? La même vie ennuyeuse dont a cruellement souffert la mère, petite vie bien rangée où toute ambition serait elle aussi rangée, au fond des placards, où l’on ne "jouerait" plus que le dimanche, au tennis en l’occurrence, et encore, pour laisser gagner les autres.

Comme on le voit, les jeunes héroïnes d’Ida Lupino font l’épreuve de leur incomplétude, à travers les différents traumatismes qu’elles subissent, de cette incomplétude qui les fait tant souffrir mais avec laquelle elles doivent apprendre à vivre. Encore qu’Ida Lupino ne nous dit pas si cette "acceptation" finale est le résultat d’une transformation progressive du personnage, que d’autres appelleront maturité (la compréhension que la vie, c’est avant tout fonder un foyer, avoir des enfants, etc.), ou la marque d’une certaine résignation (l’impossibilité au bout du compte d’échapper au modèle parental). Autrement dit, l’aspiration au bonheur connaît-elle des limites qu’on ne saurait franchir, ou n’est-elle qu’une chimère dont il faut, tôt ou tard, s’affranchir? Quelle que soit la réponse, il apparaît surtout que ces héroïnes n’accèdent pas, à la fin de leur itinéraire, à un stade supérieur. C’est pourquoi on ne peut parler chez elles d’initiation, comme beaucoup l’ont fait. L’initiation, même dans sa version moderne, dégradée, suppose toujours un passage qui permette à l’individu de passer d’un état à un autre, plus élevé. Dans l’initiation, la souffrance fait partie du rite, elle assure la transformation du sujet. C’est par le traumatisme du passage que le sujet advient, différent. Tel n’est pas le cas de l’héroïne lupinienne: le chemin emprunté — ce trajet en forme de boucle, où le personnage fuit un modèle, celui des parents, pour finalement le retrouver — ne lui permet pas de s’élever véritablement, mais d’éprouver simplement ce manque qui lui est propre. Certes, la société, à travers ses différentes structures, évite le pire en maintenant l’individu en détresse dans le lien social, mais ce lien est fragile et souvent transitoire. Il faut autre chose, qui ne relève ni de la communauté des hommes ni de la volonté individuelle, mais de l’autre, pour que le sujet fasse l’expérience de son manque. Dans le finale si bouleversant de Not Wanted, qu’est-ce qui arrête Sally Forrest dans son élan suicidaire, si ce n’est la compréhension soudaine par la jeune femme que celui qui est là, à terre, frappant le sol de ses poings, ne peut vivre sans elle. Par ce geste, qui conjoint rage et désespoir (et que reproduira d’ailleurs Sally Forrest dans Never Fear), l’homme exprime autant son amour que son refus d’être abandonné. En inversant les rôles, il permet à la jeune femme de trouver in extremis sa place dans le dispositif amoureux. La question n’est donc pas tant pour la femme de se "libérer" (on ne saurait grossir exagérément la portée sociologique des films de Lupino) que de se situer idéalement par rapport à l’homme (discours qui, on le comprend, ne pouvait qu’agacer les féministes les plus engagées). Il y a là en définitive une démarche plus dialectique qu’initiatique, où l’autre apparaît moins comme l’objet aimé, inaccessible, que comme un substitut au manque, ce à quoi l’héroïne finit par se raccrocher à défaut de s’identifier. Pour Ida Lupino, le plus important n'est pas que la femme soit l’égale de l’homme (en cela, elle n’est pas féministe), mais qu’il existe un équilibre entre les deux (ce qui fait qu’elle n’est pas non plus anti-féministe). Et le meilleur équilibre, c’est quand l’homme vient combler, par son amour, ce qui peut manquer à une femme: un enfant dans Not Wanted (l’homme est un éclopé qui joue encore aux trains électriques), des épaules solides dans Never Fear (c’est le sens du dernier plan qui voit l’homme se substituer, en recueillant la femme dans ses bras, à la canne que celle-ci abandonne).

Not Wanted et Never Fear se concluent ainsi de façon symétrique — c’est la femme qui soutient l’homme dans le premier, et l’inverse dans le second —, les deux films formant une sorte de diptyque. Mais pour les autres? Dans Outrage, les retrouvailles entre Mala Powers et son fiancé restent hypothétiques, Ida Lupino préférant conclure sur l’image du pasteur resté seul. La fin de Hard, Fast and Beautiful n’a rien d’un happy end non plus, et il n’est pas sûr, on l’a vu, que le sort de Sally Forrest soit plus enviable que celui de sa mère, abandonnée de tous. Il est d’ailleurs symptomatique que ces deux films se terminent sur un personnage esseulé. Aux couples "raccommodés" des deux premiers films, Ida Lupino oppose dans Outrage et Hard, Fast... la solitude d’un homme, le pasteur, et celle d’une femme, la mère. Comment l’interpréter? Ces deux personnages ne font-ils qu’asseoir le bon déroulement de l’Œdipe, à travers l’amour qu’éprouve une fille pour son père — ou toute autre figure équivalente — et le rapport pour le moins conflictuel qu’elle entretient avec sa mère? Jouent-ils simplement le rôle de médiateur dans la mécanique si complexe du désir, étant entendu que l’objet du désir est toujours celui d’un "autre" que le sujet admire, envie ou bien hait farouchement? Pas seulement, car en assurant la fin du récit, ces personnages acquièrent aussi une sorte de plus-value narrative. Ils se révèlent chacun, et après coup, comme le personnage central du film (à ne pas confondre avec le personnage principal qui reste évidemment l’héroïne), celui autour duquel s’est organisé le récit, soit pour favoriser le retour de la jeune femme à la norme (le pasteur), soit au contraire pour l’en écarter (la mère). Figures œdipiennes, médiateurs du désir, moteurs fictionnels, les deux personnages sont tout ça à la fois. Mais ce sont aussi de vrais personnages, en l’occurrence tragiques, portant en eux tout le poids du drame qui les accompagne (l’homme a un temps perdu la foi, la femme n’a jamais pu concrétiser ses désirs), de sorte que le "recadrage" final donne à leur solitude des allures de déréliction. On ne comprend pas très bien, en effet, cette mission que le pasteur dit devoir accomplir et qui ne lui permettrait pas de garder la jeune femme près de lui (puisqu’il est justement pasteur et que vivre avec une femme n’est pas incompatible avec les devoirs de son ministère). On ne comprend pas non plus cet acharnement chez la mère à demeurer dans l’ombre de sa fille, se contentant de vivre par procuration la réussite de celle-ci, sans chercher à s’épanouir elle-même (puisqu’elle est encore jeune et belle et que rien ne lui interdit de refaire véritablement sa vie). Ou plutôt, on ne le comprend que trop bien. Quelque chose résiste en eux, de trop longtemps refoulé, pour qu’ils puissent saisir la chance que leur offrent, là, une jeune femme égarée, là, le talent de sa propre fille. Il y a une forme de masochisme chez le pasteur à laisser partir la jeune fille, comme chez la mère à ne pas vouloir qu’elle parte, sachant dans les deux cas qu’ils finiront seuls et ne pourront qu’en souffrir. Amour trop charitable dans Outrage, trop possessif dans Hard, Fast and Beautiful, on peut voir l’épilogue de ces deux films comme l’antithèse de ce qu’avançaient Not Wanted et Never Fear dans leur finale.

Il y aurait donc un mouvement dans l’œuvre d’Ida Lupino (comme dans toute œuvre, d’ailleurs) qui verrait les films se répondre en écho: Outrage serait la réponse à Not Wanted — dans les deux films, la ville que quitte au début l’héroïne porte le même nom: Capitol City — à travers la question du désir sexuel; Hard, Fast and Beautiful serait, lui, la réponse à Never fear à travers la question plus générale de l’ambition. Quant à The Bigamist, il serait la réponse à tous les films, y compris The Hitch-Hiker (2). Ah, The Bigamist! Ce n’est peut-être pas le plus émouvant de tous les films de Lupino (encore que le regard d’Edmond O’Brien, aussi déchirant que déchiré...) mais c’est assurément le plus parfait. Ida Lupino y reprend la construction en flash-back de Not Wanted: un homme raconte à un enquêteur, qui a découvert son "crime", comment il en est arrivé à épouser deux femmes. Les fameux déplacements géographiques qui caractérisaient jusque-là les films de Lupino — et trouvaient leur point d’orgue dans The Hitch-Hiker, véritable road movie — se réduisent ici à de simples allers-retours entre San Francisco et Los Angeles. Soit les deux foyers entre lesquels l’homme doit constamment naviguer. Car bien sûr il y a deux femmes dans The Bigamist: d’un côté, Joan Fontaine, la blonde ambitieuse qui a fini par faire passer sa carrière avant son rôle d’épouse et de mère (ne pouvant avoir d’enfant, elle souhaite après huit ans de mariage en adopter un), ce qui nous renvoie aux héroïnes de Never Fear et de Hard, Fast and Beautiful; de l’autre, Ida Lupino, la brune plus modeste dont on devine les blessures secrètes, rappelant les personnages meurtris de Not Wanted et d’Outrage, et qui aspire enfin à fonder une famille (elle ne tarde pas, elle, à tomber enceinte). La maturité qu’on cherchait à tort dans le finale des précédents films serait donc plutôt dans The Bigamist, le dernier film qu’Ida Lupino réalisa pour les Filmakers. Pour autant, la fin n’est pas plus explicite. Au contraire même, au point de laisser le film littéralement en suspens. Comme dans Outrage et Hard, Fast...The Bigamist se conclut sur la solitude d’un personnage. Sauf qu’ici, il s’agit non seulement du personnage central mais aussi du personnage principal. Autant dire que ce personnage ne peut être que l’organisateur de sa propre fiction (normal, il est bigame et vit en permanence dans le mensonge). Le film est ainsi dédoublé en deux parties bien distinctes, la séparation des deux par le héros assurant la solidité de l’artifice. Les deux femmes s’opposent mais Ida Lupino, elle, ne les oppose pas, jouant plutôt sur leur complémentarité. Car si c’est l’ambition, l’intellectualisme et une certaine sophistication chez la première femme qui poussent l’homme à en épouser une seconde, en tout point différente, cette dernière ne se substitue pas à la première, chacune ne faisant qu’apporter à l’homme ce que l’autre ne peut lui offrir. C’est pourquoi il aime pareillement ces deux femmes, lesquelles d’ailleurs le lui rendent bien. Mais ce qu’il aime plus que tout, c’est la "femme" que représentent les deux réunies, une sorte de femme-toute, femme qui évidemment n’existe pas. C’est ce tout de la femme, impossible, qui fait "trou" pour le héros lors du procès lorsqu’il voit à la fin les deux femmes ensemble. Il semble égaré (on n’est pas sûr qu’il entende réellement ce que lui dit le juge, se refusant à le condamner puisqu’il l’a déjà été en ayant tout perdu et qu’on ne condamne pas deux fois un homme pour la même faute), face au vide que constituera désormais sa vie, mais aussi pétrifié, devant ce qui lui apparaît là, soudainement, par l’intermédiaire des deux femmes: le réel de son fantasme — la femme idéale —, la fusion de deux réalités qu’il avait jusqu’à présent soigneusement dissociées, quelque chose en définitive qui ne peut que le précipiter dans un abîme terrifiant.

Reste une interrogation. Comment interpréter le fait qu’Ida Lupino tienne elle-même le rôle d’une des deux épouses dans The Bigamist? Choix purement "économique" ou volonté d’affirmer un point de vue? La question mérite d’être posée d’autant qu’ici la part autobiographique du film est renforcée par la présence de Joan Fontaine qui, à l’époque, était l’épouse de Collier Young, co-scénariste et co-producteur du film, et lui-même ancien mari d’Ida Lupino (3). On peut même aller plus loin en ajoutant qu’Ida Lupino s’était de son côté remariée (avec l’acteur Howard Duff) et qu’elle venait d’être mère d’une petite fille (on voit toute la famille dans Private Hell 36 de Don Siegel). Une part autobiographique qui d’ailleurs ne concerne pas que ce film. C’est toute l’œuvre de Lupino qui est placée sous le signe de l’autobiographie, tant les blessures de ses héroïnes font écho à ses propres blessures. Dans l’entretien qu’il a accordé pour le festival d’Amiens, Pierre Rissient rapporte que, selon Howard Duff, "l’une des raisons pour lesquelles Ida Lupino était une personne meurtrie, c’est qu’elle aurait été, à l’âge de dix-huit ans, très amoureuse de Lewis Milestone [elle joua dans Paris in Spring et Anything Goes] qui était — malheureusement — marié". On sait par ailleurs qu’Ida Lupino fut elle-même victime de poliomyélite dans sa jeunesse. Et l’on veut bien croire que le portrait qu’elle dresse dans ses films du couple parental (père bienveillant mais souvent dépassé, mère très présente et parfois possessive) soit à l’image de ses parents. Amours impossibles (l’artiste dans Not Wanted, le pasteur dans Outrage...), corps "martyrisé" (la polio, donc, dans Never Fear), refus du modèle parental, etc., autant d’épreuves qu’Ida Lupino (mais aussi toute jeune fille, non?) a dû surmonter dans sa vie à défaut de pouvoir les effacer. Vu sous cet angle, le parcours de Sally Forrest dans Hard, Fast and Beautiful peut être comparé à celui de Lupino actrice, bataillant pour décrocher des rôles (l’entraîneur du film s’apparente pour beaucoup à un agent artistique), supportant de moins en moins les contraintes du système, au point finalement de s’en détacher. Aussi, et pour enfin (ne pas) répondre à la question, on dira simplement du rôle qu’interprète Ida Lupino dans The Bigamist qu’elle y adhère totalement. Car, des deux personnages féminins, c’est évidemment celui dont elle est le plus proche. Mais cela ne veut pas dire qu’elle condamne nécessairement l’autre, ce personnage qu’en tant que femme elle n’a jamais pu assumer complètement. Rien ne serait plus faux que de voir dans The Bigamist une sorte d’apologie de la femme au foyer. L’essentiel est ailleurs. Où exactement? Disons, dans le regard que porte Ida Lupino, ou plutôt qu’elle pose (car il n’y a aucun jugement chez elle), sur l’homme à la fin du film, un regard à la fois douloureux et tendre, attentif et inquiet. Bref, un regard amoureux. Et c’est très beau. (version remaniée du texte paru dans Trafic n°60, hiver 2006).

(1) Rétrospective Ida Lupino, Festival d'Amiens, 10-20 novembre 2005.


(2) The Hitch-Hiker est un peu le vilain petit canard dans la filmographie d’Ida Lupino, du moins en ce qui concerne les films qu’elle réalisa pour les Filmakers. Il est classique de voir dans cette histoire de psychopathe terrorisant deux automobilistes un simple exercice de style, une sorte de défi relevé par Lupino pour prouver qu’elle pouvait faire un "film d’hommes". Or le film n’est pas si mineur que cela, et moins atypique qu’il n’y paraît dans son œuvre. On se gardera toutefois de s’extasier, comme certains, sur le haut degré d’abstraction du film qui semble surtout lié à son sujet (trois hommes dans une voiture traversant le désert, on peut difficilement faire plus dépouillé), comme sur sa thématique "castratrice" (les deux automobilistes ne sont pas plus dévirilisés que n’importe qui dans les mêmes circonstances). Ce qui en revanche est lupinien, c’est le personnage du tueur, élément central du film (c’est d’ailleurs lui qui est abandonné à la fin) et, à ce titre, équivalent narratif du pasteur dans Outrage et de la mère dans Hard, Fast and Beautiful, soit le moteur du récit (cela va de soi, il "trace" l’itinéraire du film), un médiateur du désir (il le dit lui-même: c’est l’attachement qui lie affectivement les deux automobilistes entre eux qui les empêche de s’enfuir séparément) ou encore un motif œdipien (sorte d’instance surmoïque, donc castratrice mais uniquement par ce biais, il rappelle finalement les deux automobilistes à leurs devoirs d’époux en les "punissant" de leur escapade, une virée en célibataires qu’ils avaient déguisée en partie de pêche).


(3) Ce télescopage avec la réalité n’a en tous les cas rien à voir avec les "clins d’œil" dont s’amusait parfois Ida Lupino, ainsi le cameo dans Hard, Fast and Beautiful où elle apparaît dans les tribunes aux côtés de Robert Ryan, ou encore l’autocitation comme ici lors de la visite en bus des movie star homes à Beverly Hills (moment irrésistible — on pense à McCarey — de la rencontre entre Ida Lupino et Edmond O’Brien, pas un seul instant intéressés par ce qu’ils visitent) où, parmi tous les grands noms énumérés par le chauffeur, on entend celui... d’Edmund Gwenn! (c’est lui qui dans le film joue le rôle de l’enquêteur).

Les six "Filmakers" réalisés par Ida Lupino:

— Not Wanted (1949)
— Never Fear (1949)
Outrage (1950)
— The Hitch-Hiker (1953)
— The Bigamist (1953)

+ The Trouble With Angels (1966) en version originale.

30/04/2024

Les Dits de Guiraudie

  L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie (2013).

  I. Lieux-dits: Guiraudie, 2007.
"Je ne sais pas si ça tient à la recherche d’un style, mais on commence toujours le cinéma avec un désir de forme très forte. Autant j’étais très dogmatique sur mes premiers films, autant j’ai envie maintenant de me débarrasser du dogme, d’essayer de retrouver une liberté, même si, pour le coup, ça m’a conduit, avec Voici venu le temps, à une sorte d’académisme. Je ne veux plus faire de la mise en scène qui s’affiche de façon ostentatoire, comme placée sur un piédestal, à la manière de Ce vieux rêve qui bouge. Ceci dit, faire des films qui se suffisent de l’histoire qu’ils sont en train de raconter me déplaît aussi, parce que, quand même, la forme, ce n’est pas une petite question." (Alain Guiraudie)

En 2007, Guiraudie cherchait à se renouveler...

Il existe une vraie dialectique de l’espace chez Alain Guiraudie. C’est elle qui donne à certains de ses plans toute leur force, où se trouvent convoqués à la fois la beauté du monde, son opacité et le désir secret d’en troubler l’ordre. Si Guiraudie revendique dorénavant une image plus triviale, débarrassée des "fioritures de la composition", il reste néanmoins attaché au plan large qui ne fragmente pas le champ et n’isole pas les acteurs les uns des autres. Une conception de la mise en scène qui vient de son expérience du théâtre dont il a conservé non seulement le plaisir du dialogue, le goût du costume ou encore le respect du travail d’acteur, lui interdisant, par exemple, de monter les répliques, mais aussi une certaine manière d’agencer l’espace qui n’est pas sans rappeler l’art de la scénographie. Un art surtout manifeste dans Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, mais que l’on retrouve aussi dans les longs-métrages (pensons, entre autres, à la séquence onirique de l’aérodrome dans Pas de repos pour les braves, avec ce café à ciel ouvert, perdu en plein champ), témoignant ainsi de l’attachement de Guiraudie à la chose scénique. On lui reproche souvent de faire du "théâtre filmé" sous prétexte qu’il ne découpe pas beaucoup ses plans, oubliant au passage que le théâtre, c’est aussi un art de l’espace, des lignes, des couleurs, des gestes et de la lumière, oubliant surtout que l’essence du cinéma, c’est d’abord de saisir ce qui se passe à l’intérieur d’un cadre.
Le recours à la profondeur de champ contribue également à cette dimension scénographique. Luc Moullet, dans son beau texte sur Du soleil pour les gueux, soulignait "que le causse est le lieu de France où l’on peut voir le plus loin". Et c’est un fait que dans ce film, à l’horizon toujours dégagé, le regard portait loin, très loin, plus loin parfois que les capacités de l’œil humain. Or cet "excès" ne saurait se réduire à une simple invitation à explorer l’espace dans sa profondeur. Au départ, il s’agissait surtout, en prônant un retour à la campagne (et aux classes populaires), de réagir contre un certain cinéma français des années quatre-vingt-dix – "cinéma urbain, en plans serrés, petit-bourgeois et sclérosant". Du soleil pour les gueux fut le manifeste de cette réaction. Mais après Voici venu le temps, ce besoin d’un cinéma au grand air s’est fait moins sentir. Sans pour autant renoncer à la profondeur de champ. Car, comme le plan d’ensemble qui permet de saisir ce qui se passe entre les personnages (étant entendu que, pour Guiraudie, il serait aussi capable de saisir ce qui se passe en chacun d’eux, et ce, sans recourir au plan rapproché – "le gros plan tue l’arrière-plan"), la profondeur de champ, aujourd’hui dégagée de sa fonction, disons, idéologique, relève chez lui non seulement d’une conception perspectiviste de l’espace, mais surtout d’une approche quasi topologique du récit. Elle peut bien offrir un sujet de contemplation au regard du spectateur (on ne saurait nier la puissance picturale de certains plans chez Guiraudie), elle permet d’abord d’épouser le mouvement du récit. L’envie de voir plus loin, c’est aussi l’utopie, cette envie d’ailleurs si chère à Guiraudie, ailleurs que le cinéaste ne se contente pas de rejeter dans l’invisibilité d’un hors-champ, mais qu’il convoque aussi visuellement, au plus profond du champ, à travers la netteté de ses horizons. Le regard serait donc également critique, questionnant ce qui est à voir, en accord finalement avec le discours du film, mixte savamment dosé de réflexions existentielles, de préoccupations sociopolitiques et d’histoires sentimentales. Pour preuve, ces plans récurrents où l’on voit un ou plusieurs personnages traverser la totalité du champ, soit d’avant en arrière, jusqu’à disparaître à l’horizon sous la forme de point(s) minuscule(s), soit d’arrière en avant, occupant alors progressivement l’ensemble du cadre. Qu’il s’agisse de monologue ou de dialogue, les voix sont perçues off, très distinctement et de façon égale malgré les variations de distance. Un artifice très fréquent au cinéma, mais qui prend ici une résonance particulière du fait même de l’étendue du champ traversé. Au point que l’on se demande si ce n’est pas la parole qui finit par imposer à l’espace sa profondeur, celui-ci se creusant pour que celle-là puisse se déployer, ce qui ferait de l’espace rien d’autre que l’espace même de la parole. Il y a chez Guiraudie un véritable amour du texte. En cela, il est proche d’un René Allio, avec qui, d’ailleurs, il partage de nombreux points communs: les origines paysannes, l’attachement à une région (l'Occitanie chez Guiraudie, pour Allio, c’était Marseille), la passion du théâtre (de Tchekhov à Brecht) et cette idée – que Guiraudie expose souvent à ses comédiens et qu’Allio, lui, rattachait à la "tradition carnavalesque" de Bakhtine – de "parler légèrement des choses sérieuses et, à l’inverse, gravement des choses légères".
Il est un autre élément qui témoigne chez Guiraudie du caractère faussement théâtral, mais véritablement scénographique, de ses films: son refus du champ-contrechamp. Du procédé, il n’use que par nécessité, lorsqu’il s’impose de manière évidente, comme dans la séquence de Voici venu le temps où les notables s’adressent à la foule réunie sur la place. En revanche, lors de la scène où les guerriers sont attablés et discutent entre eux, Guiraudie va jusqu’à faire déplacer le personnage qui est debout, l’amenant de l’autre côté de la table, pour ne pas recourir au champ-contrechamp. Un refus qui répond d’abord à un souci d’efficacité, surtout lorsque le temps de tournage est resserré. En fait, le champ-contrechamp a toujours posé problème à Guiraudie. Dans Ce vieux rêve qui bouge, le cinéaste en faisait même le procès à travers les deux seuls vrais mouvements de caméra du film (les autres ne faisant qu’accompagner le déplacement des personnages), lorsqu’il prolongeait le regard du contremaître vers le héros, puis celui du héros vers le contremaître, par deux longs travellings, représentant ainsi ce qui, habituellement, avec la technique du champ-contrechamp, est éliminé dans la collure. Il serait facile de voir dans ce rejet du champ-contrechamp un principe libertaire – laisser le spectateur faire son propre découpage –, mais chez Guiraudie, cela témoigne plutôt d’une résistance. "Le champ-contrechamp, c’est quelque chose avec lequel je me sens mal à l’aise. Au début, sur les premiers films, je me blindais énormément, j’étais dans une logique de découpage très précis, je faisais très peu de chevauchements entre les plans, parfois c’était quasiment “montage interdit”. Je m’appuyais sur ça aussi par manque de confiance. Ce refus du champ-contrechamp est longtemps resté un parti pris chez moi. D’abord pour des raisons éthiques – le refus de mettre en scène au montage –, ensuite parce que les comédiens ne gérant pas la continuité du film, je me disais: autant leur laisser la continuité de la séquence. Mais surtout, ce que je redoute beaucoup avec le champ-contrechamp, c’est qu’il pousse à une forme de négligence: on tourne, et puis, au bout d’un moment, on n’en a rien à foutre. Il y a une insouciance, un manque de rigueur qui est associé au champ-contrechamp. Comme on a toujours la possibilité de mettre en scène au montage, de "matcher", de mettre un comédien de dos quand il est mauvais sur une réplique, finalement on tourne, et il n’y a pas grand monde sur le coup."
De sorte que c’est dans les déplacements des personnages que se manifeste le mieux l’aspect scénographique du cinéma guiraudien. C’est là, dans ces mouvements fondés sur le rythme, qui voient les personnages traverser le plan dans toutes les directions, y entrant et sortant par tous les côtés, non seulement latéralement mais aussi par le bas ou le haut, mouvements inscrits dans le cadre du récit (c’est la circulation du désir – politique, amoureux, fictionnel – qui est à l’œuvre dans les films de Guiraudie), que le "lieu" finit par atteindre une autre dimension. Du soleil pour les gueux apparaît ainsi comme une succession de diagonales, aux combinaisons multiples, qui transforme l’espace en une grande scène d’opéra – l’opéra des gueux? –, scène parfaitement circonscrite, emprisonnant les personnages, et, en même temps, sans limites, leur ouvrant tout le champ des possibles. Dans Ce vieux rêve qui bouge, l’espace semble, au contraire, s’organiser en mouvements circulaires. Il y a le héros, chargé de démonter la machine, et qui donc tourne autour, ceux qui tournent autour de lui et les autres qui, eux, tournent en rond, faute d’occupation. S’il rechigne à utiliser le champ-contrechamp, Alain Guiraudie éprouve, au contraire, une vraie jubilation à faire circuler ses personnages. Des mouvements qui, chez lui, finissent toujours par s’abstraire de leur dimension narrative pour ne plus former que des lignes géométriques. Ces lignes, d’ailleurs, ne se limitent pas aux seuls mouvements des personnages. Verticales (les pans de murs de Tout droit jusqu’au matin, l’architecture de l’usine dans Ce vieux rêve qui bouge), horizontales (la ligne d’horizon – un tiers de ciel, deux tiers de terre – dans Du soleil pour les gueux), obliques (les arbres penchés de la Force des choses), courbes ou sinueuses (routes, rues, chemins, dans la plupart des films), les lignes sont partout chez Guiraudie.
Si la lumière participe évidemment à la structuration de l’espace – surtout lorsqu’elle est rasante, renforçant ainsi l’effet de profondeur, ou au contraire rayonnante, s’infiltrant à l’intérieur d’un lieu, remodelant son architecture, jusqu’à le transfigurer, comme l’usine de Ce vieux rêve qui bouge –, les couleurs y concourent de façon plus éclatante encore. Chez Guiraudie, une ou deux couleurs, plus vives que les autres, suffisent généralement pour accrocher le regard dans un coin du cadre et en déplacer les lignes de force. Cette façon d’introduire des couleurs renvoie, bien sûr, à l’idée d’injecter de l’imaginaire dans le réel, idée que le cinéaste a longtemps défendue pour ses films. Elle témoigne surtout de son talent de coloriste. Alain Guiraudie a beaucoup peint vers la fin des années quatre-vingt-dix, à une époque où il avait cessé de travailler. On ne saurait assimiler le travail du peintre à celui du cinéaste. Pour autant, on ne peut faire abstraction du fait que derrière le regard du cinéaste se cache un vrai regard de peintre (autre point commun avec Allio) dont on trouve trace à tout instant par la façon qu’a Guiraudie d’entrecroiser des lignes ou d’ajouter des couleurs. Aujourd’hui, le cinéaste a décidé de changer de palette – c’est le sujet d’une des séquences du Roi de l'évasion, où des personnages discutent de la couleur d’un nouveau tracteur –, même s’il ne s’agissait jusqu’à présent que d’égayer le réel, en y incorporant un peu de jaune, d’orange ou de rose. "J’ai envie de prendre les choses telles qu’elles sont, sans rien embellir. Et pour les couleurs, ce sera pareil. Quand on regarde les gens, ils sont surtout habillés en noir, en blanc, en marron, en kaki…" Des couleurs moins vives, moins pop, en accord avec la volonté de Guiraudie d’ancrer son cinéma dans la réalité sociale du moment, ce dont témoigne aussi l’abandon, au niveau du scénario, de tout ce qu’il y avait d’un peu extravagant jusque-là dans ses films: la belle langue, les noms invraisemblables (des personnages comme des villages), les professions imaginaires, etc. Reste le noir, pas une nouvelle couleur pour Guiraudie car y travaillant depuis le début, à travers les séquences de nuit, tous ces passages nocturnes dont regorge son œuvre. C'est qu'en terme d’espace, il existe un vrai dialogue entre les deux types de nuits que sont la nuit réelle et la nuit américaine, la première se révélant plus profonde que la seconde dont la lumière bleutée se rapproche de la convention théâtrale – le bleu pour figurer la nuit – et, en même temps, vient, par son caractère homogénéisant, annuler toute profondeur. Cet espace de la nuit, Guiraudie l’explorera dans le Roi de l'évasion, la séquence dans la forêt, vers la fin du film où, profitant du fait que les voix auront été bien identifiées en amont, il pourra courir le risque du noir. "La nuit, tout est sombre et, en même temps, la pupille se dilate, on voit des choses… jusqu’à présent, on n’a jamais réussi à fouiller la texture de la nuit dans la forêt. On sent le plus souvent que c’est du ballon à hélium éclairé au-dessus des personnages, on est dans l’artificialité, alors que ce qui m’intéresse c’est la matière de la nuit, entre ce qui est gris, noir et très noir... Et puis, il y a l’heure magique. On l’a souvent essayée avec Antoine Héberlé [le chef op des films de Guiraudie avant le Roi de l'évasion]: faire une séquence de nuit, soit au crépuscule finissant, soit au tout début de l’aube... c’est très enthousiasmant, il faut vraiment être prêt car on n’a droit qu’à deux prises, et encore..."

Et vint donc le Roi de l'évasion (2009).

II. Du soleil pour les gays.

Ah le Roi de l'évasion... un de mes Guiraudie préférés, film dopé aux "dourougnes", regorgeant de trouvailles et, ce qui ne gâte rien, d’une drôlerie ravageuse. Les personnages ont ce qu'on appelle "un physique": le héros, une sorte de Fatty gay pas fatigué du tout (il court, il pédale, il baise...), passe une bonne partie du film en slip... on y croise (entre autres) un septuagénaire priapique et le flic qui surveille tout ça est aussi chauve et inquiétant qu’il est démesurément grand (c'est Juppé monté sur échasses). Avec ce film, Guiraudie tournait donc une page. Fini les plans bien léchés, les couleurs pimpantes, les espaces ouverts à l'infini, les personnages qui traversent le cadre dans tous les sens. Fini aussi les histoires à dormir debout et les noms à coucher dehors... Bon, il y avait encore quelques panoramiques (sur la campagne albigeoise) et de longues séquences de poursuite (à travers cette même campagne), mais c'est le fonds commun du cinéma guiraudien. Un auteur ne change pas de style, il en modifie simplement les composantes, lorsque, avec le temps, certaines commencent à se dessécher. C'est une façon aussi d'adapter la forme au contenu. Dans Voici venu le temps, le film précédent, le resserrement du cadre renvoyait, outre l'impossibilité de Guiraudie de tourner dans les décors naturels initialement prévus, à un rétrécissement du champ fictionnel, le cinéaste sacrifiant la dimension "utopique" de ses premiers films pour quelque chose de plus introspectif, voire même d'assez douloureux. D'où la mélancolie du film (1). Avec le Roi de l'évasion, Guiraudie poursuit dans cette veine intimiste, mais les batteries ont été rechargées. On y retrouve les grandes questions existentielles (du style: peut-on échapper à ce qui nous détermine?), comme celles qui nourrissaient Du soleil pour les gueux et Pas de repos pour les braves, ainsi que les états d'âme, touchant directement à l'homosexualité de l'auteur, comme dans Ce vieux rêve qui bouge... ici la crise de la quarantaine chez un vendeur de tracteurs, un "gentil pédé", jusque-là amateur d’hommes mûrs et qui s'amourache d'une gamine de 16 ans. La réussite du film tient à l’équilibre entre polar freudien (Lucian, pas Sigmund) et comédie aux champs, bluette métaphysique et trip sensualiste, ballet foutraque et chasse à l'homme (pour le mettre dans son pieu). Un Guiraudie pour beaucoup en roue libre, oui peut-être, mais à voir aussi comme le dernier vrai moment de liberté pour l'auteur (l'évasion en question) avant de se colleter au grand film équationnel (à une inconnue) que sera le suivant, dans l'espace pour le coup réduit d'un bord de lac.

(1) Il y a dans Voici venu le temps, un émouvant portrait d’artiste, celui d’un homme d’âge mûr fabriquant une machine, machine de rêve, faite de chaînes et de "bidounes", machine impossible — il n’arrive pas à la finir bien qu’étant près du but — et pourtant possible puisqu’il en rêve. Voilà bien une des plus belles images du désir qu’on ait vue au cinéma. Rappelons que le désir chez Guiraudie structure toute son œuvre, qu'il en est le moteur, comme dans n’importe quelle œuvre, mais également la matière, le sujet par excellence que le cinéaste ne cesse d’interroger de film en film, et sous toutes ses formes. Cette métaphore du désir on la trouvait dans Ce vieux rêve qui bouge à travers la machine que le héros, un jeune technicien homo, démontait en même temps qu’il draguait le contremaître de l’usine, sous le regard excité, mais aussi désabusé, d’un vieil ouvrier. Le désir y était tout à la fois celui du sexe, du politique et de la fiction. Quel cinéaste français est capable aujourd’hui de mettre en scène avec autant d’acuité, de poésie et d’ampleur narrative la question, si essentielle, du désir?

III. Le lac, l'amant.

2013: l'Inconnu du lac... C'est qui, c'est quoi, cet inconnu, sinon bien sûr le désir... le désir sous la forme du silure, cet énorme poisson-chat qui vivrait dans le lac, équivalent à celui, plus petit, de la cascade dans Oncle Boonmee de Weerasethakul, sauf qu'ici on ne le voit pas et qu'il n'y a pas de princesse mais seulement des hommes, que des hommes, beaux, moches, gros, à moustaches, allongés sur la plage ou assis à discuter, de face (pas de champ/contrechamp évidemment), comme Stewart et Widmark au bord de la rivière dans les Deux Cavaliers de Ford, sauf que là ils sont à poil (et sans moumoutes), les organes génitaux bien à l'air, livrés au regard du spectateur (le point de vue du silure?), à la manière de n'importe quels nudistes... Nature donc (rien à voir avec une quelconque pose homoérotique) — c'est Guiraudie lui-même qu'on voit en premier, histoire de donner l'exemple — et pourtant fascinant. Car le sexe masculin, vu comme ça, de front, et quand bien même il ne serait pas en érection, c'est aussi le fascinus, ce qui accroche le regard — au départ on ne peut s'en détacher. L'inconnu est d'abord là, dans cette réalité habituellement cachée, qu'on expose de façon un peu performative (la frontalité) — on n'est pas dans un nudie — mais qui progressivement se fond dans le décor, un décor minimaliste, dénudé lui aussi: une plage où l'on mate, s'épie — regard en coin — et le petit bois derrière où l'on va baiser, sous le regard parfois d'un voyeur (au sens large, il ne se cache pas) en train de se masturber (personnage sympathique auquel Guiraudie offre les scènes les plus drôles).
Décor qui apparaît ainsi comme une scène de théâtre, vue à la fois de face et de côté, faisant de la plage le devant de la scène et son côté cour (le bois = le lointain et le côté jardin), avec ses personnages qui entrent et qui sortent, son rideau d'arbres, balayés par le vent, sa rampe de soleil et son parking en coulisses. Soit un vrai dispositif (théâtral et pictural) qui permet au film de s'aventurer en-deçà du désir (et de la scène de sexe non simulée qui en est le point d'orgue), dans des recoins plus obscurs, quand chaque soir, alors que la nuit commence à tomber, les corps se séparent et l'angoisse surgit, au détour d'un plan (deux hommes qui se baignent sous la lune, une R5 rouge abandonnée sur le parking, une scène d'amour qui est en fait une scène de meurtre...), une angoisse de plus en plus prégnante (qui est aussi celle du thriller, voire du slasher), à mesure que le film avance, débordant sur les scènes de jour (Franck seul au milieu du lac), jusqu'au finale, sublime, une fois l'ami supprimé (Henri, personnage en marge de la scène, qui rêvait d'un amour sans sexe — véritable aphanisis du film — et appelé dès lors à disparaître), qu'il ne reste plus que l'amant (Michel l'assassin, au faux air de Mark Spitz, surtout quand il est dans l'eau), autrement dit le désir pur, dans ce qu'il a de plus effrayant, de plus monstrueux, qu'on voudrait fuir mais auquel on ne peut résister. Désir aliénant, mortifère, mais pas si extrême que ça (la référence à Bataille, cité un peu partout, même par Guiraudie, me paraît excessive). C'est que, dans la nuit qui clôt le film, alors que Franck appelle Michel, on entend les oiseaux chanter.

IV. L'homme aux loups.

2016. Bien sûr, il y a du mythe dans Rester vertical, celui du loup, l’Autre cruel ("Ici le loup tue") à défaut d’être méchant, opposé au bébé, la jouissance de l'Autre, il y a aussi du conte, avec ce que cela suppose de peurs et de fantasmes, il y a même de la fable, et sa dimension sociale, le loup et l’agneau ou la raison du plus fort... il y a surtout beaucoup de symbolique. Traversant la France en diagonale, comme dans un film de Stévenin, du causse lozérois au Finistère, et son côté bout du monde (à petite échelle), en passant par le marais poitevin, mais sans but précis, sinon de revenir à son point de départ (soit une forme d’errance, entre la fuite du Roi de l’évasion et le surplace de l’Inconnu du lac), Rester vertical, et son titre programmatique, récapitule tout en en déclinant de nouvelles, les principales obsessions et autres questions existentielles qui depuis le début jalonnent l’œuvre de Guiraudie. Des questions tournant toujours autour d'un même thème, celui du désir, sauf que là, à grands coups de fictionnalité, qui privilégie le "réel" en tant que matière concrète (cf. la scène d’accouchement), le film rabote (on passe directement du désir de bébé à la naissance, neuf mois plus tard, annoncée, neuf mois plus tôt, par les gros plans, genre L’origine du monde, du sexe de la femme que Guiraudie délaisse par la suite, ce n'est pas son propos)... plus qu’il ne radote, allant à l’essentiel, sans s’embarrasser de fioritures, c’est le moins qu’on puisse dire, pas toujours évident, en termes de réception (le suicide du vieux, enculé en douceur pendant qu’il s’éteint, c’est quand même... violent), mais pas incohérent, si on se place du côté de la fiction (chez Guiraudie, la sodomie n’a évidemment pas de connotation asociale, sadienne ou que sais-je, c’est simplement un acte d’amour, et à ce titre tout le monde, enfin surtout les mecs, peut y passer: les vieux, même ceux qui écoutent du Pink Floyd — en fait c'est Wooden Shjips et Wall of Death qu'on entend —, les gros, les moches... enfin pas tout le monde, faut pas non plus exagérer, quand il s'agit du grand-père de son propre bébé).
Comment conjuguer désir homo (qu'il soit sexuel ou parental), peur (symbolisée par le loup) et rencontre (debout) avec l'Autre? C'est tout l'enjeu du film. Et à ce niveau Guiraudie fait montre dans la conduite de son récit, tout en ellipses, d'une maîtrise impressionnante. Non sans scories, c'est le prix à payer, mais d'une réelle force, immanente, concrète, qui mêle, sur fond de ruralité et de solitude, le doux et le sec, le tendre et le brut, pris dans les rets du quotidien. Guiraudie n'a jamais été aussi loin. De même qu'il n'a jamais été aussi loin dans sa façon de filmer la nuit, qui ne soit pas américaine, une vraie nuit (superbes séquences dont celle qui voit le beau-père du héros utiliser le bébé comme appât pour attirer le loup), parce que c'est de cela qu'il s'agit, non pas de réalisme, mais de vérité, et que la vérité ça passe aussi et surtout par la fiction. Au détour du film, Léo (Damien Bonnard qui ressemble, ce n'est pas un hasard, à Guiraudie plus jeune), cinéaste qui n'arrive pas à écrire son scénario, faute de temps et d'inspiration, un scénario qu'il doit remettre au plus vite à son producteur, fait étape dans la cabane d'une thérapeute new age qui le sonde à l'aide d'électrodes végétales. C'est manifestement bidon. Et quelque chose me dit que, à travers cet épisode, Guiraudie fait lui aussi le choix de la fiction, de celle qui exclut le sens (ou du moins n'en fait pas sa quête), à la manière d'une analyse, se colletant avec le réel, contre la narration trop bien construite, nourrie de bons mots, offerts à l'interprétation, mais à côté de la plaque... Chez Guiraudie, c'est heurté, parfois heurtant, mais ça sonne vrai. Via le récit, les paysages traversés, les personnages, aux tronches pas possibles (le beau-père notamment, une gueule de première ligne de rugby, on dirait Ron Perlman).
Donc l'analyse. Freud bien sûr (Sigmund, auquel on pourra toujours associer, picturalement, dans le traitement des corps masculins, son petit-fils Lucian). Mais Freud à travers ce dans quoi l'analyse, et ses "délires" d'interprétation, ses écueils liés à la question du transfert, peut elle aussi tomber. Ainsi du célèbre cas de "l'Homme aux loups", Freud ayant multiplié les erreurs, dans son désir d'avoir raison, jusqu'à déclencher la paranoïa du patient. Rien à voir avec le film, bien sûr. Seulement l'idée que dans Rester vertical on devine à travers tout ce matériau, fait de trous, d'ombres et de fulgurances (comme autant d'inventions lumineuses), à la réalité par moments incertaine, quasi onirique (cf. la scène où le héros est attaqué par des SDF et se retrouve à poil), que la fiction, ça fabrique des éléments de vérité qui viennent "dialectiser" l'opposition, par trop binaire, entre réel et imaginaire, permettant ainsi que celles-ci cohabitent, justifiant, par exemple, la scène déjà citée du bébé-appât, lequel, en tant que bébé, évoque aussi bien l'agneau sacrifié que Romulus et Rémus, l'important n'étant pas de donner du sens à la scène, mais d'en faire émerger, poétiquement (au sens premier du mot poésie: l'acte même de créer), toute la puissance de réel. Ce qui me fait penser à la théorie des fictions, chère à Bentham et qu'appréciait tant Lacan parce que chez Bentham (et mieux encore chez quelqu'un comme Diderot) la fiction, loin de représenter quelque chose d'illusoire ou de trompeur, renvoie précisément à ce que Lacan soutient lorsqu'il énonce que la vérité a structure de fiction. Bon là, je m'avance peut-être un peu trop. Il n'empêche. "Rester vertical", ce n'est pas que surmonter sa peur quand on est face au loup, ce n'est pas non plus que bander, c'est aussi ériger l'ensemble narratif, créatif, poétique, invisible mais solide, à partir duquel une fiction, une vraie, pas un scénario sur-écrit, va pouvoir se déployer. Pleinement.

17/04/2024

Ruizomes

  Mystères de Lisbonne de Raúl Ruiz (2010).

  A mon père, qui aimait les jardins.

Dans l’œuvre pléthorique, protéiforme, labyrinthique et donc insaisissable de Raúl Ruiz, beaucoup s’accordent à reconnaître une inflexion après l’Œil qui ment (1992) — un film au titre emblématique —, où Ruiz avait exacerbé la part d’hermétisme (récit déconstruit et volontiers énigmatique, univers fantastico-onirique, etc.) à laquelle se trouve confronté le spectateur à la vision de ses films, véritable point d’orgue de ce "baroque surréaliste" qui le caractérise (1). Disons, pour simplifier, qu’à partir de Trois vies et une seule mort (1995), le film suivant, le cinéma de Ruiz devient plus proustien que borgésien et qu’au fil des ans il tend même à devenir de plus en plus proustien, sans pour autant congédier la part borgésienne qui lui est propre — de sorte qu’un film comme le Temps retrouvé (1998), qui marque la rencontre officielle entre Ruiz et Proust, apparaît moins comme une adaptation de Proust que comme une tentative (réussie) de Ruiz pour intégrer l’univers de l’écrivain au sien. Aujourd’hui, avec Mystères de Lisbonne et sa structure feuilletonesque, le récit gagne en fluidité (le roman-fleuve), ce qui ne veut pas dire en vraisemblance (le récit cultive à loisir les invraisemblances) mais en cohérence, en "co-errance", les histoires s’assemblant, voire s’emboîtant, telles des matriochkas, autour de la double intrigue que constituent les origines de l’enfant sans nom (João alias Pedro da Silva ou X, c’est tout comme) et les multiples identités du père Dinis, dont le passé reste mystérieux, proche en cela d’autres héros de la littérature, tels le Vautrin de Balzac ou le Rodolphe d’Eugène Sue, mais aussi, à travers son rôle de confident et d’embrayeur de fiction, l’abbé Faria d’Alexandre Dumas.

Ruiz mode d’emploi.

Aux dires mêmes de Ruiz, Mystères de Lisbonne est conçu "comme un puzzle dont chaque scène est un seul plan, et chaque plan une pièce." (2) Du jeu de l’oie au puzzle, en passant par le labyrinthe, le cinéma de Ruiz est depuis le début placé sous le signe du jeu. Le jeu au sens du ludus (Roger Caillois), si l’on considère le plaisir éprouvé par tout artiste à résoudre une difficulté créée par lui-même dans le seul but d’en venir à bout, mais aussi au sens pulsionnel du terme, qui fait du jeu une vraie poétique de l’égarement, où le plaisir est moins dans la réussite du jeu (sortie du labyrinthe, achèvement du puzzle) que dans son expérimentation, la manière de s’y perdre, comme si l’essentiel était de retarder le plus longtemps possible la fin du jeu. Dans Mystères de Lisbonne, cette double notion de ludus et de pulsion est d’autant plus marquée qu’à la figure du puzzle s’ajoute l’aspect foisonnant du récit, évoquant, outre les grands romans du XIXe siècle, l’œuvre d’un Georges Perec (à travers, notamment, le thème des origines), même si chez ce dernier l’assemblage du puzzle participe d’une tout autre ambition: le jeu comme moyen de se reconstruire, où les pièces agencées représenteraient autant de périodes d’une vie, une façon finalement de passer du jeu au "je". Si le film de Ruiz n’est pas aussi cérébral dans sa construction que peuvent l’être certains romans de Perec, tel La Vie mode d’emploi, véritable puzzle de puzzles (3), il n’en demeure pas moins proche, ne serait-ce que parce que Ruiz partage avec Perec le même penchant — quenélien — pour un art faussement aléatoire, qui accepte le hasard, le revendique même, à la condition qu’il soit le produit d’une contrainte, imposée par l’artiste, ici la construction du puzzle et son réservoir de potentialités. Ainsi Perec, en préambule à La Vie mode d’emploi: "ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste: le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc." (4) Dans Mystères de Lisbonne, la "découpe" du puzzle — qui n’est pas le montage — associe des plans-séquences faciles à intégrer au déroulement du récit et d’autres plus difficiles, ménageant des temps d’incertitude, mieux de perplexité (principe même du puzzle). Perplexité d’autant plus réjouissante que, à l’instar du "romans" de Perec, le puzzle de Ruiz est impossible à achever, qu’il est constamment renouvelé, à chaque nouvelle pièce assemblée, à chaque nouvelle scène filmée (comme dans l'Hypothèse du tableau volé), le plus souvent en longs travellings ophulsiens, circulant autour des personnages, manifestation du lien qui les unit secrètement.

Le jugement des flèches.

Dans la préface qui accompagne l’édition française du roman de Camilo Castelo Branco (5), Raúl Ruiz précise un peu plus sa conception "hérétique" du récit, prolongeant ce qu’il écrivait dans Poétique du cinéma à propos de la "théorie du conflit central" (6), une théorie qu’il a toujours combattue, au point que Mystères de Lisbonne apparaît aujourd’hui comme le plus bel exemple (à défaut d’être le plus radical) de ce qu’on peut opposer au système narratif classique (hollywoodien). Présenté comme le chef-d’œuvre de Ruiz, ce qu’il est peut-être, le film marque surtout un aboutissement dans sa filmographie; c’est le film rêvé par excellence, celui qu’il rêvait de faire depuis longtemps, qui lui permet — et plus encore que lors de son adaptation de L'Ile au trésor de Stevenson — de renouer avec ses premiers émois de cinéphile, quand, dans les années 1950, au Chili, il s’émerveillait des films de série B qui passaient dans une petite salle de cinéma de son village, des films "sans queue ni tête, monstrueux peut-être par surabondance de queues et de têtes" (7), signés Ford Beebe, Reginald Le Borg, ou encore Hugo Fregonese, et dont il apprendra plus tard, sur la foi du fameux manuel de John Howard Lawson, édictant les règles à respecter pour écrire un bon scénario (Theory and Technique of Playwriting and Screenwriting, 1949), qu’ils "étaient mauvais parce que mal construits" (8). Comme si la quête de Ruiz avait été, toute sa vie, de démentir la sentence de Lawson, de prouver que son "système de valeurs" en valait bien un autre, surtout qu’il pouvait rivaliser avec celui de tous ces "experts ès scénarios" qui, à la suite de Lawson, ont prôné la crédibilité comme condition première à la réussite d’un film. On peut même avancer qu’avec Mystères de Lisbonne Ruiz a cherché à démontrer la supériorité de son système tant celui-ci permet, en s’affranchissant des questions de crédibilité, de concevoir un film non seulement comme une somme d’histoires plus ou moins bien agencées, mais aussi comme une œuvre toujours ouverte, questionnant son propre devenir, une sorte de film à venir, pour citer un de ses autres films, pour paraphraser surtout Blanchot, où l’on devine un horizon, ce vers quoi pourrait/devrait tendre le cinéma, comme la littérature: le récit au pluriel, disséminé, éparpillé...
Car que dit cette théorie du conflit central? Que l'histoire commence […] quand le personnage auquel on s’attache veut quelque chose et bataille pour l’obtenir (Guillaume Tell voulant fendre la pomme que son fils a sur la tête sans toucher un seul de ses cheveux). Il faut qu’il y ait des risques, des incertitudes, des péripéties soumises à la trajectoire de la flèche que va décrocher le héros (qui représente la flèche narrative guidant toute l’intrigue). Il y a crise, climax et dénouement. Et après, félicité ou tragédie." (9) C’est le conflit majeur sous lequel se rangent tous les autres conflits. Or, chez Ruiz, il n’y a pas de conflit majeur; le récit n’est jamais centré autour d’une action unique, œuvrant dans une seule direction, mais toujours excentré par rapport à plusieurs actions, multipliant les directions, comme autant de flèches, différant donc des techniques habituelles de narration qui, selon David Bordwell (relu par Ruiz), "se basent sur une certaine idée de vraisemblance (ou évidence narrative)", et grâce auxquelles "les fictions les plus échevelées sont acceptables, et acceptées", cette même vraisemblance répugnant à "tout écart par rapport à la ligne directrice" (10). Dans la série télévisée Mystères de Lisbonne, le découpage en épisodes, centrés sur une histoire et un personnage, nuit au principe des flèches multiples décrit par Ruiz. Lui-même le reconnaît. Si, sur le plan narratif, le film s’apparente à la "bataille d’Azincourt", la série, elle, ressemblerait plutôt à six petits "Guillaume Tell". Ainsi réduit à l’état de bloc fictionnel, un épisode comme "Les crimes d’Anacleta dos Remédios", qui raconte par la voix d’un des personnages l’histoire la plus excentrée du roman (elle n’apparaît pas dans la version cinéma), perd de son pouvoir digressif. Reste que chez Ruiz, l’"ex-centricité" ne doit pas seulement au caractère indirect du récit mais aussi aux multiples mises en abyme que le cinéaste opère parallèlement. Voix over, trompe-l’œil, miroirs, tableaux vivants, petits théâtres, etc., tout y est réfléchi. De sorte qu’une histoire, quelle qu’elle soit, en contient nécessairement une autre; de sorte qu’un personnage, quel qu’il soit, en contient nécessairement un autre. Deux histoires en une, deux personnages en un, c’est le minimum fictionnel, pourrait-on dire, dans tout récit ruizien.

Une fiction à la puissance n.

Si dans Mystères de Lisbonne le récit semble se démultiplier à l’infini, c’est peut-être moins lié à la prolifération des histoires — le principe des récits tentaculaires, rhizomiques ou gigognes étant à la base de la plupart des films de Ruiz —, dont on sait qu’elle doit, outre aux films de série B découverts à l’adolescence et au goût de la littérature (de G.K. Chesterton à... Corín Tellado, la reine des novelas, en passant par Edgar Poe, Stevenson et bien d’autres), au statut d’exilé de Ruiz, le poussant, comme chez tout exilé, à faire de son passé une source d’histoires incroyables ("incroyables mais vraies", dirait Pierre Bellemare, le conteur de Trois vies et une seule mort) — même si la mélancolie qui parcourt le film vient pour l’essentiel du roman de Castelo Branco (mais aussi de la maladie du cinéaste durant le tournage, 11) —, donc moins lié à la prolifération des histoires qu’à la richesse des personnages, dans la mesure où ce qui importe pour Ruiz n’est pas la vie comme une suite d’aventures et/ou de passions mais la manière dont celles-ci sont vécues, et, dans le roman, si violemment, si intensément (jusqu’à s’évanouir pour certains), qu’elles finissent par conduire les personnages à une forme de repli — mystique (beaucoup entrent au couvent) ou mélancolique (d’autres s’enferment dans leur pavillon ou leur château) —, conférant au film son extraordinaire puissance fictionnelle, avec ceci de particulier que chaque personnage, à commencer par le père Dinis, semble constitué de plusieurs personnalités.
Certes, l’idée de "personnage multiple" n’est pas nouvelle chez Ruiz. Elle trouve son origine, comme pour la non-vraisemblance, dans la série B des années 1950, à travers ces mêmes comédiens que Ruiz retrouvait le soir dans les différents films programmés, donnant l’impression qu’ils jouaient plusieurs personnages à la fois (12). Le personnage multiple est d’ailleurs le thème de Trois vies et une seule mort, dans lequel Marcello Mastroianni incarne trois personnages eux-mêmes dédoublés. Une multiplicité qui n’est pas sans évoquer le fameux MPD américain (multiple personality disorder), un trouble psychiatrique apparu dans les années 80 et, depuis, largement popularisé par les médias. Ruiz en parle dans Poétique du cinéma (publié l’année où a été tourné Trois vies...). Ce qui l’intéresse n’est pas la maladie en elle-même (aujourd’hui controversée, 13), mais le lien avec notre époque, ce en quoi un tel trouble — "une folie du XIXe siècle", dit Ruiz —, qui ferait coexister différentes individualités ("virtuelles et néanmoins réelles puisque chacune possède sa propre perception du monde", 14) au sein d’un même corps, emblématise l’indistinction croissante qui existe aujourd’hui entre le "monde audiovisuel" et le monde de tous les jours.
Selon Ruiz, Trois vies et une seule mort évoquait la fin du XXe siècle (15). Mystères de Lisbonne évoque-t-il le début du suivant? Pour le dire autrement: comment Ruiz, pour qui "les règles qui gouvernent le cinéma (disons, Hollywood) sont identiques à la simulation qu’est la vie d’aujourd’hui", nous parle-t-il du XXIe siècle à travers un roman du XIXe? Un paradoxe si l’on considère que, socialement parlant, notre époque exige plutôt d’une personnalité qu’elle soit performante, autrement dit parfaitement unifiée. A moins justement de voir dans la monstruosité que constituerait de nos jours la division subjective (et le MPD qui en est la forme extrême, sinon extrémiste) le symbole même du refus de cette société de performance, dominée par la notion de compétitivité. L’ironie, qui ne pouvait échapper à Ruiz, est que cette société s’incarne idéalement dans ce qu’on appelle la "stratégie de Lisbonne", qui vise à faire de l’Union européenne, "l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" (dixit le rapport Kok). Faut-il voir alors l’Europe de 2010 à travers (et à l’envers de) celle de Napoléon? Et les Mystères... comme un antidote à la stratégie de Lisbonne? Dans le film de Ruiz, chaque personnage, disions-nous, est au moins double (16). Cette multiplicité, loin d’assurer l’efficacité d’un scénario, favorise au contraire la dépense. Au point que lorsqu’on voit le film dans sa continuité, on finit par confondre certains personnages, oublier certaines situations, sans possibilité de retour en arrière, avant de se les rappeler à la faveur d’une nouvelle histoire. Il n’est pas jusqu’aux instances narratives qui, elles aussi, finissent par se mélanger (qui raconte à qui?), laissant planer un doute sur la véracité des faits rapportés. De quoi rendre le film magistralement contre-performant.
Cela dit, on ne saurait trop jouer ici la carte de la contre-performance. Pour la commodité de l’exposé, oublions un instant les préceptes ruiziens et rappelons, en les situant sommairement les uns par rapport aux autres, quels sont les principaux personnages du film:


Les flèches indiquent un rapport de filiation, les traits, un lien conjugal et/ou une passion amoureuse, que celle-ci soit réelle (Pedro da Silva-Angela, Alvaro de Albuquerque-Silvina, Ernest Lacroze-Blanche, Alberto de Magalhães-Eugénia) ou mensongère (Angela-comte de Santa Bárbara, Blanche-Benoît de Montfort, Alberto de Magalhães-duchesse de Cliton, duchesse de Cliton-Pedro), en tous les cas toujours tragique.

Fatum ruizum.

En prônant l’invraisemblance, Ruiz témoigne de l’importance qu’il accorde au récit. Pour autant, c’est l’image qui chez lui détermine la narration. C’est par la forme que le récit advient, à travers notamment la fonction que le cinéaste assigne à ses personnages, dégagés du volontarisme qui caractérise le personnage hollywoodien, subissant l’action plus qu’ils ne la conduisent, comme s’ils étaient sous l’emprise du seul destin. Des personnages, agissant au gré d’événements qu’ils ne maîtrisent pas, et non de vrais "sujets", au sens, disons, métaphysique du terme, avec ce que cela suppose de volonté à satisfaire (volonté d’agir ou de vivre une passion), généralement par la voie la plus directe. "Personne n’échappe à son destin, disaient les anciens Germains. Et les fictions de Camilo le confirment, mais c’est le destin lui-même qui nous échappe. Le fatum." (17) Dans Mystères de Lisbonne, c’est à travers les interventions du père Dinis, toujours là au moment crucial, que le destin, dans ce qu’il a d’incompréhensible, se manifeste le mieux: lorsque la solennité qui lui est propre (qui est aussi celle de Castelo Branco) se trouve désamorcée par une pointe d’humour, parfaitement ruizien (18). Ainsi la scène de l’église, quand le comte de Santa Bárbara, venu prier avant son mariage, entend le père Dinis lui rappeler le malheur qu’un tel mariage va provoquer et, en se retournant, ne découvre que ses habits. Ou encore lorsque Alberto de Magalhães tente d’étrangler Elise de Montfort, après que celle-ci a voulu le tuer, et que le prêtre arrête "miraculeusement" le geste, en convoquant leur passé commun, comme il avait annihilé celui de la jeune femme en retirant préalablement la balle de son pistolet. On peut d’ailleurs voir le père Dinis et Alberto de Magalhães comme deux faces, opposées, d’une même figure. A cause de ce passé commun et des multiples identités sous lesquelles ils ont vécu (pas moins de quatre dans le film), mais aussi parce que tous les deux représentent une figure tutélaire pour João/Pedro, l’un sur le plan spirituel (le père Dinis), l’autre sur le plan matériel (Alberto de Magalhães). Plus généralement, c’est tout le film qui est placé sous le signe de la symétrie et de la dualité. Une dualité qui vient bien sûr de Castelo Branco, mais que Ruiz semble avoir accentuée, soulignant ainsi le côté hawthornien de son cinéma, tel qu’il apparaît dans Trois vies et une seule mort. Ici, les mêmes décors se retrouvent d’un lieu à l’autre, les mêmes situations se répètent d’un personnage à l’autre; les personnages eux-mêmes, non seulement dissimulent plusieurs personnalités, mais semblent chacun le double d’un autre (19).
Il y a un aspect faussement stoïcien chez le père Dinis, marqué, outre l’honnêteté et la vertu, par l’impassibilité du personnage, une impassibilité née, semble-t-il, d’un amour passé, perdu et mué en passion éternelle (autant dire morte). C’est un des nombreux mystères du roman, évoqué lors du troisième épisode de la série ("L’énigme du père Dinis"), dans la scène où Adelaïde, une religieuse, raconte à son amie Angela, au couvent où celle-ci a fait retraite, le destin déchirant de la pauvre Francisca, morte phtisique mais surtout consumée par l’amour impossible qu’elle vouait à Sebastião de Melo, le futur père Dinis, un amour auquel il ne pouvait répondre, prisonnier qu’il était de son passé. Le dialogue est littéralement un dialogue de sourds qui voit les deux nonnes utiliser le langage des signes pour communiquer en secret (la scène, magnifique, exemple parfait de ce que dit Ruiz à propos des images qui préexistent à la narration, n’est malheureusement pas dans le film). Si le père Dinis occupe une place à part dans le récit — centrale sans être au centre —, c’est qu’il est à la fois le fil conducteur et une sorte de court-circuit, révélant (en partie) le secret des autres tout en préservant le sien. Dans la plupart des histoires qui renvoient à sa jeunesse, il apparaît toujours en retrait, parfois flou au second plan, témoin des événements plus qu’acteur (à l’image des servantes du film écoutant leurs maîtres ou maîtresses derrière une porte, ou les observant derrière une fenêtre), personnage en creux, se nourrissant de l’histoire de ceux ou celles qu’il a aimés, connus ou simplement croisés, alors que sa propre histoire, pourtant prodigieuse, reste à l’écart. Un trompe-l’œil, comme toujours chez Ruiz, dans la mesure où ce retrait n’empêche pas le personnage d’influer sur le destin des autres. Car c’est bien la jalousie de Sebastião, transmise à Benoît de Montfort, qui va précipiter la perte de ce dernier, de Blanche et indirectement du colonel Lacroze qu’il avait pourtant contribué à sauver (20). Dans les scènes au présent, qui commandent le récit, le personnage, devenu père Dinis, passe naturellement au premier plan, assurant la fonction de médiation, entre forme et récit, action et narration. L’étrangeté ne vient pas de cette double position, qui est celle finalement de l’écrivain, mais du fait que les deux périodes ne raccordent pas. Il y a comme une fracture dans le récit. L’écart est trop marqué pour ne pas trahir l’existence d’une troisième période, mystérieuse (évoquée dans la chambre secrète que découvre João — une scène absente de la série — et où se trouvent réunis tous les souvenirs du père Dinis, du crâne de sa mère à son uniforme d’ancien soldat napoléonien). Si l’on peut reconnaître au moins deux grandes personnalités au personnage (Sebastião de Melo/père Dinis), on voit qu’entre les deux il en manque une: c’est la pièce manquante du puzzle (du moins la principale), et qui le restera jusqu’à la fin. Une pièce dont on ne sait si elle est française ou portugaise, ou peut-être franco-portugaise. De la même manière que Raúl Ruiz est franco-chilien. Car le secret du film, celui du père Dinis, qui n’est pas celui du roman, inscrit dans son Livre noir, c’est aussi le secret de Ruiz...

A l'envers.

Dans Mystères de Lisbonne, la caméra multiplie les mouvements, allant à la rencontre des personnages, serpentant au milieu des décors, défiant les lois de la physique, parfois s’immobilisant, le temps d’un "tableau", qui rappelle les vieux maîtres hollandais. Mais de toutes ces figures de style, il en est une privilégiée qui revient, de façon incessante, sinon obsédante, lors des scènes de dialogues: le travelling circulaire. Cette insistance, qui confine au systématisme, finit par intriguer. Quelle signification lui accorder? D’abord, on l’a vu, en embrassant ainsi les personnages d’un même mouvement, Ruiz laisse entendre qu’un lien secret les unit. Ensuite, puisqu’il s’agit de dialogues, on se dit qu’il manifeste, à travers ce mouvement, son opposition au système classique du champ-contrechamp qui prévaut dans ce genre de scènes. Et, de fait, il n’y a pas de champ-contrechamp dans Mystères de Lisbonne. Une règle, qui, comme toute règle, a son exception: la rencontre entre Eugénia, l’épouse d’Alberto de Magalhães, et Elise de Montfort (la duchesse de Cliton), son ancienne maîtresse, que Ruiz filme de manière la plus traditionnelle possible, en champ-contrechamp donc, comme si, de tous les couples duels composant le film, celui qui oppose les deux femmes — deux femmes pour un même homme — était le seul véritablement antinomique: le pardon, qui permet d’oublier et vous libère du passé (Eugénia fut elle-même la maîtresse du comte de Santa Bárbara), contre le ressentiment qui, lui, vous y enferme (Elise n’a de cesse de vouloir se venger d’Alberto de Magalhães qui l’a humiliée et a involontairement provoqué la mort de son frère).
En fait, si le mouvement emprunte au travelling circulaire, il n’est pas à proprement parler circulaire; il est plutôt curviligne, fait de très lents va-et-vient, glissant autour des personnages, mouvement d’oscillation qui confère à tous ces plans une temporalité particulière (c’est l’aspect proustien du film). On se souvient alors du début et de cette phrase — l’incipit du roman — prononcée par João/Pedro: "J’étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais." A la fin, Pedro, désespéré devant le mépris affiché à son encontre par la duchesse de Cliton (il n’a pu satisfaire le désir de vengeance de celle-ci, ce désir de vengeance que lui-même avait connu enfant lorsqu’on l’avait traité de bâtard), a décidé de disparaître en s’embarquant pour des terres lointaines, un voyage dont il ne reviendra pas (21). La chambre qu’il occupe, lors de sa dernière étape, redevient celle de son enfance. Il accroche au mur le portrait qu’avait fait de lui une vieille Anglaise, dépose sur la console le petit théâtre en carton que lui avait offert sa mère et la boule en bois (cause de l’accident qui ouvre le récit) que lui avait donné le père Dinis (22), va s’asseoir sur son lit, regarde l’ensemble puis s’allonge, en se recroquevillant. C’est là, dans son lit, à l’approche de la mort, qu’il dicte son histoire. On entend à nouveau la phrase du début mais modifiée: "J’étais un garçon de quinze ans et je ne savais pas qui j’étais." Est-ce une erreur de script, une ruse de Ruiz, ou s’est-il effectivement passé un an entre le début et la fin du film? La voix off continue: "J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que je me suis évanoui. Jusqu’au moment où j’ai rouvert les yeux, j’avais l’impression de rêver." Flash-back. Retour aux premières scènes du film: père Dinis et dona Antónia découvrent João allongé sur son lit, la tête à l’envers. Il est froid. Long plan fixe sur João, resté seul pendant qu’on est parti chercher le médecin. On entend la boule en bois tomber et rouler sur le parquet, puis la musique reprend (23) et la porte de la chambre, laissée entrouverte, commence à se refermer, lentement mais inexorablement. Claquement de la porte. Reprise des visions de João, quand, sous l’emprise de la fièvre, il voyait en "rêve" sa mère et ceux qui l’entouraient, une image flottante, distordue (on pense à Sokourov), progressivement noyés dans un bain de lumière, à la blancheur aveuglante. Fin. Une fin qui suggère manifestement un passage, au moment de la mort.
La dimension cosmique que prend le film dans les derniers plans, via ces corps ondulant jusqu’au blanc final, pourrait faire croire à une "expérience de mort imminente", mais c’est davantage au Bardo tibétain que l’on pense. Michel Chion avait déjà évoqué la question du Bardo à propos d’un autre film de Ruiz, le Borgne (1980), qu’il appelait un "Bardo-film", une formule qu’on pouvait appliquer à tous les films de Ruiz dès l’instant qu’on y retrouve "une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l’impression que les actes n’ont pas lieu qu’une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu’ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d’un centre... et aussi le moment d’une mort que celui qui l’a vécue n’a pas encore vraiment réalisée." (24) Le lent mouvement de va-et-vient qui caractérise Mystères de Lisbonne prendrait alors tout son sens. Il ne ferait que traduire cet état intermédiaire dans lequel se trouve João/Pedro au moment où il nous raconte son histoire. Le mouvement serait celui du récit, dans ce qu’il a non seulement de répétitif et d’inachevé, telle une boucle impossible à boucler, mais aussi d’apaisant, voire d’anesthésiant, quant aux souffrances physiques et morales du narrateur. En cela Ruiz traduirait aussi celles de l’auteur, Camilo Castelo Branco, dont la vie a largement inspiré le roman. Reste que chez Ruiz, on ne saurait se contenter d’un flash-back, si diffracté soit-il, même à l’instant de mourir. Si João avait quatorze ans au début du film et qu’il en a quinze à la fin, c’est que le film ne dure peut-être qu’une année. L’écart d’âge ne serait pas accidentel, ni même anecdotique; il suggérerait que le mouvement s’inverse, faisant de Mystères de Lisbonne un "Bardo-film à l’envers". Contrairement au roman, ce que nous raconte João ne serait pas sa vie telle qu’il l’a vécue, mais bien sa vie telle qu’il aurait aimé la vivre. Le film ne serait alors que le long délire d’un enfant malade, sans nom et sans origines — à partir de la vision (qui, elle, est peut-être réelle) d’une femme prise pour sa mère (ce qui est peut-être vrai) —, rêvant d’histoires invraisemblables qui colorent enfin sa vie, jusque-là des plus ternes. De vraies histoires qui ne sont pas de son âge (l’invraisemblance se situe aussi à ce niveau), mais qu’il serait capable de recréer dans une sorte d’hyperconscience. — L’hyperconscience de la mélancolie.

Apostille.

Lorsque j’ai lu pour la première fois l’adaptation de Carlos Saboga, qui me parut excellente, je me suis laissé emporté par la narration et c’est tout. A la seconde lecture, mon attention s’est concentrée sur l’espèce de paix, de tranquillité qui enveloppait les douloureux événements que l’histoire suggérait et montrait. C’était comme parcourir un jardin. Joris-Karl Huysmans évoque dans son roman La Cathédrale un jardin allégorique (mais réel) dans lequel chaque plante, chaque arbre, chaque fleur représente soit des valeurs morales, soit des péchés. C’est ainsi que j’ai imaginé le film qu’il voulait faire. Comme Le Jardin des fleurs curieuses d’Antonio de Torquemada, comme le jardin d’Eden que décrivit saint Brendan quand il revint de l’au-delà, comme le jardin de L’Enfer de Dante dans lequel chaque fleur, chaque plante est un suicidé châtié.
Linné, le père de la botanique, croyait que Dieu punissait chaque mauvaise action de châtiments dadaïstes: quelqu’un donne un coup de pied à un chat, et dix ans après il voit sa chère et tendre épouse tomber d’un balcon et mourir sous ses yeux (voir la "Némésis divine").
Pendant que je tournais les Mystères de Lisbonne, j’ai souvent pensé à Linné: un jardin est un champ de bataille. Toute fleur est monstrueuse. Au ralenti, tout jardin est shakespearien.
Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.

Un jardinier d’amour 
Arrose une rose puis s’en va.
Un autre la cueille et en profite.
Auquel des deux appartient-elle?

Jardinier d'amour, Compay Segundo

Raúl Ruiz (25)

(1) Hermétisme relatif que Serge Daney rattachait au baroque:"Certains très bons films ont cette particularité: on ne les "comprend" (je veux dire qu’on n’a pas le sentiment de n’y rien comprendre) qu’au moment où on les voit, dans le présent de l’expérience que constitue leur vision. Arrêter de fumer est facile, disait à peu près Mark Twain, j’y suis souvent arrivé. "Comprendre M. Arkadin, Non réconciliés, Francisca ou l’Hypothèse du tableau volé est facile, je l’ai fait à chaque nouvelle vision de ces films. Mais entre deux visions, je n’aurais pas pu raconté l’histoire à mon meilleur ami. C’est là un trait baroque. Le scénario, comme le reste, est en trompe-l’œil. On n’est trompé qu’à telle ou telle distance: un pas de plus et on ne sait même plus qu’on pourrait être trompé (c’est ce dont les cannibales du Territoire font la cruelle expérience)" (Serge Daney, "En mangeant, en parlant", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983).

(2) Jean-Marc Lalanne, "Raúl Ruiz sur un plateau", Les Inrockuptibles n°746, mars 2010.

(3) A ce titre — et même si la référence se situe plutôt du côté de Defoe et son Robinson Crusoé, un des plus grands "poèmes" jamais écrits selon Chesterton — le plus peréquien des grands films de Ruiz demeure peut-être les Trois Couronnes du matelot (1982), entre autres par le plaisir que prend Ruiz, à certains moments, à dresser des "listes" d’objets aussi hétéroclites que celle qui associe une bague, un collier, deux bicyclettes et du café, ou encore une brosse à dents, un roman, un missel, une bouteille d’eau de Cologne, une lettre, un disque de Caruso, des bas et une chaussure (une seule). Car, pour le reste, l’art combinatoire de Ruiz, plus "chamanique" que mathématique, "se distingue des combinaisons froides, ou saturées, telles qu’on les trouve chez Perec" (Raúl Ruiz, in Poétique du cinéma, 1995).

(4) Georges Perec, La Vie mode d'emploi, 1978.

(5) Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, 2011.

(6) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", Poétique du cinéma, op. cit.

(7) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", op. cit.

(8) Id., ibid.

(9) La théorie du conflit central, vaguement inspirée d’Aristote, dont Lawson et ceux qui lui ont emboîté le pas ont assuré le succès aux États-Unis, semble avoir été inventée par Henrik Ibsen et Bernard Shaw et se retrouve sous différentes appellations chez Ruiz: "drame moderne", "drame bourgeois", "postulat Ibsen Shaw". Aujourd’hui elle est devenue le "paradigme de Bordwell", du nom du célèbre théoricien américain. Sur la question du récit chez Ruiz, voir le texte d’Alain Boillat, "Trois vies et un seul cinéaste (Raúl Ruiz). Des récits singuliers qui se conjuguent au pluriel", Décadrages n°15, automne 2009.

(10) Id., ibid.

(11) Dans l’attente d’une intervention chirurgicale lourde, Ruiz a tourné son film en pensant que c’était peut-être le dernier.

(12) "Il y avait Vincent Price ou Robert Taylor qui jouaient beaucoup de rôles, et comme on projetait plusieurs films différents par soir dans ces salles populaires du Chili, un même acteur jouait l’espion soviétique dans un film, Ivanhoé dans un autre; se transformait en un cow-boy qui mourait avant de réapparaître en avocat boiteux... Bref, trois ou quatre personnages pour un même acteur. C’est là quelque chose d’important, que j’ai gardé, surtout dans la Ville des pirates: il y a dans ce film des revenants qui 'reviennent' mécaniquement" (Christine Buci Glucksmann et Fabrice Revault d’Allonnes, "Entretien avec Raúl Ruiz", Raúl Ruiz, 1987).

(13) Le MPD s’est développé aux Etats-Unis dans un climat très particulier, marqué par l’importance des mouvements féministes (invitant à ne plus parler de "névrose hystérique", un concept aux résonances misogynes), le renouveau de l’hypnose, la "découverte" des sévices subis dans l’enfance (dont le MPD devint rapidement synonyme!) et la persistance des figures diaboliques dans les traditions puritaines. Aujourd’hui il semble acquis que la plupart des "personnalités" d’un MPD sont d’origine iatrogène, c’est-à-dire induites par la thérapeutique elle-même.

(14) Raúl Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit.

(15) "Dans Trois vies..., il y a plusieurs personnages qui n’en font qu’un seul. C’est une sorte d’évocation de cette fin de siècle. J’en discutais avec un ami poète chilien, notre siècle s’est ouvert autour de grands ego (Proust, Joyce) et s’achève dans l’éparpillement des personnalités (Pessoa, Pirandello)" (Alain Masson et Philippe Rouyer, "Nous sommes tous des recueils de nouvelles", entretien avec Raúl Ruiz, Positif n°424, juin 1996).

(16) On nous objectera qu’il ne s’agit pas ici véritablement de MPD. Si les personnages connaissent plusieurs vies, elles ne sont pas parallèles, et à ce titre le film évoquerait davantage les jeux de rôle. Pour autant, il est difficile de ne pas voir chez beaucoup de ces personnages des personnalités multiples. Dans la scène où le père Dinis raconte à la duchesse de Cliton l’histoire de sa mère, Blanche de Montfort, l’acteur Adriano Luz est doublé lorsqu’il parle en français mais conserve sa voix lorsqu’il prononce certains noms portugais. Le montage des deux voix, pour le coup très distinctes, crée l’illusion d’un dédoublement de personnalité.

(17) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonneop. cit.

(18) S’il fallait ne retenir qu’une seule scène dans laquelle joue pleinement l’humour de Ruiz, ce serait celle où le baron de Sá retrouve Alberto de Magalhães pour lui transmettre le message de la duchesse de Cliton. Un message qui plonge Alberto dans des pensées impénétrables, ce que Ruiz traduit par un long (et total) silence d’une bonne demi-minute, sous le regard mi-amusé mi-décontenancé du baron.

(19) Si la figure du père Dinis trouve en celle d’Alberto de Magalhães une sorte de double inversé, Benoît de Montfort apparaît, lui, comme le véritable double du prêtre. L’important n’est donc ni la prolifération des histoires, ni même la multiplication des personnages, mais bien, comme l’a souligné Guy Scarpetta, que "chaque personnage puisse donner l’impression qu’il est à la fois lui-même et un autre (celui qu’il a été dans une autre vie, celui dont il est l’écho à différents niveaux du récit)" (Guy Scarpetta, "Vertige de la passion", Positif n°596, octobre 2010).

(20) L’épisode de Blanche de Montfort, qui a trait au passé napoléonien du père Dinis, n’apparaît pas dans le roman Mystères de Lisbonne mais dans la suite écrite par Castelo Branco sous la forme d’un préquel: Le Livre noir du père Dinis (l’existence de ce livre est mentionnée plusieurs fois dans le roman initial), sorte de "généalogie d’un crime" où l’on apprend le douloureux secret du prêtre. Raúl Ruiz envisage de le porter à l’écran.

(21) Rappelons que Mystères de Lisbonne est un enchâssement de deux récits. Le premier, celui de João/Pedro, ouvre et conclut le film; le second, celui du père Dinis, est inclus dans le premier.

(22) Le portrait (que João avait confondu, la première fois qu'il l'avait vu, avec l'image d'un cheval), le théâtre miniature et la boule en bois (pièce d'un jeu de quilles) n'existent pas dans le roman.

(23) La musique, superbe, est signée Jorge Arriagada, le musicien attitré de Raúl Ruiz. Elle s’inspire de Luís de Freitas Branco, l’un des plus grands compositeurs portugais, dont le style, imprégné de thèmes cycliques, s’apparente beaucoup à celui de César Franck.

(24) Michel Chion, "Un Bardo-film", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983.

(25) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonneop. cit.

Texte rédigé en juin 2011. Raúl Ruiz est décédé peu de temps après, le 19 août 2011.