Outrage d'Ida Lupino (1950).
I. Le vœu à l'Amour.
"Mais voyez encore Ida Lupino renouer avec le style de la Triangle, comme Gide, naguère, renoua avec celui de Mme de La Fayette; les aventures de ses héroïnes (...) me touchent autant que les espiègleries de Bebe Daniels, la grâce mutine de Carol Dempster, elles s’entravent de cruelles étourderies, puis, brusquement, ennuyées de la prudence, elles délaissent toute précaution et se livrent au bonheur d’aimer." (Jean-Luc Godard)
Never Fear, Outrage, Hard, Fast and Beautiful... Les avez-vous vus ces petits films réalisés par Ida Lupino, entre 1949 et 1953, et qui traversèrent les années cinquante, les années soixante, les années soixante-dix, dans le plus parfait anonymat (malgré les efforts de quelques "mac-mahoniens", tel Pierre Rissient, pour les sortir de l’ombre), avant d’éclater, au milieu des années quatre-vingt, comme autant de bombes à retardement dans le ciel de la cinéphilie? Les avez-vous vu ces films à la radicalité affirmée, réalisés par une des actrices les plus sensibles d’Hollywood, mais dont on n’imaginait pas qu’en tant que cinéaste elle puisse d’emblée exprimer avec autant de clairvoyance ce qui sera la matière même de son œuvre: la rencontre de la femme et de son désir? Le désir de ses personnages, bien sûr, mais surtout celui de l’artiste, le désir, plus secret, qui poussa une actrice à devenir cinéaste. Que cherchait-elle Ida Lupino qui la fasse ainsi passer derrière la caméra? On dit que c’est faute de se voir offrir les rôles dont elle rêvait — elle se décrivait comme "la Bette Davis du pauvre" qu’elle devint productrice. On dit aussi que c’est faute de pouvoir engager un autre metteur en scène, lorsque l’obscur Elmer Clifton tomba malade au début du tournage de Not Wanted, qu’elle se lança dans la réalisation — elle se décrira alors comme "la Don Siegel du pauvre". La vérité est ailleurs, évidemment.
Et d’abord, qui était-elle Ida Lupino? Elle portait un nom "dynastique", celui d’une grande famille d’acteurs anglais, et un prénom légendaire, homonyme d’un mont célèbre où jadis un éphèbe, trop beau pour rester parmi les hommes, fut "ravi" par un dieu; où surtout un homme, devenu le protecteur des hommes, déclencha la plus homérique des guerres en préférant à la sagesse, qui exclut les débordements, et à la puissance, qui attise haines et jalousies, l’amour de la plus belle des femmes. Autant dire qu’elle était prédestinée Ida Lupino, par ce qui la nomme, à jouer comme à mettre en scène la terrible loi du désir. D’ailleurs, elle commença très tôt dans le métier. Mais au départ, elle n’était qu’une actrice parmi tant d’autres, petite blonde ingénue égarée au milieu des autres blondes, toutes ces blondes — platines, cendrées, dorées ou encore vénitiennes — qui, dans le cinéma américain des années trente, exaltaient leur féminité plus qu’elles ne la questionnaient (c’est pourquoi Katharine Hepburn était rousse, symbole éclatant de sa différence). C’est en brune, et à la Warner, qu’Ida Lupino s’imposa véritablement, au début des années quarante, dans deux films de Walsh, They Drive by Night et High Sierra, et un de Curtiz, The Sea Wolf (un "film à voir d’un œil", selon le jeune Truffaut tant l’actrice lui apparut sensuelle). Encore que si dans le premier elle changeait effectivement de registre — elle jouait le rôle d’une femme sans scrupules, froide et manipulatrice —, c’est dans le deuxième qu’elle révéla pour la première fois cette émotivité toute frémissante, cette exquise fragilité, quasi cristalline, qui caractériseront par la suite la plupart de ses compositions. Le critique Manny Farber écrit que, dans High Sierra, Ida Lupino "travaille près de la caméra et avec circonspection son premier rôle d’héroïne existentialiste maintenu à la juste échelle: elle est très prosaïque, elle tient sa place, et se rétractant en elle-même, elle vole des scènes à un Bogart au mieux de sa forme" (1). "Se rétractant en elle-même", la formule est belle et rappelle d’ailleurs une autre formule de Farber, grand spécialiste du genre, lorsqu’il décrit les entrées de Henry Fonda dans une scène comme celles "d’un homme qui marche à reculons et qui se penche pour échapper à l’attention du public". Ida Lupino et Henry Fonda furent assurément les deux plus beaux "paradoxes" du cinéma américain, mélange de réserve et de détermination — "de négatif et de positif", dirait Farber —, incapables d’occuper le devant d’une scène sans trahir une certaine tension (liée pour la première à son agitation intérieure et pour le second à la raideur de son corps) et, cependant, parfaitement à leur place car concentrant sur eux tous les regards. Chez Ida Lupino, la fébrilité du jeu était ainsi toujours compensée par un faux sentiment d’assurance, rendant les personnages qu’elle incarnait magnifiquement tragiques. Il faut la voir dans Road House de Negulesco en train d’allumer sa cigarette. Un léger tremblement dans le geste, à peine perceptible, donne l’impression d’un danger imminent, comme si elle craignait par ce simple geste de tout faire exploser. Ses plus grands rôles sont tous marqués par cette image de nervosité contenue. Citons, outre les films de Walsh dont le méconnu The Man I Love qu’affectionne tout particulièrement Scorsese et dans lequel elle apporte à son personnage de chanteuse de night-club "toute la richesse de sa pudeur spirituelle", On Dangerous Ground, film somptueux, et lui aussi méconnu, de Nicholas Ray, admirablement servi par la musique, déjà très hitchcockienne, de Bernard Herrmann, où Lupino n’apparaît qu’à la quarantième minute, sous les traits d’une jeune aveugle, troublant par sa seule présence — sa voix n’a jamais été aussi suave et ses yeux aussi mauves, même en noir et blanc — le flic aigri et brutal que joue Robert Ryan.
C’est en 1949, une fois quitté la Warner — qui l’avait suspendue pour avoir refusé… quoi au juste? peu importe, pour avoir dit "non" tout simplement — qu’Ida Lupino franchit le pas. Elle fonda, avec son mari Collier Young, sa propre maison de production, initialement baptisée "Emerald Productions", du nom de sa mère, avant de devenir "The Filmakers". Ce qui frappe dans cette formidable aventure que fut l’expérience de la production, à l’écart des grands studios, c’est d’abord l’esprit de famille qui y régna. Ida Lupino rapporte que sur les tournages tout le monde l’appelait "maman". Non par déférence, elle n’avait pas quarante ans, mais parce qu’elle dirigeait l’équipe avec une telle douceur que cela lui permettait d’obtenir tout ce qu’elle voulait et, plus encore, de créer un climat chaleureux qui ne pouvait que favoriser l’intimisme de ses films. D’autant qu’existait au sein du groupe un vrai noyau de fidèles: la danseuse-actrice Sally Forrest, les comédiens Keefe Brasselle et Edmond O’Brien, le chef opérateur Archie Stout, sans compter bien sûr ceux qui appartenaient à la tribu Lupino: la petite sœur Rita, les maris Collier Young (déjà cité) et Howard Duff (qui lui succéda) — et que dire du rôle confié à Joan Fontaine, nouvelle compagne de Collier Young, dans The Bigamist, choix des plus cocasses lorsqu’on sait que Fontaine et Lupino interprètent dans ce film les deux épouses du mari bigame, joué par Edmond O'Brien. A la différence de son métier d’actrice qu’Ida Lupino avait toujours vécu de façon angoissante, cette nouvelle activité de scénariste-réalisatrice-productrice s’accordait avec son vrai désir: faire des films, autrement dit créer, un désir qui ne pouvait s’accomplir que dans un cadre familier, qu’il soit familial, amical ou même amoureux. On avancera, sans trop se risquer, que le secret de ses films résidait en partie dans cette espèce de "vivre-ensemble" qui entourait leur fabrication. Mais en partie seulement car cela n’explique toujours pas comment elle faisait pour que ces films (style série B), tournés en décors réels, en moins de deux semaines et pour moins de deux cent mille dollars, soient si criants de vérité, si terriblement "vrais" dans la description des personnages, l’analyse de leurs sentiments et l’expression, en quelques gestes parfaitement intégrés au cadre, de leurs motivations les plus profondes.
Certes, cette authenticité, Ida Lupino la devait aussi à la simplicité de ses récits qu’elle exposait sans aucune prétention narrative, comme on relate un fait divers (une jeune fille confrontée à la maternité, une autre, victime d’un viol, une danseuse frappée par la poliomyélite, une joueuse de tennis sous l’emprise de sa mère, des automobilistes terrorisés par un auto-stoppeur, un homme partagé entre deux femmes). Mais elle la devait surtout à la limpidité presque miraculeuse de sa mise en scène. Elle avait su trouver dès son premier film — pour beaucoup le meilleur bien qu’elle ne le signa pas — le ton juste, la bonne distance, le découpage idéal, manifestant une incroyable maturité (c’est peut-être pour cela qu’on l’appelait "maman"), ce qui n’en finit pas d’interroger tant ils sont rares les artistes capables d’atteindre d’entrée toute la plénitude de leur art. Est-ce proprement féminin? On serait tenté de le croire. Comment expliquer autrement une telle perspicacité qui permette à une cinéaste débutante d’aller droit à l’essentiel sans se perdre dans les méandres scénaristiques et le trop-plein stylistique qui siéent au mélodrame, le plus beau mais aussi le plus ingrat des genres cinématographiques? (2) Comment l’expliquer sinon par l’intuition — ce qui n’exclut pas le rôle "formateur" qu’a pu jouer son passé d’actrice, en particulier chez Walsh (le mot intuition vient du latin intueri: "regarder attentivement") —, cette intuition qui, dans le cas d’Ida Lupino, apportait à certains de ses films une force émotionnelle absolument inouïe. Voir le finale de Not Wanted, lorsque Sally Forrest, désespérée, s’enfuit pour se jeter d’un pont, poursuivie par Keefe Brasselle qui, handicapé par sa jambe, ne peut la rattraper et trébuche. Par la grâce d’un plan bouleversant, sans aucun dialogue (Ida Lupino l’aurait supprimé juste avant de tourner la scène), on assiste au plus beau "retournement de situation" qui soit: la jeune femme apercevant l’homme tombé à terre, revient sur ses pas, l’aide à se relever et finit par se jeter... dans ses bras. Voir également, dans Never Fear, la scène où Sally Forrest subit, en pleurs, les premières attaques de sa maladie, s'effondrant comme une poupée de chiffon pendant que son partenaire, insouciant, l'accompagne au piano. Ce ne sont pas seulement ses jambes qui lentement se dérobent, incapables de la porter, c'est un véritable abîme qui s'ouvre à elle, vertigineux, et qu'Ida Lupino traduit admirablement en précipitant le personnage dans les limbes d'un arrière-plan où tout semble s'écrouler (la danse, l'amour, la vie). Voir encore, dans Outrage, la réaction de Mala Powers après le viol, s'aventurant dans la rue, découvrant, hagarde, un monde devenu subitement aussi étrange que menaçant, bien que familier. On pourrait multiplier les exemples dans lesquels Ida Lupino fait ainsi passer une émotion avec le strict minimum, un minimum de mise en scène (un regard discrètement appuyé, un geste délicatement marqué, un cadrage subtilement souligné...) qui suffise à faire vivre intensément une scène, mais sans s'y attarder, échappant — parfois de justesse, c'est aussi cela qui est beau — aux pièges du sentimentalisme. Car, de ses films, on peut dire qu'ils étaient toujours sur la corde raide, en équilibre fragile, entre les lourdeurs du mauvais mélo, celui qui se contente de faire pleurer Margot, et la grâce un peu chichiteuse du film sentimental. Pour autant, ils ne basculaient jamais, ni dans l'un ni dans l'autre. Peut-être qu’Ida Lupino les évitait instinctivement ces écueils, "sentant" les limites au-delà desquelles une scène, et parfois un film tout entier, risquent de sombrer, ici dans le ridicule, là dans la mièvrerie. Peut-être les évitait-elle sciemment, s’approchant au plus près pour rendre l’émotion la plus vibrante possible, en accord avec la soif d’absolu de ses personnages, pour mieux ensuite s'en détourner. Instinct et conscience, il y avait un peu des deux chez Ida Lupino. Ou encore: un mélange d’innocence et de lucidité, de quoi, on l’imagine, déconcerter la critique.
Il faudra donc attendre trente ans (autant dire une nouvelle génération de critiques), et la consécration de femmes cinéastes comme Agnès Varda, Marguerite Duras ou Chantal Akerman, pour que l’œuvre d’Ida Lupino soit enfin reconnue. Une œuvre qui, pourtant, conserve encore aujourd’hui son mystère. A quoi cela tient-il? A son caractère fulgurant — six films en quatre ans? A son éclat longtemps différé — semblable à un astre? Plutôt à l’intensité qui en émanait, cette intensité "scandaleuse" qui reste sans équivalent dans le cinéma. Car — il est temps de l’écrire — il y avait vraiment quelque chose de scandaleux dans les films de Lupino. Moins dans les scénarios — "joliment osés pour l’époque", comme elle le disait elle-même — que dans la manière si personnelle de les transcrire, véritable blasphème à l’égard de la syntaxe. Car pour Ida Lupino, il s’agissait avant tout de faire vivre une histoire, autrement dit de la laisser se dérouler, librement, pour mieux la magnifier à travers les situations de crise (instants de bonheur, de colère ou de désespoir) qui jalonnent toute histoire, et non de la raconter selon les règles habituelles du récit. Cette entorse aux règles — qui n’a rien à voir avec une quelconque maladresse, contrairement à ce qu’avançaient même ses plus fervents défenseurs (3) — a sûrement joué dans l’hostilité que rencontra Lupino en tant que cinéaste. Mais il n’y a pas que cela. Pour atteindre une telle intensité, il ne suffisait pas à Ida Lupino de faire vivre une histoire, il fallait que cette histoire fasse revivre une autre histoire, plus intime, et d’autant plus intime qu’elle touchait à son propre désir (sauf peut-être pour The Hitch-Hiker, film moins personnel en apparence). Le scandale est bien là, et on comprend pourquoi la plupart des critiques n’ont pas vu — ou n’ont pas voulu voir — ce qu’il y avait de nouveau dans ses films, dénonçant son incapacité à raconter une histoire, une manière détournée pour condamner en fait cette envie chez elle d’exprimer, sinon de confesser (d'où l'usage fréquent de la voix intérieure), des choses plus secrètes. Et pour le coup, passant à côté du vrai sujet, celui qui donnait à tous ces films, surtout ceux interprétés par Sally Forrest, des allures d’autofiction.
Or, ce que l'on refusait à Ida Lupino, on l'avait pourtant accepté avec Stromboli de Rossellini, sorti la même année que Not Wanted. La comparaison entre les deux films est instructive. On peut considérer Not Wanted comme la face cachée de Stromboli, son versant obscur. Le film de Rossellini évoque, on le sait, la passion d'Ingrid Bergman, sacrifiant sa gloire hollywoodienne pour suivre le réalisateur italien, passion extrême qui la conduit au bord du gouffre amoureux (ici le cratère du volcan) où elle s'abandonne totalement et si intensément qu'elle croit mourir. La dimension mystique que confère Rossellini à cette passion rend le film magnifique, élevé ainsi au rang d'œuvre d'art (digne du Bernin). Chez Lupino, nulle élévation mystique. On reste dans la brutalité des faits, malgré les envolées lyriques. Ce que donne à voir Not Wanted, c'est le désir dans sa dimension horrifiante — "la tête de Méduse", disait Freud —, ce désir féminin trop monstrueux pour l'aborder de front, d'où le recours au mélodrame. Il n'empêche, l'intensité des deux films est égale. Pourquoi le premier trouve-t-il écho auprès de la critique, une fois celle-ci "convertie" (à la suite de Rohmer) aux valeurs de grandeur qu'il véhiculait, et pas le second? Est-ce parce que chez Rossellini le désir féminin se trouve sublimé (conformément aux règles de l'art), alors que chez Lupino il apparaît à l'inverse, puisque envisagé du point de vue de la femme, comme démythifié? C'est fort possible. Surtout si l'on considère qu'en "démythifiant" ce désir, qui déjà met à distance, Ida Lupino s'avançait en terra incognita (nous sommes, rappelons-le, en 1950), ouvrant une sorte de no man's land des passions qu'aucun critique de l'époque — hormis Godard — n'était à même d'entendre. On ne s'aventurera pas plus avant. Disons simplement que l'indifférence qui accueillit les films d'Ida Lupino dissimulait bien une forme de rejet (d'effroi pour certains) devant l'émergence de ce qui aurait dû rester caché, rejet d'autant plus massif que la part autobiographique y était manifeste — sans qu'il soit nécessaire de l'élucider. Car derrière tous ces personnages meurtris, apprenant à vivre avec leur blessure — donc réapprenant aussi à aimer —, c’est évidemment Ida Lupino qui se dévoilait, l’artiste mais surtout la femme, Ida Lupino et son besoin éperdu d’amour, seule explication (dans la mesure où, de toutes, c’est encore celle-ci qui paraît la moins hasardeuse) à la justesse des portraits qu’elle brossait, pudiques et en même temps sans concession, et à la richesse émotionnelle, merveilleusement dosée, qui s’en dégageait.
Ce qu’il y avait de nouveau dans les films d’Ida Lupino, rompant avec le classicisme des années cinquante sans annoncer, pour autant, les audaces esthétiques de la décennie suivante (car situés au-delà — ou plutôt en deçà — du traditionnel débat entre classiques et modernes), n’était donc que cela: une façon délicate d’aborder les choses les plus "terrifiantes" — de la grossesse non désirée aux sacrifices de la vie conjugale, en passant par l'infirmité, le viol ou encore le ravage de la relation mère-fille —, une manière élégante d’approcher ce désir infini qui est propre à la femme. Pour l’avoir exprimé ce désir, certes avec discrétion mais sans les conventions (cinématographiques) d’usage, Ida Lupino ne pouvait que rencontrer l’incompréhension. Pire: elle s’exposa à un long purgatoire. C’est que l’actrice ne s’était pas seulement affranchie du système, en créant sa propre maison de production puis en devenant elle-même cinéaste, ce qui lui aurait été (à moitié) pardonné, elle avait franchi l’infranchissable en laissant entrevoir, à travers le destin tourmenté de ses héroïnes, ce que c’est qu’être une femme. Et ça, c’était impardonnable...
(3) Ainsi Michel Mourlet, soulignant les "évidentes maladresses techniques, de découpage et de mise en place" des films de Lupino tout en les comparant à ceux de Losey, ce qui, de la part d’un "mac-mahonien", était bien sûr le plus beau des compliments.
Or, ce que l'on refusait à Ida Lupino, on l'avait pourtant accepté avec Stromboli de Rossellini, sorti la même année que Not Wanted. La comparaison entre les deux films est instructive. On peut considérer Not Wanted comme la face cachée de Stromboli, son versant obscur. Le film de Rossellini évoque, on le sait, la passion d'Ingrid Bergman, sacrifiant sa gloire hollywoodienne pour suivre le réalisateur italien, passion extrême qui la conduit au bord du gouffre amoureux (ici le cratère du volcan) où elle s'abandonne totalement et si intensément qu'elle croit mourir. La dimension mystique que confère Rossellini à cette passion rend le film magnifique, élevé ainsi au rang d'œuvre d'art (digne du Bernin). Chez Lupino, nulle élévation mystique. On reste dans la brutalité des faits, malgré les envolées lyriques. Ce que donne à voir Not Wanted, c'est le désir dans sa dimension horrifiante — "la tête de Méduse", disait Freud —, ce désir féminin trop monstrueux pour l'aborder de front, d'où le recours au mélodrame. Il n'empêche, l'intensité des deux films est égale. Pourquoi le premier trouve-t-il écho auprès de la critique, une fois celle-ci "convertie" (à la suite de Rohmer) aux valeurs de grandeur qu'il véhiculait, et pas le second? Est-ce parce que chez Rossellini le désir féminin se trouve sublimé (conformément aux règles de l'art), alors que chez Lupino il apparaît à l'inverse, puisque envisagé du point de vue de la femme, comme démythifié? C'est fort possible. Surtout si l'on considère qu'en "démythifiant" ce désir, qui déjà met à distance, Ida Lupino s'avançait en terra incognita (nous sommes, rappelons-le, en 1950), ouvrant une sorte de no man's land des passions qu'aucun critique de l'époque — hormis Godard — n'était à même d'entendre. On ne s'aventurera pas plus avant. Disons simplement que l'indifférence qui accueillit les films d'Ida Lupino dissimulait bien une forme de rejet (d'effroi pour certains) devant l'émergence de ce qui aurait dû rester caché, rejet d'autant plus massif que la part autobiographique y était manifeste — sans qu'il soit nécessaire de l'élucider. Car derrière tous ces personnages meurtris, apprenant à vivre avec leur blessure — donc réapprenant aussi à aimer —, c’est évidemment Ida Lupino qui se dévoilait, l’artiste mais surtout la femme, Ida Lupino et son besoin éperdu d’amour, seule explication (dans la mesure où, de toutes, c’est encore celle-ci qui paraît la moins hasardeuse) à la justesse des portraits qu’elle brossait, pudiques et en même temps sans concession, et à la richesse émotionnelle, merveilleusement dosée, qui s’en dégageait.
Ce qu’il y avait de nouveau dans les films d’Ida Lupino, rompant avec le classicisme des années cinquante sans annoncer, pour autant, les audaces esthétiques de la décennie suivante (car situés au-delà — ou plutôt en deçà — du traditionnel débat entre classiques et modernes), n’était donc que cela: une façon délicate d’aborder les choses les plus "terrifiantes" — de la grossesse non désirée aux sacrifices de la vie conjugale, en passant par l'infirmité, le viol ou encore le ravage de la relation mère-fille —, une manière élégante d’approcher ce désir infini qui est propre à la femme. Pour l’avoir exprimé ce désir, certes avec discrétion mais sans les conventions (cinématographiques) d’usage, Ida Lupino ne pouvait que rencontrer l’incompréhension. Pire: elle s’exposa à un long purgatoire. C’est que l’actrice ne s’était pas seulement affranchie du système, en créant sa propre maison de production puis en devenant elle-même cinéaste, ce qui lui aurait été (à moitié) pardonné, elle avait franchi l’infranchissable en laissant entrevoir, à travers le destin tourmenté de ses héroïnes, ce que c’est qu’être une femme. Et ça, c’était impardonnable...
Epilogue. L’aventure des Filmakers prit fin en 1955. L’échec des derniers films (dont Private Hell 36 de Don Siegel) que la compagnie avait décidé — contre l’avis d’Ida Lupino — de distribuer elle-même, précipita sa faillite. L’occasion était trop belle de faire rentrer l’intrépide Lupino dans le rang. Elle ne tournera plus que pour la télévision, réalisant d’innombrables séries, essentiellement des westerns et des policiers, sans pouvoir filmer la moindre histoire d’amour (la revanche des hommes est implacable!). En 1966, pourtant, elle reviendra au cinéma pour ce qui sera son dernier film, The Trouble With Angels, une comédie "sans hommes" au scénario plutôt édifiant — c’est l’histoire de deux adolescentes facétieuses qui découvrent, dans le pensionnat où elles ont été envoyées, la beauté de la vie religieuse — et qu’elle seule pouvait traiter avec autant d’intelligence. Mais ce qui restera pour moi le meilleur souvenir d’Ida Lupino après la disparition des Filmakers, c’est assurément son rôle de sob-sister dans While the City Sleeps de Fritz Lang. De façon très troublante, le film fait écho aux propres films de Lupino, voire à Lupino elle-même. Coïncidence sans doute, mais qu’il me plaît d’interpréter comme une véritable mise en abyme de son œuvre. Pas seulement parce qu’on y retrouve Sally Forrest, son actrice fétiche. Pas seulement parce que la fameuse séquence où Ida Lupino tente vainement de séduire un Dana Andrews complètement ivre renvoie à la scène de Never Fear, lorsque sa sœur Rita attire chez elle Keefe Brasselle avant que celui-ci ne s’écroule sous l’effet de l’alcool. Mais parce qu’Ida Lupino porte ici tout le poids de son expérience de cinéaste, loin des personnages frêles et angoissés qu’elle interprétait dans les années quarante, se révélant à la fois maternante, comme elle l’était dans sa manière de filmer, et mélancolique, comme si elle savait, au fond d’elle-même, que plus jamais elle ne réaliserait de films. Du moins… tels qu’elle le désirait. (version remaniée du texte paru dans La Lettre du cinéma n°31, octobre-novembre-décembre 2005)
(1) Manny Farber, Espace négatif, éd. P.O.L., 2004.
(2) Art de tous les excès, célébrant les passions les plus folles à travers les situations les plus invraisemblables, le mélo n'est lui-même convaincant que dans l'exacerbation de ses formes — que celles-ci touchent au sublime (Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk...) ou qu'elles versent dans un baroque délirant (Gance, Matarazzo...) — et s'accommode mal des mises en scène trop sages. Le génie d'Ida Lupino réside justement dans le dépassement de ce dilemme: faire des mélodrames intimistes sans pervertir le genre.
(2) Art de tous les excès, célébrant les passions les plus folles à travers les situations les plus invraisemblables, le mélo n'est lui-même convaincant que dans l'exacerbation de ses formes — que celles-ci touchent au sublime (Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk...) ou qu'elles versent dans un baroque délirant (Gance, Matarazzo...) — et s'accommode mal des mises en scène trop sages. Le génie d'Ida Lupino réside justement dans le dépassement de ce dilemme: faire des mélodrames intimistes sans pervertir le genre.
II. My own private Ida.
Ecrire sur des films vus il y a déjà longtemps est un exercice à la fois périlleux et merveilleux. Périlleux, parce qu’on travaille alors sur un matériau fragile — fragments d’images, bouts de récits, coulées d’émotions — où, bien souvent, ce qui persiste du film est plus l’impression ressentie lors de sa vision que le film lui-même. Merveilleux, parce qu’on s’appuie malgré tout sur la trace laissée par un film, mélange de souvenirs et de réminiscences, sinon de purs fantasmes, empreinte faite de climats et de couleurs, gravée au fond de notre mémoire et, dès lors, moins sensible aux effacements du temps. Reste que parfois il est bon de revoir les films, autant par souci de rigueur que pour réactiver le processus: réalimenter la machine, nettoyer les circuits..., pour retrouver la trace originelle, l’éclat de la première fois. Le dernier festival d’Amiens (1) fut ainsi l’occasion de revoir certains films d’Ida Lupino — et de découvrir les autres que je désespérais de voir un jour —, occasion que tout cinéphile ne pouvait manquer, qu’il soit ou non lupinien, tant ces films sont rares, quasi invisibles [du moins à l'époque où ce texte fut écrit], faisant de chacune de leurs projections un événement, mieux: un miracle, où le sentiment éprouvé serait celui de la révélation, le sentiment d’assister à quelque chose que l’on croyait perdu et qui, subitement, là sous nos yeux, ressurgirait, brouillant notre regard d’un petit voile lacrymal.
La première chose qui frappe lorsqu’on revoit les films d’Ida Lupino, surtout les trois premiers (Not Wanted, Never Fear, Outrage), c’est l’espèce de beauté virginale qui s’en dégage, une sorte de blancheur, assez mystérieuse, imprégnant les films d’une véritable aura. En cela, l’œuvre de Lupino semble bien s’enraciner dans le cinéma muet des années 20 et non dans le cinéma social produit par la Warner dans les années 30, comme on l’avait un peu trop rapidement avancé (la filiation entre les films joués par Ida Lupino et ceux qu’elle réalisa par la suite apparaît finalement assez mince). Godard, qui bien avant les mac-mahoniens fut le premier à crier son admiration pour le cinéma de Lupino, avait donc raison lorsqu’il rapprochait le style de celle-ci de celui de Griffith. Pour preuve, la séquence dans Outrage où l’on voit Mala Powers s’enfuir, affolée, après avoir assommé lors du bal l’homme qui cherchait à flirter, réactivant en elle le traumatisme du viol subi au début du film. Elle se précipite d’abord vers l’objectif, comme si elle voulait se blottir dans les bras de la réalisatrice, puis s’en éloigne, dévalant les routes, traversant les champs, dans une succession de plans larges, plus magnifiques les uns que les autres, avant de s’effondrer, épuisée, au pied de l’arbre où venait se réfugier, enfant, le jeune pasteur lorsqu’il avait fait une bêtise. C’est bien Griffith, le Griffith de Way Down East, qui est convoqué ici (certains y verront Sjöström, ce qui n’est pas faux non plus). Voir aussi la fin de Never Fear, quand Sally Forrest quitte le centre de rééducation et qu’elle aperçoit sur le trottoir Keefe Brasselle l’attendant, une fleur à la main. C’est à Chaplin cette fois que l’on pense, à City Lights bien sûr, film qui appartient encore à l’art du muet, bien que sonorisé. D’ailleurs, c’est un peu ce qui définit les premiers films de Lupino: du muet sonorisé, parfois même terriblement sonore. Never Fear est sur ce point caractéristique, qui "voit" la musique céder souvent à l’emphase mélodramatique. Or cet excès, loin de pénaliser le film, vient au contraire, et paradoxalement, lui conférer un supplément d’âme, celui justement des films muets, à la manière, là encore, des films de Chaplin. Ce que l’on pourrait dire également des autres "effets" chez Ida Lupino, ceux purement cinématographiques (effet de flou, jeu sur la profondeur de champ...) dont elle usait sans abuser lors des scènes de trauma (accouchement, attaque de paralysie, viol...), ces petites intempérances au niveau de la forme, pour traduire les blessures du réel, et qui n’avaient rien de démesuré — contrairement à ce que soutenait Rivette — tant le cinéma de Lupino est marqué au sceau de l’évidence. Un cinéma que je qualifierais volontiers d’élémentaire, mais dans tous les sens du terme, à la fois primaire et fondamental, basique et essentiel, liminaire et définitif. Un cinéma dont les effets, pour le coup, s’avèrent impossibles à définir avec certitude: faut-il y voir l’abc du métier — une sorte de b.a.-ba des effets au cinéma —, l’enfance de l’art ou sa cristallisation en quelques plans d’une parfaite transparence? Des effets qui, en tous les cas, étaient animés par un vrai désir, toujours le même, celui de faire "parler" les images. La force du cinéma de Lupino réside bien, en premier lieu, dans ce pouvoir accordé aux images, ce que la cinéaste reconnaissait elle-même en se déclarant "contre les dialogues". C’est tellement vrai que les scènes les plus bavardes dans ses films, les scènes qui se passent dans un bureau de police ou au tribunal, seule trace finalement de son passage à la Warner (à relativiser toutefois: les scènes sont beaucoup moins didactiques chez Lupino), seraient aussi les plus faibles.
Mais si le cinéma d’Ida Lupino s’origine dans le muet, il ne se réduit pas non plus à cela. Prenez dans Outrage l’autre grande séquence du film, celle du viol, tournée elle aussi sans dialogue. Moins expressionniste que véritablement langienne, la séquence évoque par sa construction M avec ces cadrages en plongée sur des espaces désaffectés, faits de lignes et de blocs, qui emprisonnent le personnage suivant un mouvement crescendo, lui-même ponctué par la stridence d’un klaxon — ironie suprême, c’est la jeune fille qui sifflote au début de la scène et non son agresseur, contrairement au film de Lang — et brutalement interrompu par la fermeture d’une fenêtre qu’un travelling arrière et ascendant est venu dévoiler. Or ce dernier mouvement n’est pas langien à proprement parler, il serait plutôt fordien: le travelling arrière comme geste de pudeur (devant l’horreur de l’acte), que l’on retrouvera... quinze ans plus tard dans le finale de Seven Women, et le travelling ascendant comme geste de surpassement, conférant à la scène une dimension sacrificielle (le sacrifice de la jeune fille, offerte aux instincts d’un homme que la société a déjà puni mais n’a pas su guérir — c’est le film qui le dit), rappelant cette fois le finale de Mary of Scotland, réalisé... quinze ans plus tôt. Et ce n’est pas tout. J’ai parlé plus haut de correspondances possibles entre les films de Lupino et ceux de Rossellini tournés avec Ingrid Bergman, comme par exemple Stromboli. On pourrait également évoquer Tourneur par cette manière qu’a Ida Lupino de conduire un récit ou encore Cassavetes par sa façon d’inscrire un personnage dans le décor d’une grande ville, anticipant le cinéma faussement documentaire de l’école new-yorkaise. Bizarrement, alors que l’on s’accordait jusque-là à reconnaître chez elle surtout l’influence de Walsh (à partir de critères il est vrai plus biographiques qu’esthétiques — si la forme est souvent celle du film noir, est-elle spécifiquement walshienne?), il apparaît que c’est aussi à d’autres cinéastes que son œuvre renvoie, des cinéastes très différents les uns des autres et dont, pour la plupart, Ida Lupino ne connaissait pas, ou ne pouvait pas connaître, le travail. Elle-même se plaisait à dire que ses connaissances tenaient "sur une tête d’épingle", sans qu'on sache d’ailleurs si elle parlait de cinéma ou de culture en général. Qu’en déduire, si ce n’est la position à la fois centrale et périphérique — donc totalement inassignable — d’Ida Lupino dans l’histoire du cinéma, carrefour "inconscient" des multiples courants qui ont traversé le cinéma, des origines à, disons, la Nouvelle Vague. Pour autant, il ne s’agit pas de voir en elle on ne sait quel chaînon manquant entre classicisme et modernité. Sa position, qui finalement n’en est pas une, nous montre avant tout le caractère unique d’une œuvre, absorbant des pans entiers de l’histoire du cinéma, passés comme à venir, sans que cela change quoi que ce soit au cours de l’histoire. De sorte qu’il n’existe, à l’inverse, aucun cinéaste dont on peut dire qu’il est lupinien. Le cinéma de Lupino est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse s’en réclamer. Il embrasse tout le cinéma, il l’embrase même. Et on ne m’enlèvera pas de l’idée que ce pouvoir d’embrasement, Ida Lupino le devait autant à ses conceptions d’artiste — au demeurant hors pair, elle était aussi musicienne — qu’à ses convictions de femme. Le vrai mystère Lupino, qui rend son œuvre élémentaire et immense à la fois, c’est que chez elle il est impossible de dissocier ce qui relevait d’une attitude purement artiste de ce qui appartient réellement à la position féminine. Cela tient peut-être à l’étrange alchimie qui existe dans ses films entre l’audace des sujets et l’élégance de leur mise en scène, mais surtout à la puissance créatrice d’une artiste, réinventant ni plus ni moins le cinéma, au sens où elle ne cherchait ni à imiter ni à innover mais simplement à retrouver l’émotion du geste créateur, dévoilant ainsi ce qu’il en est du désir — de l’artiste comme de la femme —, et ce, quelles que soient les formes (muet/parlant, mélodrame/film noir, classique/moderne...) que ce geste épousait, sans le savoir.
Ce minimalisme grandiose chez Ida Lupino, on le retrouve dans la structure de ses récits, d’une simplicité confondante, presque arithmétique, et en même temps d’une portée sans limites. C’est manifeste dans les premiers films: une jeune femme subit un choc (un premier amour qui tourne mal, une attaque de poliomyélite, un viol), aux conséquences terribles (une grossesse non désirée, une carrière brisée, un mariage impossible), la poussant à fuir pour trouver refuge en un lieu (une institution pour mères célibataires, un centre de rééducation pour paraplégiques, un petit village uni autour de son pasteur) où elle pourra se reconstruire psychiquement et physiquement, avant de repartir puisque la "vraie vie" est, lui dit-on, à l’extérieur, là où l’attend celui qui l’aime. Si le récit se développe de manière linéaire et somme toute logique, le refuge étant la réponse adaptée, voire pragmatique, au traumatisme et à ses répercussions, le dernier mouvement est, lui, beaucoup plus complexe. Dans Not Wanted, Sally Forrest doit passer par la prison (pour avoir enlevé un bébé), bénéficier de la clémence du juge et surmonter son désespoir, avant de rejoindre l’homme qui l’a toujours aimée. La fin n’est qu’un compromis: celui dont elle tomba amoureuse, l’artiste sans attaches qui l’avait séduite puis abandonnée (histoire classique), est en partie oublié, mais si elle accepte d’aller vers l’autre, ce n’est pas parce qu’elle l’aime véritablement (elle apprendra peut-être à l’aimer), mais parce qu’il représente l’antithèse du premier et qu’à ce titre il lui assurera une certaine stabilité, soit le modèle parental qu’elle voulait fuir au départ. Dans Never Fear, c’est bien celui qu’elle aime que Sally Forrest retrouve à sa sortie de l’institut. Pourtant, là aussi, la fin est un compromis: l’homme qui l’attend n’est plus celui du début. Si elle a pu progressivement quitter sa chaise roulante, abandonner ses béquilles et, on l’espère, remarcher normalement, rien ne dit qu’elle pourra danser de nouveau. L’homme qu’elle retrouve à la fin, avec sa petite fleur et son air benêt, c’est peut-être son futur mari, le futur père de ses enfants, mais pas le séduisant danseur, le complice des premières heures avec qui elle partageait désir et passion (il a, entre-temps, trouvé une autre partenaire). Dans Outrage, Mala Powers, après avoir écorché au piano quelques notes de musique, vient s’agenouiller aux pieds du pasteur, assis dans son fauteuil, scène qui renvoie à la séquence de l’arbre et où Ida Lupino conjugue dans le même plan la loi morale, représentée par la figure paternelle du pasteur, le principe de loyauté, symbolisé par son image d’homme juste (c’est lui qui a obtenu par son plaidoyer l’abandon des poursuites à l’encontre de la jeune fille), et surtout l’impossible rapprochement qui existe dorénavant entre le personnage féminin, à jamais meurtri, et l’homme, tout homme, quel qu’il soit. L’amour qu’éprouve la jeune femme pour le pasteur (le seul qui la comprenne) n’est possible que parce qu’il est exempt de toute sexualité, ce qui permet à ce dernier de lui prendre la main, de la serrer dans ses bras, et même de l’embrasser (sur le front). Mais le fiancé, qu’elle est censée retrouver par la suite, pourra-t-il se satisfaire de rapports si platoniques? Dans Hard, Fast and Beautiful (qui est l’adaptation d’un roman), la fin est tout aussi ambiguë. Ce qui servait d’exposition dans les films précédents — l’innocence originelle du personnage féminin —, se trouve ici déployé sur toute la première partie (l’ascension d’une championne de tennis dans un milieu rongé — déjà — par l’affairisme), le film ne commençant, pour ainsi dire, qu’à partir du moment où Sally Forrest prend conscience qu’elle est "exploitée" par sa mère (et son coach). Le match n’est pas tant alors sur le court qu’à l’extérieur, dans les coulisses, entre la mère (Claire Trevor prodigieuse) et sa fille, Ida Lupino mettant en scène ce que Lacan appelait le "ravage" de la relation mère-fille, cette relation passionnelle dont l’issue, toujours différée (d’où finalement le long développement de la première partie), ne peut être qu’une rupture. La fin est sublime, comme toujours chez Lupino, qui montre la mère, seule au milieu des gradins, après que sa fille lui a remis la coupe qu’elle vient de gagner, accompagnant son geste d’un méprisant: "Tiens, tu l’a bien méritée". Le fiancé est là cette fois (c’est le même que dans Outrage), prêt à ramener "sa" championne à la maison. Mais pour lui offrir quoi? La même vie ennuyeuse dont a cruellement souffert la mère, petite vie bien rangée où toute ambition serait elle aussi rangée, au fond des placards, où l’on ne "jouerait" plus que le dimanche, au tennis en l’occurrence, et encore, pour laisser gagner les autres.
Comme on le voit, les jeunes héroïnes d’Ida Lupino font l’épreuve de leur incomplétude, à travers les différents traumatismes qu’elles subissent, de cette incomplétude qui les fait tant souffrir mais avec laquelle elles doivent apprendre à vivre. Encore qu’Ida Lupino ne nous dit pas si cette "acceptation" finale est le résultat d’une transformation progressive du personnage, que d’autres appelleront maturité (la compréhension que la vie, c’est avant tout fonder un foyer, avoir des enfants, etc.), ou la marque d’une certaine résignation (l’impossibilité au bout du compte d’échapper au modèle parental). Autrement dit, l’aspiration au bonheur connaît-elle des limites qu’on ne saurait franchir, ou n’est-elle qu’une chimère dont il faut, tôt ou tard, s’affranchir? Quelle que soit la réponse, il apparaît surtout que ces héroïnes n’accèdent pas, à la fin de leur itinéraire, à un stade supérieur. C’est pourquoi on ne peut parler chez elles d’initiation, comme beaucoup l’ont fait. L’initiation, même dans sa version moderne, dégradée, suppose toujours un passage qui permette à l’individu de passer d’un état à un autre, plus élevé. Dans l’initiation, la souffrance fait partie du rite, elle assure la transformation du sujet. C’est par le traumatisme du passage que le sujet advient, différent. Tel n’est pas le cas de l’héroïne lupinienne: le chemin emprunté — ce trajet en forme de boucle, où le personnage fuit un modèle, celui des parents, pour finalement le retrouver — ne lui permet pas de s’élever véritablement, mais d’éprouver simplement ce manque qui lui est propre. Certes, la société, à travers ses différentes structures, évite le pire en maintenant l’individu en détresse dans le lien social, mais ce lien est fragile et souvent transitoire. Il faut autre chose, qui ne relève ni de la communauté des hommes ni de la volonté individuelle, mais de l’autre, pour que le sujet fasse l’expérience de son manque. Dans le finale si bouleversant de Not Wanted, qu’est-ce qui arrête Sally Forrest dans son élan suicidaire, si ce n’est la compréhension soudaine par la jeune femme que celui qui est là, à terre, frappant le sol de ses poings, ne peut vivre sans elle. Par ce geste, qui conjoint rage et désespoir (et que reproduira d’ailleurs Sally Forrest dans Never Fear), l’homme exprime autant son amour que son refus d’être abandonné. En inversant les rôles, il permet à la jeune femme de trouver in extremis sa place dans le dispositif amoureux. La question n’est donc pas tant pour la femme de se "libérer" (on ne saurait grossir exagérément la portée sociologique des films de Lupino) que de se situer idéalement par rapport à l’homme (discours qui, on le comprend, ne pouvait qu’agacer les féministes les plus engagées). Il y a là en définitive une démarche plus dialectique qu’initiatique, où l’autre apparaît moins comme l’objet aimé, inaccessible, que comme un substitut au manque, ce à quoi l’héroïne finit par se raccrocher à défaut de s’identifier. Pour Ida Lupino, le plus important n'est pas que la femme soit l’égale de l’homme (en cela, elle n’est pas féministe), mais qu’il existe un équilibre entre les deux (ce qui fait qu’elle n’est pas non plus anti-féministe). Et le meilleur équilibre, c’est quand l’homme vient combler, par son amour, ce qui peut manquer à une femme: un enfant dans Not Wanted (l’homme est un éclopé qui joue encore aux trains électriques), des épaules solides dans Never Fear (c’est le sens du dernier plan qui voit l’homme se substituer, en recueillant la femme dans ses bras, à la canne que celle-ci abandonne).
Not Wanted et Never Fear se concluent ainsi de façon symétrique — c’est la femme qui soutient l’homme dans le premier, et l’inverse dans le second —, les deux films formant une sorte de diptyque. Mais pour les autres? Dans Outrage, les retrouvailles entre Mala Powers et son fiancé restent hypothétiques, Ida Lupino préférant conclure sur l’image du pasteur resté seul. La fin de Hard, Fast and Beautiful n’a rien d’un happy end non plus, et il n’est pas sûr, on l’a vu, que le sort de Sally Forrest soit plus enviable que celui de sa mère, abandonnée de tous. Il est d’ailleurs symptomatique que ces deux films se terminent sur un personnage esseulé. Aux couples "raccommodés" des deux premiers films, Ida Lupino oppose dans Outrage et Hard, Fast... la solitude d’un homme, le pasteur, et celle d’une femme, la mère. Comment l’interpréter? Ces deux personnages ne font-ils qu’asseoir le bon déroulement de l’Œdipe, à travers l’amour qu’éprouve une fille pour son père — ou toute autre figure équivalente — et le rapport pour le moins conflictuel qu’elle entretient avec sa mère? Jouent-ils simplement le rôle de médiateur dans la mécanique si complexe du désir, étant entendu que l’objet du désir est toujours celui d’un "autre" que le sujet admire, envie ou bien hait farouchement? Pas seulement, car en assurant la fin du récit, ces personnages acquièrent aussi une sorte de plus-value narrative. Ils se révèlent chacun, et après coup, comme le personnage central du film (à ne pas confondre avec le personnage principal qui reste évidemment l’héroïne), celui autour duquel s’est organisé le récit, soit pour favoriser le retour de la jeune femme à la norme (le pasteur), soit au contraire pour l’en écarter (la mère). Figures œdipiennes, médiateurs du désir, moteurs fictionnels, les deux personnages sont tout ça à la fois. Mais ce sont aussi de vrais personnages, en l’occurrence tragiques, portant en eux tout le poids du drame qui les accompagne (l’homme a un temps perdu la foi, la femme n’a jamais pu concrétiser ses désirs), de sorte que le "recadrage" final donne à leur solitude des allures de déréliction. On ne comprend pas très bien, en effet, cette mission que le pasteur dit devoir accomplir et qui ne lui permettrait pas de garder la jeune femme près de lui (puisqu’il est justement pasteur et que vivre avec une femme n’est pas incompatible avec les devoirs de son ministère). On ne comprend pas non plus cet acharnement chez la mère à demeurer dans l’ombre de sa fille, se contentant de vivre par procuration la réussite de celle-ci, sans chercher à s’épanouir elle-même (puisqu’elle est encore jeune et belle et que rien ne lui interdit de refaire véritablement sa vie). Ou plutôt, on ne le comprend que trop bien. Quelque chose résiste en eux, de trop longtemps refoulé, pour qu’ils puissent saisir la chance que leur offrent, là, une jeune femme égarée, là, le talent de sa propre fille. Il y a une forme de masochisme chez le pasteur à laisser partir la jeune fille, comme chez la mère à ne pas vouloir qu’elle parte, sachant dans les deux cas qu’ils finiront seuls et ne pourront qu’en souffrir. Amour trop charitable dans Outrage, trop possessif dans Hard, Fast and Beautiful, on peut voir l’épilogue de ces deux films comme l’antithèse de ce qu’avançaient Not Wanted et Never Fear dans leur finale.
Il y aurait donc un mouvement dans l’œuvre d’Ida Lupino (comme dans toute œuvre, d’ailleurs) qui verrait les films se répondre en écho: Outrage serait la réponse à Not Wanted — dans les deux films, la ville que quitte au début l’héroïne porte le même nom: Capitol City — à travers la question du désir sexuel; Hard, Fast and Beautiful serait, lui, la réponse à Never fear à travers la question plus générale de l’ambition. Quant à The Bigamist, il serait la réponse à tous les films, y compris The Hitch-Hiker (2). Ah, The Bigamist! Ce n’est peut-être pas le plus émouvant de tous les films de Lupino (encore que le regard d’Edmond O’Brien, aussi déchirant que déchiré...) mais c’est assurément le plus parfait. Ida Lupino y reprend la construction en flash-back de Not Wanted: un homme raconte à un enquêteur, qui a découvert son "crime", comment il en est arrivé à épouser deux femmes. Les fameux déplacements géographiques qui caractérisaient jusque-là les films de Lupino — et trouvaient leur point d’orgue dans The Hitch-Hiker, véritable road movie — se réduisent ici à de simples allers-retours entre San Francisco et Los Angeles. Soit les deux foyers entre lesquels l’homme doit constamment naviguer. Car bien sûr il y a deux femmes dans The Bigamist: d’un côté, Joan Fontaine, la blonde ambitieuse qui a fini par faire passer sa carrière avant son rôle d’épouse et de mère (ne pouvant avoir d’enfant, elle souhaite après huit ans de mariage en adopter un), ce qui nous renvoie aux héroïnes de Never Fear et de Hard, Fast and Beautiful; de l’autre, Ida Lupino, la brune plus modeste dont on devine les blessures secrètes, rappelant les personnages meurtris de Not Wanted et d’Outrage, et qui aspire enfin à fonder une famille (elle ne tarde pas, elle, à tomber enceinte). La maturité qu’on cherchait à tort dans le finale des précédents films serait donc plutôt dans The Bigamist, le dernier film qu’Ida Lupino réalisa pour les Filmakers. Pour autant, la fin n’est pas plus explicite. Au contraire même, au point de laisser le film littéralement en suspens. Comme dans Outrage et Hard, Fast..., The Bigamist se conclut sur la solitude d’un personnage. Sauf qu’ici, il s’agit non seulement du personnage central mais aussi du personnage principal. Autant dire que ce personnage ne peut être que l’organisateur de sa propre fiction (normal, il est bigame et vit en permanence dans le mensonge). Le film est ainsi dédoublé en deux parties bien distinctes, la séparation des deux par le héros assurant la solidité de l’artifice. Les deux femmes s’opposent mais Ida Lupino, elle, ne les oppose pas, jouant plutôt sur leur complémentarité. Car si c’est l’ambition, l’intellectualisme et une certaine sophistication chez la première femme qui poussent l’homme à en épouser une seconde, en tout point différente, cette dernière ne se substitue pas à la première, chacune ne faisant qu’apporter à l’homme ce que l’autre ne peut lui offrir. C’est pourquoi il aime pareillement ces deux femmes, lesquelles d’ailleurs le lui rendent bien. Mais ce qu’il aime plus que tout, c’est la "femme" que représentent les deux réunies, une sorte de femme-toute, femme qui évidemment n’existe pas. C’est ce tout de la femme, impossible, qui fait "trou" pour le héros lors du procès lorsqu’il voit à la fin les deux femmes ensemble. Il semble égaré (on n’est pas sûr qu’il entende réellement ce que lui dit le juge, se refusant à le condamner puisqu’il l’a déjà été en ayant tout perdu et qu’on ne condamne pas deux fois un homme pour la même faute), face au vide que constituera désormais sa vie, mais aussi pétrifié, devant ce qui lui apparaît là, soudainement, par l’intermédiaire des deux femmes: le réel de son fantasme — la femme idéale —, la fusion de deux réalités qu’il avait jusqu’à présent soigneusement dissociées, quelque chose en définitive qui ne peut que le précipiter dans un abîme terrifiant.
Reste une interrogation. Comment interpréter le fait qu’Ida Lupino tienne elle-même le rôle d’une des deux épouses dans The Bigamist? Choix purement "économique" ou volonté d’affirmer un point de vue? La question mérite d’être posée d’autant qu’ici la part autobiographique du film est renforcée par la présence de Joan Fontaine qui, à l’époque, était l’épouse de Collier Young, co-scénariste et co-producteur du film, et lui-même ancien mari d’Ida Lupino (3). On peut même aller plus loin en ajoutant qu’Ida Lupino s’était de son côté remariée (avec l’acteur Howard Duff) et qu’elle venait d’être mère d’une petite fille (on voit toute la famille dans Private Hell 36 de Don Siegel). Une part autobiographique qui d’ailleurs ne concerne pas que ce film. C’est toute l’œuvre de Lupino qui est placée sous le signe de l’autobiographie, tant les blessures de ses héroïnes font écho à ses propres blessures. Dans l’entretien qu’il a accordé pour le festival d’Amiens, Pierre Rissient rapporte que, selon Howard Duff, "l’une des raisons pour lesquelles Ida Lupino était une personne meurtrie, c’est qu’elle aurait été, à l’âge de dix-huit ans, très amoureuse de Lewis Milestone [elle joua dans Paris in Spring et Anything Goes] qui était — malheureusement — marié". On sait par ailleurs qu’Ida Lupino fut elle-même victime de poliomyélite dans sa jeunesse. Et l’on veut bien croire que le portrait qu’elle dresse dans ses films du couple parental (père bienveillant mais souvent dépassé, mère très présente et parfois possessive) soit à l’image de ses parents. Amours impossibles (l’artiste dans Not Wanted, le pasteur dans Outrage...), corps "martyrisé" (la polio, donc, dans Never Fear), refus du modèle parental, etc., autant d’épreuves qu’Ida Lupino (mais aussi toute jeune fille, non?) a dû surmonter dans sa vie à défaut de pouvoir les effacer. Vu sous cet angle, le parcours de Sally Forrest dans Hard, Fast and Beautiful peut être comparé à celui de Lupino actrice, bataillant pour décrocher des rôles (l’entraîneur du film s’apparente pour beaucoup à un agent artistique), supportant de moins en moins les contraintes du système, au point finalement de s’en détacher. Aussi, et pour enfin (ne pas) répondre à la question, on dira simplement du rôle qu’interprète Ida Lupino dans The Bigamist qu’elle y adhère totalement. Car, des deux personnages féminins, c’est évidemment celui dont elle est le plus proche. Mais cela ne veut pas dire qu’elle condamne nécessairement l’autre, ce personnage qu’en tant que femme elle n’a jamais pu assumer complètement. Rien ne serait plus faux que de voir dans The Bigamist une sorte d’apologie de la femme au foyer. L’essentiel est ailleurs. Où exactement? Disons, dans le regard que porte Ida Lupino, ou plutôt qu’elle pose (car il n’y a aucun jugement chez elle), sur l’homme à la fin du film, un regard à la fois douloureux et tendre, attentif et inquiet. Bref, un regard amoureux. Et c’est très beau. (version remaniée du texte paru dans Trafic n°60, hiver 2006).
(1) Rétrospective Ida Lupino, Festival d'Amiens, 10-20 novembre 2005.
(2) The Hitch-Hiker est un peu le vilain petit canard dans la filmographie d’Ida Lupino, du moins en ce qui concerne les films qu’elle réalisa pour les Filmakers. Il est classique de voir dans cette histoire de psychopathe terrorisant deux automobilistes un simple exercice de style, une sorte de défi relevé par Lupino pour prouver qu’elle pouvait faire un "film d’hommes". Or le film n’est pas si mineur que cela, et moins atypique qu’il n’y paraît dans son œuvre. On se gardera toutefois de s’extasier, comme certains, sur le haut degré d’abstraction du film qui semble surtout lié à son sujet (trois hommes dans une voiture traversant le désert, on peut difficilement faire plus dépouillé), comme sur sa thématique "castratrice" (les deux automobilistes ne sont pas plus dévirilisés que n’importe qui dans les mêmes circonstances). Ce qui en revanche est lupinien, c’est le personnage du tueur, élément central du film (c’est d’ailleurs lui qui est abandonné à la fin) et, à ce titre, équivalent narratif du pasteur dans Outrage et de la mère dans Hard, Fast and Beautiful, soit le moteur du récit (cela va de soi, il "trace" l’itinéraire du film), un médiateur du désir (il le dit lui-même: c’est l’attachement qui lie affectivement les deux automobilistes entre eux qui les empêche de s’enfuir séparément) ou encore un motif œdipien (sorte d’instance surmoïque, donc castratrice mais uniquement par ce biais, il rappelle finalement les deux automobilistes à leurs devoirs d’époux en les "punissant" de leur escapade, une virée en célibataires qu’ils avaient déguisée en partie de pêche).
(3) Ce télescopage avec la réalité n’a en tous les cas rien à voir avec les "clins d’œil" dont s’amusait parfois Ida Lupino, ainsi le cameo dans Hard, Fast and Beautiful où elle apparaît dans les tribunes aux côtés de Robert Ryan, ou encore l’autocitation comme ici lors de la visite en bus des movie star homes à Beverly Hills (moment irrésistible — on pense à McCarey — de la rencontre entre Ida Lupino et Edmond O’Brien, pas un seul instant intéressés par ce qu’ils visitent) où, parmi tous les grands noms énumérés par le chauffeur, on entend celui... d’Edmund Gwenn! (c’est lui qui dans le film joue le rôle de l’enquêteur).
(1) Rétrospective Ida Lupino, Festival d'Amiens, 10-20 novembre 2005.
(2) The Hitch-Hiker est un peu le vilain petit canard dans la filmographie d’Ida Lupino, du moins en ce qui concerne les films qu’elle réalisa pour les Filmakers. Il est classique de voir dans cette histoire de psychopathe terrorisant deux automobilistes un simple exercice de style, une sorte de défi relevé par Lupino pour prouver qu’elle pouvait faire un "film d’hommes". Or le film n’est pas si mineur que cela, et moins atypique qu’il n’y paraît dans son œuvre. On se gardera toutefois de s’extasier, comme certains, sur le haut degré d’abstraction du film qui semble surtout lié à son sujet (trois hommes dans une voiture traversant le désert, on peut difficilement faire plus dépouillé), comme sur sa thématique "castratrice" (les deux automobilistes ne sont pas plus dévirilisés que n’importe qui dans les mêmes circonstances). Ce qui en revanche est lupinien, c’est le personnage du tueur, élément central du film (c’est d’ailleurs lui qui est abandonné à la fin) et, à ce titre, équivalent narratif du pasteur dans Outrage et de la mère dans Hard, Fast and Beautiful, soit le moteur du récit (cela va de soi, il "trace" l’itinéraire du film), un médiateur du désir (il le dit lui-même: c’est l’attachement qui lie affectivement les deux automobilistes entre eux qui les empêche de s’enfuir séparément) ou encore un motif œdipien (sorte d’instance surmoïque, donc castratrice mais uniquement par ce biais, il rappelle finalement les deux automobilistes à leurs devoirs d’époux en les "punissant" de leur escapade, une virée en célibataires qu’ils avaient déguisée en partie de pêche).
(3) Ce télescopage avec la réalité n’a en tous les cas rien à voir avec les "clins d’œil" dont s’amusait parfois Ida Lupino, ainsi le cameo dans Hard, Fast and Beautiful où elle apparaît dans les tribunes aux côtés de Robert Ryan, ou encore l’autocitation comme ici lors de la visite en bus des movie star homes à Beverly Hills (moment irrésistible — on pense à McCarey — de la rencontre entre Ida Lupino et Edmond O’Brien, pas un seul instant intéressés par ce qu’ils visitent) où, parmi tous les grands noms énumérés par le chauffeur, on entend celui... d’Edmund Gwenn! (c’est lui qui dans le film joue le rôle de l’enquêteur).
Les six "Filmakers" réalisés par Ida Lupino:
— Not Wanted (1949)
— Never Fear (1949)
— Outrage (1950)
— Hard, Fast and Beautiful (1951)
— The Hitch-Hiker (1953)
— The Bigamist (1953)
+ The Trouble With Angels (1966) en version originale.