24/05/2024

Qui est Medveczky ?

  Paul de Diourka Medveczky (1969).
Diourka Medveczky. Apparu à la fin des années 60, tel un ovni dans le ciel du cinéma français, il a disparu tout aussi vite. Trois petits films et puis s’en va: Marie et le curé, Jeanne et la moto, Paul, son seul long métrage, tous tournés entre 1967 et 1969. D’où venait-il? De Hongrie, qu’il quitta juste après la guerre, à l’âge de 18 ans, pour s’installer en France; et de la sculpture, qu’il pratiqua une bonne quinzaine d’années, avant de se lancer dans le cinéma. Où s’en est-il allé? On ne sait pas. On sait seulement qu’il voyagea, au début des années 70, abandonnant sculpture et cinéma, avant de retourner dans les Cévennes, là où avait été tourné (en partie) Paul, pour vivre seul, en pleine nature, dans une cabane en bois. C’est ainsi qu’on le découvre, quarante ans après, dans le beau documentaire que lui ont consacré Estelle Fredet et André S. Labarthe pour la série "Cinéma, de notre temps" (1). Diourka et le cinéma, c’est donc seulement trois films en trois ans, ni plus ni moins (2). Autant dire que ces films sont difficilement dissociables de son activité de sculpteur. C’est d’ailleurs sous cet angle — la sculpture — qu’ils ont été accueillis à l’époque par la critique, lors des différents festivals où ils furent présentés (Oberhausen pour Marie et Jeanne; Hyères pour Paul où il obtint le Grand Prix).

Sculpture et cinéma: deux formes d’art que tout oppose — d’un côté: le volume, l’immuable, la matité; de l’autre: la surface, l’éphémère, la transparence — mais qui, du fait même de cette opposition, se complètent admirablement. C’est ce qu’on ressent lorsqu’on voit pour la première fois les films de Medveczky, une expérience unique à tout point de vue. D’abord parce que des cinéastes sculpteurs, il n’en existe quasiment pas, sinon ceux qui œuvrent dans l’art contemporain. Les cinéastes dits "sculpteurs" sont plutôt des cinéastes non-sculpteurs mais qui conçoivent leurs films à la manière de sculpteurs, à l’instar de Tarkovski, et son travail sur le temps, sculpté autant que scellé, ou de Cronenberg et ses corps-machines. Ensuite parce que la sculpture au cinéma relève d’une approche surtout contemplative, sinon muséale, depuis Les statues meurent aussi de Resnais et Marker à Un couple parfait de Suwa, en passant par Voyage en Italie de Rossellini, le Mépris de Godard, Méditerranée de Pollet, Sandra de Visconti, pour ne citer que quelques films parmi les plus marquants. Or, chez Medveczky, le regard n’est jamais extérieur, encore moins distancié. C’est le film lui-même qui est perçu comme sculpture. Façonné, modelé, tel un bloc de pierre autour duquel tourne l’artiste, avec lequel il fait corps, à l’image de ces nombreuses scènes d’étreinte, souvent filmées en plongée, pour mieux les embrasser du regard, témoignant ainsi de cette forme de communion qui existe physiquement entre l’artiste et son œuvre. Voir ainsi ce qu’en dit Luc Béraud dans un des rares textes un peu conséquents publiés sur Paul en 1969: "Medveczky est sculpteur et son film est tactile. Les éléments, les objets sont filmés pour leur consistance au toucher, de même que les mouvements sont commandés pour leur mise en rapport avec les surfaces (cf. la scène où Kalfon, dans la cuve, se met à tourner, la caméra le suivant, parce que ce cylindre, pour en avoir la perception, il faut en suivre la surface). Le son (très peu de dialogues) recréé, toujours très simple, contribue à donner de la matérialité aux choses (feuillages, eau, etc.). Paul, pour ces raisons, est sans doute le seul vrai film en relief de l’histoire du cinéma (3)."

Si Medveczky a d’abord été sculpteur, et l’est resté finalement toute sa vie (il s’était remis quelque temps à la sculpture, en 1988, après la mort de Pauline Lafont, sa seconde fille, "la fille-tournesol qui a perdu la tête": une figure en bois d’orme sculptée au canif), à travers ce besoin permanent de créer de ses propres mains (il passe son temps à bricoler, à fabriquer des objets de la vie quotidienne — fauteuil, vase, tabouret, lit, masque —, jusqu’au bateau qui lui permettra, peut-être, un jour de prendre le large), il fut donc aussi, le temps de trois films, cinéaste, un des plus singuliers du moment, quand bien même il est aujourd’hui totalement méconnu. Ce qui fait la force de ces films c’est qu’on y devine, au détour de nombreux plans, non seulement la présence du sculpteur derrière le cinéaste, mais plus encore le passage de l’un à l’autre, les problèmes esthétiques qui se posent au premier se transformant pour devenir ceux que résout (ou tente de résoudre) le second, créant des effets de stase d’une beauté et d’une poésie sidérantes. C’est ce qui frappe d’entrée chez Medveczky: la beauté plastique de ses films. Beauté primitive, qui est celle du muet: Marie et le curé apparaît comme un film muet sonorisé, avec ce que cela suppose de musique (ici moderne, de l’électroacoustique signée Pierre Henry) et de bruitage, les rares dialogues n’apparaissant qu’au bout d’une dizaine de minutes, une fois l’acte d’amour consommé entre le curé et sa bonne. Voir aussi, dans la partie cévenole de Paul, tous ces plans où Medveczky, via les personnages de la communauté, des végétariens "adorateurs du soleil", magnifie la nature et ses éléments, évoquant ainsi le cinéma muet scandinave. Beauté primitive, qui est celle du noir et blanc, culminant dans certaines séquences, comme celle, justement, qui précède l’acte charnel dans Marie et le curé: plan en plongée verticale sur le curé (Jean-Claude Castelli) en train de jouer du piano, un choix d’axe qui loin d’épouser le point de vue de Dieu permet surtout à l’artiste de composer son plan, dans le plus pur style cubiste, de remplir le cadre, de jouer avec les formes, mais aussi le noir et le blanc, en l’occurrence les touches (rectangulaires) d’un piano et les motifs (losangiques) d’un carrelage (4), avant que Marie (Bernadette Lafont), à la faveur d’un incident — les doigts du curé subitement écrasés par le couvercle du clavier — ne se précipite dans le champ, que les mains s’entremêlent, que les corps s’enlacent, tombent au sol et finissent par disparaître en glissant sous le piano, comme s’ils "montaient" au ciel, image même de la jouissance.

A propos de Medveczky, on rapporte volontiers la formule de Truffaut (parlant de Marie et le curé): "Medveczky, c’est Bresson plus Buñuel" (5), un cinéma qui allierait, du premier, le mysticisme, la rigueur du cadrage, la diction monocorde des acteurs, et du second, le surréalisme, l’ironie féroce, la sensualité morbide. Mariage insolite mais pas incongru si l’on considère la dimension antinaturaliste qui caractérise ces deux cinéastes. Reste que le cinéma dont Medveczky semble le plus proche, c’est d’abord celui de son temps, le cinéma des années 60, pas tant la Nouvelle vague d’ailleurs, même si la séquence de l’accident dans Jeanne et la moto fait écho à Godard, même si les plans larges qui, dans Paul, montrent deux personnages marchant au loin dans des paysages désertiques évoquent Garrel (période Zanzibar), que, plus généralement, le "nouveau cinéma", tel qu’il est apparu un peu partout à cette époque, en Italie par exemple — dans Paul, le destin tragique du jeune bourgeois incarné par Jean-Pierre Léaud est d’esprit assez bertoluccien — et surtout dans les pays de l’Est: l’humour grinçant de Medveczky n’est pas sans rappeler celui d’un Polanski ou d’un Skolimowski. Il n’est pas jusqu’au surréalisme qui, finalement, doit peut-être moins à Buñuel qu’à un réalisateur comme Svankmajer. Dans ses films, Medveczky recourt souvent à des techniques proches de l’animation, comme cette étonnante suite de plans, très "svankmajériens", dans Jeanne et la moto, où l’on voit la motocyclette, abandonnée dans l’herbe, tel un animal mort, se "décomposer" en accéléré, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la carcasse, laquelle sera ensuite transformée en... sculpture. Allons plus loin: le panthéisme voluptueux dont témoigne Paul dans sa partie centrale, ne renvoie-t-il pas au célèbre Extase de Machatý? Ainsi la scène, d’une extraordinaire sensualité, où une jeune femme, nue au milieu des bois, semble au seul contact des feuillages défaillir de plaisir, hommage direct à Hedy Kiesler (qui n’était pas encore Lamarr). Cette scène s’inscrit dans un petit passage qui célèbre l’"amour de la nature et des choses" (on y hume la terre et les herbes) et se conclut par le plan du chef de la secte, vu en légère contre-plongée, le corps se découpant sur le ciel, bras tendu vers le soleil, une image qui évoque aussi bien les Proscrits de Sjöström (pensons également à ce plan magnifique où l’on découvre les membres de la secte, en robe de bure noire, perchés au sommet d’un rocher) que L’Ouvrier et la Kolkhozienne, la sculpture de Moukhina, emblème du réalisme socialiste soviétique et des studios Mosfilm, image à connotation stalinienne, suggérant quelque "culte de la personnalité", caché derrière celui du soleil (6). C’est là, peut-être, dans cette double image que réside en partie le secret du cinéma de Medveczky. Un art à la fois lyrique et monumental — lui-même définit le cinéma comme "art monumental" —, où surtout se conjugueraient deux types d’imaginaire: occidental et oriental. Rappelons que Medveczky est hongrois et non slave. Son amour de la nature relève manifestement d’un esprit soixante-huitard (la Lozère n’est pas loin) en même temps que tsigane — des Tsiganes apparaissent plusieurs fois dans ses films —, mais témoigne aussi, à travers tous ces regards pointés vers l’horizon, de quelque chose de plus mystérieux, proche du sentiment océanique — l’envie de se perdre dans l’immensité du monde —, sauf que chez lui un tel sentiment semble toujours associé à une inquiétude plus profonde, quant à la réalité du socle sur lequel il s’est construit et dont il craint, pour le coup, qu’il ne se dérobe, ce que traduirait son recours fréquent aux vues en plongée, comme s’il y recherchait quelque base solide. Un mouvement paradoxal — immersion et ancrage — qu’il faut rattacher aux origines hongroises de Medveczky tant l’œuvre se révèle, à l’image de son pays, un territoire à part, à la fois immense, via toutes ces influences, plus lointaines les unes que les autres, qui composent la langue de ses films, et enclavé dans un milieu qui n’est pas le sien, d’où le besoin de s’y affirmer par la voie d’une esthétique très personnelle. De sorte que s’il ne fallait convoquer qu’un seul artiste à propos de Medveczky, ce ne serait pas un cinéaste, ni même un sculpteur, mais bien son compatriote André Kertész, le grand photographe émigré aux Etats-Unis, qui lui aussi, et de manière évidemment plus illustre, affirma un style nouveau, où l’on retrouve, comme chez Medveczky, les cadrages insolites, les vues en plongée, les jeux avec la lumière, les compositions géométriques ainsi que cette même importance accordée aux objets.

Portrait de l’artiste en Janus.

Marie, Jeanne, Paul: trois films, comme trois enfants, conçus dans la foulée, le quatrième (Margaret) n’ayant pas vu le jour, projet avorté et fin de la carrière de cinéaste de Medveczky. Trois films dont la parenté des titres et la conception rapprochée laissent à penser qu’ils forment un tout. Marie et le curé s’inspire d’un fait divers célèbre: le double crime commis en 1956 par le curé d’Uruffe qui assassina sa jeune maîtresse enceinte de lui et, après l’avoir éventrée, tua l’enfant dont elle allait accoucher. Jeanne et la moto décrit les déboires amoureux d’un homme-moto dont la machine rend l’âme, qui en acquiert une nouvelle en s’engageant dans la gendarmerie, mais est victime d’un accident de voiture qui le laisse paralysé, manifestation ultime de son impuissance. Paul suit les pérégrinations d’un jeune bourgeois, en rupture avec son milieu, qui rencontre une communauté étrange, plus mystique que hippie, vivant en osmose avec la nature, découvre l’amour grâce à la femme du chef, avec laquelle il s’enfuit sur une île convoitée par des promoteurs immobiliers qui finissent par le tuer (accidentellement) et brûler son corps, alors que la femme se suicide. Résumés ainsi, ces films semblent épouser une structure narrative classique. Il n’en est rien. Le cinéma de Medveczky est composé de segments fictionnels, plus ou moins longs, entrecoupés d’ellipses, alternant avec des moments de pure poésie, tels la séquence "circulaire" de la cuve, ou encore tous ces plans en plongée qui reviennent régulièrement, véritables rimes visuelles, fortement érotisées, des photos de jeunes filles mêlées à des dessous féminins (vus donc de dessus) dans Marie et le curé aux outils de mécanique dans Jeanne et la moto, en passant par les nombreuses scènes d’étreinte, toutes plus belles les unes que les autres: pensons, outre la scène du piano dans Marie, à celle de la baignoire, dans le même film, où l’on voit le curé, nu dans son bain, brûlant de désir, enlacer le portrait de Marie qu’il a dessiné, jusqu’au délitement du dessin qui est alors remplacé par l’image réelle de Marie, désirée si fort qu’elle finit par prendre corps (toujours ce va-et-vient entre sculpture et cinéma), corps morcelé, vu dans ce qu’il a de plus érotique: chevelure, aisselle, fesses, pieds..., avant que la baignoire se vide et que s’évacuent, dans un dernier plan que n’aurait pas renié Monteiro, eau du bain et poils mélangés; pensons aussi à la scène de la rivière, dans Paul, qui montre le chef de la secte (Jean-Pierre Kalfon) longer la paroi d’un rocher pour rejoindre la femme (Bernadette Lafont) assise en contrebas, au pied du rocher, et l’embrasser fougueusement, les deux corps flottant tout habillés à la surface de l’eau. Car si la mort (ou son équivalent) vient conclure chaque film, c’est bien l’amour qui en est le cœur (7), et plus encore le désir. C’est que l’œuvre de Medveczky est tout entière placée sous le signe de la dualité, tel le dieu Janus et ses deux visages, exprimant à la fois le désir et la mort (Marie et le curé), l’organique et le mécanique (Jeanne et la moto), l’individuel et le collectif (Paul).

L'annonce faite par Marie.

C’est donc le désir qui entraîne Marie et le curé. Pour autant, rien de blasphématoire. Le film n’est pas imprégné de cet anticléricalisme qui est propre au surréalisme (si Medveczky se réclame du mouvement c’est d’abord pour sa reconnaissance de l’art africain comme art à part entière, équivalent à l’art occidental). Le curé de Marie ne sort pas de l’Age d’or. En ce sens, il est plus bressonien que bunuélien. L’art de Medveczky est à rattacher à l’"abstraction lyrique", chère à Deleuze, à travers notamment tous ces gros plans de visages (mais aussi les inserts sur les objets ou les parties d’un corps) qui arrachent littéralement l’image du plan et font surgir l’affect (8). A ce titre, le personnage du curé serait même plus dreyérien que bressonien. Quoi qu’il en soit, ce qui rend Marie et le curé si bouleversant c’est bien, au-delà de la beauté visuelle du film, la manière dont Medveczky arrive à faire ainsi ressortir la détresse du personnage, aidé en cela par le jeu de l’acteur (admirable Jean-Claude Castelli): une première fois, quand, le péché de chair commis, Marie chassée et l’auto-châtiment accompli, le curé dépérit dans son presbytère, désespérant de ne jamais revoir la jeune femme, de plus en plus envahi par le désir — désir éminemment coupable, où se ressent massivement l’angoisse qui lui est associée —, ce que résume ce plan sublime, digne d’un Murnau, peut-être le plus beau de toute l’œuvre de Medveczky, où l’on voit le curé frotter le piano sacrilège (celui sous lequel il a séduit Marie) avec des branches de rosier, puis se mettre à le caresser, comme s’il s’agissait du corps de sa maîtresse; une seconde fois, quand, ayant appris la grossesse de Marie et cherché en vain à marier celle-ci, le curé implore Dieu de le secourir, ne trouve que silence comme réponse, et que la déréliction se transforme en rage, lors d’une séquence assez pasolinienne, à la fois burlesque et tragique, qui nous montre le curé en pleine crise, se débattant dans l’herbe puis frappant les arbres avec un bâton, prélude à son geste final. De la tentation de la chair au meurtre de cette même chair, de la jouissance à la folie, tout est lié dans le film et finit même par se confondre. Or qu’est-ce qui fait le lien entre les différents états affectifs que traverse le personnage sinon son rapport à l’autre, toujours identique, qui passe ici par le regard et où se laissent progressivement deviner les signes de la folie (c’est par ce biais que Medveczky rejoindrait Buñuel). Ainsi la séquence qui suit l’annonce par Marie de sa grossesse, où Medveczky raccorde, gros plans à l’appui et au son d’un métronome, le regard subitement inquisiteur que prennent les personnages du tableau accroché au mur — un triptyque de la Renaissance — avec le regard perdu, contrit et déjà inquiétant du curé. Ou encore, lors du finale, quand le curé conduit Marie en voiture vers le lieu du drame et que tout se lit — la détermination de l’un, l’angoisse de l’autre — à travers les regards échangés dans le rétroviseur de la voiture. Il y a chez Medveczky tout un travail de réverbération qui permet au bout du compte de faire correspondre le geste du meurtrier et celui du prêtre. Derniers plans: la nuit qui tombe, la 4L du curé arrêtée près d’un champ, le bruit assourdissant d’un avion à réaction, un panoramique à 180° découvrant Marie et le curé seuls au milieu du champ; un premier coup de feu, Marie qui s’écroule — plan d’un gris absolu, le manteau de Marie se confondant avec la terre labourée —, le curé qui se précipite sur elle, lui donne l’absolution, porte le coup de grâce, puis sort un couteau, accouche la jeune femme morte (on entend les vagissements), tue l’enfant (les vagissements s’arrêtent) et, mains jointes ensanglantées, se lance dans une prière sans fin. Mystère et sacrements. La puissance de ce finale tient au fait que non seulement le curé reste prêtre jusqu’au bout (Medveczky ne le montre pas mais le "prêtre-meurtrier" aurait aussi baptisé l’enfant avant de le tuer), mais que surtout il se trouve délesté, malgré l’horreur du geste, de sa part de monstruosité, comme si c’était bien le "mal" en lui qu’il détruisait en tuant Marie, comme si c’était bien sa propre image qu’il effaçait en tuant l’enfant (et non le risque que celui-ci lui ressemble), personnage en définitive moins monstrueux que terriblement humain.

Une moto nommée désir.

Si la dimension rituelle est manifeste dans Marie et le curé, à travers tous ces gestes exécutés par le personnage (de la gymnastique matinale dans le jardin au double crime final, en passant par tout ce qui vise chez lui à contrecarrer le désir ou à se mortifier si d’aventure il y a cédé, sans compter ce qui touche directement au sacerdoce), elle se retrouve aussi dans les deux autres films de Medveczky, à commencer par Jeanne et la moto. Car qu’est-ce qu’un rite? C’est d’abord, au-delà de toute considération liturgique, un acte toujours répété. Ce qui fait la force poétique de Jeanne n’est pas tant les métaphores (au demeurant très belles) suggérant l’impuissance du personnage que ce qui inscrit ce dernier dans la répétition. L’ouverture, idyllique, du film — l’homme sur sa moto, la femme assise derrière, filant à pleine vitesse sur une plage — n’est qu’illusion. Dès le plan suivant la moto connaît des ratés et tombe rapidement en panne. Impossible à redémarrer, elle "pourrira" sur le bord de la route. Le verdict de la femme est dès lors sans appel et va poursuivre l’homme tout au long du film: "Tu n’es pas un homme, un homme n’est pas ça... tu t’en fous... un aviateur ressemble à son avion, un ouvrier à sa mobylette, un type bien à sa DS, toi tu ressembles à ta vieille moto crevée..." Si l’homme, ainsi identifié à sa moto, entre par la suite dans la gendarmerie, c’est bien sûr pour pouvoir piloter une nouvelle machine (une superbe BMW), mais il ne se montre pas davantage à la hauteur, se révélant plutôt maladroit et toujours aussi piètre mécanicien. Ce qui se répète ici, c’est bien le ratage (ou pour parler lacanien, l’impossibilité du rapport sexuel). On nous objectera que c’est parce qu’il pense à la femme, pressé qu’il est de la retrouver, qu’il abîme sa moto. Nous répondrons que c’est parce qu’il est dans la répétition de l’échec qu’il ne peut penser à la femme sans perdre le contrôle de sa moto. L’homme ne fait que reproduire invariablement le premier raté (pendant que la femme, elle, se console dans les bras d’un jeune... dépanneur) comme s’il cherchait vraiment à ressembler à sa vieille moto. Désir inconscient qui trouvera son accomplissement dans le finale. L’homme et la femme se sont retrouvés, non pas sur une moto, mais chacun dans leur auto, objet moins phallique, lors d’une séquence peut-être fantasmée qui les voit sur la route, conduisant côte à côte, après que l’homme a rattrapé la femme, puis se tendant la main par la portière — ce qui n’est possible que parce que l’homme conduit à droite! —, un geste qui, là encore, fait perdre à l’homme ses moyens (toujours la répétition), soit un nouveau couac, qui cette fois finit par un crash: une sortie de route, un arbre percuté... et le corps de l’homme à jamais brisé, mais vivant, ce que Medveczky symbolise par des vues fixes de l’arbre, d’abord arraché (l’accident), puis arasé (l’opération), enfin revigoré (la repousse), trois étapes qui préfigurent la scène suivante, qui est aussi la dernière, celle vers laquelle le film tout entier semble dirigé, comme aspiré, d’où son incroyable intensité: la femme en train de se poudrer et répétant le mot "amour"; l’homme, la tête défigurée ("sculptée à la colle Araldite", dit Medveczky dans le documentaire), sanglée et fixée à une tige métallique, essayant de lui répondre — ce sont les premières paroles du film qu’il prononce, hormis celles des contrôles d’identité ("papiers, s’il vous plaît!"), en répétant à son tour, dans une sorte de râlement à peine audible, le mot "amour". La scène se passe dans une chambre à coucher glaciale, que l’on découvre secondairement, en plan d’ensemble, filmé frontalement, tel un cérémonial baroque — et un peu kitsch — évoquant Lynch et Cronenberg, bien sûr, mais aussi Kubrick: la femme est assise sur le lit, l’homme à ses côtés dans un fauteuil roulant; puis la femme sort du champ, revient vêtue d’un manteau de plumes noires, embrasse affectueusement l’homme et quitte la pièce, accompagnée dans son mouvement par un travelling latéral qui vient dévoiler, dans un coin de la pièce, la "moto sculpture" que la femme avait conservée, alors que s’amplifie le bruit des vagues, écho à la scène originelle, Medveczky fusionnant ainsi, à travers ce mouvement de caméra, l’image de l’homme paralysé, harnaché dans son fauteuil, et celle de sa "vieille moto crevée", comme s’il lui tendait un miroir, de la même manière qu’il associait dans Marie et le curé, le geste du prêtre et celui du meurtrier. Finale terrifiant, beau et cruel, qui fait donc aussi correspondre les deux films, le second apparaissant comme une version inversée du premier, mieux: la réponse de Jeanne à la mort de Marie.

La tragédie d'un (jeune) homme ridicule.

Puis vint Paul, dernier film de Medveczky si l’on suit l’ordre dans lequel ses films ont été présentés dans les festivals, si l’on considère surtout la décision de Medveczky d’arrêter par la suite toute activité artistique et de vivre ainsi retranché du monde. Comme s’il n’avait fait que mettre en pratique ce qu’il prônait dans Paul, à travers notamment les rites de la vie communautaire — scènes de cueillette, de repas, de contemplation, etc. —, reproduits individuellement mais toujours en communion avec la nature. A la linéarité des deux précédents films, Medveczky oppose ici une structure beaucoup plus éclatée, sans axe véritable. Le personnage principal y apparaît comme une figure en creux, assez passive, qui ne fait que traverser le film. C’est que Paul n’a pas la fulgurance de Marie et Jeanne. Déjà par sa longueur, mais aussi parce que le film est davantage ancré dans son époque — à travers l’itinéraire de Paul, c’est le procès de la société post-industrielle que fait Medveczky - se révélant plus politique et, de fait, moins poétique (même si la poésie y est encore bien présente) que les courts-métrages qui, eux, ne visaient qu’à exprimer, avec ce que cela suppose d’intemporel, les avatars du désir. Reste que le film est aussi le prolongement des deux autres. Le désir prend ici la forme de l’utopie, l’utopie comme désir contrarié à l’heure du capitalisme tardif. Le jeune bourgeois que joue Léaud atterrit dans une communauté de végétariens mendiants, exemple même de société anticapitaliste (9). Or, telle l’ouverture de Jeanne et la moto, cette communauté n’est qu’un leurre. A l’impossibilité de la rencontre amoureuse succède l’illusion d’une société idéale. C’est que l’utopie est toujours imprégnée d’une vision très archaïque de la société (où l’on rêverait, comme dans l’île de Thomas More, d’un monde sans monnaie ni enclosure). Contraints de transgresser la loi pour se nourrir — en cueillant des champignons dans une propriété privée —, la plupart des membres se retrouvent en prison, alors que leur chef, plus réaliste, et qui, lui, a échappé aux gendarmes, vend sa chèvre pour s’offrir un... bifteck! On peut voir dans cette image du végétarien en train de manger de la viande une forme d’aporie qui est propre à l’utopie (selon Fredric Jameson): le fait qu’en recherchant une seule et unique solution à tous les maux de la société, l’utopie laisse nécessairement le mal, dont les causes n’ont pas été éliminées, occuper par instants le devant de la scène. On peut aussi y voir une forme de prophétie quant à l’évolution idéologique des principaux acteurs de Mai 68 (auquel Medveczky n’a jamais vraiment adhéré), appelés pour la plupart à rentrer progressivement dans le rang. On peut surtout y voir toute l’absurdité du monde moderne (aujourd’hui, on nous présenterait un écologiste roulant en 4X4). Tout aussi absurde, et en même temps extraordinaire, la scène suivante montrant le personnage, sur le chemin du retour, soudainement poursuivi par un sanglier, lui-même poursuivi par des chasseurs (ceux-là même, on l’imagine, qui avaient chassé au préalable la communauté de leurs terres), de sorte qu’on ne sait plus qui, de l’homme ou du sanglier, est vraiment poursuivi. Mais c’est évidemment dans la scène du cylindre que Medveczky rend compte le mieux de l’absurdité du monde. Scène beckettienne par excellence qui voit l’homme pénétrer dans une énorme cuve, une sorte de dépeupleur, dont il fait le tour (panoramique à 360°), d’abord debout, puis à quatre pattes, enfin en rampant. Résumé non pas de sa vie — l’énigme n’est pas œdipienne — mais d’une forme d’existence, comme une "fin de partie". Ce que montre Medveczky, c’est un personnage fuyant le monde extérieur, jugé trop hostile — en cela, la scène prolonge celle du sanglier —, s’enfermant dans un lieu clos, une façon, pense-t-il, d’échapper au destin de Paul qui, lui, trouve refuge avec la femme sur une île déserte, soit toujours le monde extérieur, un monde dépeuplé mais pas pour longtemps car vite rattrapé par la modernité et ses technocrates (les promoteurs). Mais rien n’y changera. L’homme meurt "enterré", comme on enterre ses illusions. Quant à Paul, abandonné à son tour par la femme, partie avec le promoteur, il n’a plus qu’à disparaître. Il n’aura été finalement qu’un témoin, le témoin effacé d’un monde incompréhensible. Sa mort ne peut être que ridicule: une dispute avec la femme, l’homme de main du promoteur qui le corrige trop violemment, et son corps qu’on brûle, comme s’il s’agissait d’un rite expiatoire — le sacrifice de l’idiot —, étape obligée dans la marche folle et de plus en plus inhumaine du progrès. Fin terrible, d’un pessimisme exacerbé — on peut parler de nihilisme — d’autant que cette mort est redoublée par celle de la femme qui, saisie par l’horreur du spectacle, se jette de la voiture du promoteur lancée à toute vitesse. La vue de son cadavre, tête à l’envers, les yeux révulsés, nous rappelle que Medveczky a enfant connu la guerre. Trente ans plus tard, il filme une voiture qui s’enfonce dans le brouillard, capote noire dépliée, tel un voile de deuil, symbole pour l’artiste d’un monde allant à sa perte... (Trafic n°83, automne 2012)

(1) Diourka, à prendre ou à laisser (2012). Initialement le documentaire s’intitulait Diourka, profession Dieu, mais Medveczky préférait Christ d’identité, ce dont la production visiblement ne voulait pas. D’où le titre finalement retenu.

(2) Dans le documentaire, on apprend qu’après Paul Medveczky avait envisagé un nouveau film, Margaret et le veuf, avec sa fille Elisabeth Lafont (la sœur aînée de Pauline) alors âgée de 10 ans, un film écrit avec Roland Topor mais qu’il ne tournera jamais.

(3) Luc Béraud, in Cahiers du cinéma n°213, juin 1969.

(4) Ce même carrelage — des losanges noir sur fond blanc — que l’on retrouve dans Jeanne et la moto, sous la forme de trois plans fixes montrant Jeanne et le jeune mécanicien en train de dormir (après l’amour), les deux corps nus allongés sur le sol.

(5) Sauf que dans la "lettre à Jacques Ledoux" (François Truffaut, Correspondance), dont on peut lire un extrait dans le livret qui accompagne le coffret DVD "Diourka-Lafont" édité en 2012, Truffaut évoque non pas Bresson mais Dreyer.

(6) Medveczky a quitté la Hongrie à l’époque où le pays était en pleine soviétisation, sous l’impulsion de Rakosi, le chef ultra-stalinien du Parti communiste hongrois, éliminant petit à petit, via la "tactique du salami", toute opposition.

(7) Difficile de ne pas voir derrière cet amour, celui de Medveczky pour l’actrice Bernadette Lafont qu’il avait épousée au début des années 60.

(8) Cette vision morcelée du corps revient souvent chez Medveczky. Dans le documentaire de Fredet et Labarthe, le cinéaste raconte que les premières fesses de femme qu’il a vues, lorsqu’il était enfant, c’était à Budapest pendant la guerre: "juste un cul sur un arbre", suite à l’explosion d’une bombe, le reste du corps éparpillé. Image d’horreur et "presque comique, dit Medveczky, à l’origine non seulement de son travail de sculpteur — "c’était des fesses rondes, jolies, un peu comme mes sculptures" — mais aussi de ce mélange de tragique et de grotesque qui caractérise ses films.

(9) Si la communauté du film est d’esprit assez soixante-huitard, elle semble aussi inspirée d’autres types de communautés, plus en rupture encore avec la société, telles les communautés religieuses — on pense à celle de Lanza del Vasto prônant comme ici végétarisme et non-violence — voire les sectes et leurs pratiques pseudo-mystiques.

PS. Diourka Medveczky est décédé le 27 septembre 2018.

12/05/2024

Ida, oh !

 Outrage d'Ida Lupino (1950).

  I. Le vœu à l'Amour.
"Mais voyez encore Ida Lupino renouer avec le style de la Triangle, comme Gide, naguère, renoua avec celui de Mme de La Fayette; les aventures de ses héroïnes (...) me touchent autant que les espiègleries de Bebe Daniels, la grâce mutine de Carol Dempster, elles s’entravent de cruelles étourderies, puis, brusquement, ennuyées de la prudence, elles délaissent toute précaution et se livrent au bonheur d’aimer." (Jean-Luc Godard, sous le pseudonyme de Hans Lucas)

Never FearOutrageHard, Fast and Beautiful... Les avez-vous vus ces petits films réalisés par Ida Lupino, entre 1949 et 1953, et qui traversèrent les années cinquante, les années soixante, les années soixante-dix, dans le plus parfait anonymat (malgré les efforts de quelques "mac-mahoniens", tel Pierre Rissient, pour les sortir de l’ombre), avant d’éclater, au milieu des années quatre-vingt, comme autant de bombes à retardement dans le ciel de la cinéphilie? Les avez-vous vu ces films à la radicalité affirmée, réalisés par une des actrices les plus sensibles d’Hollywood, mais dont on n’imaginait pas qu’en tant que cinéaste elle puisse d’emblée exprimer avec autant de clairvoyance ce qui sera la matière même de son œuvre: la rencontre de la femme et de son désir? Le désir de ses personnages, bien sûr, mais surtout celui de l’artiste, le désir, plus secret, qui poussa une actrice à devenir cinéaste. Que cherchait-elle Ida Lupino qui la fasse ainsi passer derrière la caméra? On dit que c’est faute de se voir offrir les rôles dont elle rêvait — elle se décrivait comme "la Bette Davis du pauvre" qu’elle devint productrice. On dit aussi que c’est faute de pouvoir engager un autre metteur en scène, lorsque l’obscur Elmer Clifton tomba malade au début du tournage de Not Wanted, qu’elle se lança dans la réalisation — elle se décrira alors comme "la Don Siegel du pauvre". La vérité est ailleurs, évidemment.

Et d’abord, qui était-elle Ida Lupino? Elle portait un nom "dynastique", celui d’une grande famille d’acteurs anglais, et un prénom légendaire, homonyme d’un mont célèbre où jadis un éphèbe, trop beau pour rester parmi les hommes, fut "ravi" par un dieu; où surtout un homme, devenu le protecteur des hommes, déclencha la plus homérique des guerres en préférant à la sagesse, qui exclut les débordements, et à la puissance, qui attise haines et jalousies, l’amour de la plus belle des femmes. Autant dire qu’elle était prédestinée Ida Lupino, par ce qui la nomme, à jouer comme à mettre en scène la terrible loi du désir. D’ailleurs, elle commença très tôt dans le métier. Mais au départ, elle n’était qu’une actrice parmi tant d’autres, petite blonde ingénue égarée au milieu des autres blondes, toutes ces blondes — platines, cendrées, dorées ou encore vénitiennes — qui, dans le cinéma américain des années trente, exaltaient leur féminité plus qu’elles ne la questionnaient (c’est pourquoi Katharine Hepburn était rousse, symbole éclatant de sa différence). C’est en brune, et à la Warner, qu’Ida Lupino s’imposa véritablement, au début des années quarante, dans deux films de Walsh, They Drive by Night et High Sierra, et un de Curtiz, The Sea Wolf (un "film à voir d’un œil", selon le jeune Truffaut tant l’actrice lui apparut sensuelle). Encore que si dans le premier elle changeait effectivement de registre — elle jouait le rôle d’une femme sans scrupules, froide et manipulatrice —, c’est dans le deuxième qu’elle révéla pour la première fois cette émotivité toute frémissante, cette exquise fragilité, quasi cristalline, qui caractériseront par la suite la plupart de ses compositions. Le critique Manny Farber écrit que, dans High Sierra, Ida Lupino "travaille près de la caméra et avec circonspection son premier rôle d’héroïne existentialiste maintenu à la juste échelle: elle est très prosaïque, elle tient sa place, et se rétractant en elle-même, elle vole des scènes à un Bogart au mieux de sa forme" (1). "Se rétractant en elle-même", la formule est belle et rappelle d’ailleurs une autre formule de Farber, grand spécialiste du genre, lorsqu’il décrit les entrées de Henry Fonda dans une scène comme celles "d’un homme qui marche à reculons et qui se penche pour échapper à l’attention du public". Ida Lupino et Henry Fonda furent assurément les deux plus beaux "paradoxes" du cinéma américain, mélange de réserve et de détermination — "de négatif et de positif", dirait Farber —, incapables d’occuper le devant d’une scène sans trahir une certaine tension (liée pour la première à son agitation intérieure et pour le second à la raideur de son corps) et, cependant, parfaitement à leur place car concentrant sur eux tous les regards. Chez Ida Lupino, la fébrilité du jeu était ainsi toujours compensée par un faux sentiment d’assurance, rendant les personnages qu’elle incarnait magnifiquement tragiques. Il faut la voir dans Road House de Negulesco en train d’allumer sa cigarette. Un léger tremblement dans le geste, à peine perceptible, donne l’impression d’un danger imminent, comme si elle craignait par ce simple geste de tout faire exploser. Ses plus grands rôles sont tous marqués par cette image de nervosité contenue. Citons, outre les films de Walsh dont le méconnu The Man I Love qu’affectionne tout particulièrement Scorsese et dans lequel elle apporte à son personnage de chanteuse de night-club "toute la richesse de sa pudeur spirituelle", On Dangerous Ground, film somptueux, et lui aussi méconnu, de Nicholas Ray, admirablement servi par la musique, déjà très hitchcockienne, de Bernard Herrmann, où Lupino n’apparaît qu’à la quarantième minute, sous les traits d’une jeune aveugle, troublant par sa seule présence — sa voix n’a jamais été aussi suave et ses yeux aussi mauves, même en noir et blanc — le flic aigri et brutal que joue Robert Ryan.

C’est en 1949, une fois quitté la Warner — qui l’avait suspendue pour avoir refusé… quoi au juste? peu importe, pour avoir dit "non" tout simplement — qu’Ida Lupino franchit le pas. Elle fonda, avec son mari Collier Young, sa propre maison de production, initialement baptisée "Emerald Productions", du nom de sa mère, avant de devenir "The Filmakers". Ce qui frappe dans cette formidable aventure que fut l’expérience de la production, à l’écart des grands studios, c’est d’abord l’esprit de famille qui y régna. Ida Lupino rapporte que sur les tournages tout le monde l’appelait "maman". Non par déférence, elle n’avait pas quarante ans, mais parce qu’elle dirigeait l’équipe avec une telle douceur que cela lui permettait d’obtenir tout ce qu’elle voulait et, plus encore, de créer un climat chaleureux qui ne pouvait que favoriser l’intimisme de ses films. D’autant qu’existait au sein du groupe un vrai noyau de fidèles: la danseuse-actrice Sally Forrest, les comédiens Keefe Brasselle et Edmond O’Brien, le chef opérateur Archie Stout, sans compter bien sûr ceux qui appartenaient à la tribu Lupino: la petite sœur Rita, les maris Collier Young (déjà cité) et Howard Duff (qui lui succéda) — et que dire du rôle confié à Joan Fontaine, nouvelle compagne de Collier Young, dans The Bigamist, choix des plus cocasses lorsqu’on sait que Fontaine et Lupino interprètent dans ce film les deux épouses du mari bigame, joué par Edmond O'Brien. A la différence de son métier d’actrice qu’Ida Lupino avait toujours vécu de façon angoissante, cette nouvelle activité de scénariste-réalisatrice-productrice s’accordait avec son vrai désir: faire des films, autrement dit créer, un désir qui ne pouvait s’accomplir que dans un cadre familier, qu’il soit familial, amical ou même amoureux. On avancera, sans trop se risquer, que le secret de ses films résidait en partie dans cette espèce de "vivre-ensemble" qui entourait leur fabrication. Mais en partie seulement car cela n’explique toujours pas comment elle faisait pour que ces films (style série B), tournés en décors réels, en moins de deux semaines et pour moins de deux cent mille dollars, soient si criants de vérité, si terriblement "vrais" dans la description des personnages, l’analyse de leurs sentiments et l’expression, en quelques gestes parfaitement intégrés au cadre, de leurs motivations les plus profondes.

Certes, cette authenticité, Ida Lupino la devait aussi à la simplicité de ses récits qu’elle exposait sans aucune prétention narrative, comme on relate un fait divers (une jeune fille confrontée à la maternité, une autre, victime d’un viol, une danseuse frappée par la poliomyélite, une joueuse de tennis sous l’emprise de sa mère, des automobilistes terrorisés par un auto-stoppeur, un homme partagé entre deux femmes). Mais elle la devait surtout à la limpidité presque miraculeuse de sa mise en scène. Elle avait su trouver dès son premier film — pour beaucoup le meilleur bien qu’elle ne le signa pas — le ton juste, la bonne distance, le découpage idéal, manifestant une incroyable maturité (c’est peut-être pour cela qu’on l’appelait "maman"), ce qui n’en finit pas d’interroger tant ils sont rares les artistes capables d’atteindre d’entrée toute la plénitude de leur art. Est-ce proprement féminin? On serait tenté de le croire. Comment expliquer autrement une telle perspicacité qui permette à une cinéaste débutante d’aller droit à l’essentiel sans se perdre dans les méandres scénaristiques et le trop-plein stylistique qui siéent au mélodrame, le plus beau mais aussi le plus ingrat des genres cinématographiques? (2) Comment l’expliquer sinon par l’intuition — ce qui n’exclut pas le rôle "formateur" qu’a pu jouer son passé d’actrice, en particulier chez Walsh (le mot intuition vient du latin intueri: "regarder attentivement") —, cette intuition qui, dans le cas d’Ida Lupino, apportait à certains de ses films une force émotionnelle absolument inouïe. Voir le finale de Not Wanted, lorsque Sally Forrest, désespérée, s’enfuit pour se jeter d’un pont, poursuivie par Keefe Brasselle qui, handicapé par sa jambe, ne peut la rattraper et trébuche. Par la grâce d’un plan bouleversant, sans aucun dialogue (Ida Lupino l’aurait supprimé juste avant de tourner la scène), on assiste au plus beau "retournement de situation" qui soit: la jeune femme apercevant l’homme tombé à terre, revient sur ses pas, l’aide à se relever et finit par se jeter... dans ses bras. Voir également, dans Never Fear, la scène où Sally Forrest subit, en pleurs, les premières attaques de sa maladie, s'effondrant comme une poupée de chiffon pendant que son partenaire, insouciant, l'accompagne au piano. Ce ne sont pas seulement ses jambes qui lentement se dérobent, incapables de la porter, c'est un véritable abîme qui s'ouvre à elle, vertigineux, et qu'Ida Lupino traduit admirablement en précipitant le personnage dans les limbes d'un arrière-plan où tout semble s'écrouler (la danse, l'amour, la vie). Voir encore, dans Outrage, la réaction de Mala Powers après le viol, s'aventurant dans la rue, découvrant, hagarde, un monde devenu subitement aussi étrange que menaçant, bien que familier. On pourrait multiplier les exemples dans lesquels Ida Lupino fait ainsi passer une émotion avec le strict minimum, un minimum de mise en scène (un regard discrètement appuyé, un geste délicatement marqué, un cadrage subtilement souligné...) qui suffise à faire vivre intensément une scène, mais sans s'y attarder, échappant — parfois de justesse, c'est aussi cela qui est beau — aux pièges du sentimentalisme. Car, de ses films, on peut dire qu'ils étaient toujours sur la corde raide, en équilibre fragile, entre les lourdeurs du mauvais mélo, celui qui se contente de faire pleurer Margot, et la grâce un peu chichiteuse du film sentimental. Pour autant, ils ne basculaient jamais, ni dans l'un ni dans l'autre. Peut-être qu’Ida Lupino les évitait instinctivement ces écueils, "sentant" les limites au-delà desquelles une scène, et parfois un film tout entier, risquent de sombrer, ici dans le ridicule, là dans la mièvrerie. Peut-être les évitait-elle sciemment, s’approchant au plus près pour rendre l’émotion la plus vibrante possible, en accord avec la soif d’absolu de ses personnages, pour mieux ensuite s'en détourner. Instinct et conscience, il y avait un peu des deux chez Ida Lupino. Ou encore: un mélange d’innocence et de lucidité, de quoi, on l’imagine, déconcerter la critique.

Il faudra donc attendre trente ans (autant dire une nouvelle génération de critiques), et la consécration de femmes cinéastes comme Agnès Varda, Marguerite Duras ou Chantal Akerman, pour que l’œuvre d’Ida Lupino soit enfin reconnue. Une œuvre qui, pourtant, conserve encore aujourd’hui son mystère. A quoi cela tient-il? A son caractère fulgurant — six films en quatre ans? A son éclat longtemps différé — semblable à un astre? Plutôt à l’intensité qui en émanait, cette intensité "scandaleuse" qui reste sans équivalent dans le cinéma. Car — il est temps de l’écrire — il y avait vraiment quelque chose de scandaleux dans les films de Lupino. Moins dans les scénarios — "joliment osés pour l’époque", comme elle le disait elle-même — que dans la manière si personnelle de les transcrire, véritable blasphème à l’égard de la syntaxe. Car pour Ida Lupino, il s’agissait avant tout de faire vivre une histoire, autrement dit de la laisser se dérouler, librement, pour mieux la magnifier à travers les situations de crise (instants de bonheur, de colère ou de désespoir) qui jalonnent toute histoire, et non de la raconter selon les règles habituelles du récit. Cette entorse aux règles — qui n’a rien à voir avec une quelconque maladresse, contrairement à ce qu’avançaient même ses plus fervents défenseurs (3) — a sûrement joué dans l’hostilité que rencontra Lupino en tant que cinéaste. Mais il n’y a pas que cela. Pour atteindre une telle intensité, il ne suffisait pas à Ida Lupino de faire vivre une histoire, il fallait que cette histoire fasse revivre une autre histoire, plus intime, et d’autant plus intime qu’elle touchait à son propre désir (sauf peut-être pour The Hitch-Hiker, film moins personnel en apparence). Le scandale est bien là, et on comprend pourquoi la plupart des critiques n’ont pas vu — ou n’ont pas voulu voir — ce qu’il y avait de nouveau dans ses films, dénonçant son incapacité à raconter une histoire, une manière détournée pour condamner en fait cette envie chez elle d’exprimer, sinon de confesser (d'où l'usage fréquent de la voix intérieure), des choses plus secrètes. Et pour le coup, passant à côté du vrai sujet, celui qui donnait à tous ces films, surtout ceux interprétés par Sally Forrest, des allures d’autofiction.

Or, ce que l'on refusait à Ida Lupino, on l'avait pourtant accepté avec Stromboli de Rossellini, sorti la même année que Not Wanted. La comparaison entre les deux films est instructive. On peut considérer Not Wanted comme la face cachée de Stromboli, son versant obscur. Le film de Rossellini évoque, on le sait, la passion d'Ingrid Bergman, sacrifiant sa gloire hollywoodienne pour suivre le réalisateur italien, passion extrême qui la conduit au bord du gouffre amoureux (ici le cratère du volcan) où elle s'abandonne totalement et si intensément qu'elle croit mourir. La dimension mystique que confère Rossellini à cette passion rend le film magnifique, élevé ainsi au rang d'œuvre d'art (digne du Bernin). Chez Lupino, nulle élévation mystique. On reste dans la brutalité des faits, malgré les envolées lyriques. Ce que donne à voir Not Wanted, c'est le désir dans sa dimension horrifiante — "la tête de Méduse", disait Freud —, ce désir féminin trop monstrueux pour l'aborder de front, d'où le recours au mélodrame. Il n'empêche, l'intensité des deux films est égale. Pourquoi le premier trouve-t-il écho auprès de la critique, une fois celle-ci "convertie" (à la suite de Rohmer) aux valeurs de grandeur qu'il véhiculait, et pas le second? Est-ce parce que chez Rossellini le désir féminin se trouve sublimé (conformément aux règles de l'art), alors que chez Lupino il apparaît à l'inverse, puisque envisagé du point de vue de la femme, comme démythifié? C'est fort possible. Surtout si l'on considère qu'en "démythifiant" ce désir, qui déjà met à distance, Ida Lupino s'avançait en terra incognita (nous sommes, rappelons-le, en 1950), ouvrant une sorte de no man's land des passions qu'aucun critique de l'époque — hormis Godard — n'était à même d'entendre. On ne s'aventurera pas plus avant. Disons simplement que l'indifférence qui accueillit les films d'Ida Lupino dissimulait bien une forme de rejet (d'effroi pour certains) devant l'émergence de ce qui aurait dû rester caché, rejet d'autant plus massif que la part autobiographique y était manifeste — sans qu'il soit nécessaire de l'élucider. Car derrière tous ces personnages meurtris, apprenant à vivre avec leur blessure — donc réapprenant aussi à aimer —, c’est évidemment Ida Lupino qui se dévoilait, l’artiste mais surtout la femme, Ida Lupino et son besoin éperdu d’amour, seule explication (dans la mesure où, de toutes, c’est encore celle-ci qui paraît la moins hasardeuse) à la justesse des portraits qu’elle brossait, pudiques et en même temps sans concession, et à la richesse émotionnelle, merveilleusement dosée, qui s’en dégageait.

Ce qu’il y avait de nouveau dans les films d’Ida Lupino, rompant avec le classicisme des années cinquante sans annoncer, pour autant, les audaces esthétiques de la décennie suivante (car situés au-delà — ou plutôt en deçà — du traditionnel débat entre classiques et modernes), n’était donc que cela: une façon délicate d’aborder les choses les plus "terrifiantes" — de la grossesse non désirée aux sacrifices de la vie conjugale, en passant par l'infirmité, le viol ou encore le ravage de la relation mère-fille —, une manière élégante d’approcher ce désir infini qui est propre à la femme. Pour l’avoir exprimé ce désir, certes avec discrétion mais sans les conventions (cinématographiques) d’usage, Ida Lupino ne pouvait que rencontrer l’incompréhension. Pire: elle s’exposa à un long purgatoire. C’est que l’actrice ne s’était pas seulement affranchie du système, en créant sa propre maison de production puis en devenant elle-même cinéaste, ce qui lui aurait été (à moitié) pardonné, elle avait franchi l’infranchissable en laissant entrevoir, à travers le destin tourmenté de ses héroïnes, ce que c’est qu’être une femme. Et ça, c’était impardonnable...

Epilogue. L’aventure des Filmakers prit fin en 1955. L’échec des derniers films (dont Private Hell 36 de Don Siegel) que la compagnie avait décidé — contre l’avis d’Ida Lupino — de distribuer elle-même, précipita sa faillite. L’occasion était trop belle de faire rentrer l’intrépide Lupino dans le rang. Elle ne tournera plus que pour la télévision, réalisant d’innombrables séries, essentiellement des westerns et des policiers, sans pouvoir filmer la moindre histoire d’amour (la revanche des hommes est implacable!). En 1966, pourtant, elle reviendra au cinéma pour ce qui sera son dernier film, The Trouble With Angels, une comédie "sans hommes" au scénario plutôt édifiant — c’est l’histoire de deux adolescentes facétieuses qui découvrent, dans le pensionnat où elles ont été envoyées, la beauté de la vie religieuse — et qu’elle seule pouvait traiter avec autant d’intelligence. Mais ce qui restera pour moi le meilleur souvenir d’Ida Lupino après la disparition des Filmakers, c’est assurément son rôle de sob-sister dans While the City Sleeps de Fritz Lang. De façon très troublante, le film fait écho aux propres films de Lupino, voire à Lupino elle-même. Coïncidence sans doute, mais qu’il me plaît d’interpréter comme une véritable mise en abyme de son œuvre. Pas seulement parce qu’on y retrouve Sally Forrest, son actrice fétiche. Pas seulement parce que la fameuse séquence où Ida Lupino tente vainement de séduire un Dana Andrews complètement ivre renvoie à la scène de Never Fear, lorsque sa sœur Rita attire chez elle Keefe Brasselle avant que celui-ci ne s’écroule sous l’effet de l’alcool. Mais parce qu’Ida Lupino porte ici tout le poids de son expérience de cinéaste, loin des personnages frêles et angoissés qu’elle interprétait dans les années quarante, se révélant à la fois maternante, comme elle l’était dans sa manière de filmer, et mélancolique, comme si elle savait, au fond d’elle-même, que plus jamais elle ne réaliserait de films. Du moins… tels qu’elle le désirait. (version remaniée du texte paru dans La Lettre du cinéma n°31, octobre-novembre-décembre 2005)

(1) Manny Farber, Espace négatif, éd. P.O.L., 2004.

(2) Art de tous les excès, célébrant les passions les plus folles à travers les situations les plus invraisemblables, le mélo n'est lui-même convaincant que dans l'exacerbation de ses formes — que celles-ci touchent au sublime (Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk...) ou qu'elles versent dans un baroque délirant (Gance, Matarazzo...) — et s'accommode mal des mises en scène trop sages. Le génie d'Ida Lupino réside justement dans le dépassement de ce dilemme: faire des mélodrames intimistes sans pervertir le genre.

(3) Ainsi Michel Mourlet, soulignant les "évidentes maladresses techniques, de découpage et de mise en place" des films de Lupino tout en les comparant à ceux de Losey, ce qui, de la part d’un "mac-mahonien", était bien sûr le plus beau des compliments.

II. My own private Ida.

Ecrire sur des films vus il y a déjà longtemps est un exercice à la fois périlleux et merveilleux. Périlleux, parce qu’on travaille alors sur un matériau fragile — fragments d’images, bouts de récits, coulées d’émotions — où, bien souvent, ce qui persiste du film est plus l’impression ressentie lors de sa vision que le film lui-même. Merveilleux, parce qu’on s’appuie malgré tout sur la trace laissée par un film, mélange de souvenirs et de réminiscences, sinon de purs fantasmes, empreinte faite de climats et de couleurs, gravée au fond de notre mémoire et, dès lors, moins sensible aux effacements du temps. Reste que parfois il est bon de revoir les films, autant par souci de rigueur que pour réactiver le processus: réalimenter la machine, nettoyer les circuits..., pour retrouver la trace originelle, l’éclat de la première fois. Le dernier festival d’Amiens (1) fut ainsi l’occasion de revoir certains films d’Ida Lupino — et de découvrir les autres que je désespérais de voir un jour —, occasion que tout cinéphile ne pouvait manquer, qu’il soit ou non lupinien, tant ces films sont rares, quasi invisibles [du moins à l'époque où ce texte fut écrit], faisant de chacune de leurs projections un événement, mieux: un miracle, où le sentiment éprouvé serait celui de la révélation, le sentiment d’assister à quelque chose que l’on croyait perdu et qui, subitement, là sous nos yeux, ressurgirait, brouillant notre regard d’un petit voile lacrymal.

La première chose qui frappe lorsqu’on revoit les films d’Ida Lupino, surtout les trois premiers (Not WantedNever FearOutrage), c’est l’espèce de beauté virginale qui s’en dégage, une sorte de blancheur, assez mystérieuse, imprégnant les films d’une véritable aura. En cela, l’œuvre de Lupino semble bien s’enraciner dans le cinéma muet des années 20 et non dans le cinéma social produit par la Warner dans les années 30, comme on l’avait un peu trop rapidement avancé (la filiation entre les films joués par Ida Lupino et ceux qu’elle réalisa par la suite apparaît finalement assez mince). Godard, qui bien avant les mac-mahoniens fut le premier à crier son admiration pour le cinéma de Lupino, avait donc raison lorsqu’il rapprochait le style de celle-ci de celui de Griffith. Pour preuve, la séquence dans Outrage où l’on voit Mala Powers s’enfuir, affolée, après avoir assommé lors du bal l’homme qui cherchait à flirter, réactivant en elle le traumatisme du viol subi au début du film. Elle se précipite d’abord vers l’objectif, comme si elle voulait se blottir dans les bras de la réalisatrice, puis s’en éloigne, dévalant les routes, traversant les champs, dans une succession de plans larges, plus magnifiques les uns que les autres, avant de s’effondrer, épuisée, au pied de l’arbre où venait se réfugier, enfant, le jeune pasteur lorsqu’il avait fait une bêtise. C’est bien Griffith, le Griffith de Way Down East, qui est convoqué ici (certains y verront Sjöström, ce qui n’est pas faux non plus). Voir aussi la fin de Never Fear, quand Sally Forrest quitte le centre de rééducation et qu’elle aperçoit sur le trottoir Keefe Brasselle l’attendant, une fleur à la main. C’est à Chaplin cette fois que l’on pense, à City Lights bien sûr, film qui appartient encore à l’art du muet, bien que sonorisé. D’ailleurs, c’est un peu ce qui définit les premiers films de Lupino: du muet sonorisé, parfois même terriblement sonore. Never Fear est sur ce point caractéristique, qui "voit" la musique céder souvent à l’emphase mélodramatique. Or cet excès, loin de pénaliser le film, vient au contraire, et paradoxalement, lui conférer un supplément d’âme, celui justement des films muets, à la manière, là encore, des films de Chaplin. Ce que l’on pourrait dire également des autres "effets" chez Ida Lupino, ceux purement cinématographiques (effet de flou, jeu sur la profondeur de champ...) dont elle usait sans abuser lors des scènes de trauma (accouchement, attaque de paralysie, viol...), ces petites intempérances au niveau de la forme, pour traduire les blessures du réel, et qui n’avaient rien de démesuré — contrairement à ce que soutenait Rivette — tant le cinéma de Lupino est marqué au sceau de l’évidence. Un cinéma que je qualifierais volontiers d’élémentaire, mais dans tous les sens du terme, à la fois primaire et fondamental, basique et essentiel, liminaire et définitif. Un cinéma dont les effets, pour le coup, s’avèrent impossibles à définir avec certitude: faut-il y voir l’abc du métier — une sorte de b.a.-ba des effets au cinéma —, l’enfance de l’art ou sa cristallisation en quelques plans d’une parfaite transparence? Des effets qui, en tous les cas, étaient animés par un vrai désir, toujours le même, celui de faire "parler" les images. La force du cinéma de Lupino réside bien, en premier lieu, dans ce pouvoir accordé aux images, ce que la cinéaste reconnaissait elle-même en se déclarant "contre les dialogues". C’est tellement vrai que les scènes les plus bavardes dans ses films, les scènes qui se passent dans un bureau de police ou au tribunal, seule trace finalement de son passage à la Warner (à relativiser toutefois: les scènes sont beaucoup moins didactiques chez Lupino), seraient aussi les plus faibles.

Mais si le cinéma d’Ida Lupino s’origine dans le muet, il ne se réduit pas non plus à cela. Prenez dans Outrage l’autre grande séquence du film, celle du viol, tournée elle aussi sans dialogue. Moins expressionniste que véritablement langienne, la séquence évoque par sa construction M avec ces cadrages en plongée sur des espaces désaffectés, faits de lignes et de blocs, qui emprisonnent le personnage suivant un mouvement crescendo, lui-même ponctué par la stridence d’un klaxon — ironie suprême, c’est la jeune fille qui sifflote au début de la scène et non son agresseur, contrairement au film de Lang — et brutalement interrompu par la fermeture d’une fenêtre qu’un travelling arrière et ascendant est venu dévoiler. Or ce dernier mouvement n’est pas langien à proprement parler, il serait plutôt fordien: le travelling arrière comme geste de pudeur (devant l’horreur de l’acte), que l’on retrouvera... quinze ans plus tard dans le finale de Seven Women, et le travelling ascendant comme geste de surpassement, conférant à la scène une dimension sacrificielle (le sacrifice de la jeune fille, offerte aux instincts d’un homme que la société a déjà puni mais n’a pas su guérir — c’est le film qui le dit), rappelant cette fois le finale de Mary of Scotland, réalisé... quinze ans plus tôt. Et ce n’est pas tout. J’ai parlé plus haut de correspondances possibles entre les films de Lupino et ceux de Rossellini tournés avec Ingrid Bergman, comme par exemple Stromboli. On pourrait également évoquer Tourneur par cette manière qu’a Ida Lupino de conduire un récit ou encore Cassavetes par sa façon d’inscrire un personnage dans le décor d’une grande ville, anticipant le cinéma faussement documentaire de l’école new-yorkaise. Bizarrement, alors que l’on s’accordait jusque-là à reconnaître chez elle surtout l’influence de Walsh (à partir de critères il est vrai plus biographiques qu’esthétiques — si la forme est souvent celle du film noir, est-elle spécifiquement walshienne?), il apparaît que c’est aussi à d’autres cinéastes que son œuvre renvoie, des cinéastes très différents les uns des autres et dont, pour la plupart, Ida Lupino ne connaissait pas, ou ne pouvait pas connaître, le travail. Elle-même se plaisait à dire que ses connaissances tenaient "sur une tête d’épingle", sans qu'on sache d’ailleurs si elle parlait de cinéma ou de culture en général. Qu’en déduire, si ce n’est la position à la fois centrale et périphérique — donc totalement inassignable — d’Ida Lupino dans l’histoire du cinéma, carrefour "inconscient" des multiples courants qui ont traversé le cinéma, des origines à, disons, la Nouvelle Vague. Pour autant, il ne s’agit pas de voir en elle on ne sait quel chaînon manquant entre classicisme et modernité. Sa position, qui finalement n’en est pas une, nous montre avant tout le caractère unique d’une œuvre, absorbant des pans entiers de l’histoire du cinéma, passés comme à venir, sans que cela change quoi que ce soit au cours de l’histoire. De sorte qu’il n’existe, à l’inverse, aucun cinéaste dont on peut dire qu’il est lupinien. Le cinéma de Lupino est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse s’en réclamer. Il embrasse tout le cinéma, il l’embrase même. Et on ne m’enlèvera pas de l’idée que ce pouvoir d’embrasement, Ida Lupino le devait autant à ses conceptions d’artiste — au demeurant hors pair, elle était aussi musicienne — qu’à ses convictions de femme. Le vrai mystère Lupino, qui rend son œuvre élémentaire et immense à la fois, c’est que chez elle il est impossible de dissocier ce qui relevait d’une attitude purement artiste de ce qui appartient réellement à la position féminine. Cela tient peut-être à l’étrange alchimie qui existe dans ses films entre l’audace des sujets et l’élégance de leur mise en scène, mais surtout à la puissance créatrice d’une artiste, réinventant ni plus ni moins le cinéma, au sens où elle ne cherchait ni à imiter ni à innover mais simplement à retrouver l’émotion du geste créateur, dévoilant ainsi ce qu’il en est du désir — de l’artiste comme de la femme —, et ce, quelles que soient les formes (muet/parlant, mélodrame/film noir, classique/moderne...) que ce geste épousait, sans le savoir.

Ce minimalisme grandiose chez Ida Lupino, on le retrouve dans la structure de ses récits, d’une simplicité confondante, presque arithmétique, et en même temps d’une portée sans limites. C’est manifeste dans les premiers films: une jeune femme subit un choc (un premier amour qui tourne mal, une attaque de poliomyélite, un viol), aux conséquences terribles (une grossesse non désirée, une carrière brisée, un mariage impossible), la poussant à fuir pour trouver refuge en un lieu (une institution pour mères célibataires, un centre de rééducation pour paraplégiques, un petit village uni autour de son pasteur) où elle pourra se reconstruire psychiquement et physiquement, avant de repartir puisque la "vraie vie" est, lui dit-on, à l’extérieur, là où l’attend celui qui l’aime. Si le récit se développe de manière linéaire et somme toute logique, le refuge étant la réponse adaptée, voire pragmatique, au traumatisme et à ses répercussions, le dernier mouvement est, lui, beaucoup plus complexe. Dans Not Wanted, Sally Forrest doit passer par la prison (pour avoir enlevé un bébé), bénéficier de la clémence du juge et surmonter son désespoir, avant de rejoindre l’homme qui l’a toujours aimée. La fin n’est qu’un compromis: celui dont elle tomba amoureuse, l’artiste sans attaches qui l’avait séduite puis abandonnée (histoire classique), est en partie oublié, mais si elle accepte d’aller vers l’autre, ce n’est pas parce qu’elle l’aime véritablement (elle apprendra peut-être à l’aimer), mais parce qu’il représente l’antithèse du premier et qu’à ce titre il lui assurera une certaine stabilité, soit le modèle parental qu’elle voulait fuir au départ. Dans Never Fear, c’est bien celui qu’elle aime que Sally Forrest retrouve à sa sortie de l’institut. Pourtant, là aussi, la fin est un compromis: l’homme qui l’attend n’est plus celui du début. Si elle a pu progressivement quitter sa chaise roulante, abandonner ses béquilles et, on l’espère, remarcher normalement, rien ne dit qu’elle pourra danser de nouveau. L’homme qu’elle retrouve à la fin, avec sa petite fleur et son air benêt, c’est peut-être son futur mari, le futur père de ses enfants, mais pas le séduisant danseur, le complice des premières heures avec qui elle partageait désir et passion (il a, entre-temps, trouvé une autre partenaire). Dans Outrage, Mala Powers, après avoir écorché au piano quelques notes de musique, vient s’agenouiller aux pieds du pasteur, assis dans son fauteuil, scène qui renvoie à la séquence de l’arbre et où Ida Lupino conjugue dans le même plan la loi morale, représentée par la figure paternelle du pasteur, le principe de loyauté, symbolisé par son image d’homme juste (c’est lui qui a obtenu par son plaidoyer l’abandon des poursuites à l’encontre de la jeune fille), et surtout l’impossible rapprochement qui existe dorénavant entre le personnage féminin, à jamais meurtri, et l’homme, tout homme, quel qu’il soit. L’amour qu’éprouve la jeune femme pour le pasteur (le seul qui la comprenne) n’est possible que parce qu’il est exempt de toute sexualité, ce qui permet à ce dernier de lui prendre la main, de la serrer dans ses bras, et même de l’embrasser (sur le front). Mais le fiancé, qu’elle est censée retrouver par la suite, pourra-t-il se satisfaire de rapports si platoniques? Dans Hard, Fast and Beautiful (qui est l’adaptation d’un roman), la fin est tout aussi ambiguë. Ce qui servait d’exposition dans les films précédents — l’innocence originelle du personnage féminin —, se trouve ici déployé sur toute la première partie (l’ascension d’une championne de tennis dans un milieu rongé — déjà — par l’affairisme), le film ne commençant, pour ainsi dire, qu’à partir du moment où Sally Forrest prend conscience qu’elle est "exploitée" par sa mère (et son coach). Le match n’est pas tant alors sur le court qu’à l’extérieur, dans les coulisses, entre la mère (Claire Trevor prodigieuse) et sa fille, Ida Lupino mettant en scène ce que Lacan appelait le "ravage" de la relation mère-fille, cette relation passionnelle dont l’issue, toujours différée (d’où finalement le long développement de la première partie), ne peut être qu’une rupture. La fin est sublime, comme toujours chez Lupino, qui montre la mère, seule au milieu des gradins, après que sa fille lui a remis la coupe qu’elle vient de gagner, accompagnant son geste d’un méprisant: "Tiens, tu l’a bien méritée". Le fiancé est là cette fois (c’est le même que dans Outrage), prêt à ramener "sa" championne à la maison. Mais pour lui offrir quoi? La même vie ennuyeuse dont a cruellement souffert la mère, petite vie bien rangée où toute ambition serait elle aussi rangée, au fond des placards, où l’on ne "jouerait" plus que le dimanche, au tennis en l’occurrence, et encore, pour laisser gagner les autres.

Comme on le voit, les jeunes héroïnes d’Ida Lupino font l’épreuve de leur incomplétude, à travers les différents traumatismes qu’elles subissent, de cette incomplétude qui les fait tant souffrir mais avec laquelle elles doivent apprendre à vivre. Encore qu’Ida Lupino ne nous dit pas si cette "acceptation" finale est le résultat d’une transformation progressive du personnage, que d’autres appelleront maturité (la compréhension que la vie, c’est avant tout fonder un foyer, avoir des enfants, etc.), ou la marque d’une certaine résignation (l’impossibilité au bout du compte d’échapper au modèle parental). Autrement dit, l’aspiration au bonheur connaît-elle des limites qu’on ne saurait franchir, ou n’est-elle qu’une chimère dont il faut, tôt ou tard, s’affranchir? Quelle que soit la réponse, il apparaît surtout que ces héroïnes n’accèdent pas, à la fin de leur itinéraire, à un stade supérieur. C’est pourquoi on ne peut parler chez elles d’initiation, comme beaucoup l’ont fait. L’initiation, même dans sa version moderne, dégradée, suppose toujours un passage qui permette à l’individu de passer d’un état à un autre, plus élevé. Dans l’initiation, la souffrance fait partie du rite, elle assure la transformation du sujet. C’est par le traumatisme du passage que le sujet advient, différent. Tel n’est pas le cas de l’héroïne lupinienne: le chemin emprunté — ce trajet en forme de boucle, où le personnage fuit un modèle, celui des parents, pour finalement le retrouver — ne lui permet pas de s’élever véritablement, mais d’éprouver simplement ce manque qui lui est propre. Certes, la société, à travers ses différentes structures, évite le pire en maintenant l’individu en détresse dans le lien social, mais ce lien est fragile et souvent transitoire. Il faut autre chose, qui ne relève ni de la communauté des hommes ni de la volonté individuelle, mais de l’autre, pour que le sujet fasse l’expérience de son manque. Dans le finale si bouleversant de Not Wanted, qu’est-ce qui arrête Sally Forrest dans son élan suicidaire, si ce n’est la compréhension soudaine par la jeune femme que celui qui est là, à terre, frappant le sol de ses poings, ne peut vivre sans elle. Par ce geste, qui conjoint rage et désespoir (et que reproduira d’ailleurs Sally Forrest dans Never Fear), l’homme exprime autant son amour que son refus d’être abandonné. En inversant les rôles, il permet à la jeune femme de trouver in extremis sa place dans le dispositif amoureux. La question n’est donc pas tant pour la femme de se "libérer" (on ne saurait grossir exagérément la portée sociologique des films de Lupino) que de se situer idéalement par rapport à l’homme (discours qui, on le comprend, ne pouvait qu’agacer les féministes les plus engagées). Il y a là en définitive une démarche plus dialectique qu’initiatique, où l’autre apparaît moins comme l’objet aimé, inaccessible, que comme un substitut au manque, ce à quoi l’héroïne finit par se raccrocher à défaut de s’identifier. Pour Ida Lupino, le plus important n'est pas que la femme soit l’égale de l’homme (en cela, elle n’est pas féministe), mais qu’il existe un équilibre entre les deux (ce qui fait qu’elle n’est pas non plus anti-féministe). Et le meilleur équilibre, c’est quand l’homme vient combler, par son amour, ce qui peut manquer à une femme: un enfant dans Not Wanted (l’homme est un éclopé qui joue encore aux trains électriques), des épaules solides dans Never Fear (c’est le sens du dernier plan qui voit l’homme se substituer, en recueillant la femme dans ses bras, à la canne que celle-ci abandonne).

Not Wanted et Never Fear se concluent ainsi de façon symétrique — c’est la femme qui soutient l’homme dans le premier, et l’inverse dans le second —, les deux films formant une sorte de diptyque. Mais pour les autres? Dans Outrage, les retrouvailles entre Mala Powers et son fiancé restent hypothétiques, Ida Lupino préférant conclure sur l’image du pasteur resté seul. La fin de Hard, Fast and Beautiful n’a rien d’un happy end non plus, et il n’est pas sûr, on l’a vu, que le sort de Sally Forrest soit plus enviable que celui de sa mère, abandonnée de tous. Il est d’ailleurs symptomatique que ces deux films se terminent sur un personnage esseulé. Aux couples "raccommodés" des deux premiers films, Ida Lupino oppose dans Outrage et Hard, Fast... la solitude d’un homme, le pasteur, et celle d’une femme, la mère. Comment l’interpréter? Ces deux personnages ne font-ils qu’asseoir le bon déroulement de l’Œdipe, à travers l’amour qu’éprouve une fille pour son père — ou toute autre figure équivalente — et le rapport pour le moins conflictuel qu’elle entretient avec sa mère? Jouent-ils simplement le rôle de médiateur dans la mécanique si complexe du désir, étant entendu que l’objet du désir est toujours celui d’un "autre" que le sujet admire, envie ou bien hait farouchement? Pas seulement, car en assurant la fin du récit, ces personnages acquièrent aussi une sorte de plus-value narrative. Ils se révèlent chacun, et après coup, comme le personnage central du film (à ne pas confondre avec le personnage principal qui reste évidemment l’héroïne), celui autour duquel s’est organisé le récit, soit pour favoriser le retour de la jeune femme à la norme (le pasteur), soit au contraire pour l’en écarter (la mère). Figures œdipiennes, médiateurs du désir, moteurs fictionnels, les deux personnages sont tout ça à la fois. Mais ce sont aussi de vrais personnages, en l’occurrence tragiques, portant en eux tout le poids du drame qui les accompagne (l’homme a un temps perdu la foi, la femme n’a jamais pu concrétiser ses désirs), de sorte que le "recadrage" final donne à leur solitude des allures de déréliction. On ne comprend pas très bien, en effet, cette mission que le pasteur dit devoir accomplir et qui ne lui permettrait pas de garder la jeune femme près de lui (puisqu’il est justement pasteur et que vivre avec une femme n’est pas incompatible avec les devoirs de son ministère). On ne comprend pas non plus cet acharnement chez la mère à demeurer dans l’ombre de sa fille, se contentant de vivre par procuration la réussite de celle-ci, sans chercher à s’épanouir elle-même (puisqu’elle est encore jeune et belle et que rien ne lui interdit de refaire véritablement sa vie). Ou plutôt, on ne le comprend que trop bien. Quelque chose résiste en eux, de trop longtemps refoulé, pour qu’ils puissent saisir la chance que leur offrent, là, une jeune femme égarée, là, le talent de sa propre fille. Il y a une forme de masochisme chez le pasteur à laisser partir la jeune fille, comme chez la mère à ne pas vouloir qu’elle parte, sachant dans les deux cas qu’ils finiront seuls et ne pourront qu’en souffrir. Amour trop charitable dans Outrage, trop possessif dans Hard, Fast and Beautiful, on peut voir l’épilogue de ces deux films comme l’antithèse de ce qu’avançaient Not Wanted et Never Fear dans leur finale.

Il y aurait donc un mouvement dans l’œuvre d’Ida Lupino (comme dans toute œuvre, d’ailleurs) qui verrait les films se répondre en écho: Outrage serait la réponse à Not Wanted — dans les deux films, la ville que quitte au début l’héroïne porte le même nom: Capitol City — à travers la question du désir sexuel; Hard, Fast and Beautiful serait, lui, la réponse à Never fear à travers la question plus générale de l’ambition. Quant à The Bigamist, il serait la réponse à tous les films, y compris The Hitch-Hiker (2). Ah, The Bigamist! Ce n’est peut-être pas le plus émouvant de tous les films de Lupino (encore que le regard d’Edmond O’Brien, aussi déchirant que déchiré...) mais c’est assurément le plus parfait. Ida Lupino y reprend la construction en flash-back de Not Wanted: un homme raconte à un enquêteur, qui a découvert son "crime", comment il en est arrivé à épouser deux femmes. Les fameux déplacements géographiques qui caractérisaient jusque-là les films de Lupino — et trouvaient leur point d’orgue dans The Hitch-Hiker, véritable road movie — se réduisent ici à de simples allers-retours entre San Francisco et Los Angeles. Soit les deux foyers entre lesquels l’homme doit constamment naviguer. Car bien sûr il y a deux femmes dans The Bigamist: d’un côté, Joan Fontaine, la blonde ambitieuse qui a fini par faire passer sa carrière avant son rôle d’épouse et de mère (ne pouvant avoir d’enfant, elle souhaite après huit ans de mariage en adopter un), ce qui nous renvoie aux héroïnes de Never Fear et de Hard, Fast and Beautiful; de l’autre, Ida Lupino, la brune plus modeste dont on devine les blessures secrètes, rappelant les personnages meurtris de Not Wanted et d’Outrage, et qui aspire enfin à fonder une famille (elle ne tarde pas, elle, à tomber enceinte). La maturité qu’on cherchait à tort dans le finale des précédents films serait donc plutôt dans The Bigamist, le dernier film qu’Ida Lupino réalisa pour les Filmakers. Pour autant, la fin n’est pas plus explicite. Au contraire même, au point de laisser le film littéralement en suspens. Comme dans Outrage et Hard, Fast...The Bigamist se conclut sur la solitude d’un personnage. Sauf qu’ici, il s’agit non seulement du personnage central mais aussi du personnage principal. Autant dire que ce personnage ne peut être que l’organisateur de sa propre fiction (normal, il est bigame et vit en permanence dans le mensonge). Le film est ainsi dédoublé en deux parties bien distinctes, la séparation des deux par le héros assurant la solidité de l’artifice. Les deux femmes s’opposent mais Ida Lupino, elle, ne les oppose pas, jouant plutôt sur leur complémentarité. Car si c’est l’ambition, l’intellectualisme et une certaine sophistication chez la première femme qui poussent l’homme à en épouser une seconde, en tout point différente, cette dernière ne se substitue pas à la première, chacune ne faisant qu’apporter à l’homme ce que l’autre ne peut lui offrir. C’est pourquoi il aime pareillement ces deux femmes, lesquelles d’ailleurs le lui rendent bien. Mais ce qu’il aime plus que tout, c’est la "femme" que représentent les deux réunies, une sorte de femme-toute, femme qui évidemment n’existe pas. C’est ce tout de la femme, impossible, qui fait "trou" pour le héros lors du procès lorsqu’il voit à la fin les deux femmes ensemble. Il semble égaré (on n’est pas sûr qu’il entende réellement ce que lui dit le juge, se refusant à le condamner puisqu’il l’a déjà été en ayant tout perdu et qu’on ne condamne pas deux fois un homme pour la même faute), face au vide que constituera désormais sa vie, mais aussi pétrifié, devant ce qui lui apparaît là, soudainement, par l’intermédiaire des deux femmes: le réel de son fantasme — la femme idéale —, la fusion de deux réalités qu’il avait jusqu’à présent soigneusement dissociées, quelque chose en définitive qui ne peut que le précipiter dans un abîme terrifiant.

Reste une interrogation. Comment interpréter le fait qu’Ida Lupino tienne elle-même le rôle d’une des deux épouses dans The Bigamist? Choix purement "économique" ou volonté d’affirmer un point de vue? La question mérite d’être posée d’autant qu’ici la part autobiographique du film est renforcée par la présence de Joan Fontaine qui, à l’époque, était l’épouse de Collier Young, co-scénariste et co-producteur du film, et lui-même ancien mari d’Ida Lupino (3). On peut même aller plus loin en ajoutant qu’Ida Lupino s’était de son côté remariée (avec l’acteur Howard Duff) et qu’elle venait d’être mère d’une petite fille (on voit toute la famille dans Private Hell 36 de Don Siegel). Une part autobiographique qui d’ailleurs ne concerne pas que ce film. C’est toute l’œuvre de Lupino qui est placée sous le signe de l’autobiographie, tant les blessures de ses héroïnes font écho à ses propres blessures. Dans l’entretien qu’il a accordé pour le festival d’Amiens, Pierre Rissient rapporte que, selon Howard Duff, "l’une des raisons pour lesquelles Ida Lupino était une personne meurtrie, c’est qu’elle aurait été, à l’âge de dix-huit ans, très amoureuse de Lewis Milestone [elle joua dans Paris in Spring et Anything Goes] qui était — malheureusement — marié". On sait par ailleurs qu’Ida Lupino fut elle-même victime de poliomyélite dans sa jeunesse. Et l’on veut bien croire que le portrait qu’elle dresse dans ses films du couple parental (père bienveillant mais souvent dépassé, mère très présente et parfois possessive) soit à l’image de ses parents. Amours impossibles (l’artiste dans Not Wanted, le pasteur dans Outrage...), corps "martyrisé" (la polio, donc, dans Never Fear), refus du modèle parental, etc., autant d’épreuves qu’Ida Lupino (mais aussi toute jeune fille, non?) a dû surmonter dans sa vie à défaut de pouvoir les effacer. Vu sous cet angle, le parcours de Sally Forrest dans Hard, Fast and Beautiful peut être comparé à celui de Lupino actrice, bataillant pour décrocher des rôles (l’entraîneur du film s’apparente pour beaucoup à un agent artistique), supportant de moins en moins les contraintes du système, au point finalement de s’en détacher. Aussi, et pour enfin (ne pas) répondre à la question, on dira simplement du rôle qu’interprète Ida Lupino dans The Bigamist qu’elle y adhère totalement. Car, des deux personnages féminins, c’est évidemment celui dont elle est le plus proche. Mais cela ne veut pas dire qu’elle condamne nécessairement l’autre, ce personnage qu’en tant que femme elle n’a jamais pu assumer complètement. Rien ne serait plus faux que de voir dans The Bigamist une sorte d’apologie de la femme au foyer. L’essentiel est ailleurs. Où exactement? Disons, dans le regard que porte Ida Lupino, ou plutôt qu’elle pose (car il n’y a aucun jugement chez elle), sur l’homme à la fin du film, un regard à la fois douloureux et tendre, attentif et inquiet. Bref, un regard amoureux. Et c’est très beau. (version remaniée du texte paru dans Trafic n°60, hiver 2006).

(1) Rétrospective Ida Lupino, Festival d'Amiens, 10-20 novembre 2005.


(2) The Hitch-Hiker est un peu le vilain petit canard dans la filmographie d’Ida Lupino, du moins en ce qui concerne les films qu’elle réalisa pour les Filmakers. Il est classique de voir dans cette histoire de psychopathe terrorisant deux automobilistes un simple exercice de style, une sorte de défi relevé par Lupino pour prouver qu’elle pouvait faire un "film d’hommes". Or le film n’est pas si mineur que cela, et moins atypique qu’il n’y paraît dans son œuvre. On se gardera toutefois de s’extasier, comme certains, sur le haut degré d’abstraction du film qui semble surtout lié à son sujet (trois hommes dans une voiture traversant le désert, on peut difficilement faire plus dépouillé), comme sur sa thématique "castratrice" (les deux automobilistes ne sont pas plus dévirilisés que n’importe qui dans les mêmes circonstances). Ce qui en revanche est lupinien, c’est le personnage du tueur, élément central du film (c’est d’ailleurs lui qui est abandonné à la fin) et, à ce titre, équivalent narratif du pasteur dans Outrage et de la mère dans Hard, Fast and Beautiful, soit le moteur du récit (cela va de soi, il "trace" l’itinéraire du film), un médiateur du désir (il le dit lui-même: c’est l’attachement qui lie affectivement les deux automobilistes entre eux qui les empêche de s’enfuir séparément) ou encore un motif œdipien (sorte d’instance surmoïque, donc castratrice mais uniquement par ce biais, il rappelle finalement les deux automobilistes à leurs devoirs d’époux en les "punissant" de leur escapade, une virée en célibataires qu’ils avaient déguisée en partie de pêche).


(3) Ce télescopage avec la réalité n’a en tous les cas rien à voir avec les "clins d’œil" dont s’amusait parfois Ida Lupino, ainsi le cameo dans Hard, Fast and Beautiful où elle apparaît dans les tribunes aux côtés de Robert Ryan, ou encore l’autocitation comme ici lors de la visite en bus des movie star homes à Beverly Hills (moment irrésistible — on pense à McCarey — de la rencontre entre Ida Lupino et Edmond O’Brien, pas un seul instant intéressés par ce qu’ils visitent) où, parmi tous les grands noms énumérés par le chauffeur, on entend celui... d’Edmund Gwenn! (c’est lui qui dans le film joue le rôle de l’enquêteur).

Les six "Filmakers" réalisés par Ida Lupino:

— Not Wanted (1949)
— Never Fear (1949)
Outrage (1950)
— The Hitch-Hiker (1953)
— The Bigamist (1953)

+ The Trouble With Angels (1966) en version originale.