01/03/2024

L'empire Dumont


  L'Empire de Bruno Dumont (2024).

  De cap et d'opale.

Il n'y a pas à dire, Dumont n'est jamais aussi bon que lorsqu'il rentre chez lui, là haut, tout en haut, dans le Nord-Pas-de-Calais, et qu'il y retrouve l'inspiration (créatrice) de ses premiers films (la Vie de Jésus, L'humanité, la partie "Flandres" de Flandres, Hors Satan), ce qui n'est pas non plus un gage absolu de réussite (cf. les deux mini-séries P'tit Quinquin et Coincoin et les Z'inhumains, ratées mais pas détestables, au contraire du dégoûtant Ma Loute et du castafioresque Jeannette, alors que Jeanne, comme aujourd'hui l'Empire sont, eux, de vraies réussites). A l'autre bout, c'est-à-dire hors du terroir: Twentynine Palms, la partie "supposée irako-afghane" de Flandres, Hadewijch, Camille Claudel 1915, France), où le "style Dumont" ne fonctionne pas, comme si l'éloignement, à le désancrer ainsi de son décor naturel et inspirant, le condamnait à une vision certes toujours "uniciste" du monde, mais à l'intérieur duquel les relations entre son mysticisme et, dans l'ordre (je vais au plus simple): l'état de nature (en Amérique), la guerre sainte (dans le monde arabe), la folie (chez Camille Claudel) et... le journalisme (à la télé), ne soudaient rien ou pas grand-chose, faisant de l'unité une sorte d'entité disjointe et à ce titre peu convaincante.

Avec l'Empire, Dumont retrouve donc son chez soi, non pas Bailleul, sa ville natale, théâtre de ses trois premiers films, mais la Côte d'Opale, du Cap Gris-Nez à la rivière Slack en passant par les villages d'Audresselles et Ambleteuse, terrain de jeu idéal pour le cinéaste (depuis Hors Satan), où peut s'exprimer le plus "complètement" cet aspect pseudo-moniste qui caractérise ses films. Le cinéaste renoue ici avec le genre "picard-esque" appliqué cette fois à la space fantasy, après le thriller horrifique (P'tit Quinquin) et la SF (Coincoin). Vu l'endroit, c'est Dune qui aurait dû être la référence, mais non, c'est Star Wars... Ch'tar wars, al'gar des z'étaules. Encore que, à bien regarder, il y a un peu des deux dans l'Empire, sachant de toute façon les emprunts de Lucas au roman de Herbert: une même galaxie où s'affrontent le Bien et le Mal, un même empire monstrueux et, isolée, une planète couverte de dunes où les habitants vivent en vase clos. Mais avant d'allez plus loin, retour sur P'tit Quinquin et Coincoin dont l'Empire représente une forme d'aboutissement, qui voit Dumont, le sujet aidant et fort peut-être de son expérience "jeannesque", surmonter les écueils qui grevaient grave les deux mini-séries. Rappel (les textes sont d'époque):

P'tit Quinquin atteste d'une singularité pour le moins vigoureuse, ce qui à ce niveau est déjà appréciable. Singularité au regard du reste de la production mais pas du cinéma de Dumont, le comique ici témoignant davantage d'une plongée au cœur de son œuvre (et non du mal) que d'un profond bouleversement de celle-ci. C'est donc à ce niveau que le film est intéressant à défaut d'être enthousiasmant (après la plongée, brutale, du début, la série est comme une longue et assez pénible remontée à la surface), car permettant d'aller un peu plus loin dans la compréhension d'une œuvre. Qu'en est-il alors de ce comique devant lequel se prosternent la quasi totalité des critiques? Passons sur le burlesque, auquel renvoie la gestuelle du personnage principal, le commandant de gendarmerie, et toutes ces mimiques dont il nous gratifie, un burlesque assez pauvre au final, du fait même du "jeu" limité, bien qu'amusant, de l'acteur; passons aussi sur le carnavalesque, qu'évoquerait la parole populaire, le carnavalesque tel que le concevait Allio (relisant Bakhtine), sauf que chez Dumont, cette parole est moins celle — directe — de tous ces acteurs non-professionnels que ce que lui, Dumont, leur rétrocède, après réajustement, pour que ce soit le plus drôle possible tout en restant naturel... Passons donc sur le burlesque et le carnavalesque pour nous attacher à ce qui semble essentiel dans ce film, à savoir la question de la caricature, notamment dans ce qui l'oppose au grotesque. Distinguer la caricature du grotesque n'est pas chose aisée, les deux sont souvent liés. Disons que la caricature déforme le réel, en l'exagérant, là où le grotesque s'en éloignerait par l'imaginaire. Chez Dumont, il y a du grotesque, c'est sûr, mais c'est bien la caricature qui domine, laquelle fait d'ailleurs le lien entre ce que l'on connaissait déjà de lui — son sens du cadre, la picturalité de ses paysages, etc. — et ce comique soi-disant nouveau qu'on lui reconnaît. C'est que le physique souvent disgracieux du personnage dumontien s'inscrit dans une perspective avant tout esthétique: la caricature comme prolongement d'une certaine peinture expressionniste, des maîtres flamands (Bosch, Brueghel...) aux modernes du XIXe (Daumier, Toulouse-Lautrec), forme aiguë de réalisme, loin de tout idéal de beauté, et dont Dumont serait une sorte d'héritier.
Sous cet angle, on peut voir les "gueules" de Dumont comme des motifs esthétiques, des lignes déformées, contrastant avec l'horizontalité terre/ciel des paysages du Nord... Voir ainsi dans le couple de gendarmes une sorte de complémentarité graphique: d'un côté le commandant, avec ses yeux en billes de loto, son visage joufflu comme un ballon, qu'on s'attend à voir exploser à tout moment, et de l'autre le lieutenant, avec ses yeux rieurs, son visage taillé à la serpe, à l'image d'une sculpture cubiste. Idem avec le couple d'enfants: d'un côté P'tit Quinquin et sa bouche de biais (un bec-de-lièvre); de l'autre Eve, la petite copine, et son sourire inversé. Mais derrière tout ça, qu'y a-t-il? Est-ce que faire durer un plan sur des visages aussi intrigants que fascinants (surtout celui du lieutenant) suffit à conférer du mystère? Est-ce que faire s'enlacer deux enfants suffit à conférer de la grâce, ou même simplement de la tendresse? De tels plans ne semblent là que pour donner le change, alléger le tableau, mais en fait ne font que remplacer l'épaisseur du trait par de pauvres panneaux signalétiques: "attention, pause mystère"... "attention, pause tendresse"... de sorte que tout demeure à la surface, ce qui n'a en soi rien de condamnable, à condition qu'on s'en tienne à cet aspect du cinéma de Dumont, qu'on ne lui prête pas on ne sait quelle dimension "transcendantale", qu'on ne se leurre pas sur ce qui relève chez lui de simples citations (Dreyer, Bresson), car dépourvues de vraie puissance mystique. Parce qu'il n'y a rien de plus terrestre, ancré au sol, que le cinéma de Dumont. C'est quoi Dreyer chez Dumont? Des herbes battues par le vent. Et Bresson? De la terre transformée en boue. Et pour cela Dumont est très fort. Le reste, Bach, le sacré, la grâce, toutes ces envolées qui faisaient justement le "comique" des précédents Dumont (parfois hilarant, si si), se retrouvent pour le coup longtemps noyées, n'émergeant que tardivement, lors d'un finale parfaitement... grotesque.
Peut-être faudrait-il recourir aux notions de contenus et d'expression, telles que l'entendaient Deleuze et Guattari, pour expliquer les visages chez Dumont? Et penser les déformations, distorsions et autres exagérations qui sont propres à la caricature comme l'équivalent de toutes ces ruptures qui s'expriment en surface, à la surface d'un visage. S'en tenir à cela et à rien d'autre. Ne voir que des forces intensives, celles qui traversent un visage, en débordent les contours, etc. Qui fait par exemple que lorsque les deux enfants s'enlacent, les lignes tracées par leurs petites bouches fonctionnent comme signes, ligne oblique pour P'tit Quinquin (signe d'asocialité?), circonflexe pour la fillette (signe d'une certaine gravité, ce qui n'exclut pas l'aigu: elle joue d'ailleurs de la trompette). Ou encore: comparer le visage du commandant, ses grimaces, sa théâtralité, qui n'est que masque, et celui de son acolyte, visage qui lui gagne progressivement en complexité (à moins qu'il ne s'agisse que de perplexité), de sorte qu'à la fin on ne voit plus que lui... Des visages qui seraient donc à l'image du gros plan chez Eisenstein (dont l'œuvre s'est nourrie de celle de Daumier). Dumont, lui, parlerait d'Epstein (je dis ça pour la rime mais aussi parce que Dumont se reconnaît dans les derniers films d'Epstein, tel l'Or des mers), lequel Epstein faisait du visage la figure-clef du tragique, une figure que Dumont, à travers P'tit Quinquin, semble vouloir élargir au "tragi-comique". Sauf que lui, contrairement à ce qu'il croit, n'est pas un cinéaste de l'invisible. Du moins ne l'est-il pas encore, ou alors ne l'est-il que lorsqu'il filme des paysages. Parce que là, en effet, quelque chose advient...
L'écart serait ainsi celui de la déformation. Le décalage celui de la caricature. Expliquant la force expressive (plus que comique) du film en même temps que ses limites. Parce que P'tit Quinquin, qui aurait gagné à être plus resserré (un film d'1h30 aurait fait l'affaire — en termes de récit, la série tourne assez vite en rond, comme les yeux du commandant), ne vaut que par ça (hormis donc les paysages et le casting): son côté décalé. Décalé, Pas de Calais. Ce fameux pas de côté dont on nous rabâche les oreilles. Ce qui suppose un regard extérieur sur tout ce petit monde, un regard qui n'est pas vraiment celui de P'tit Quinquin, car si l'enfant porte une prothèse auditive comme s'il était à l'écoute du monde, son visage de vieux avant l'heure semble dire qu'en dépit de son âge (où se mêlent innocence et méchanceté, jusqu'au racisme), il fait déjà partie de ce monde — celui des adultes —, que son destin est déjà scellé, qu'il y a là, à défaut d'hérédité, une terrible fatalité — c'est à ce niveau que se situerait la dimension zolesque du film. Soit donc le regard de Dumont. Avec cette question, lancinante, jamais résolue: quel regard, au sens moral, le cinéaste pose-t-il sur ses personnages? Si, paraphrasant Focillon à propos de Daumier, on peut dire que Dumont "est possédé par l'instinct de pousser l'homme à son paroxysme, jusqu'aux confins de la bête", je reste toujours aussi dubitatif sur la manière dont s'exprime son pessimisme. Nul mépris, nous dit-on chez lui, nulle dérision à l'égard des "gens du Nord", comme disait Enrico, ces personnages qu'il connaît si bien. D'accord, mais je n'y vois pas non plus de sympathie. Visiblement Dumont n'est pas, n'est plus, des leurs. Et pas que d'un point de vue socio-culturel. Pourquoi par exemple le vétérinaire qui manifestement est un homme du cru, à l'instar des paysans, des curés, des gendarmes et du marchand de frites, apparaît-il aussi débile, alors que le procureur, qu'on imagine volontiers débarquant d'une autre région, échappe lui à la caricature (par son physique agréable et son discours parfaitement sensé...)?
Daumier caricaturait les bourgeois, les magistrats, les hommes politiques... Chez Dumont, tout le monde y passe (moins les femmes c'est vrai, comme souvent dans la caricature qui s'attaque à ce qui est socialement dominant), mais pas n'importe quel monde: un monde à part, replié, entre voisins et cousins, entre dunes et bunkers (le bunker remplace ici le Fort Mahon de Hors Satan, esthétiquement le plus abouti des films de Dumont), un drôle de monde quand même, moins parce qu'on y trouve des cadavres sans têtes, fourrés dans le cul des vaches, moins parce qu'on y convoque le diable, que parce que ce monde-là, qui est celui du Boulonnais, serait selon Dumont à l'image de l'humanité tout entière. Or ici, à se dégrader dans la grosse poilade, où tout se confond sous le regard froid et distant de son auteur, la métaphore finit par se retourner: ce que l'on perçoit n'est plus l'humanité à travers un monde d'idiots, mais — sans peut-être que Dumont en soit conscient, simplement parce qu'il pousse le bouchon trop loin — la "bêtise" (du latin bestia) de tous ces gens comme symbole d'une humanité arriérée, pour ne pas dire dégénérée, et pour le coup en voie de disparition... Et là, il y a vraiment un malaise.

C’est quoi Coincoin? Difficile à dire, un truc informe sur ce qui fait une série, la forme-série, sa mise en images et en sons, qui se répètent: situations, répliques, grimaces, gags et tutti quanti... un truc teubé qui tourne en boucle, s’onomatopète, où tout se mélange, grande soupe avec, outre les choux (on est passé du Bourbonnais au Boulonnais), un peu de Lynch, un peu de Hitch (pour l'apocalypse ornithologique) et une pincée de Romero... avec surtout comme grande question, centrale, autour de laquelle tourne et retourne le film: "le réel et son double", Clément Rosset passé dans le sanibroyeur... Toujours le même terroir, les mêmes tronches, le même tableau (picturalement très beau, ce n’est pas nouveau) dans lequel Dumont a rajouté quelques touches de noir, des "ogni" (objets gluants non identifiés) qui vous tombent dessus sans crier gare, mais aussi des réfugiés africains qui campent près du port et sillonnent les routes du coin... Parce que Coincoin c’est ça... pas tant le P’tit Quinquin avec quatre ans de plus, relégué ici au second plan (au profit du couple-vedette que forment les deux gendarmes, en roue libre sur deux roues), qui fait "coincoin" quand il parle ("et vous trouvez ça drôle?" disait Coluche), bon seulement à rouler des pelles à sa copine... que le coin "dédoublé", coin/coin, les gens du coin, le ch’ti profond, profondément con, celui qui fait du camping à côté de chez lui, zombie sorti de son trou le temps d’un été, qui va à la messe et vote FN, trop con pour saisir quoi que ce soit de l’altérité, étant entendu que ce qui fait peur chez l’autre, c’est moins l’étranger que, au contraire, ce qui nous est familier en lui (Rosset toujours), d’où les doubles, les clones et autres clowns... De sorte que la grande farandole finale (qui ne fait pas du film un film-carnaval, le "carnavalesque" c’est autre chose), loin d’entériner une quelconque rencontre avec l’autre, vient seulement clôturer le spectacle, comme au cirque, une monstrueuse parade, sauf qu’ici on n’est pas chez Browning, la farandole à peine terminée que l’auteur est déjà reparti, là-haut, laissant tous ces idiots, qui s’applaudissent eux-mêmes dans un grand geste mimétique, à leur triste sort... une fin qui n’a rien de l’apocalypse annoncée, parce que Coincoin finalement n’a de la série que cet aspect de crise, la série-état du monde, une crise continue, qui se répète invariablement, mais ici dans un état de perpétuel surplace, sans réelle progression, à la différence justement des séries, ce qui fait que les personnages n’évoluent pas (l’effet série se situe non pas à l’intérieur des deux séries mais entre les deux, pendant les quatre années qui les ont séparées et ont vu grandir P’tit Quinquin). Le problème, c’est surtout que Dumont en cherchant à aller encore plus loin dans ce qui ressemble à un jeu de massacre, reproduit en les accentuant les mêmes défauts que dans P’tit Quinquin: le regard posé sur ses "cousins" du Nord, je n’y reviens pas (je sais qu’on m’opposera le contraire, qu’il n’y a pas plus grande tendresse) et la durée inadaptée pour ce qui, dans sa forme, ressort plus du slapstick (le monde-chaos) que de la série, expliquant qu’en étirant le film les gags s’y épuisent. Le rire qui fait place à l’ennui, il n'y rien de pire pour une comédie. Parce que Dumont finalement est plus dans le "répétitif" que dans la répétition, principe sur lequel s'appuie justement le comique, où la progression est bien réelle mais difficilement perceptible. Et que si en plus ça manque de vie...

Puis c'est Jeanne... Pas Jeannette... Jeanne... Et quelque chose a changé. Au niveau du regard que porte Dumont sur la petite cheffe de guerre. Si le film convoque, comme toujours — mais là plus naturellement encore, dans le cas de Jeanne d'Arc — à la fois Dreyer (les gros plans sur les visages) et Bresson (les plans serrés sur les chevaux, les étendards), ça ne se limite plus à quelques effets de style, j'y ai vu une profondeur nouvelle, à travers ce que Jeanne exprime face à ses juges, ce refus obstiné de transiger (nulle compromission) et de révéler ce que ses "voix" lui disent, parce que celles-ci s'inscrivent dans un mouvement plus vaste, contemplatif, qui n'appartient qu'à elle — "ça ne vous regarde pas", répète-t-elle —, englobant la terre et le ciel (si l'on considère les deux parties du film), soit l'essence même de la vie... C'est Dumont non pas touché par la grâce, mais trouvant enfin la bonne "distance" par rapport à ses acteurs non-professionnels (Jeanne jouée par une petite Calaisienne). Quand Dumont s'émerveille... (ouais). Peut-être fallait-il passer par Jeanne, par Péguy aussi, pour en arriver là. Ce que confirmera, hélas trop tardivement, la fin de France, quand Dumont revient enfin sur ses terres, déboulant in extremis dans le Boulonnais, toujours plein de boue et balayé par le vent, et qu'une émotion traverse le film (il était temps vraiment), via le regard embué de la femme du pédo-criminel que Léa Seydoux est venue interviewer.

L'empire Dumont.

"Sous vos applaudissements!"
(Jacques Martin au théâtre de l'Empire)

Donc l'Empire. Du space opera (= péplum pour Dumont) au pays des dunes. La beauté immuable des paysages, pour peu qu'on élargisse le champ, qu'on sorte de ces vilaines zones pavillonnaires qui elles-mêmes s'étendent, tentaculaires, à la périphérie des villages, pour peu qu'on prenne encore plus de hauteur, à l'ère de Google Earth, pour observer cette drôle de Terre et ces drôles de Terriens. Avec le ciel, toujours aussi immense chez Dumont, mais ici rempli de vaisseaux spatiaux, petits et grands, dont deux énormes: l'un, vertical, qui a la forme d'une cathédrale, c'est celui du Bien, avec à sa tête une Reine (Camille Cottin) tout en blanc, coiffe médiévale et fraise-galette autour du cou; l'autre, horizontal, qui a la forme d'un château du XVIIe et de ses jardins, c'est celui du Mal, avec à sa tête une sorte de Méphisto bouffonnant (Fabrice Luchini), dans sa combinaison de baron Harkonnen (version clown), bonnet noir et gros nœud pap'... D'un côté, le visage triste de la commisération, de l'autre, un visage faussement joyeux, figé dans un rictus sardonique. Non pas que le Bien (incarné ici par des femmes, comme le Bene Gesserit dans Dune) et le Mal (incarné ici par des hommes, équivalents aux Sith bataillant contre les Jedi dans Star Wars) se valent, mais qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Et que s'ils finissent par s'annihiler (dans un terrifiant maelström, tel un Big Bang à l'envers... Bang Big — il y a une dimension originaire dans ce finale: à travers la figure du "Margat", alias Freddy, l'Empire peut être vu comme le préquel du premier film de Dumont, la Vie de Jésus), c'est non seulement parce qu'à la fin des fins ils se retrouvent à parts (et à charges) égales, mais surtout parce que, à l'instar de la matière et de l'antimatière, il y aurait du positif et du négatif du côté du Bien et de l'antipositif (donc du négatif) et de l'antinégatif (donc du positif) du côté du Mal. Et ça, cette espèce de manichéisme propre au genre space opera mais ici dédoublé, non pas à l'infini, mais dans le cadre particulier qu'est celui du monde dumontesque, confère à l'Empire une dimension qui dépasse la traditionnelle opposition entre le côté "mystique" de Dumont et son goût prononcé pour le grotesque. Une dimension d'autant plus forte que le "combat" entre le "plus" et le "moins" a lieu sur terrain connu (et non terre inconnue). Sachant que: 1) les combats entre Super Puissants se déroulent toujours, par procuration, sur le terrain des Plus Petits, qui représentent donc l'humanité; 2) la Côte d'Opale est pour Dumont ce lieu idéal (je me répète), sur le plan géographique autant qu'anthropologique, où s'exprime mieux qu'ailleurs sa vision de l'humanité. Si dans l'Empire, ça fonctionne si bien, contrairement à P'tit Quinquin et Coincoin qui pourtant se passaient au même endroit, c'est que, nourri de ses précédentes expériences, qu'on qualifiera de transcendantes, avec Jeanne d'Arc et Péguy, mais cette fois armé de lunettes à "double foyer", lui permettant de voir à la fois de près (ce qui se passe en bas) et de loin (ce qui passe là-haut), Dumont trouve enfin, et la bonne distance, et la bonne hauteur. Certes, l'adhésion aujourd'hui sans réserve (ou presque) à ce type de cinéma qui jusque-là m'exaspérait tient en partie au fait que l'on est passé de la forme série (les deux fois quatre épisodes de cinquante minutes) à un film d'une heure cinquante seulement, mais ce n'est pas sur ce registre, celui de la durée trop longue qui nuirait à l'efficacité du comique, que réside la réussite principale de l'Empire. Il y a la distance, d'accord, qui relègue le "caricatural" à l'arrière-plan, à l'image du commandant de gendarmerie et de son acolyte, ici réduits à la figuration. Il y a le relatif équilibre entre acteurs professionnels et non professionnels, qui permet aux premiers de se fondre (vestimentairement parlant mais aussi en termes de présence) dans le décor des seconds, sans que ceux-ci s'en trouvent affectés. Il y a surtout cette évidence que le système "Star Wars" (à l'instar d'autres sagas intergalactiques) est pleinement adapté au style Dumont pour ce qui est de sa vision du monde. Distance, équilibre, adaptation... autant d'éléments qui font du film le meilleur de son auteur (avec Jeanne, donc) depuis le virage soi-disant à 180 degrés (en fait un rééquilibrage, déjà, dans son œuvre) que représentait P'tit Quinquin il y a dix ans.

L'Empire, dont le titre connote l'idée de totalisant et de totalitaire, c'est vraiment tout le cinéma de Dumont empaqueté dans un film de space opera, genre idoine pour illustrer ce qui court dans sa filmographie depuis le début, à savoir l'interaction entre les contraires (le bien et le mal, le sacré et le profane, la lumière et l'obscur, le surnaturel et le commun, etc... la liste est sans fin). Avec toutefois cette différence, qui n'est pas des moindres, que dans le space opera l'interaction consiste à se faire la guerre entre contraires (opposition radicale), là où chez Dumont les contraires s'attirent. Ainsi, dans l'Empire, deux combattants ennemis: Jony (joué par un gars du cru), un "chevalier noir", et Jane (jouée par une actrice habituée aux rôles de princesse), une guerrière du bien, soit la Bête et la Belle: deux "modèles" (lui, vaguement bressonien, elle, pour le côté photogénique) qui, ayant pris forme humaine, ne peuvent résister à leurs pulsions et donc finissent par s'accoupler: "qui veut faire l'ange fait la bête" (c'est l'aspect pascalien du film). Cette attirance des contraires, on connaît, c'est la coincidentia oppositorum chère à Nicolas de Cues, philosophe du Moyen Age tardif, qui s'est longuement interrogé sur l'infini (comme plus tard mais différemment Bruno et Pascal). Le Cusain et ses continuateurs renvoient à une époque d'avant les Lumières. Dans l'Empire, les vaisseaux ont beau témoigner d'un futur lointain, ils sont figurés par des édifices (une cathédrale de style gothique, un château de style classique) correspondant à une période de l'Histoire où justement la distinction entre lumières et ténèbres, le Bien et le Mal, n'était pas aussi tranchée, créant dans le film une sorte d'intemporalité, où cohabiteraient futur et passé, tout en étant connectés avec le présent (qui est celui des humains). Cette vision du monde est celle de l'Un, non pas au sens primordial (l'indifférencié), mais dans sa conception post-médiévale (et pré-moderne), qui voit dans l'unité des contraires simplement le stade qui précède la dualité (à ne pas confondre avec l'épilogue du film, l'après-maelström: le visage du "Margat", rétroactivement l'œuvre en germe chez Dumont). Les contraires ici se nomment les 1 et les 0, sans qu'on sache exactement à quels Empires ils correspondent (ce qui n'a pas d'importance vu qu'ils s'entremêlent), peut-être faut-il y entendre les "Huns" (symbole alors du mal même si leurs chevaux, des Boulonnais, sont blancs, véritables colosses alliant la fonction de trait — la terre — et l'idée de race pure, simili aryenne) et les "Z'héros" (symbole du bien, même si la cheffe qui manie le sabre-laser porte des dessous et une cape noirs)... Il y a unité au sens où 1 + 0 = 1 (sachant qu'après, comme il est dit plus haut, l'équation s'inversera: 1 = 1 + 0, avec l'arrivée des Lumières et de la modernité, du calcul booléen et du binaire, le numérique à tout bout de champ). Bref, tout ça pour dire que tout se marie admirablement dans ce film, et de façon parfois irrésistible, chaque élément, chaque pièce mélangée de l'échiquier (un Roi, une Reine, des cavaliers et des pions, mais peut-être aussi des tours, de passe-passe, et des fous, en liberté) établissant avec les autres des "rapports", certes de domination, de soumission, et pour finir "sexuels", mais jamais à gros trait (cet aspect parfois très "labour" chez Dumont). Un signe: les ébats sont filmés à des kilomètres... Autre signe: la musique de Bach, toujours très présente dans les films de Dumont, eh bien, j'ai fini par l'oublier complètement avant de la retrouver seulement au générique de fin (l'Arioso en mode jazzy), preuve s'il en est de l'attraction exercée sur moi par le film (parce que, hein, pour me faire oublier du Bach)... Même Luchini nous la joue relativement sobre, le frein à main serré, enfin pas trop, son personnage pourtant écrasant, n'écrasant pas celui du héros, incarné, bien que peu incarné, par un amateur. Un nivellement heureux qui fait de ces "relations", pour le coup plus humaines dans le cinéma très biscornu de Dumont, le vrai sujet du film. L'important y est moins les personnages par eux-mêmes que la manière dont ils communiquent, tels des agents de liaison, agents très spéciaux, très space (et sans spice), mais qui ont ce côté touchant qui fait le "bon naturalisme". Et par là, permettent de sur-monter chez Dumont son côté anti-moderne (la communication à l'échelle de l'humain, contre le tout-communicant actuel, inauthentique au possible), cette petite musique, gentiment réac (c'était ça la réserve), qui accompagne le film.