Fenêtre sur cour (Rear Window) d'Alfred Hitchcock (1954).
Scènes de la vie conjugale.
Regarde de tous tes yeux, regarde.
(Jules Verne, Michel Strogoff)
Evidemment, quand on lit Hitchcock s'est trompé, le dernier livre de Pierre Bayard, on ne peut qu'avoir envie de revoir Fenêtre sur cour — pour le plaisir autant que par besoin, celui de mettre à l'épreuve les thèses avancées — comme on a eu envie par le passé, parallèlement à d'autres contre-enquêtes menées par l'auteur, de relire Le Meurtre de Roger Ackroyd, Dix Petits Nègres ou encore Le Chien des Baskerville. Donc j'ai revu Fenêtre sur cour, un film que j'avais découvert très jeune, lors de sa ressortie en 1984, me laissant un souvenir ébloui, que j'ai dû revoir par la suite deux ou trois fois... et puis là, tout dernièrement, stimulé par le bouquin de Pierre Bayard, dans lequel notre chevalier (sans peur mais non sans reproche) de la "critique policière", s'emploie de nouveau à nous démontrer sa grande théorie — appliquée cette fois au cinéma —, à savoir que "les personnages de fiction disposent d'une marge d'autonomie importante et qu'il leur arrive d'accomplir des actes à l'insu de celui qui leur a donné naissance, et donc, par exemple de commettre des meurtres sans qu'il en soit informé". Ce qui, dans le cas de Fenêtre sur cour, se traduit par l'affirmation que non seulement "la thèse développée par les deux héros [Jeff/James Stewart et Lisa/Grace Kelly], selon laquelle leur voisin aurait tué sa femme [puis l'aurait découpée en morceaux], est en réalité grevée d'un si grand nombre d'invraisemblances qu'il est difficile à un esprit rationnel de la retenir", mais en plus que ce "prétendu meurtre... en dissimulerait un autre, bien réel celui-là, que le cinéaste n'aurait pas vu et qui aurait échappé depuis soixante-dix ans aux spectateurs [à tous les spectateurs, y compris les critiques]".
Cela dit, je ne compte pas mener moi-même une contre-contre-enquête, genre "Pierre Bayard s'est trompé". Il se trouve simplement que l'auteur, en axant son propos sur la question de la culpabilité (et du thème central chez Hitchcock du "faux coupable") comme sur celle du voyeurisme (auquel il substitue le délire d'interprétation du sujet paranoïaque, ce type de délire qu'on retrouve dans les théories complotistes), rouvre de vieux dossiers qu'avaient quelque peu abandonnés les lectures plus récentes de Fenêtre sur cour, lesquelles s'attachaient moins au contenu qu'aux formes du film. Ainsi des analyses de Michel Chion sur le "quatrième côté" que représente la façade où se trouve l'appartement (unique?) de Stewart (1), de même que sur les sons (la rumeur de la cour), ce que soulignait également Serge Daney: "La cour sur laquelle donne la fenêtre est avant tout un bain sonore, saturé, urbain, plein de rumeurs et de promiscuités, d'air chaud et de réverbérations inavouables. Et dans ce magma sonore, il y a une petite chanson qui fraie son chemin — et dont, finalement, tout dépend —. Ecoutez Fenêtre sur cour." Et que si la culpabilité du personnage espionné n'a jamais été mise en doute, c'est dans un premier temps au nom du pacte de croyance qui existe entre un auteur et son spectateur, même si avec Hitchcock la méfiance est de mise (se rappeler le Grand Alibi), mais aussi parce que l'art de la manipulation, qui caractérise le cinéma d'Hitchcock et concerne donc le spectateur, est ici poussé à son maximum, en termes non pas d'ingéniosité (ce que sera la Mort aux trousses) mais de ce qu'on pourrait considérer comme l'aveu même par Hitchcock de son désintérêt total pour les questions de vraisemblance, l'essentiel étant que ce qui est montré dans le film soit fidèle à la vision, plus ou moins fantasmatique, qu'en a le cinéaste, et ce d'autant plus qu'il s'agit également de plaire au public, que celui-ci aime les histoires abracadabrantesques et qu'à ce titre, il se moque lui aussi des invraisemblances. Bayard a dès lors beau jeu de les pointer vu que, dans Fenêtre sur cour, Hitchcock semble les accumuler à volonté, par plaisir autant que par négligence scénaristique, l'important se trouvant ailleurs, on l'a vu, dans le travail sur les formes et ici, tout particulièrement, le montage (cf. Bill Krohn, Hitchcock au travail).
D'où la question devenue accessoire de la culpabilité, sauf à la déplacer sur le héros, dans la pure tradition du récit hitchcockien, qui ferait du "meurtrier" (2), comme dans l'Inconnu du Nord-Express, le double (ainsi matérialisé) du désir inconscient chez Stewart de faire disparaître non pas sa fiancée, mais tout ce à quoi elle renvoie (Park Avenue, la haute société, les goûts de luxe, la beauté, l'idée de perfection, etc.), ressenti comme des injonctions au mariage, expliquant qu'il ne veuille pas l'épouser, lui qui n'est qu'un photographe-reporter sans besoin matériel aimant surtout parcourir le monde (même s'il ne s'agit probablement que d'un prétexte et que les raisons sont plus profondes). Se dire alors, pour revenir à la culpabilité, que lorsqu'à la fin le "coupable", renversant le dispositif mis en place, s'introduit dans l'appartement de Stewart, c'est moins le meurtrier que le probable trafiquant de bijoux qui, ainsi démasqué, viendrait demander des explications (en l'occurrence, sur le fait que Grace Kelly ne l'a pas dénoncé à la police). Et que là, on adhère pleinement et d'autant plus facilement à l'hypothèse avancée par Bayard que les ficelles d'Hitchcock pour nous faire gober son histoire de meurtre sont devenues encore plus grosses, aussi grosses que les cordes dont use ledit meurtrier pour maintenir sa malle fermée, mais surtout que, à aucun moment, celui-ci ne parle de meurtre, se contentant d'un vague "que voulez-vous de moi?" adressé à Stewart (plus compatible en effet avec l'idée d'un trafic de bijoux — dont la bague est le témoin et pour lequel il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'on veuille faire chanter son auteur — qu'avec celle d'un meurtre). Idem quant à la confession finale, particulièrement complète (sur ce qu'il en est des morceaux du cadavre, en partie jetés dans l'East River, la tête restée dans l'appartement se trouvant, elle, dans un carton à chapeau, précision absente du sous-titre français, après que le "meurtrier" l'a déterrée du parterre de fleurs où il l'avait cachée, la faute au petit chien, devenu trop curieux, qu'il a donc été contraint de tuer... où là évidemment, du point de vue de la logique, c'est absolument n'importe quoi — pourquoi enterrer la tête au milieu d'une cour?, pourquoi tuer le chien si c'est pour ensuite déplacer la tête? —, tout ça n'ayant d'autre but que de satisfaire le goût bien connu d'Hitchcock pour les histoires macabres, telle l'affaire Patrick Mahon dont le film s'inspire)... une confession de la part du "meurtrier" qui surtout a été obtenue en moins de trente secondes chrono (comme le souligne Bayard), mieux: qu'on n'a pas entendue puisque simplement rapportée par le policier qui vient de l'arrêter.
La conclusion s'impose d'elle-même: c'est James Stewart qui via son double, dans un effet de catharsis typiquement hitchcockien là aussi, en vient à "dévoiler" le fond noir de ses pensées (le policier rapportant les aveux, les déclare depuis la fenêtre par laquelle a été projeté Stewart, qui se trouve ainsi au-dessous, comme si ces "aveux" sortaient directement de son cerveau), des pensées pour le moins régressives, quant au petit garçon resté en lui, soucieux de préserver sa passion de l'aventure qu'on imagine dater de sa jeunesse, ce qu'a renforcé son immobilisation forcée, expliquant cette envie furieuse chez lui de se débarrasser de tout ce qui a trait au mariage, tel que le lui rappelait l'immeuble d'en face, à travers toutes ces lucarnes qu'il observait pour tromper l'ennui, et les couples qu'il y voyait — dont cette image de l'épouse toujours en train de pester —, lucarnes fascinantes parce que justement terrifiantes... Sachant encore que si le comportement courageux (en même temps que stratégique) de Grace Kelly dans cette affaire l'a réconcilié avec l'idée d'une vie à deux, le dernier plan du film demeure ambigu, entre l'homme qui dorénavant a les deux jambes dans le plâtre et dort comme un bienheureux, et la femme à ses côtés, habillée sobrement, feignant de lire un livre d'aventure pour mieux replonger dans son magazine de mode préféré. Signe que la femme, conformément à son désir, va peut-être obtenir ce qu'elle souhaitait: se faire passer la bague au doigt... mais sans non plus que l'homme ait renoncé à sa vie préalable, puisque semblant surtout jouir du sursis que lui procure son nouvel accident. Ce qui ressort du plan, c'est que nous avons là un couple mal assorti, ainsi qu'en parlait Stella l'infirmière-philosophe au début du film à propos de son propre couple, ce qui n'a pas empêché l'homme et la femme, bien que toujours mal assortis, d'avoir aimé chaque minute de leur vie commune.
Si la culpabilité du meurtrier, au demeurant représentant de commerce, n'a jamais été remise en cause, c'est aussi qu'elle est posée comme postulat à partir du moment où, découvrant la corde qui sert à Thorwald pour fermer la malle, Grace Kelly y souscrit totalement ("reprenons depuis le début... dis-moi tout ce que tu as vu", lance-t-elle à Stewart), pour des raisons certes de conviction (Bayard y voit un exemple de "folie à deux", soit un effet contaminant du délire d'interprétation de Stewart, qui gagne également l'infirmière, pourtant un modèle de bon sens), mais aussi d'"intérêt conjugal" (première étape chez Kelly pour mettre Stewart dans sa poche, avant la seconde, la plus déterminante, quand il s'agira de passer à l'action). Egalement parce que le seul qui s'y oppose, ne croyant pas plus aux hallucinations migraineuses de Stewart qu'aux intuitions féminines de Grace Kelly ("une épouse ne partirait pas en voyage sans son alliance"), c'est le détective, dont le nom, Doyle, connote l'aspect par trop rationaliste du personnage (même si le père de Sherlock Holmes était féru de spiritisme) contre lequel bute l'imagination (débordante) de nos deux héros. Mais le plus important est le retournement de l'argument massue, avancé par Grace Kelly (avant sa conversion) puis le détective et enfin Bayard lui-même, comme quoi un tel crime ne pourrait se dérouler ainsi, au vu de tout le monde, même si la chaleur qui règne pendant toute la durée du film (du moins jusqu'à l'épilogue) justifie que les fenêtres soient ouvertes, argument qui tombe de lui-même à partir du moment où l'on considère que le "monde" en question (les douze appartements meublés sur la trentaine qui compose le décor) se trouve du même côté que l'appartement du crime, rendant impossible d'y accéder visuellement — seuls le couple de jeunes mariés et le musicien, occupant latéralement la scène y auraient accès, sauf que leur vision ne serait que partielle (puisqu'oblique) et qu'ils sont bien trop absorbés par leurs activités, soit à faire l'amour (le couple), soit à composer une chanson (le musicien) pour s'intéresser à ce qui se passe dehors. Le seul dont la position dirige le regard vers l'appartement en question est James Stewart, d'autant que, lui, n'a rien à faire, sinon épier ses voisins, avec cette réserve qu'il occupe le "quatrième côté" et qu'à ce titre, il n'appartient pas au même espace... A condition aussi qu'on définisse l'espace du film comme une scène de théâtre (du théâtre filmé en l'occurrence), ainsi qu'il apparaît à l'ouverture, avec ces stores qui se lèvent, ce qui ferait de la cour l'équivalent de la rampe, validant le caractère méta du film, sans pour autant expliquer comment Hitchcock le conçoit. Et quelle place exacte occupe Stewart dans le dispositif: celui du spectateur ou du metteur en scène? Dans le premier cas, quand le "meurtrier" fait irruption de l'autre côté, venu comme pour déloger le héros de sa place de spectateur, c'est le "quatrième mur" qui se trouve brisé, ainsi que l'a brillamment décrit Renaud Bezombes en 1979 dans la revue Cinématographe:
Fenêtre sur cour consacre la représentation des écrans cinématographiques dans le film. Un reporter immobilisé dans sa garçonnière est le spectateur idéal qui suit au moyen de ses téléobjectifs le déroulement d’un film: sur la paroi d’en face, les fenêtres s’allument et s’éteignent comme de multiples écrans parmi lesquels le voyeur fait son choix. La profondeur de la cour, telle une fosse d’orchestre, marque la distance nécessaire au spectacle. Le crime que Jeff (James Stewart) découvre est représenté à partir de ces images, comme au cinéma. Floué par sa perception spatiale, simple approche visuelle, il ne peut comprendre la soudaine intrusion de l’assassin chez lui. Celui-ci surgit en effet par le côté jamais représenté du spectacle, celui de la "loge", dont Jeff est pratiquement expulsé. En bouclant l’espace par son quatrième côté, Hitchcock lui redonne sa réalité tactile, matérielle. A la question "Que voulez-vous de moi?" du meurtrier avançant sur lui, le photographe très logiquement répond par une série de flashes pour le stopper, réaliser à la lettre un arrêt sur l’image, comme pour contenir l’agression du réel et préserver son imaginaire: le film doit continuer!
Dans le second cas, Stewart serait une projection d'Hitchcock, en même temps que Thorwald serait, lui, une projection de Stewart, créant ainsi un double écran fantasmatique, de sorte que lorsque Thorwald défenestre Stewart, ce sont les représentations inavouables et autres phobies d'Hitchcock qui sont comme expulsées. Ce qui suppose là aussi une transgression des lois qui régissent le dispositif scénique, afin que le quatrième côté devienne autre chose qu'un mur (aveugle) pour Thorwald, expliquant qu'il pouvait jusque-là agir sans s'occuper du regard des autres. C'est parce que Grace Kelly a transgressé la première les règles en passant de l'autre côté pour pénétrer dans l'appartement de Thorwald et récupérer la bague, que celui-ci se rend compte qu'il est espionné, qu'il y a des yeux sur le mur d'en face, mur qu'il pourra dès lors "franchir" en transgressant à son tour les règles du dispositif.
Exit donc le meurtre (et son coupable que tout désigne), ce n'est que le vernis du film, la couche de Chantilly que Hitchcock étale avec gourmandise sur la "tranche de gâteau" qu'est pour lui un film. (Rappelons que du meurtre on ne voit strictement rien et que s'il est suggéré avec force détails, plus sordides les uns que les autres, c'est qu'il pourrait bien sortir du seul cerveau de Stewart.) C'est d'autre chose dont parle Fenêtre sur cour. Ce dont témoigne d'ailleurs le titre, en français, et plus encore le titre original, Rear Window, à travers ses changements successifs, ainsi que le rappelle Bill Krohn, puisque la nouvelle de Cornell Woolrich (alias William Irish) — dans laquelle aucune femme, pas davantage une fiancée qu'une infirmière, n'accompagnait Jeff, seul dans son appartement — s'intitulait "Murder From a Fixed Viewpoint" avant de devenir "It Had to Be Murder" (lors de sa parution en 1942) puis "Rear Window", une fois adaptée par Hitchcock et John Michael Hayes. On y décèle le glissement sémantique qui voit le mot "murder" du titre, d'abord affirmé comme une réalité, puis seulement supposé et pour finir disparaître. "Rear Window", le titre final atteste des deux niveaux sur lesquels se déroule le film: "window", la fenêtre, la surface, qui renvoie au spectacle auquel assistent Stewart et ses deux auxiliaires; "rear", l'arrière, le fond, qui renvoie aux histoires de couples qui composent simultanément le spectacle, avec cette particularité qu'il serait vu depuis l'arrière et non l'avant, le "front window", par lequel on regarde d'ordinaire un spectacle. Une précision qui modifie la donne, quant au dispositif évoqué précédemment, si c'est donc le côté arrière de la scène qu'il faut prendre en compte, celui qui n'est pas livré généralement au public, ce côté dont le caractère intime implique, vu que ceux qu'on y aperçoit s'affranchissent volontiers du jeu social, de ne pas justement s'y attarder, d'y jeter à la rigueur un œil, à la dérobée, mais pas de les observer comme le fait Stewart, avec insistance et, sous prétexte d'y déceler une "scène de crime", de s'armer de jumelles et de téléobjectifs pour y voir de plus près.
Le voyeurisme de Stewart — puisque le "spectacle" qu'il regarde ne lui est pas destiné —, s'il ne relève pas de la psychiatrie (au sens d'une perversion), ne se réduit pas non plus à une simple déformation professionnelle, voire une occupation de circonstances, uniquement parce que le personnage se trouve, à ses dires, du fait de son immobilisation, plongé dans un "marais d'ennui". Le fantasme qui entretient une telle pulsion, fantasme qui est celui d'Hitchcock évidemment, n'en demeure pas moins suffisamment prégnant pour altérer la conduite de Stewart autant que sa vision des choses, notamment du mariage. Il n'est pas interdit de penser que c'est parce qu'il y a chez lui un penchant voyeuriste (comme il y aurait un trait paranoïaque, les deux ne sont pas incompatibles) qu'il est devenu photographe (et pas dans le domaine de l'art mais du sensationnel, ce pourquoi d'ailleurs il est aujourd'hui cloué sur son fauteuil). Et que ce penchant, suite à son accident, s'est accentué au point de devenir pathologique. D'où les mises en garde de l'infirmière (de Grace Kelly aussi, mais pour d'autres raisons, qu'il s'occupe davantage d'elle), lui rappelant d'entrée ce qu'on faisait jadis aux voyeurs — leur brûler les yeux avec un tisonnier rougi à blanc —, menace dont il se souviendra à la fin, pour se protéger de Thorwald, son double/agresseur (3), signe de son sentiment de culpabilité, puisque reproduisant symboliquement, via les flashes rouges, le châtiment réservé aux voyeurs, comme s'il se punissait lui-même, indirectement, de ce qu'il avait provoqué. Sachant que c'est aussi l'histoire de Michel Strogoff qui se trouve évoquée à travers la scène, posant la question de l'obligation de regard qui est propre au spectacle, avec cette réserve que, le spectacle ici se passant "derrière" le rideau, on peut se demander s'il répond encore à la définition d'un spectacle.
Tous ces éléments font que la notion de "quatrième côté" est à reconsidérer. Si le spectacle est vu de l'arrière, c'est que le dispositif est plus complexe. Ce sont nous, les spectateurs du film, qui sommes face à la scène, mais ce que nous voyons est inversé. C'est à la fois le décor, en termes de construction (un décor prodigieux conçu par Hal Pereira et J. McMillan Johnson), et l'envers du décor, pour ce qu'il représente, de sorte que si, optiquement parlant, nous sommes nécessairement du même côté que Stewart, ce que nous voyons suppose une torsion (dans l'imaginaire) du décor, décor qu'on pourrait qualifier de "cubiste", qui inclut à la fois le "quatrième mur" (avec la scène vue de face) et ce qu'on appelle, toujours au théâtre, le mur du "lointain" (la partie arrière la plus éloignée de la scène), expliquant que Stewart ait besoin de grossir les plans pour voir ce qui s'y passe: des saynètes qu'il n'est pas censé regarder. Ce qui fait du dispositif une machine hybride, qui emprunte aux différentes formes de représentations dont s'est nourri le cinéma, de la plus ancienne (le théâtre qui donne au film son "cadre") à la plus récente (la télévision, avec son propre cadre, "domestique", éminemment privé, qu'évoquent tous ces écrans et les mini-récits qui s'y jouent et que suit Stewart, à la manière des séries télévisées de l'époque, pratiquant une forme de zapping avant l'heure, jusqu'à ce qu'il s'intéresse à une en particulier, et pour cause).
Qui regarde qui et quoi?
Ainsi James Stewart regarde-t-il la télé comme s'il était au théâtre (4). Pendant ce temps, il ne regarde pas Grace Kelly (ce qui est "anormal", lui dit l'infirmière), au contraire d'Hitchcock qui, lui, n'a d'yeux que pour elle (et le décor), jusqu'à perdre vingt kilos — il est au régime: cf. au début la sculpture de la femme artiste qui habite en bas de l'immeuble, intitulée "Hunger", et à la fin l'arrivée du fiancé de la danseuse qui habite au-dessus, rentré de l'armée et qui se précipite sur le réfrigérateur —, et plus encore, jusqu'à fétichiser l'actrice, par l'attention qu'il lui porte, à elle et sa garde-robe, tel un grand couturier amoureux de son modèle. Et c'est parce que Stewart ne regarde pas Grace Kelly, "de haut en bas... Lisa, Carol, Fremont" (ainsi qu'elle se présente en allumant les lumières, écho à la pulsion voyeuriste de Stewart observant de haut en bas les appartements d'en face), que celle-ci décide d'aller justement en face, là où le regard de Stewart s'est maladivement fixé: l'appartement des Thorwald. Autrement dit, de "passer à la télé"... suscitant le regard excité, en même temps qu'admiratif, de Stewart (pour ce qu'elle fait et non ce qu'elle est).
En passant d'un appartement à l'autre (de la comédie policière au petit film d'action, et à suspense), sous le regard conjoint de Stewart, dans le rôle du gars misogyne, débitant les pires "clichés" sur la femme (c'est pour ça qu'il est photographe: il y a sur son bureau, encadrée, l'image "négative" de la femme qu'il a photographiée pour la couverture d'un magazine) et d'Hitchcock (que les femmes au contraire fascinent, surtout les blondes inaccessibles), Grace Kelly fait l'épreuve de la concurrence féroce qui existait à l'époque aux Etats-Unis entre le cinéma (celui des stars) et la télévision (1954 marque officiellement la fin du studio system). Concurrence dont Hitchcock avait de son côté fait les frais avec son précédent film (Dial M for Murder, déjà avec Grace Kelly), via la 3D qu'on lui avait imposée, bridant son génie créateur, mais dont il s'accommodera par la suite (son génie était aussi commercial), pour quelque temps, en tournant à la fois pour les grands studios (qui vivent là les dernières années de l'âge d'or hollywoodien) et la télévision (la série "Alfred Hitchcock présente").
Résumons: Hitchcock nous donne à voir, via ces "petites lucarnes", tous les types de relations hommes-femmes qui font une vie de couple (à voir et pas à entendre — c'est en cela, rappelait Daney, "parce qu'il est un 'visuel', qu'Hitchcock reste fondamentalement un cinéaste du muet, considérant tous les sons comme également artificiels", et parmi ceux-ci les dialogues). S'y trouvent réunis les tout jeunes mariés passant leurs journées au lit (l'homme rapidement rappelé à son devoir lorsqu'il vient à marquer une pause); la sculptrice qui semble s'accommoder de l'absence d'un homme, "sublimant" à travers son art; la danseuse ("Miss Torso"), genre pin-up, un genre auquel Stewart n'est pas insensible et qui, en l'absence du fiancé (à l'armée donc), multiplie les soirées galantes; la vieille fille ("Miss Lonelyhearts") qui, elle, en est à simuler la rencontre amoureuse (et si d'aventure un homme se présente, c'est le parfait goujat); le couple au petit chien, l'homme et la femme dormant tête-bêche sur le balcon, preuve qu'on est bien là, en termes de représentation, du côté de l'intimité et de la plus stricte; le pianiste, à la vie un peu déréglée et chez qui Hitchcock vient justement régler une pendule; et, last but not least, les Thorwald, lui aimable comme une porte de prison, elle, alitée, acariâtre (acariâtre parce qu'alitée?), en tout cas renvoyant à Stewart l'image qu'il a déjà de l'épouse (la "nagging wife"), le confortant dans son désir de ne pas se marier. Car c'est dans ce sens que s'opère la fixation. Ce n'est pas le comportement étrange du mari qui alerte Stewart en premier, mais celui de la femme dont il se demande comment on peut vivre avec, l'amenant dans un second temps à se dire, sans vraiment se l'avouer, qu'à sa place il ferait tout pour s'en débarrasser... et se mettre alors à interpréter dans ce sens les allers et venues de l'homme.
Si on n'entend rien de ce qui se dit là-bas, ce n'est pas le cas chez James Stewart où les dialogues avec Grace Kelly (mais aussi Stella), sont un vrai régal, relevant de ce qu'on pourrait appeler "la comédie du non-mariage", ponctuée de répliques savoureuses, en même temps que la femme (Kelly) "picore" les lèvres de cet adorable ronchon qu'est Stewart (pour filer la métaphore culinaire, pardon Alfred), des discussions à fleurets mouchetés, qui ne perturbent pas la jeune femme pour un sou (d'ailleurs, comme toute femme riche qui se respecte, elle n'a que 50 cents dans son sac), même quand ça devient un peu plus tendu et que Stewart lui demande de la fermer, ce qui est sans conséquence, sauf à prendre au sérieux la menace de Kelly de ne plus jamais revenir, c'est-à-dire... jusqu'au lendemain soir.
Leur rencontre respective avec Thorwald, rencontre musclée les deux fois, change-t-elle quelque chose? C'est tout le sens de l'épilogue sur lequel je me suis déjà prononcé. Et si j'ai répondu si tôt à la question, c'est que la réponse non seulement est: "non, il n'y a rien de changé", mais qu'elle était sous-entendue dès le départ, via les prémonitions de Stella, quant aux "yeux brûlés" de ceux qui, devant un spectacle, cèdent à l'impératif du regard — étant entendu que c'est de l'ordre du symbolique, c'est pourquoi d'ailleurs Michel Strogoff ne perd pas finalement la vue —, ou encore, pour ce qui est des couples mal ajustés, le fait que c'est justement dans ce type de couple que l'amour dure le plus longtemps (Hitchcock et Alma formaient-ils un couple mal ajusté? Je ne sais pas.) J'ajouterai simplement une chose. Le film se déroule sur quatre jours (si on ne compte pas l'épilogue). Et il s'en passe des choses en si peu de temps. La plus importante est celle-ci: la vie des couples qu'observe James Stewart semble se passer beaucoup plus vite que la sienne avec Grace Kelly. Cette "accélération" du temps de l'autre côté de la fenêtre est manifeste chez les jeunes mariés qui, à la fin, ont tout du "vieux couple", la femme reprochant à l'homme, après seulement quelques jours, certes intenses sur le plan sexuel, mais bon..., d'avoir quitté son travail, regrettant même de l'avoir épousé. Comme si, ce à quoi nous avions assisté, était un condensé, une vie de couple résumée en trois ou quatre jours, telle qu'on pourrait la lire dans un article du Reader's Digest (le magazine est d'ailleurs évoqué dans le film par Stewart). Tout ça pour dire que l'épilogue pourrait s'inscrire dans ce même rapport au temps. La scène est dans le prolongement des événements passés. Stewart a ses deux jambes dans le plâtre. Mais les deux personnages, à travers l'espèce de douce tranquillité, limite pépère, qu'ils dégagent, elle en train de lire (peu importe ce qu'elle lit), lui en train de dormir (peu importe à quoi il rêve), semblent anticiper ce qu'ils seront plus tard, pas plus ajustés qu'au début mais toujours ensemble, confirmant les visions — lacaniennes — de Stella, comme quoi "il n'y a pas de rapport sexuel".
(1) Je privilégie le nom de l'acteur à celui du personnage, en écho à la déclaration qu'avait faite Hitchcock à la presse pour le lancement du film: "L'action de Fenêtre sur cour se déroule dans l'appartement de James Stewart, à Greenwich Village, mais pour qu'il puisse observer ses voisins, nous avons dû construire un décor abritant les trente et un appartements qu'il découvre de sa fenêtre..." (Donald Spoto). Il y a deux "personnages" principaux dans le film: James Stewart et le décor.
(2) On n'a jamais commenté pourquoi le personnage joué par Raymond Burr portait un nom scandinave, Lars Thorwald, sinon que ça colle bien à son physique: un homme aux épaules larges et à la mâchoire carrée, comme dit Luc Chomarat de l'homme scandinave dans... Le Dernier Thriller norvégien (2019), ce qui bien sûr n'a rien à voir.
(3) L'idée que Raymond Burr pourrait être une sorte de double pour James Stewart, immobilisé dans son fauteuil, prend un tour ironique quand on sait que Burr, quelques années plus tard, incarnera le personnage de L'homme de fer.
(4) Avec cette particularité, témoignant de l'éloignement physique du spectateur: on n'entend pas ce que disent les personnages à l'intérieur de leur appartement, tels des poissons rouges dans leur bocal, et ce malgré les fenêtres ouvertes, Hitchcock couvrant les dialogues (de toute façon réduits à une bouillie sonore les rares fois où ils s'entendent), que ce soit par une musique d'ambiance, les bruits du quartier ou, le soir tombé, les vocalises d'une mystérieuse cantatrice. Pour qu'ils deviennent audibles, il faut que les personnages sortent, abandonnant leur rôle de personnages de télé (ou de films muets), comme au moment de la mort du petit chien, la maîtresse se plaignant alors du manque d'amour et de communication entre voisins.