03/04/2024

L'image et la parole


  Francisca de Manoel de Oliveira (1981).

Oliveira, l'énigme. Nous sommes en 2008, Oliveira va avoir 100 ans, son Christophe Colomb vient de sortir. Je ne sais plus qui disait (Biette? à moins que ce ne soit l'intéressé lui-même) que s’il y avait aujourd’hui un cinéaste dont l’œuvre pouvait légitimement renvoyer aux origines du cinéma, c’était bien lui, Oliveira, puisqu’il avait débuté comme cinéaste du muet. L’énigme est là. Derrière la question sur la nationalité de Colomb — était-il portugais? ce dont Oliveira est persuadé — se profile, avec l’évidence des films libérés de toute contrainte, la question sur le cinéma d’Oliveira: appartient-il au muet? J'en suis convaincu, étant entendu que la parole chez Oliveira précède l’image, je veux dire qu’elle lui préexiste (via le théâtre), comme dans tous les films muets, qui ne sont en fait que privés de parole, momentanément, le temps du film, et pour des raisons qui n’appartiennent pas au film, ce qui fait que ces films non parlants n’en sont pas moins parlés (vous me suivez?), que s’ils ne parlent pas, ils vous parlent néanmoins. Chez Oliveira ça parle, ça parle même beaucoup, mais peu importe à la limite ce qu'on y dit, peu importe le sens (rappelez-vous ce qu'Oliveira disait à propos de ce qu'il aimait au cinéma: "une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication" — c'est beau, Godard l'avait même inscrit dans ses Histoire(s) du cinéma, mais je ne suis pas sûr que ça veuille dire quelque chose, c'est d'ailleurs pour ça que c'est beau), seule compte la musique de la langue (maternelle) — laissez-vous porter, les yeux fermés, par la langue portugaise, son roulis chuintant, même si vous n’y comprenez rien, surtout si vous n’y comprenez rien, elle vous emmène très loin, c’est une langue qui traverse les océans —, c’est la langue du récit, du grand récit, qui raconte l’Histoire, et dont Oliveira semble bien aujourd’hui le dernier dépositaire, puisque le dernier cinéaste du muet. Aussi vrai que Colomb était portugais...

BonusNon, ou la Vaine Gloire de commander (1990) et son ouverture, l'une des plus belles jamais filmées, ce long et lent travelling sur l'arbre au son des tambours d'Alejandro Massó. Un arbre immense, majestueux, se dressant à l'entrée du film comme un totem, soit Oliveira lui-même, d'autant qu'il s'agit probablement d'un fromager dont le nom viendrait des rides qui creusent son tronc/front ("formes âgées"), écho à l'âge canonique (deux fois quarante ans) du cinéaste au moment du film, ne sachant pas que le plus gros de son œuvre (un film par an pendant encore plus de vingt ans) se situe devant lui.

Sinon Oliveira est mort en 2015. On attend toujours que ses films soient réédités...

Après cette "mise en bouche", quelques écrits du passé pour se remettre dans le bain (manque celui sur Val Abraham que je n'ai pas retrouvé), précédés du texte de Daney sur Francisca.

Que peut un cœur?
 
Ils sont tous les deux debout, se faisant face.

Camilo — Non. Mais je sais ce que je rejette. Tu ne peux pas le savoir.

José Augusto tressaille, se met à aller et venir convulsivement dans la chambre; il va à la fenêtre, revient vers la table qu'il saisit, se retourne et va se placer face à son ami, de plus en plus en colère.

José Augusto — Je suis peut-être un infirme? Tu crois que je ne peux pas aimer Fanny Justement, je vais éveiller en elle un amour immense; un amour que je refuserai, un amour excité par ma propre sévérité (...) Il s'arrête près de la table et conclut face à la caméra:
Produire un ange dans la plénitude du martyre.

1. Quand ces phrases terribles sont prononcées, nous sommes à Vilar de Paraiso, dans la chambre de Camilo, avec cette alcôve bleue et cet écritoire tourné vers nous. Camilo écrivait et son ami José Augusto est entré par le fond du décor. Nous sommes dans la trente-sixième scène de Francisca, le dernier volet du triptyque consacré par Manoel de Oliveira aux amours frustrés (le Passé et le PrésentAmour de perdition). Nous sommes au moment où les personnages vont irrémédiablement engager leur destin et Oliveira son film. A ce froid programme ("Produire un ange dans la plénitude du martyre"), Camilo ne peut que répondre, troublé: "Tu en serais capable?"
Nous assistons à la naissance d'une passion. Un compte à rebours commence avec ce défi. Un de ces défis que l'on lance, pour l'épater, à son meilleur ami. Qu'on ne lance qu'à son meilleur ami. Comme s'il fallait être deux pour aimer une femme. Oliveira, même s'il traite du romantisme portugais, est un cinéaste du romanesque. Il sait que si "un a toujours tort" et que "la vérité commence à deux", il faut être trois pour partager un crime, pour articuler désir et passion.
Dans Francisca le désir lie plutôt les deux hommes (il sera refoulé) et la passion attache l'un de ces hommes à une femme (mais le mouvement de la passion est infini). Tout sépare les deux (jeunes) hommes et, pour cela même, ils se fascinent l'un l'autre. Qu'est-ce qui peut lier un jeune écrivain pauvre et un jeune aristocrate oisif? Le premier écrit pour vivre et s'imposer auprès de la bonne société de Porto sur laquelle il promène déjà un regard dur: il la méprise (mais il l'envie), elle le méprise (mais elle commence à le reconnaître puisqu'il s'agit de Camilo Castelo Branco, le futur auteur d'Amour de perdition, déjà adapté à l'écran par Oliveira). Le second, José Augusto, est sans désir propre: riche, il n'a rien à gagner, il ne peut que perdre. Camilo, crûment, le lui dit: "Tu aimes par orgueil, tu aimes le luxe d'aimer". Aux pauvres le désir, aux riches la passion. Le désir est production, la passion est gâchis.

2. Au début de cette passion, il y a un troc. Traduisons: José Augusto dit en substance à son ami: cette femme qui ne t'aime pas (sous-entendu: qui n'est pas pour toi), mais dont tu places l'amour si haut, je vais, moi, m'en faire aimer; mais je ne la posséderai pas, elle sera malheureuse et ainsi, je nous vengerai. Toi de ne pas l'avoir eue, moi de ne l'avoir désirée qu'à travers toi. "Produire un ange dans la plénitude du martyre", c'est une forme abrupte, le programme minimum qui, dans nos sociétés, légitime toute alliance exclusivement masculine. Le refoulement du lien homosexuel et l'abaissement de la femme produisent la Femme, c'est-à-dire souvent un ange (parfois un ange bleu). Mais aussi des images, des stars, des madones comme il s'en fabrique et s'en troque si aisément chez les catholiques (voir du côté de Buñuel).
Ensuite, il y a un accident. La femme ne correspond pas au signalement. Il y a erreur sur la personne. Francisca, avec son air doux, est aussi cynique et amorale que José Augusto. D'entrée de jeu, interrogée par Camilo, elle laisse tomber comme par mégarde et par deux fois: "L'âme, c'est un vice". De son côté, à la fin de la scène 36, José Augusto résume l'effrayant destin auquel il se voue: "Des cendres à la place du désir. La conscience au lieu de la passion". Détermination froide, sans objet. L'accident, c'est que José Augusto et Francisca sont pareils, voués à osciller dans le même sens comme des gens mis en présence et dont les hésitations sont synchrones. Les armes de l'un, l'autre peut les utiliser, les retourner contre lui. On transforme son malheur en jouissance, son renoncement en victoire: on fait tout pour avoir le dernier mot. Ainsi Francisca dispose d'une arme secrète qui lui permet de briser le duo romantique et de restaurer le trio infernal: elle écrit (à qui? peu importe) qu'elle est mal traitée, délaissée, peut-être battue. Ses lettres tombent entre les mains de cet autre écrivain qu'est Camilo, lequel les remet à José Augusto. Le coup est terrible: cette femme qui s'est donnée à lire est pire que si elle avait trompé son (futur) mari. José Augusto ira donc jusqu'au bout de son scénario: épouser cette femme qu'il a enlevée et ne pas la toucher.
Enfin, il y a entre les deux un jeu de main chaude. Francisca a renversé le défi de José Augusto au moment où elle lui a crié cette phrase: "Tu m'aimes, je le jure". Phrase stupéfiante. A cette surenchère de l'un sur l'autre, à cette suite de défis, il n'y a pas d'issue. Comme dans le dernier film de Truffaut [la Femme d'à côté], mais sans les restes de fétichisme, la passion est sans fin, inentamable. Elle ne peut disparaître qu'avec la disparition des corps dont elle provient. Et encore.

3. Dans le désir, ce qui fait problème, c'est qu'on ne sait jamais au juste ce que l'autre veut. C'est ce non-savoir qui fait désirer encore plus. Ce qui compte dans la passion, c'est ce que l'autre peut, ce dont il/elle est capable. J'ai indiqué rapidement (mais le film entier à la concision d'un théorème) comment Francisca partait des ruses du désir (José Augusto veut annuler Camilo en faisant semblant de réaliser son désir) pour finir du côté du forcing de la passion. Entre José Augusto et Francisca, un jeu infini et surtout indéterminé, un jeu "sans qualités", un "autre état" pour parler comme Musil. Car au cœur de la passion, comme son moteur vide, il y a une fondamentale incertitude. L'incertitude n'est pas l'aléatoire (qui fut la grande redécouverte du "cinéma moderne"), elle n'est pas non plus l'ignorance ou la méconnaissance (dont les classiques ont bien parlé). C'est encore plus étrange.
Prenons ces moments où certaines phrases du dialogue sont répétées. Tout se passe comme si le fait pour une phrase d'avoir été prononcée (par l'acteur) et aussitôt entendue (par le spectateur) ne lui assurait pas une existence certaine. Comme s'il fallait risquer pour les sons ce qu'on osa faire jadis pour les images: le faux raccord. Comme si les mots du dialogue étaient des choses dont il fallait marquer le point de départ et l'un des points d'arrivée. Dédoublement du dialogue. Jamais on n'aura poussé aussi loin le refus du naturalisme et la nécessité d'adopter en toutes choses (et les mots sont des choses) un point de vue, un angle.
Oliveira dit que seule l'intéresse la représentation. Il le dit avec d'autant moins d'esprit de système qu'en cinquante ans de cinéma, il a déjà tout expérimenté: le documentaire, la fable naturaliste, la comédie mondaine, le pris sur le vif et le montage. Dans Francisca, délivré de tout souci de naturalisme, confronté au matériel intégralement artificiel (texte, décor) qu'il s'est choisi, il fait passer cette relation d'incertitude dans tout le film. Elle n'est pas seulement au cœur de la passion qui consume les personnages, elle est au centre de ce qu'il ne faut pas avoir peur d'appeler son "esthétique". Il faut avoir d'autant moins peur que c'est, de nos jours, plutôt rare...

4. Il y a chez Oliveira (comme chez Syberberg, Bene ou Ruiz, autres grands baroques) un oubli provisoire de toute idée de référent. Chaque "figure" doit décliner son identité, montrer son mode de fonctionnement, être testée selon sa durée, sa solidité, sa vitesse. De quoi l'autre est-il capable? Mais aussi: de quoi telle ou telle figure représentée est-elle capable? Personnages ou décors, détails ou ensembles, objets ou corps. On peut voir Francisca comme un film assez drôle (comme Méliès peut être drôle), toutes les fois qu'une figure "oublie" de se comporter selon le code naturaliste. Je pense à ce moment qui ne manque jamais de faire rire, où José Augusto entre à cheval dans la chambre de Camilo. Un cheval, au lieu de ronger son frein dans les limbes du décor, entre en scène et, du coup, fait basculer l'espace. Ou alors, c'est un personnage du tout premier plan qui, au lieu d'appartenir à l'action, se fige comme une tête de spectateur gênante, devient une partie morte du tableau, une zone de moindre vie dans la scène. Ainsi José Augusto à la fin d'un repas où Camilo a été très bavard et qui somnole au premier plan. Ou même, le tout premier plan du film (le bal). "Je cherche toujours à repérer une ligne qui sépare la machine des acteurs. Car le travail pour la machine consiste à fixer le travail des acteurs à partir de la salle, du fauteuil du spectateur" dit Oliveira. Tant qu'il n'a pas trouvé cette ligne, on ne peut dire ce qui est près et ce qui est loin; le cheval a le droit de se rapprocher ou le dormeur de s'absenter.
Oliveira est un immense scénographe. Parce qu'il ne réduit pas son travail à des "jeux de scène". Le choix des acteurs et des visages obéit à une recherche encore plus paradoxale que celle de Bresson: là où celui-ci s'intéresse à d'éventuels "modèles", Oliveira les prend comme des paysages. Les visages, dans Francisca, sont des montages d'objets dont chacun obéit à sa propre loi et ignore les autres. Ce n'est pas vrai (dira-t-on) de Camilo mais c'est parce que Camilo est un être de désir et que ce désir le fait "consister", identique à lui-même, dans toutes les scènes. En revanche, José Augusto et Francisca, êtres de passion et que cette passion décompose, sont soumis à une vertigineuse anamorphose.

5. Il est beaucoup question de vitesse aujourd'hui, de dromoscopie. On se demande en effet comment on a pu parler si longtemps des films sans s'interroger sur les vitesses comparées des corps qu'ils mettent en mouvement. "Le cinéma, dit encore Oliveira, c'est ce que nous mettons devant la caméra". Mais pour fixer quoi? Les vitesses de décomposition et de recomposition, d'évaporation ou de sédimentation. Dans le monde d'Oliveira, le désir compose et la passion décompose: un œil peut aller plus ou moins vite qu'un regard, une bouche que ce qu'elle dit, Francisca a une façon de "tourner la tête" et José Augusto de "tourner de l'œil" qu'il ne faut pas seulement analyser en termes de typage sociologique (décadence de l'aristocratie) mais renvoyer à la question matérialiste par excellence: que peut un corps?
Deux doigts posés sur une table, une chaussure jetée au loin, des domestiques (toujours très rapides), des cavaliers lents, des lettres, des amours ont des vitesses différentes. Dans Francisca, il est très rare que deux personnages soient affectés d'une même vitesse. Au contraire. S'ils se quittent si rapidement, s'ils se disent précipitamment tant de choses graves, si le récit du film est à ce point lacunaire, c'est qu'ils sont tous sur orbite, tels des astres ou des électrons. Ils ne se rencontrent qu'à des moments précis, calculables certes, mais avec une certaine marge d'incertitude, comme le disait Heisenberg des atomes.
Atomes. Le grand mot est lâché. Je ne vois guère de cinéaste (sinon Biette et son "théâtre des matières") qui soit à ce point proche du matérialisme à l'antique. La force d'Oliveira, c'est qu'il traite d'un des scénarios-types de la religion ("produire un ange dans la plénitude du martyre") avec le manque de pathos et l'acuité détachée d'un philosophe païen. La passion affecte les corps en entier, et chacune des parties de ces corps en entier, et chacune des parties de ces parties en entier, etc. En entier et différemment. Il n'y a pas de fin à l'incertitude brûlante de la passion, surtout pas la mort.

6. La plus belle scène du film se situe vers la fin. Francisca est morte, José Augusto l'a faite autopsier, a gardé le cœur dans un bocal et ce bocal dans une chapelle. L'organe rouge terrifie la servante. Il ne s'agit pas là d'un vain fétiche. A ce cœur-muscle, à ce cœur tout à fait matériel se pose toujours la même question: de quoi est-il capable? Que peut cet objet rabougri? La réponse est donnée par José Augusto lui-même: "Nous vivons déchirés, à la recherche de nos corps dispersés sur la terre entière. Le ventre qui veut oublier le péché, hurle; le foie qui veut s'accrocher au côté droit, gémit; et le cœur en mille morceaux entre dans les plus misérables ruelles à la recherche du sang qui le formera."

Que peut le cinéma? Un vieil homme, un des grands cinéastes vivants, donne sa réponse. Il nous dit peut-être que le cinéma est comme ce corps. Il faut qu'il se recompose, organe par organe. A bas le story-board, à bas le musée. Vive le cinéma." (Serge Daney, Cahiers du cinéma n°330, décembre 1981).

L'image et la parole.


Singularités d'une jeune fille blonde (2009).

L'être-ange.

... D'abord: l’amour, la mort, une vision romantique, voire mystique, de la jeune fille, ainsi qu’il ressort des films de la tétralogie (celle dite des "amours frustrées": le Passé et le Présent, Benilde ou la Vierge Mère, Amour de perdition, Francisca) et du Soulier de satin, se prolongeant dans le reste de l'œuvre sous la forme de figures résiduelles, de résidus et toujours duelles, avant d’être "réactivée" tardivement, et forcément différente, dans l’Etrange Affaire Angélica. A cela il faut ajouter, présente depuis le début mais de plus en plus sensible à partir de Val Abraham, une image résolument moderne de la jeune fille, à travers la notion de scandale qui lui est associée, et qui trouve dans Singularités d’une jeune fille blonde sa forme la plus radicale. Une double image qui a donc évolué au fil du temps, au même titre que la question de la virginité, question qui a toujours obsédé Oliveira, depuis Angélica et les films de la tétralogie, dont elle constituait le thème central, jusqu’à des œuvres plus récentes, comme le Miroir magique, portrait d’une femme fortunée, Alfreda, dont le vœu le plus cher est de voir apparaître la Vierge Marie, à laquelle elle tend d’ailleurs à s’identifier, par sa répugnance avouée du sexe et surtout sa conviction que Marie était, comme elle, très riche. Elle suit en cela l’Evangile de Jacques et ce qu’en dit un mystérieux professeur, spécialiste des Saintes Ecritures.
S’appuyant sur une réflexion de Pascal Bonitzer, qui voyait dans la composition des plans de Mizoguchi "une métaphore de l’hymen", Yann Lardeau "constate [en 1988], chez Mizoguchi comme chez Oliveira, le même refus d’un découpage en champs-contrechamps, le même plaisir de la rampe et des déplacements latéraux, la même résistance à pénétrer sur scène". Or, à partir des années 90, Oliveira délaisse, ou du moins réajuste (car certains principes demeureront jusqu’au bout), sa conception du cinéma comme simple moyen de fixer le théâtre. Moins de résistance, ce qui entraîne de véritables trouées dans la texture de ses films, au demeurant plus fluides, les rendant plus énigmatiques encore. Quelque chose semble s’offrir au spectateur sans qu’on sache quoi exactement, tous ces moments, sublimes, où se mêlent ravissement et abandon, comme par exemple, dans le Miroir magique, quand Alfreda s’apprête à se baigner dans la rivière et qu’apparaît ce reflet de lumière, frémissant à la surface de l’eau; ou encore, dans le finale de Val Abraham, lorsqu’Ema, avant de disparaître, parcourt, telle une marche funèbre (c’est l’adagio de la Sonate au clair de lune de Beethoven qu’on entend) l’orangeraie et que, au contact des oranges, elle se rappelle le temps de sa virginité.

Faut-il y voir une sorte de "réalité sublimée", qui trouverait son corollaire (au sens botanique du mot) dans l’image, empruntée à Claudel, qu’Oliveira donne dorénavant de la Vierge et de la virginité, à savoir l’image d’une vraie femme, qui "connaît" la réalité de son corps? D’autant que ce corps a un nom, c’est celui de Leonor Silveira, apparue pour la première fois chez Oliveira, à l’âge de 18 ans, dans les Cannibales — film grotesque autant que génial, où elle incarne Margarida, la jeune femme, forcément vierge, qui, le soir de ses noces, se jette par la fenêtre après avoir découvert, horrifiée, que son vicomte de mari n’avait ni bras ni jambes — et qui, par la suite, a participé à quasiment tous ses films. Comme si, à travers le corps admirablement présent de Leonor Silveira (au point de ne pas vieillir dans Val Abraham) et qu’Oliveira ne se prive pas de magnifier (ainsi dans le Miroir magique, lorsqu’elle apparaît en tenue de bain), la jeune fille jusque-là "enfermée" des années 70 et 80 s’ouvrait enfin à l’extérieur, après le raptus des Cannibales, d’abord timidement, sous la forme de quelques figures mythiques (Vénus, Eve), puis de manière plus épanouie, en alliance non plus avec Dieu mais avec la nature, à la fois offerte et ailleurs. C’est dans Val Abraham que cette alliance — la nature est celle de la vallée du Douro — atteint son point d’incandescence, où la perdition oliveirienne touche au plus profond, et ce d’autant plus que tout, secret et désir, y est exposé (le parfum d’une rose dont on s’enivre, son pistil que l’on caresse...), à la surface du film, miroir magique, visible bien qu’inaccessible. Une alliance qu’on retrouve dans Party, où le personnage incarné par Leonor Silveira, prénommé aussi Leonor, se laisse submerger par ce qui vient de l’extérieur, une extériorité impossible à définir mais que le personnage éprouve par le biais de phénomènes naturels, tels que la pluie et le vent, conférant au film une dimension cosmogonique.

Chez Oliveira, la jeune fille représente ainsi à la fois un passage entre deux mondes, le monde de l’innocence et celui de sa perte, et la fusion de ces deux mondes, l’adolescente qui demeure encore en elle et la femme qu’elle aspire à être, d’où ce mélange de crainte et de désir qui la traverse. Le scandale est là. Et c’est dans Singularités d’une jeune fille blonde, d’après une nouvelle d’Eça de Queiroz — un romancier qu’on oppose souvent à Camilo Castelo Branco et qu’Oliveira (qui préfère Camilo) adapte pour la première fois —, que le scandale, propre à la jeune fille oliveirienne, trouve sa plus belle expression. Leonor Silveira (qui depuis Inquiétude et son personnage de cocotte, a délégué sa jeunesse à d’autres actrices, exemplairement Leonor Baldaque, la petite-fille d’Agustina Bessa-Luís, pendant féminin de Ricardo Trêpa, le petit-fils de Manoel de Oliveira) y tient le rôle de l’inconnue, rencontrée dans le train, à qui le héros-narrateur confie son histoire, selon l’adage énoncé en ouverture: "Ce que tu ne racontes pas à ta femme ni à ton ami, raconte-le à un étranger." C’est l’histoire d’un coup de foudre, de ce que Stendhal appelle la cristallisation, qui pare l’être dont on tombe amoureux de toutes les qualités, de toutes les vertus: "une blanche colombe, de neige et d’or" comme il est dit dans le film, mais qui ne se révèle être, après coup, qu’une illusion, qu’un "trompe-l’œil", autant dire une image. Macário est tombé amoureux d’une image, en l’occurrence celle d’une jeune fille blonde, lorsqu’elle est apparue pour la première fois à la fenêtre située en face de son bureau, sortant de derrière les rideaux, de ces rideaux qui "permettent la naissance de romances", un éventail chinois à la main. Comme dans un tableau. C’est qu’il faut un cadre pour tomber amoureux, qui active l’imaginaire de celui qui aime, ainsi que le rappelle Barthes. On notera qu’à chaque apparition de la jeune fille à sa fenêtre, on entend le tintement d’une cloche, qui semble toujours marquer la même heure, ce que confirme le plan de l’église où l’on voit ladite cloche sonner au-dessus de l’horloge qui, elle, n’a pas d’aiguilles. Cela confère aux apparitions un côté hors du temps, presque irréel, comme si l’attrait exercé par la jeune fille, que Macário préfère appeler menina au début (référence possible au tableau de Velázquez, via la mise en abyme et le monde comme illusion), devait moins à sa beauté, évidente, qu’à ce qu’elle maintient caché, derrière son éventail, cette agalma qui la désigne, elle et pas une autre, aux yeux de Macário.

Image idyllique donc, mais trompeuse, car fantasmée, qu’Oliveira va s’attacher à brouiller, en glissant dans le film quelques indices (c’est le côté Edgar Poe du récit), autant de "singularités" qui rendent la jeune fille peut-être moins innocente que Macário le croit. Ainsi de la scène du jeton lors de la soirée chez le notaire, quand, après que Luís Miguel Cintra a lu, à l’arrière-plan, deux poèmes d’Alberto Caeiro (l'hétéronyme de Pessoa) dont le second semble faire écho au personnage de la jeune fille, celle-ci se lève brusquement de la table de jeu où elle était assise, croyant qu’un jeton lancé vers elle par un des joueurs était tombé. Qu’en est-il? On ne le saura pas. Reste le trouble créé par la scène, qui voyait auparavant la jeune fille jeter des coups d’œil à droite et à gauche (notamment à sa mère), rappelant le tableau de La Tour, Le Tricheur à l’as de carreau, où l’on se demande qui trompe qui, et, dans le cas de la jeune fille, ce qu’elle peut bien cacher. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui importe, c’est que, par ce mouvement de recul, la jeune fille vient signifier qu’elle n’est pas à sa place. Chacun occupe une place bien définie dans le film, et celle de la jeune fille se réduit visiblement au cadre — amoureux, social — dans lequel on la confine. Sa maladie, la kleptomanie, ne fait que traduire l’angoisse qu’il lui faut surmonter — une fois franchi l’espace (matérialisé par la rue et les bruits de la ville) qui la sépare de Macário et plus généralement du monde — quand une trop forte émotion la saisit. Si la connotation sexuelle y est manifeste, ce besoin irrépressible de voler témoigne aussi du vide au bord duquel elle se tient. Un acte hors sens, du registre de la jouissance, ce que Macário ne saurait comprendre ("Va-t’en!" lui crie-t-il, scandalisé, après la révélation du vol de la bague), la renvoyant à son statut de départ, celui d’image, mais une image désormais corrompue, qui montre la jeune femme, de retour chez elle, anéantie, s’écroulant dans un fauteuil, bras ballants et jambes écartées, corps déchu qu’Oliveira raccorde sans ménagement avec le plan du train dans lequel nous a été racontée l’histoire, surgissant du bas de l’écran comme s’il sortait du ventre de la jeune fille. Raccord sidérant, inouï, et en même temps des plus signifiant. La jeune fille chez Oliveira, ce n’est peut-être que cela finalement: un ébranlement, celui que représente toute naissance, ici la naissance d’une histoire. L’origine du récit.


  L'Etrange Affaire Angélica (2010).

  L'arrière-monde.

Angélica, 1952.

"L’idée est venue d’une triste histoire vraie. Maria Isabel, ma femme, était l’amie intime de sa cousine, Maria Antónia, mariée depuis peu et qui vivait avec d’autres personnes de la famille dans la maison des parents, la Propriété des Casas Novas. Nous étions aussi, par hasard, dans la région du Douro, dans la Propriété de la Portelinha, pour quelques jours, quand nous reçûmes un coup de téléphone de la Propriété des Casas Novas, qui nous informait que Maria Antónia s’était sentie mal. La Propriété de la Portelinha est au-dessus de Santa Marta de Penaguião, dans le canton de Cumeira, à près de dix-neuf kilomètres de Casas Novas, dans le canton de Godim, tout près de Régua, presque au bord du Douro. Nous partîmes aussitôt. Nous trouvâmes sa mère, ses frères et de nombreux amis. Parmi eux des médecins. Je restai à parler avec ces derniers, tandis que Maria Isabel se rendait dans la chambre de la malade. Cela se passait en fin d’après-midi. Nous restâmes une ou deux heures et nous nous en allâmes pour le dîner, en promettant de revenir aussitôt après. C’est ce que nous fîmes. A notre retour, à peine arrivions-nous sur la terrasse, qu’une de ses sœurs, personne très religieuse, toujours de noir vêtue, descendait l’escalier de pierre. Elle s’approcha sans nous laisser le temps de sortir de la voiture et aussitôt nous annonça la triste nouvelle. Comme elle savait que j’avais toujours dans la boîte à gants un appareil photo, elle me demanda de faire une photographie, disant que la morte était très belle et que sa mère voulait garder un souvenir. J’acceptai aussitôt, bien qu’impressionné à l’idée de photographier le cadavre d’une personne que nous aimions beaucoup. En entrant, je croisai le mari qui sortait inconsolable, ayant presque perdu connaissance, soutenu par des amis intimes. J’étais si choqué que je n’eus pas même le courage de lui parler.
Dans une semi-pénombre, tout autour de la pièce, contre le mur, veillaient des dames, assises, toutes en noir, tandis que la jeune femme, habillée en blanc comme une mariée, reposait au centre sur un divan bleu clair, baignée dans la lumière de la lampe au-dessus d’elle cachée par le large abat-jour de soie rougeâtre. Les cheveux blonds, détachés et longs, descendaient sur ses épaules. Et, sur le visage, flottait un sourire angélique de bonheur et de libération.
Ce ne fut pas tout cela, en soi déjà dramatique et impressionnant qui me donna la véritable impulsion pour l’idée de faire un film. Cela me vint après que j’eus pris la photographie. Mon appareil était un Leica d’avant-guerre, dont le point s’obtenait à travers un viseur où l’image se dédoublait en une deuxième légèrement plus ténue. Elles se séparaient d’autant plus que le point n’était pas fait et se superposaient quand il l’était. S’agissant d’une morte, cet exercice précis de focalisation me donna l’étrange impression d’être en train de voir l’âme se détacher du corps. Et ce fut, en fait, cela qui excita mon imagination. Peu à peu, l’idée prit consistance et forme. C’est alors que s’imposa en moi d’écrire le découpage d’Angélica..." (Manoel de Oliveira, Angélica, trad. Jacques Parsi)

Ce qui fut fait deux ans plus tard: un découpage extrêmement précis (la durée des plans y est indiquée à la seconde près). Avec en introduction une citation d’Antero de Quental: "Là où le lys des vallées célestes / Connaîtra sa fin et commenceront / Pour ne jamais finir, nos amours!", citation qui m’a toujours fait penser à Blanchot, le Blanchot du Livre à venir, quand l'auteur parle de "l’événement", "toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent... se déployant comme le retour et le commencement éternel... et dont le récit serait l’approche". L’amour est de cet événement, la mort aussi. Le récit d’Angélica qui associe la mort et l’amour, et annonce dans l’œuvre d’Oliveira la tétralogie des "amours frustrées", fait écho à un autre livre de Blanchot, L’espace littéraire, écrit à la même époque qu’Angélica, notamment la partie où Blanchot questionne les "deux versions de l'imaginaire" à travers l'image de la dépouille, prolongeant d’une certaine manière l’étrange impression ressentie par Oliveira au moment de photographier la jeune morte.

"Ce qu’on appelle dépouille mortelle échappe aux catégories communes: quelque chose est là devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui était en vie, ni un autre, ni autre chose. Ce qui est là, dans le calme absolu de ce qui a trouvé son lieu, ne réalise pourtant pas la vérité d’être pleinement ici. La mort suspend la relation avec le lieu, bien que le mort s’y appuie pesamment comme à la seule base qui lui reste. Justement, cette base manque, le lieu est en défaut, le cadavre n’est pas à sa place. Où est-il? " (Maurice Blanchot, L'espace littéraire, 1955)

Angélica, 2010.

Donc l’Etrange Affaire Angélica (dont le titre original, O estranho caso de Angélica, évoque Stevenson). La première demi-heure est absolument magistrale. Après, cela devient étrange, à tout point de vue, on entre dans une sorte de corridor cotonneux, pas désagréable mais déconcertant. On serait prêt à trouver le film trop long, de la même manière qu’on pouvait trouver le précédent (Singularités d’une jeune fille blonde) trop court. En dilatant ainsi son récit, Oliveira plonge le spectateur dans une sorte de torpeur, lui donnant l'impression de revivre toujours les mêmes scènes, jusqu'à l'entraîner dans le même état d’épuisement que son héros, impression renforcée par le travail d'Oliveira sur les cadres, d'une rigueur aussi obsédante qu'oppressante, du plus petit (l'objectif de l'appareil photo) aux plus grands (les vues extérieures). D'où la question: était-ce finalement une bonne idée de faire ce film si longtemps après l'avoir écrit? Parfois ça marche (cf. Rohmer et sa Femme de l’aviateur, tourné 35 ans après), parfois ça ne marche pas, ou moins bien (cf. Rivette et son Marie et Julien, tourné 28 ans après). Là, le pari avait quelque chose d'insensé, ce qui en fait est typiquement oliveirien (pensons au Soulier de satin): faire un film dont le scénario date de 1952, il y a donc près de soixante ans, sans quasiment le retoucher (seule différence notable: les gens de la pension, plus cultivés que dans le scénario d’origine, ce qui leur permet de parler — outre la crise économique et la pollution — d’anti-matière et d’Ortega y Gasset: "L'homme est sa circonstance"). Et pour justifier que le héros utilise un vieil appareil photo (avec ce fameux viseur qui dédouble l'image pour permettre la mise au point) et répare de vieilles radios, ou que les ouvriers agricoles, qu'il aime photographier (c'est la part réaliste du film, renvoyant aux premières œuvres d'Oliveira), labourent encore la vigne à la houe, le cinéaste nous dit, nous répète même, qu'il préfère "le travail à l'ancienne". La preuve: le trucage qui voit le héros, lorsqu'il rêve, s'envoler avec le fantôme de la jeune fille et voyager au-dessus de l'eau, les deux personnages à l'horizontal, un trucage à la fois charmant et désuet, poétique et naïf, chagallien et kitsch...

Alors ce film, je l'aime oui ou non? Oui bien sûr, mais pas comme je l'aurais voulu. Sur le papier je rêvais de Blanchot. De cette œuvre mystérieuse qu'était Angélica au départ, j'imaginais un mixte oliveiro-blanchotien — "l'olivier blanc"? — qui propulse le récit dans des contrées plus folles que ce que nous propose finalement Oliveira. Quitte à évoquer l'anti-matière et les trous noirs, autant en épouser le mouvement: une image (la photo d'Angélica morte, belle et souriante) dans laquelle le héros Isaac serait comme aspiré et dont il ne pourrait plus s'échapper (le champ de gravitation). Or là, on reste dans l'amorce, répétée, du mouvement, même si, au niveau du scénario, le héros finit en effet par se perdre dans l'image. C'est beau, c'est étrange, c'est étrangement beau... une histoire d'ange et de photo, l'angélique et l'argentique (Angélica = Ange et Leica), un phénomène d'attraction (le cinéma, oui bien sûr), qui, lancinant, va entraîner le héros dans la mort... Ce ne serait que cela?

Car il y a une autre question: si dans l'Etrange Affaire Angélica, Isaac c'est Oliveira, l'inverse est-il vrai? Oliveira est-il Isaac? Le judaïsme est très présent dans ses films (pensons simplement au tout dernier: Gebo et l'ombre, dont la lumière évoque Rembrandt, le Rembrandt qui, bien que non juif, a su si admirablement saisir l'âme juive). On dit que les Portugais qui portent des patronymes d'arbres, comme Oliveira, sont originaires de vieilles familles juives qui, au XVIIe siècle, ont été contraintes de se convertir au christianisme... Dans Angélica il y a, outre le personnage d'Isaac, ces trucages qui évoquent Chagall, soit l'image d'un folklore juif auquel s'accroche désespérément le héros mais en vain — il finit par tomber, qui plus est dans l'eau, comme pour un baptême. L'histoire d'Isaac, est-ce cela aussi: à travers l'amour d'un photographe juif pour l'image d'une jeune et belle catholique qui vient de mourir, l'histoire d'une conversion? Et ce, par la voie sacrilège de l'idolâtrie?

L'arrière-monde.

Revoir Angélica. Le film est plus beau encore, plus fort aussi qu’à la première vision. Plus d’évidence. Première évidence, on l'a vu: Isaac, le photographe, c’est Oliveira. Non seulement parce que l’histoire est inspirée d’une expérience vécue par le cinéaste, non seulement parce que l’acteur Ricardo Trêpa est son petit-fils (et qu’il porte le même chapeau), non seulement parce que le personnage aime comme Oliveira le "travail à l’ancienne", mais parce que les deux occupent la même place, qu’ils épousent le même regard, et surtout effectuent le même mouvement de va-et-vient entre les deux rives du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort, l’homme et sa circonstance (Ortega y Gasset)... Le tableau (le sourire angélique, léonardien) ne sert qu'à amorcer la fiction. Deuxième évidence: pour que le prodige ait lieu, que l'image d’Angélica se dédouble, il faut un médium, la photographie, mais pas n’importe laquelle: l'argentique, celle qui a du corps, qui pour exister doit passer par les trois bains: jaune, rouge, vert, puis sécher, fixée à une corde à linge... Du concret donc. La force du film est là. La photo c’est du papier mais ce qu’elle montre est par vocation réaliste (les paysans aux mines patibulaires) et parfois même réel (Angélica). Isaac tombe amoureux d’une morte, morte pour les autres mais pas pour lui. Nulle nécrophilie, Isaac est amoureux d’une image bien "vivante" (on pense à L'Invention de Morel de Bioy Casares). Troisième évidence: pour que l'image d'Angélica s'anime, il faut un autre médium, le cinéma, mais pas n’importe lequel: le numérique, celui qui n'a pas de corps, qui pour exister doit réactiver l'image du passé comme ex-présent qui est celle, originelle, de la photo (le "ça-a-été" photographique de Barthes) et donc du cinéma. Le numérique comme support moderne, purement technique, d'un hyperprésent qui fait resurgir les fantômes. D'où la mélancolie (que souligne la musique, la Sonate pour piano n°3 de Chopin, ici le largo interprété par Maria João Pires). Quatrième évidence: pour que le rêve prenne forme, que la rencontre ait lieu entre Isaac et Angélica (ce que le numérique, seul, ne permet pas), il faut que ça navigue, comme souvent chez Oliveira, mais pas n'importe comment: en remontant le fleuve, en remontant le temps, celui du cinéma et de ses premiers trucages. Au-dessus du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort... Dans l'entre-deux, là où les corps s'étreignent, réel et rêvé, telle la matière rencontrant l'antimatière, pour devenir pure énergie... Avant de disparaître.

Puis de ressusciter. Par la magie du cinéma, de l'amour-passion, de la croyance... Où va mourir, physiquement, Isaac, avant que son corps ne soit ramené dans sa chambre, si ce n'est sur les pentes d'une oliveraie... L'oliveraie: autant dire Oliveira, 103 ans, l'artiste "ressuscité" dans les années 70, avec la fin de la dictature, et dont la carrière incroyablement longue s'est prolongée pendant près de quarante ans, rendant caduc son film-testament Visite, "rédigé" en 1982 à 73 ans, qu'on ne découvrira, lui, qu'après la mort réelle du cinéaste (réelle au sens d'impossible tant il finissait par y avoir quelque chose d'immortel chez Oliveira)... Mort survenue 25 films plus tard! L'oliveraie, c'est ça: le verger d'Oliveira comme il y a le mont des Oliviers. Une sorte d'ailleurs post-mortem. Et de retrouver Blanchot:

"Demeurer n’est pas accessible à celui qui meurt. Le défunt, dit-on, n’est plus de ce monde, il l’a laissé derrière lui, mais derrière est justement ce cadavre qui n’est pas davantage de ce monde, bien qu’il soit ici, qui est plutôt derrière le monde, ce que le vivant (et non pas le défunt) a laissé derrière soi et qui maintenant affirme, à partir d’ici, la possibilité d’un arrière-monde, d’un retour en arrière, d’une substance indéfinie, indéterminée, indifférente, dont on sait seulement que la réalité humaine, lorsqu’elle finit, reconstitue la présence et la proximité."

PS. Une anecdote: écoutant un ami portugais me parler d'Oliveira, j'ai été frappé par sa prononciation du nom "Manoel de Oliveira" qui, dans sa bouche, combiné à l'accent, devenait... "manuel de l'hiver".

On ne saurait finir ce rapide tour d'horizon sans parler d'Un film parlé... avec toujours Blanchot à l'esprit.


  Un film parlé (2003).

  Bouche bée.

"Toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent dans un commencement si abrupt qu’il vous coupe le souffle, et toutefois se déployant comme le retour et le recommencement éternel — Ah, dit Goethe, en des temps autrefois vécus, tu fus ma sœur ou mon épouse —, tel est l’événement dont le récit est l’approche." (Maurice Blanchot)

Chez Oliveira, la parole ne se réduit pas à ce "plus sonore" que le cinéma a conquis il y a déjà longtemps. Elle s’inscrit dans le mouvement du film, le mouvement qui fait de chaque film un voyage. C’est tout le cinéma d’Oliveira qui est placé sous le signe du voyage: un cinéma marqué par le goût de l’exploration, comme à l’époque des Grandes Découvertes, aux temps glorieux des caravelles; cinéma de conquête, à la recherche de territoires nouveaux, où chaque film serait une expédition visant à élargir le monde-cinéma, à repousser toujours plus loin l’horizon de ses possibilités. On peut y voir la marque de la saudade, ce mélange de regret et de désir qui accompagna les grands navigateurs d’autrefois — le regret de quitter le giron portugais et le désir de l’agrandir encore plus — et dont Oliveira a été l’un de ses plus beaux hérauts. Il y a là un double mouvement qui caractérise idéalement le récit oliveirien, un mouvement à la fois central (le fil de l’inspiration) et périphérique (le souffle de l’épopée). Il n’est pas propre à Oliveira, bien sûr — il anime tout grand récit —, mais disons que, chez lui, il est d’une telle intensité, d’une telle ampleur, qu’il pourrait expliquer aussi bien l’étonnante vitalité du cinéaste que son incroyable hardiesse, cette capacité à se lancer chaque fois dans de nouvelles aventures, même les plus périlleuses.

Ce mouvement, on sait d’où il vient: des lieux qui ont bercé l’enfance du cinéaste. Oliveira a lui-même souligné l’importance de Porto dans son activité créatrice, rappelant régulièrement à quel point sa ville natale structurait profondément son œuvre. Il en a même fait un film. Porto est une ville "borgésienne", nourrissant l’imaginaire par sa dimension labyrinthique, à l’image de certaines cités bibliques. Vue depuis le grand pont métallique qui enjambe le Douro, elle ressemble à une petite Babel se réfléchissant dans les eaux dorées du fleuve. C’est bien là, dans ce paysage "originel", que trouve sa source le double mouvement du récit chez Oliveira: le mouvement intérieur, déroulant le cours du récit comme le Douro au fond de sa vallée, serpentant au milieu des vignobles et des quintas; le mouvement extérieur, repoussant les limites du récit, comme l’océan ouvert aux espaces infinis, la mère des mers où tout finit, aussi, par converger. Quelle est donc cette force qui attire le récit, l’entraînant vers des rivages inconnus, là où la narration ne s’aventure pas? C’est, on l’aura compris, le chant des sirènes — un chant terrible —, le chant imparfait de monstres imaginaires, mi-femmes mi-animaux, qui attiraient les hommes et, du fait de cette imperfection, où se révélait "l’inhumanité de tout chant humain", les faisait périr de désespoir; le chant par lequel s’engage la lutte entre le récit et les sirènes. Car le récit, dit Blanchot, "est héroïquement et prétentieusement le récit d’un seul épisode, celui de la rencontre d’Ulysse et du chant insuffisant et attirant des Sirènes", une rencontre qui marque la fin du récit et, en même temps, le recommence, puisque Ulysse, non content d’avoir triomphé (par la ruse) des Sirènes, l’avait ensuite raconté par la voix d’Homère: le récit devenu odyssée.

Un film parlé est-il l’exception qui confirme la règle? La monstruosité du film — car il y en a une — ne vient-elle pas du fait qu’ici Oliveira choisit de rester en deçà de la fiction, qu’il décide non pas d’ouvrir à l'infini son récit mais, au contraire, de le précipiter, corps et âme, dans un véritable néant? Pourtant, au départ, Un film parlé a tout du film oliveirien: c’est un film voyagé, une œuvre où navigue la parole, étirant le récit dans un mouvement sans fin. S’il n’y avait l’incompréhension de la langue, on serait prêt à fermer les yeux et à se laisser bercer par ce long flot de paroles. Bercer n’est peut-être pas le mot car, malgré ses allures de croisière, le voyage n’est pas de tout repos. Guider conviendrait mieux. Mais vers quoi nous guide exactement le film? Bien sûr, il y a le voyage en Méditerranée comme retour aux sources, celles de la langue hellénique, la langue originelle, berceau de notre civilisation. Le voyage serait celui de la "langue maternelle" (d’où l’importance du couple mère/fille). Bien sûr, il y a le terminus du voyage, à l’est d’Aden, comme image d’une civilisation à la dérive — la croisière se déroule pendant l’été 2001 et s’interrompt, on l’imagine sans peine, un certain 11 septembre. Quand le déclin de l’Occident vient mettre à nu les fondements de sa culture et qu’il ne reste plus que l’Histoire pour nous rappeler sa grandeur passée (d’où le côté "Guide bleu" du voyage). Voilà pour l’aspect "parlant" du film. Mais qu’en est-il de son aspect "parlé", de ce qui constitue véritablement le récit du film?

Si on retrouve dans Un film parlé le double mouvement du récit chez Oliveira — le travail de la muse, conduisant le récit à son gré, et celui des sirènes, permettant au récit d’aller encore plus loin —, il apparaît rapidement que le mouvement est enrayé. La muse — ici, Rosa Maria, l’enseignante d’Histoire (Leonor Silveira) — est défaillante. En mal d’inspiration, elle ne fait que commenter l’Histoire au détriment de sa propre histoire. De celle-ci, elle se contente de répéter, tel un leitmotiv, qu’elle voyage avec sa fille — car les muses ont des enfants (Orphée était le fils de l'une d'elles) — et s’en va rejoindre, à Bombay, son mari pilote de ligne. Soit le strict minimum au niveau du récit: le récit voguant en eaux calmes, à l’abri du chant des sirènes. Où les chapitres, déclinés sous la forme d’escales touristiques, ne sont qu’une succession de "lieux communs", dans tous les sens du terme. Cette défaillance de la narration n’est pas sans conséquence: elle entraîne, par un phénomène de compensation, la prise de pouvoir des sirènes. Dans Un film parlé, les sirènes quittent leurs récifs et c’est de l’intérieur du navire qu’elles attirent le récit. Chaque escale est ainsi ponctuée par la montée à bord d'une sirène: Delphine (Catherine Deneuve) à Marseille, Francesca (Stefania Sandrelli) à Naples, Helena (Irène Papas) à Athènes. Pourquoi sont-elles des sirènes? Eh bien, d’abord, parce qu’elles en ont la beauté; plus exactement, parce qu’elles sont le "reflet de la beauté féminine", ce reflet qui leur permet d’envoûter les navigateurs, à commencer par le commandant (John Malkovich). Ensuite, parce qu’aucune d’entre elles n’est mère et que, contrairement aux muses, les sirènes n’ont pas d’enfant. Enfin, parce qu’au signal de la catastrophe, elles s’enfuient toutes les trois dans une direction opposée à celle des passagers, regagnant on ne sait quel territoire secret. La conclusion s’impose d’elle-même: en envahissant le navire, les sirènes manifestent leur emprise sur le récit. Tel un cheval de Troie, elles viennent occuper la scène, une scène que, de son côté, notre muse ne peut qu’abandonner. Et c’est bien dans ce dérèglement du récit qu’il faut voir, en premier lieu, le côté monstrueux — et donc fascinant — du film d’Oliveira.

La disparition violente du personnage principal est l’événement du film, l’événement en tant que "révélation", toujours inattendu, si peu attendu que lorsqu’il surgit, il vous frappe littéralement de stupeur (d’où l’arrêt sur image). Sauf que cet événement n’a plus rien de commun avec celui qui assure, selon Blanchot, la victoire du récit. Ici, non seulement l’événement n’est pas visible — tout juste croit-on l’entendre — mais surtout il est inconcevable. Oliveira, au mépris de tous les principes du récit, choisit délibérément de faire triompher les sirènes, autrement dit, de sacrifier les muses (la grande et la petite). La fin du film proclame haut et fort la défaite du récit. C’est le "réel" dans toute son horreur qui fait effraction. Et c’est là, dans ce finale effarant, que s’éclaire après coup le sens du film. Ce qui fait que Un film parlé n’est pas l’odyssée attendue: c’est un film résolument prosaïque, totalement déconcertant et, cependant, d’une rigueur implacable. Au-delà du discours convenu sur le "choc des civilisations", c’est la disparition du récit qu’il décrit froidement et sans détour (discours tout aussi convenu, mais l’art d’Oliveira ne repose-t-il pas sur des conventions?): la fin du récit comme ultimité, sans possibilité de recommencement. On ne saurait faire plus désenchanté. Reste que ce désenchantement est aussi ce qui sauve le film, ce pourquoi il est un grand film. Beaucoup n’y ont vu, à travers le traitement des personnages féminins et ce qui peut apparaître in fine comme la réaction d’un vieil occidental contre le monde arabo-musulman, qu’un film assez vachard, plutôt misogyne et profondément réactionnaire. Ce n’est pas faux. Mais l’acrimonie du film ne témoigne-t-elle d’abord, chez Oliveira, de l’exacerbation de ce que l’on pourrait appeler son pessimisme foncier, cette mélancolie "saudosiste" qui imprègne son œuvre depuis le début? Exacerbation en rapport, bien sûr, avec les événements du 11 septembre et dont on veut croire qu’ils ont suffisamment marqué le cinéaste pour le conduire à cette forme de ressentiment. Après tout, ce que suggère Oliveira n’est peut-être rien d’autre que ce que Freud avançait déjà, dans Malaise dans la civilisation, sur la tendance native de l’homme "à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté". Cela fait-il pour autant du film, une œuvre méchante, agressive, destructrice et cruelle?

Un film parlé est surtout un film "amer", au double sens du mot: à la fois blessant et douloureux, acerbe et désabusé. D’où également son caractère décevant (d’aucuns diront "déceptif") pour le spectateur oliveirien. Car la "méchanceté" du film ne vient-elle pas d’abord de ce que le film "tombe mal" (premier sens du terme "méchant") dans l’œuvre d’Oliveira? Il faut bien l’avouer, le choc ressenti à la vision d’Un film parlé est surtout violent pour le cinéphile oliveirien, plutôt déboussolé, voire abasourdi, par ce qu’il découvre, loin de ce qu’il croyait connaître d’Oliveira et de son œuvre. Mais qu’en est-il exactement de cette œuvre? Le rôle qu’on lui prête ne conditionne-t-il pas la réception qu’on en fait? Soit l’œuvre participe, à travers son aspiration au bonheur, de cette fonction civilisatrice de l’art, et de ce point de vue Un film parlé échoue totalement; soit, au contraire, elle est là pour dévoiler, avec cruauté, la "part maudite" qui se cache au cœur de toute civilisation, et alors le film remplit parfaitement sa mission. La difficulté est que, sur ce point, l’œuvre d’Oliveira est inclassable, ce qui veut dire qu’Un film parlé apparaîtra peu oliveirien, et donc "méchant" — c’est-à-dire "venant mal à propos" —, en regard de certains films, comme ceux inspirés de Camilo Castelo Branco ou d'Agustina Bessa-Luís, mais beaucoup plus oliveirien, donc moins "méchant", si l’on se réfère à d’autres films, plus âcres, comme la Cassette, ou Je rentre à la maison. Maintenant, on peut aussi considérer qu’il existe une "part obscure" dans toute œuvre et que c’est peut-être cela qu’Un film parlé vient révéler. Ce qui suppose de retrouver, dans les films précédents d’Oliveira, quelques "traits" identiques où se manifesterait a minima cette part obscure. Or, s’il existe dans l’œuvre oliveirienne une tendance, souvent négligée par la critique, au trivial et à la cruauté, elle n’a rien à voir avec la méchanceté d’Un film parlé. Il s’agit d’une forme de férocité, non exempte d’humour, qui confère à l’œuvre un caractère parfois grotesque mais jamais acerbe — je pense évidemment aux Cannibales, cet incroyable opéra-bouffe où l’on découvrait, dans une scène des plus délirantes, et déjà sidérante, le vicomte d’Aveleda, corps sans bras ni jambes, roulant sur le sol jusque dans les flammes d’une cheminée; mais aussi à certains détails buñuéliens qui parsèment l’œuvre d’Oliveira comme, par exemple, et pour rester dans le handicap physique, la boiterie d’Ema dans Val Abraham. En fait, ce qui manque singulièrement au dernier film d’Oliveira, au point de le rendre antipathique à certains, c’est la richesse romanesque, celle qui peut justifier, à elle seule, le destin funeste d’un personnage. La méchanceté du film vient de ce que la mort des deux héroïnes est, sur le plan narratif, totalement injustifiée. Bien sûr, c’est le sens même du film: nous faire saisir toute l’horreur de l’événement dans la violence de son surgissement, dans cette imprévisibilité qui laisse le récit inachevé et le spectateur sans voix. Mais l’événement n’est pas si imprévisible que cela. Si la fin du récit est inattendue du point de vue de la narration, elle ne surgit pas non plus tout à fait par hasard. L’indigence (voulue) de l’histoire anticipe, d’une certaine manière, la fin prématurée du récit. Un film parlé apparaît ainsi comme un long processus d’autodestruction qui rend le film particulièrement troublant. Et c’est peut-être cet aspect pathologique du récit qui permet d’en accepter la méchanceté. Un film parlé n’est pas qu’un "film-trauma", destiné, en quelque sorte, à traumatiser le spectateur, on peut aussi l’envisager comme un film "post-traumatique", évoluant sur fond dépressif (d’où la pauvreté du scénario et le caractère logorrhéique des dialogues) avec, en point d’orgue, la réactivation de l’événement traumatisant (d’où la violence du finale). Il ne s’agit pas d’assimiler le film d’Oliveira à un quelconque geste thérapeutique — avec tout ce que cela sous-entend, du rôle curatif de la parole à la fonction cathartique exercée par la réminiscence du trauma — mais simplement de souligner que le film, du fait même des mécanismes qu’il met en œuvre pour nous conduire au raptus final, semble autant exprimer les effets de l’événement qu’il représente cet événement.

Vu sous cet angle, on conçoit qu’il ne reste plus rien dans Un film parlé du grand mouvement du récit chez Oliveira. Comme si, des Lusiades de Camões chantant l’épopée portugaise, le cinéaste se contentait simplement de maintenir le cap — la route des Indes — dans l’attente d’une terrible tempête. Ce qui nous amène à cette question: où se trouve exactement Oliveira dans le dernier plan du film? Certes, il n’est pas dans la chaloupe. Humainement parlant, artistiquement parlant, c’est impossible. Mais alors, est-il resté à bord du film, en bon capitaine, avec ses deux héroïnes, revendiquant l’aspect "suicidaire" de son entreprise, ou a-t-il été emporté par les sirènes, victime non pas de sa témérité — car celle-ci est toujours gagnante au niveau du récit — mais au contraire d’une sorte de résignation? Autrement dit, Un film parlé est-il un "film non aimable", comme on le dit de ces œuvres qui ne cherchent pas à plaire, ou "un grand film malade", comme on le dit de celles qui tirent leur force de leur propre faiblesse? Quelle que soit la réponse, on ne peut que rester bouche bée devant un tel film, à l’image du commandant. D’où cette autre question: qu’est-ce qui véritablement nous laisse pantois, les yeux grands ouverts, à la fin du film, sachant qu’il ne s’agit plus de la force du récit? Est-ce l’horreur proprement dite du finale, la maîtrise affichée par l’auteur pour nous y conduire, ou l’idée que cet auteur soit justement Oliveira? Il y a dans Un film parlé une rage jusqu’au-boutiste qui dépasse dans sa radicalité tous les autres films du cinéaste. Dans Mon cas et la Divine Comédie, œuvres radicales s’il en est, le spectateur était encore invité à la représentation. Là, il semble bien que plus aucun spectateur ne soit convié. Comme si, dans le sauve-qui-peut final, lui aussi était appelé à "abandonner" le film, laissant Oliveira seul avec son œuvre. En cela, Un film parlé est bien plus qu’un film navigué: c’est un film magnifiquement naufragé.