13/01/2024

A bigger splash

  The Swimmer de Frank Perry (1968).

Puis il se rendit compte qu’en faisant un "dog-leg" [terme emprunté au golf désignant un coude dans le parcours] vers le sud-ouest, il pourrait rejoindre sa maison par l'eau. Sa vie n'était pas confinée, et le plaisir qu'il prenait à cette pensée ne pouvait s'expliquer par son désir d'évasion. Dans son esprit, il voyait, avec l’œil d’un cartographe, une suite de piscines, un courant quasi souterrain qui traversait le comté. Il avait fait une découverte, une contribution à la géographie moderne.
(John Cheever, "The Swimmer", 1964)

Lui, c'est Burt Lancaster, dans la tenue qu'il arborait treize ans plus tôt pour la scène la plus célèbre — l'étreinte sur la plage avec Deborah Kerr — de From Here to Eternity de Fred Zinnemann: un maillot de bain. Et qui, muni de ce seul bout de tissu, traverse, du début à la fin, et de piscine en piscine, The Swimmer, le film de Frank Perry, tourné en 1966, d'après la nouvelle éponyme de John Cheever. Burt Lancaster, l'incarnation, via ce corps athlétique, de l'Amérique des années 50, et par-là même du cinéma hollywoodien de l'époque, mais aussi de ce qu'il pouvait y avoir d'artificiel derrière cette image triomphale et conquérante, que les années 60 vont pousser à l'extrême, avant de progressivement s'en détacher puis la rejeter, sous l'effet, entre autres, de la contre-culture (1). On l'a dit et répété: le cheminement, aquatique en même temps que psychique, de Lancaster, qui le voit, à mesure que le film avance et le rapproche de chez lui, se dégrader physiquement et vivre des situations de plus en plus humiliantes, marque la fin d'une époque pour tout un pan de la société américaine, exemplairement celle des banlieues aisées situées au nord-est de New-York (autour de Bullet Park, ville fictive créée par Cheever, quelque part dans le comté de Westchester où il habitait, et qu'on retrouve dans d'autres récits de l'auteur, surnommé pour cela le "Tchekhov des suburbs" — sinon le film a été tourné à côté, dans le Connecticut, près de Westport d'où était originaire Frank Perry); ces banlieues à l'ère des piscines privées et des cocktail parties, des tondeuses à gazon dernier cri et des soirées arrosées entre voisins, dont il ne reste jamais rien sinon l'inévitable gueule de bois du lendemain. Burt Lancaster — Ned Merrill dans le film (proche phonétiquement de ad mire: celui qu'on admire, qui étonne aussi) — appartient-il à ce milieu? Disons qu'il l'a côtoyé (cf. note 1). Son histoire reste énigmatique (à l'instar du générique d'ouverture, "plongeant" le spectateur dans l'expectative, et ce jusqu'à la fin, quant au sens à donner à l'itinéraire du personnage), qui en fait à la fois l'homologue de ceux qu'il croise durant son périple et une sorte d'archétype: l'homo americanus, tel qu'il était auparavant en ces années — kennedyennes autant que keynésiennes — de capitalisme joyeux marqué par la consommation de masse, et, à l'image de Janus, son autre face, tel qu'il est devenu: l'être déchu, l'Américain "revenu" de l'american way of life et de ses chimères, passé et futur s'annulant dans une sorte de présent figé. En un sens, et comme le soulignait Lancaster lui-même: un nouvel avatar, quinze ans plus tard et en plus symbolique, du Willy Loman d'Arthur Miller, qui ferait de The Swimmer l'équivalent — en slip de bain! — de Mort d'un commis voyageur. Avec cette même idée du self-made man s'illusionnant sur les "valeurs" américaines (marquées par l'individualisme), et la notion de "réussite sociale", jusqu'à tout perdre, ici non seulement son emploi (vraisemblablement parce qu'il n'était plus assez performant), mais aussi sa maison, sa femme (qu'il trompait allègrement) et ses filles (qui se moquaient ouvertement de lui).
Curieusement il revient. Comme s'il lui fallait vivre une deuxième fois la déchéance. Comme si la première fois, il n'y avait pas cru et qu'il restait convaincu que Lucinda, son épouse, était toujours là et qu'elle allait bien, que ses filles étaient là aussi, en train de jouer au tennis... des "vérités" qu'il répète invariablement, comme des mantras, à ceux qui prennent de ses nouvelles, signe que s'il nage ("I'm swimming home", déclare-t-il tout le long du film), c'est en plein déni, celui de la réalité dont il n'a conservé que les jours heureux et qui, dans un premier temps, semble le protéger, avant que le réel ne le rattrape, en même temps qu'il remonte, en explorateur, la "rivière des piscines"; quand toutes ces connaissances qu'il retrouve le renvoient à ses conduites passées, qu'il s'agisse de la mère d'un ami mort dont il ne s'est pas soucié lorsque celui-ci était malade, d'une maîtresse qu'il a laissé tomber sans plus d'égards, de voisins qu'il snobait ou de ces commerçants qui lui ont fait crédit et qu'il n'a jamais remboursés... des rencontres témoignant chez lui d'un égocentrisme forcené autant que de son côté immature, l'assimilant à un grand enfant, ainsi que le lui rappelle son ancienne maîtresse. Mais aujourd'hui qu'il revient, qu'en est-il? On peut voir, dans ce "désir" de rentrer chez soi en traversant le comté à la nage, le principe fantaisiste (au sens de phantasia, qui concerne l'imagination) d'un "retour aux sources", principe rendu possible par le fait que toutes ces propriétés ont dorénavant une piscine, plus précisément qu'une piscine jusque-là manquait et que maintenant elle est là, comblant le trou qui empêchait de former une suite (ce que réactivera, au milieu du film, la scène de la piscine vide, avec le petit garçon qui n'est autre que lui enfant). Pour Ned il s'agit dès lors de relever un défi, celui qu'il se lance au début, défi saugrenu, sinon aberrant aux yeux des autres (en accord avec son côté quirky), une fois "découvert" ce nouvel itinéraire pour rentrer à la maison, avec ces piscines mais aussi ces longues parties à pied, équivalant à des portages. C'est en invoquant la rivière de son enfance (entrevue lors du générique) que le personnage a cette idée de "rivière Lucinda", le home (sweet home) étant confondu avec l'image de l'épouse qui renvoie à la figure maternelle (quand il parle de Lucinda, il y associe toujours ses deux filles), la femme correspondant davantage à la maîtresse, et plus généralement aux épouses des autres qu'il aime séduire, voire la baby-sitter, femme en devenir.
En cela, le film est fidèle à l'esprit de la nouvelle, même si on n'y boit pas autant (Cheever souffrait d'alcoolisme), même si l'aspect "délirant" du personnage y serait plus marqué et la dimension mélancolique de l'ensemble peut-être moins sensible... Pas besoin, en revanche, d'édulcorer le récit question homosexualité, il n'y a rien d'explicite à ce niveau dans la nouvelle. (Etant entendu qu'on n'allait pas adjoindre des sous-entendus gays à Burt Lancaster, déjà qu'on le faisait se balader durant tout le film en maillot de bain, maillot qu'on lui faisait même retirer le temps d'une visite chez un vieux couple de nudistes.) Par contre, ce qui est particulier au film, c'est l'aspect féministe, où se dévoile davantage la masculinité du héros, via notamment le passage avec la baby-sitter (dont on apprend — certainement une première en 1966 — qu'elle a rencontré son petit ami par ordinateur!), personnage qui n'est pas dans le texte d'origine (les amours avec la baby-sitter, on les trouve ailleurs chez Cheever, cf. "The Country Husband"), et celui avec l'ex maîtresse, beaucoup plus développée que dans la nouvelle. Un aspect que l'on doit à n'en pas douter à Eleanor Perry, l'épouse de Frank et scénariste du film, bien connue pour son engagement féministe (cf. Diary of a Mad Housewife, sa dernière collaboration avec Frank, d'après le roman de Sue Kaufman — c'est elle aussi qui quelques années plus tard s'indignera à la vue de l'affiche de Fellini Roma montrant une femme-louve à quatre pattes... et trois mamelles).

Reflets dans un œil bleu.

L'ouverture, magnifique, sur laquelle s'inscrit le générique, est aussi une invention des Perry (au même titre que, outre le personnage de la baby-sitter, celui de la mère, interdisant à Ned de remettre les pieds chez elle, ou encore du petit garçon): un sous-bois aux couleurs d'automne, avec ses animaux familiers (un cerf, un lapin, un hibou...) d'où sort Burt Lancaster, filmé de dos, de sorte qu'on n'est pas censé l'identifier, pour aller plonger dans une piscine (alors que dans la nouvelle, le récit débute d'emblée chez les Westerhazy, autour de la piscine où se trouvent non seulement Ned, expliquant qu'il soit en maillot de bain, mais aussi son épouse Lucinda). Une ouverture des plus intrigante, tourneurienne pourrait-on dire (sauf qu'aucune voix over ne vient l'accompagner), dont la fonction est moins de suggérer quelque désordre psychique chez le héros que de créer, par l'énigme ainsi posée — qui est cet homme? où va-t-il? — et la poésie qui s'en dégage, un vrai désir de fiction chez le spectateur. La primauté de la fiction est bien ce qui ressort en premier lieu d'une telle séquence (2). Cela étant, l'ouverture fait écho à ce qui, pour Cheever, lui a servi de base: le mythe de Narcisse. Ned est un Narcisse des temps modernes. Rappelons que Narcisse ne se reconnaît pas dans cette image qui est la sienne et dont il tombe amoureux — c'est la dimension homo-érotique du mythe, absente du film, on l'a dit, comme de la nouvelle (3). Mais avec cette particularité, dans le film, que Ned est aussi Burt Lancaster, comme s'il y avait là le souci de surviriliser le personnage et d'évacuer ainsi tout contenu implicite. D'où l'extrême singularité de l'œuvre, sa presque trop grande originalité, expliquant son insuccès et, plus encore, qu'il soit tombé dans l'oubli, jusque sa (re)découverte, plus de quarante ans après. Concevoir le personnage comme à la fois un Narcisse contemporain, au sens où l'a défini Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme (publié à la fin des années 70), et la transposition littérale d'une figure iconique d'Hollywood — Burt Lancaster, qui plus est en maillot de bain — dans un nouveau cadre, faussement idyllique, pour d'une certaine manière la désacraliser, relève assurément de la gageure. D'un côté, le portrait d'un homme dans le culte du moi, l'hédonisme de l'instant, le désengagement affectif... qui marque son rapport (aliéné) au monde capitaliste et à la surconsommation; de l'autre, une performance imposée à l'acteur-star, dans un registre qui n'est pas le sien, visant au contraire à le "nettoyer" de son clinquant de star (une dizaine de bains ne sera pas de trop — ironie de l'histoire, dans la nouvelle, la piscine municipale, archi-bondée, que traverse péniblement Ned à la fin, se situe dans le village de... Lancaster!). Conjoindre ainsi la figure de Narcisse, se noyant dans sa propre image, qui est celle que lui renvoient les autres, et le "geste" de Burt Lancaster, à la fois stupéfiant et grotesque, inscrit The Swimmer dans l'âge postmoderne du cinéma, qui joue beaucoup de la citation et aime flirter avec le mauvais goût. Le film de Perry n'y échappe pas. Question citations, pensons, en plus de l'image virilisée de Lancaster et du mythe de Narcisse, à L'Odyssée, à la Bible (Le Cantique des cantiques que cite Ned Merrill, l'image du chemin de croix et du lavement des pieds, conférant au personnage une dimension christique), au transcendantalisme (l'automne émersonien qui ouvre le film) évoquant aussi... Tarzan! Pensons encore à un autre mythe, celui de Faust, le mythe, plus spécifique, de l'éternelle jeunesse (avec la baby-sitter dans le rôle de Marguerite, sorte de gretchen en bikini), qui conduit/aurait conduit Ned, sinon à la damnation du moins à la déraison, et ferait du déni chez lui (le Verleugnung freudien) le pendant de la "négation faustienne", qui voit le personnage, mû par le même élan vital que Faust, nier lui aussi l'altérité, la refuser, car perçue comme une limitation à son désir (c'est le côté sadien du mythe). Pensons également au 3ème mouvement, profondément mélancolique, de la Symphonie n°3 de Brahms, dont s'inspire le thème principal de la B.O. composée par Marvin Hamlisch, qui structure le film par la répétition de ses motifs, en même temps qu'elle reprend et applique à Ned Merrill, sur un mode interrogatif, le motto de Brahms: "Frei aber Froh" (libre mais heureux?) (4)... Pensons enfin aux tableaux de David Hockney, les fameux "pool paintings", et tout particulièrement la série des "Splash", contemporaine du film, à travers toutes ces images de piscines (même s'il s'agit de la Californie chez Hockney), qui renvoient à une vision ouatée, quasi abstraite par sa géométrie, du monde, dominée par le bleu de l'eau (un bleu chloré) et du ciel (un ciel d'avant les nuages), soit quelque chose d'originaire: l'âge d'or d'Hollywood, et plus loin encore, l'Amérique primordiale, assimilant Burt Lancaster, quand il sort du bois et plonge dans l'eau, à une sorte d'Adam américain. Un bleu qui est aussi celui de son regard, bleu magnétique dans lequel se reflète la Nature, bleu si profond que c'est le film tout entier qui semble plonger dedans. Reste que cette dimension originaire, à laquelle font écho les peintures d'Hockney, n'est que le point de départ du film: la quête, vouée à l'échec, d'un bonheur perdu... Dans The Swimmer, l'image paradisiaque du début se trouve vite corrompue, la piscine des villas préfigurant toutefois moins celle de The Party de Blake Edwards, et sa rage destructrice, que celle du futur Heat de Paul Morrissey où se retrouve, en plus avant-gardiste, et en plus trash, cette "esthétique du vide" qui caractérise la postmodernité. Comme du Pop art évaporé, à l'état gazeux...

Il y a dans The Swimmer ces trois plans étonnants où la caméra effectue un zoom avant sur le regard bleu de Lancaster. D'abord lorsque Ned visualise "la rivière Lucinda" et que surgit en lui — avec l'image du ciel qui scintille en surimpression, telle une "illumination divine" (Lucinda: du latin lux, lumière) — cette révélation qu'il peut (qu'il doit même) traverser le comté à la nage; puis, après la rencontre avec la mère de l'ami décédé, provoquant chez lui une sorte de perplexité inquiète que vient effacer la vision d'un cheval — filmée comme une hallucination, ce qui ne remet pas forcément en cause la réalité de la séquence suivante (la course avec le cheval), mais témoigne de la fonction réparatrice d'une telle vision (l'aspect vivifiant, fortifiant, que revêt l'image du cheval, un bel étalon auquel s'identifie Ned), redonnant au personnage l'illusion d'un moi fort; enfin, lorsque son ancienne maîtresse lui déclare dans la piscine qu'elle n'a jamais éprouvé, sexuellement parlant, de plaisir avec lui, précipitant l'effondrement de Ned (pas de vision précise à ce moment-là, c'est le Réel qui lui tombe littéralement dessus). Trois temps dans son parcours qui sont comme des scansions, marquant l'évolution psychique du personnage: 1) la naissance d'un idéal, au milieu d'une journée ensoleillée, et les certitudes (à ce stade inébranlables) qui l'accompagnent, d'autant que le déni joue à plein et que le sujet affiche à ce moment du film une forme éblouissante; 2) un premier vacillement, lorsqu'il est confronté au réel de la mort, et d'autant plus violemment que lui est dans le mythe de l'éternelle jeunesse (thème récurrent chez Cheever, cf. infra, note 6), mais qu'il surmonte à travers la vision de l'étalon, vision qui lui permet de poursuivre la mission qu'il s'est donnée; 3) l'ébranlement de ses certitudes, quand à la fin de la journée, épuisé par les multiples épreuves qu'il a déjà endurées, il se trouve cette fois confronté au "non-rapport sexuel": la révélation par sa partenaire qu'elle "simulait" quand ils faisaient l'amour, le traitant même d'"étalon à la con"! ("bumhole stud"), un choc qui pourtant ne l'empêche pas de continuer son "chemin", déterminé qu'il est, quelles que soient les humiliations, à aller jusqu'au bout (5).

Un film postmoderne.

Et puis il y a le geste, qui confère au film son mouvement et, surtout, témoigne de ce que l'œuvre a d'unique et, par moments, de génial. Il est de coutume de voir dans The Swimmer un film pionnier, annonçant le Nouvel Hollywood... mais c'est autre chose qui nous retient, quelque chose qui aurait à voir avec ce dont parlait, de manière très critique, Manny Farber dans les années 60 et concernait le jeu de l'acteur.

Le nouveau cinéma hollywoodien s'accompagne, aux dires de Farber, d'un "déclin de l'acteur", au sens où disparaissent "ces interactions infimes et mystérieuses entre l'acteur et le décor, qui cristallisent les moments mémorables de n'importe quel bon film... des instants d'inattention périphérique, de fascination, d'énervement... moments de grâce [qui] libèrent l'imagination à la fois de l'acteur et du public, [où] la curiosité s'aiguise... vous fait marcher, vous met en rapport avec une situation nouvelle." Alors que maintenant, poursuit Farber, "dès que l'acteur trouve sa place, l'écran se trouve congelé à la manière d'un tableau de Pollock... l'acteur doit s'insérer dans une production dont tous les éléments ont été assemblés, contrôlés, calculés, comme autant de notes dans une symphonie... une configuration qui ne peut que brider le jeu de l'acteur, pour peu que celui-ci, "en tant que performer, soit doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", menaçant de rompre l'équilibre d'ensemble, d'où le bannissement de ce type de performance, considérée dès lors comme "anachronique".
Or, s'il est un acteur "doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", c'est bien Burt Lancaster. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que dans The Swimmer, elles sont mises à contribution. A la différence qu'ici elles vont aller decrescendo, à travers l'humiliation (qui, elle, va crescendo) dont est victime Ned Merrill, d'abord lors du passage chez les Biswanger, où il est traité de pique-assiette (gate-crasher), vu que jusque-là il n'avait jamais répondu à leurs invitations, puis avec l'ex maîtresse (moment le plus fort du film), et enfin dans la scène de la piscine publique, une fois franchi — dangereusement — la route 424 (tel un "animal" sortant de son milieu pour pénétrer dans un autre, qui lui est étranger, écho à Lonely Are the Brave de David Miller), passant non pas de la nature à la civilisation, mais d'un microcosme, celui des parvenus cultivant l'entre-soi, à cet autre monde qu'il semble découvrir, celui plus ouvert, plus populaire, que représente une piscine publique, surtout un dimanche, avec ses règles d'hygiène qu'on l'oblige à respecter avant d'entrer (jusqu'à lui faire écarter les orteils pour vérifier qu'ils ont bien été nettoyés); à travers aussi la fatigue physique qui le gagne, en même temps que le jour décline et que le froid le saisit, à la fois blessé (lors du numéro de sauts d'obstacles effectué pour impressionner la baby-sitter), boitant de plus en plus bas, et comme rattrapé par l'âge (de sorte que l'acteur jouerait également son propre déclin). (6)

C'est le moment de rappeler que de nombreuses scènes du film ont été retournées (et des plans ajoutés) par Sydney Pollack — non crédité au générique — et le chef-opérateur Michael Nebbia, après que, les différends se multipliant, Sam Spiegel, le producteur, a fini par virer Frank Perry. Ainsi des deux scènes citées plus haut: celle avec le cheval de course et celle avec l'ancienne maîtresse, interprétée par Janice Rule, à la place de Barbara Loden, la femme d'Elia Kazan et future réalisatrice de Wanda, jugée trop "présente" (?) par Lancaster. Pour autant, c'est sur un autre registre que se situe l'idée du "déclin de l'acteur" pointée par Manny Farber. Qui, si l'on s'en tient aux films de Perry, concerne surtout ceux qui n'ont pas été écrits par son épouse, ses films des années 70 et 80, à commencer par Doc Holliday, western tardif (et "crépusculaire", comme on dit), recyclant l'épisode d'O.K. Corral — après My Darling Clementine (1946) de John Ford et les deux John Sturges: Gunfight at the O.K. Corral (1957), avec justement Burt Lancaster (et Kirk Douglas), et Hour of the Gun, tourné en 1967 mais sans stars cette fois, fausse suite où dominent les thèmes du vieillissement et du désenchantement, un certain cynisme aussi, inhérent à ce type de western et qu'on retrouvera chez Perry. Déclin auquel chercherait à s'opposer, par son jeu, Burt Lancaster dans les films de cette époque. Pas tant ceux tournés par Sydney Pollack à la suite de The Swimmer, tels The Scalphunters et Castle Keep, que ceux de Frankenheimer dans lesquels Burt Lancaster déborde d'une "énergie concentrée", ce qui faisait écrire à Manny Farber, au sujet par exemple du Train, que "la quantité de travail, d'engagement, qui entre dans une action de Lancaster est proprement ahurissante: il semble perversement décidé à détourner en douce (personne ne s'en apercevra) l'attention loin de sa fantastique tête léonine et de la souplesse surfaite de son anatomie"; ou encore, à propos de The Gypsy Moths, que "le faciès rouge et bouffi de Lancaster [est] sur le point d'exploser d'un excès de décence."
Frank Perry n'incarne pas véritablement le Nouvel Hollywood. Ses films s'apparentent plutôt à des pastiches néo-hollywoodiens tant les tics propres à chaque genre abordé y abondent. Mais c'était un formidable directeur d'acteurs qui savait tirer parti de ceux qu'il employait et qui, eux, représentaient le Nouvel Hollywood. Des acteurs et actrices dont le jeu finissait par se fondre dans le "paysage" (c'est flagrant avec Doc Holliday où l'on retrouve, via les personnages de Doc et de Wyatt Earp, cet aspect "congelé" décrit par Farber). Qu'est-ce qui diffère dans The Swimmer, qui fait que le film apparaît comme précurseur et en même temps sans réelle postérité? Disons: le choix (imposé par Spiegel) d'un acteur de la trempe de Burt Lancaster, qui marque la volonté (en plus de viriliser au maximum le personnage) d'aller dans le sens de ces nouvelles stratégies de production, mais, garanties obligent, sans rompre totalement avec le star system, laissant à l'acteur cette marge de manœuvre que lui permet son statut de star, à la manière d'un Kirk Douglas ou d'un Charlton Heston. De sorte que la performance de Lancaster s'inscrit à la fois dans un prolongement (l'image hollywoodienne, iconique, de la star) et une forme d'anticipation de tous ces rôles d'antihéros qui caractériseront le cinéma américain des années 70. La force du film se situe là. Faire de Burt Lancaster une image qui se dégrade imperturbablement jusqu'au dernier plan, le montrant, toujours à moitié nu, recroquevillé et pleurant devant une porte définitivement fermée (symbole du Vieil Hollywood?).
Si l'on peut parler de postmodernité à propos du film — alors que la trajectoire de Ned Merrill aurait plus à voir avec l'hypermodernité, du moins avec ce qui caractérise l'homme hypermoderne (7) —, c'est à travers tous ces éléments que les Perry mais aussi Spiegel, Lancaster, Pollack, Hamlisch... ont greffé sur la nouvelle de Cheever, lequel d'ailleurs fait une apparition dans le film, sous la forme du convive dans le canot pneumatique, endormi au milieu d'une piscine. Citations, références, recyclage... mise en abyme aussi, via la séquence de la piscine "sèche" que Lancaster se doit de traverser en mimant les différents mouvements de la natation (du crawl à la brasse), jusqu'aux passages les plus "kitsch" (et à ce titre, typiques du postmoderne), telle la scène (esthétiquement horrible) du manège à chevaux, qui voit Lancaster et la jeune fille sauter les haies au ralenti, et tous ces effets de surimpression; en fait, tout ce qui concerne l'échappée bucolique, véritable bulle dans le récit, qui convoque l'idéologie "hippie" du moment, sur un mode soft, limite doucereux dans sa représentation, comme un avant-goût de ce que sera le mouvement (la baby-sitter est aussi une baby boomer), son côté anti-conformiste mais sans l'aspect contestataire... témoignant simplement d'une époque, à travers ce que le film raconte et la forme très esthétisante — cf. le jeu avec les focales — à laquelle recourt l'auteur. Une représentation tout en leurre qui emprunte à l'image publicitaire et à laquelle renvoie, du moins au début, le corps vigoureux de Burt Lancaster... de même que son sourire éclatant, très "Hollywood chewing-gum", marque créée en 1952 — la même année ou presque que le maillot de bain de l'acteur dans le film de Zinnemann — et célèbre pour son slogan "Fraîcheur de vivre", lancé vingt ans plus tard, associant le "mode de vie" des années 50 et une jeunesse, celle des sixties, qui désormais n'y croit plus. (On aurait pu citer Ultra Brite, "le dentifrice qui donne du sex-appeal à votre bouche", une marque plus en rapport avec la baby-sitter puisque créée en 1968.) Bref, une stase dans le film où se trouve condensé ce que le film raconte par ailleurs: la fin du "rêve américain". Soit l'illustration de ce que Burt Lancaster propose à travers ce rôle, proprement hallucinant, de Narcisse (mâtiné d'Ulysse) des piscines, justifiant que ce soit lui et nul autre qui le tienne: l'histoire d'un homme qui vit au présent (détourné du passé et sans espoir particulier quant à l'avenir), sans s'apercevoir que son temps est révolu, d'autant qu'il se confond avec celui de l'enfance, et que vouloir le remonter est vain, son parcours le conduisant davantage, plus logiquement pourrait-on dire, vers la mort. C'est que la singularité du film ne doit pas empêcher de le regarder plus modestement, sans détour, tel qu'il s'offre au spectateur; dans la mesure où la trajectoire de Ned, c'est aussi le destin de tout personnage de fiction, sous sa forme la plus achevée, depuis sa naissance, annoncée lors du générique d'ouverture par quelques signes, soulignant une présence (des bruits de pas, des broussailles qui s'agitent, des animaux qui détalent), jusqu'au dernier stade de son existence (celle ici du "jouisseur impénitent"), sachant que, dans la grande tradition du récit américain, à connotation biblique, c'est par la souffrance que l'existence — l'ek-sistence? — finit par prendre tout son sens (8). The Swimmer? Une météorite, oui assurément.

(1) Des années 60 dont on peut dire qu'elles commencent véritablement le 22 novembre 1963 avec l'assassinat de Kennedy. La nouvelle de John Cheever a été écrite six mois après. Il y a un sous-texte "kennedyen" évident dans The Swimmer, Kennedy incarnant idéalement, lui aussi, via son parcours politique, l'Amérique rayonnante des années 50 (considérant également qu'il fut le premier président non-WASP — il était catholique — d'un pays où le pouvoir était aux mains des WASP depuis deux siècles), jusqu'à son assassinat, marquant ainsi la fin du "rêve américain". La gueule de bois qu'évoque un des personnages au début du film (c'est encore plus net dans la nouvelle) serait une allusion à ce rêve brutalement brisé, la société américaine entrant dans l'ère du doute et des grandes remises en cause (exemplairement avec la guerre du Vietnam).
(2) Primauté au sens où la fiction est toujours première par rapport au discours, même le plus brillant, qu'on peut tenir sur un film. Et ce d'autant plus que la fiction est riche et propose de nombreux niveaux de lecture, comme c'est le cas avec The Swimmer. L'ouverture est à ce titre exemplaire. Elle est comme un œuf, à la fois promesse de ce qui va suivre (l'éclosion du récit) et plein de tous ces "possibles" dont le film regorge au départ. C'est le stade des interrogations, au mieux, des conjectures. Ce n'est que secondairement que l'interprétation se mettra en marche et que, rétrospectivement, on discutera du côté "sauvage" de la séquence d'ouverture, évoquant alors, symboliquement, aussi bien un monde perdu, et la mélancolie qui va avec (rôle ici de la musique), que le monde d'aujourd'hui, de plus en plus inhumain, qui pousserait à la "décivilisation", etc., sachant que la séquence, en tant qu'élément poétique, est soumise à sa propre interprétation, dont bien sûr on ne peut accéder... et ça, faute d'être "assez pouâte", comme disait Lacan.

(3) Sauf à prendre en compte la bisexualité de Cheever et de voir dans la trajectoire du personnage un raccourci de ce que fut, sur le plan hétérosexuel, la vie conjugale de l'écrivain, à savoir une impasse.

(4) Le thème de la répétition est vraiment ce qui gouverne le film, déjà à travers cette succession de piscines que le personnage se décide de traverser, les plans d'eau conférant au film une "horizontalité" et, musicalement, l'aspect d'une fugue, soit l'idée de fuite, voire de "fuite en avant" dans le cas de Ned. Un procédé qu'on retrouve dans beaucoup de récits mythologiques, tel celui de Narcisse avec la nymphe Echo (correspondant ici à la rivière Lucinda).

(5) La question du délire se pose davantage dans le film que dans la nouvelle, à la ligne beaucoup plus ténue... Comme si les auteurs, en enrichissant le récit, avait transformé ce qui correspondait à un simple cauchemar chez Cheever (l'envers du "rêve américain", pris dans sa dimension névrotique) en une forme de délire. Ce que traduirait dans le film l'ellipse que constitue le départ de Ned de chez les Graham (amis bienveillants), plongeant dans leur piscine, et, lorsqu'il en sort, le fait qu'il se retrouve directement chez Mrs. Hammar, la mère qui l'accueille sèchement. Comme si l'on passait d'un certain niveau de réalité, qu'on pourrait qualifier d'extravagante, à un tout autre niveau: le délire, en termes de folie mais aussi de fiction, au sens premier du mot "délire": ce qui "déraille" et s'écarte du chemin qui a été tracé sans pour autant changer de direction. Ici, un "court-circuit". Car finalement, peu importe la différence, sur la question du délire, entre la nouvelle et le film dans la mesure où, que le personnage délire ou pas, il demeure avant tout un personnage de fiction, et que, c'est bien connu, la fiction est délire de la même manière que le délire est fiction. C'est pourquoi dans The Swimmer on peut, du point de vue de la fiction, parler à la fois de mélancolie et de délire. Le film porte un regard mélancolique sur un personnage qui délire.

(6) La séquence "saut d'obstacles" renvoie à une autre nouvelle de John Cheever: "O Youth and Beauty!" dans laquelle le personnage principal, Cash Bentley, un ancien champion d'athlétisme, refuse lui aussi, comme Ned Merrill, de vieillir. Pour épater ses amis et leur prouver qu'il est toujours jeune, il exécute régulièrement de fausses courses de haies avec les meubles de son salon. Jusqu'au jour où, ivre, il se casse la jambe, ce qui précipite son déclin. La nouvelle a été adaptée à la télévision pour la série Alfred Hitchcock présente, avec Gary... Merrill dans le rôle de Cash.

(7) L'hypermodernité en tant qu'exacerbation des marqueurs de la modernité, considérant par exemple l'individuation (jouissance sans limite des gagnants, délitement sans fin des perdants) ou encore la rencontre avec l'Autre, toujours plus angoissante.

(8) S'il fallait à tout prix expliquer le "retour" de Ned Merrill, on pourrait dire que sa chute se fait en deux temps: le temps de l'avoir, temps non diégétique correspondant à l'avant-film, et le temps de l'être, celui du film proprement dit. L'avant et l'après, par rapport à la perte, qui spécifient la mélancolie. Après avoir tout perdu de sa splendeur passée, Ned revient dans le plus parfait dénuement, comme dépouillé, vêtu de son dernier oripeau, à savoir ce qui persiste en lui, de son être, cette "aura" phallique qui le faisait encore tenir (dans l'imaginaire)... et qu'il va perdre, à son tour, via toutes ses figures castratrices auxquelles il se confronte (de la mère de l'ami mort à l'ancienne maîtresse, en passant par la baby-sitter et les Biswanger). De sorte que ce qui s'exprime à la fin, quand Ned se retrouve seul (la solitude radicale), pleurant comme un enfant à la porte de sa maison, aujourd'hui à l'abandon, qu'il se révèle privé cette fois de tout attribut, ce pourrait être la "honte", au sens lacanien du terme, qui ferait finalement de The Swimmer un étonnant précis d'hontologie: le sujet mortifié, à l'instant de sa chute, se voyant réduit à rien, pire: à moins que rien, au déchet. Déchétisation à laquelle ferait écho la séquence où Ned traverse la route, offrant l'image du pauvre hère, suscitant nulle compassion (la canette de bière que lui jette un automobiliste), un vrai "va-nu-pieds" pour le coup: l'individu tombé au plus bas — l'être-déchet.