05/02/2024

Fellini Satyricon


Fellini Satyricon de Federico Fellini (1969).

Les roses et le laurier.

Fellini Satyricon, le plus joyeusement délirant des grands films baroques, est sorti en 1969... 69: année satyrique, donc, en même temps qu'érotique, après... 66: année apathique, qui avait vu Fellini, dont le psychanalyste venait de mourir, sombrer dans une grave dépression et abandonner le Voyage de G. Mastorna, son grand projet avec Mastroianni... 67: année terrifique, où Fellini, victime d'un choc septique, avait frôlé la mort d'encore plus près, et 68: année plus tonique (et non plutonique), qui voit Fellini enfin émerger de la nuit, tourner Toby Dammit et préparer Satyricon, "une œuvre de science-fiction", dit-il, un voyage dans le temps, celui de la Rome antique, aussi étrangère pour lui que peut l'être la planète Mars, bref, une nouvelle odyssée, après celle de 2001 sorti la même année
...

Sur cette période, cf. Bloc-notes d'un cinéaste, le documentaire réalisé par Fellini pour la chaîne de télévision NBC.

"[...] il y a des analogies déconcertantes entre la société romaine avant l'arrivée définitive du christianisme, cynique, impassible, corrompue et effrénée, et la société d'aujourd'hui, dont les traits ressortent de façon moins nette parce que plus problématique, plus confuse... Si l'œuvre de Pétrone est la description réaliste, sanguinaire, savoureuse des coutumes, des caractères et des milieux d'alors, le film que nous voulons librement en tirer pourrait être une fresque dans le genre fantastique, une satire allégorique puissante et synthétique de notre monde actuel. Les hommes sont toujours les mêmes et tous les personnages importants du film semblent être d'aujourd'hui: ainsi Encolpe et Ascylte, deux étudiants, mi-beatnicks mi-vitelloni, comme l'on peut en voir aujourd'hui place d'Espagne [à Rome], ou à Paris, ou à Amsterdam, ou à Londres, qui passent d'une aventure à l'autre, même la plus effroyable, sans la moindre retenue, avec le naturel innocent et la splendide vitalité de deux jeunes animaux. Leur révolte n'a rien de ce qui caractérise habituellement les révoltes, elle n'en a ni la foi, ni le désespoir, ni la volonté de changement, ni celle de détruire, mais elle reste toujours une révolte, marquée par une ignorance absolue et leur détachement vis-à-vis de la société qui les entoure." (Federico Fellini, 1968)

1. Le "i" grec.

Satyricon, Satiricon... si le "roman" de Pétrone (dont l'identité reste incertaine — était-il un ou plusieurs? — de même que l'époque où il a vécu, probablement bien après Néron), si son roman, donc, supporte les deux orthographes, pourquoi Fellini a-t-il privilégié la "grecque" (au grand dam de Lacan)? "Satyricon" avec un "y" renvoie aux drames satyriques, aux effets essentiellement comiques, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillé de lie, imitaient les danses grotesques et les propos grivois des divinités des bois, écho au satyre de la mythologie grecque, avec sa queue de bouc, ce à quoi correspond, peu ou prou, le personnage de Vernacchio vu au début du film. "Satiricon" avec un "i" renvoie, lui, à la satire, du latin satura = pot-pourri, dont il faut distinguer deux types: la satire proprement dite, telle que l'ont pratiquée Horace, Juvénal et plus tard Boileau, une forme poétique, faite de propos acerbes, sarcastiques (les fameux iambes), où l'on s'attaque aux travers de l'esprit humain; et la "ménippée", qui vise aussi à se moquer mais de façon plus douce et surtout plus variée, embrassant toutes les scènes de la vie, empruntant tous les styles, en prose comme en vers. On la trouve chez Varron, Boèce, Rabelais... Elle se caractérise, selon Bakhtine, outre le mélange des genres, de prose et de vers, par le rire — un rire non dénué de cynisme (le mot "ménippée" vient de Ménippe, un philosophe cynique sans grande envergure dont Velázquez fit un portrait et qui, dans le Fellini, prend les traits du poète Eumolpe, vrai-faux cynique qui, comme Ménippe, en s'enrichissant, semble abandonner l'idéal vertueux des cyniques mais pour mieux y revenir lors de l'épisode anthropophagique qui clôt le film) — le rire donc, mais aussi la dimension fantastique, le goût de la provocation, le "naturalisme des bas-fonds", les grandes questions philosophiques, le voyage au royaume des dieux ou aux enfers (ou comme ici dans le ventre de la terra materna?), les rêveries extravagantes, les conduites scandaleuses, le jeu violent des contrastes (cf. chez Fellini les rapports non pas maîtres/esclaves mais esclaves/affranchis), les problèmes socio-politiques contemporains, ici la question de la jouissance... (j'y reviendrai)

"Actualité déconcertante, disions-nous, de l'œuvre de Pétrone: mais mon intention est de faire du film une composition plus hétérogène, en y mêlant de façon volontairement arbitraire, guidé par les seuls choix de l'imagination, un matériel fragmentaire tiré d'autres très beaux textes de l'antiquité classique: L'Ane d'or d'Apulée, par exemple, avec son goût fabuleux des métamorphoses, où Lucius, épiant par le trou de la serrure, surprend la magicienne Pamphile au moment où elle se transforme en oiseau, en hibou, émet une plainte stridente et s'envole à tire d'aile [séquence qui finalement n'est pas dans le film]. Ou les Métamorphoses d'Ovide, les Satires d'Horace. Horace lui-même me semble un personnage fascinant, vieux poète exilé, à demi-aveugle, le visage déformé par sa maladie de l'œil. Et puis la romanité, celle cruelle, dégénérée, folle, décrite par Suétone dans les Vies des douze Césars. Une galerie de "stars": figures fabuleuses, impudentes, tyranniques, luxurieuses, dont les incarnations actuelles ne sont ni moins nombreuses ni moins folles, même si elles ont moins d'importance, ce qui nous donne en outre le moyen de faire jouer avec une auto-ironie évidente les "stars" réelles d'aujourd'hui [sauf que les "stars" initialement envisagées, comme Terence Stamp ou Boris Karloff, furent finalement remplacées par des acteurs moins connus voire inconnus]. Un autre aspect très tentant de cette opération cinématographique est l'évocation de ce monde, non à travers une documentation scolaire, livresque, d'une fidélité littérale, mais comme l'archéologue reconstruit, avec des fragments de terre cuite, quelque chose qui évoque la forme d'une amphore ou d'une statue: notre film à travers la suite parfois fragmentée de ses épisodes, devrait restituer l'image d'un monde disparu sans le compléter, comme si ces personnages, ces mœurs, ces milieux, nous apparaissaient par une force médiumnique, sortis de leur silence par un rituel sorcier... (Federico Fellini)

Relevant manifestement de la ménippée, le Satyricon, celui de Pétrone comme celui de Fellini, aurait dû s'écrire Satiricon. Sauf que satire et satyre ont souvent été confondues, à Rome comme à Athènes — une confusion des langues que traduit admirablement le film (et pas seulement grecque et latine, l'Empire romain couvrant tout le bassin méditerranéen) —, de sorte que le mot satyricon serait dérivé de satyra, variante hellénisée de satura, qui privilégierait ainsi le plaisir de la satyre aux prétentions de la satire, et ferait finalement du Satyricon une sorte de "recueil satyrique de satires".

Fellini n'a peut-être jamais autant parlé d'un de ses films qu'à l'occasion de Satyricon, que ce soit lors de sa préparation qu'au moment de la promotion. Comme un besoin vital. A mettre sur le compte de sa "sortie" de dépression (on notera d'ailleurs l'étrange similitude avec Bergman qui lui aussi, à la même époque, avait traversé une terrible dépression). Et d'une crainte chez lui que son film ne soit pas "compris" comme il le devrait, qu'on y voit qu'un péplum fantasmagorique, qui plus est incompréhensible, du fait de son récit parcellaire et de sa structure éclatée, alors que cette incompréhensibilité fait justement partie du film, à l'image de certaines pratiques ou de certains gestes des personnages, "extravagants dans leur indéchiffrabilité: grimace, signes, tics, mouvements dont nous avons perdu le sens".
Et Fellini d'enfoncer le clou: "Ce qui importe (...), me semble-t-il, ce n'est pas la précision descriptive, la fidélité historique, l'anecdote complaisamment érudite, l'organisation narrative, mais que les personnages, à travers leurs aventures, vivent devant nos yeux comme s'ils étaient pris par surprise, avec la même liberté avec laquelle se déplacent, se battent, se déchirent, naissent, meurent les bêtes dans la jungle quand elles ne savent pas qu'on les observe. Le film devrait suggérer l'idée de quelque chose qui a été déterré, les images devraient évoquer la terre, la poussière, et pour cela le film sera fragmentaire, inégal; les épisodes longs et nets seront suivis d'autres plus lointains, plus flous, presque non reconstituables: fragments, morceaux, miettes, poussière d'un monde disparu. Certes, il est difficile d'effacer de notre conscience deux mille ans d'histoire et de christianisme, de nous placer devant les mythes, les attitudes, les mœurs de peuples qui nous ont précédés, sans les juger, sans en faire l'objet d'une complaisance moralisante, sans réserve critique, sans inhibition psychologique, sans préjugés; mais je crois que l'effort doit être justement d'essayer d'évoquer ce monde et de savoir le regarder d'un œil clair, serein et détaché."

Voilà pour l'exposition, il nous faut maintenant aller plus loin, avec d'abord le texte de Pierre Baudry (une lecture psychanalytique du film, très inspirée de Lacan et son séminaire L'envers de la psychanalyse) paru dans les Cahiers:

2. Un avatar du sens.

(...) Les premières images de Fellini Satyricon montrent Encolpio, le personnage principal, en ombre chinoise devant un mur couvert de graffiti indéchiffrables, les dernières l'intègrent dans une fresque fragmentaire. Le film tout entier constitue ce déchiffrement et cette mise en place; mais selon quels chemins le trajet se construit-il? La dimension du politique est clairement indiquée comme réductible ou non déterminante: le coup d'état est une sorte de "rite barbare" incompréhensible, les parvenus (Trimalcione et certains de ses invités) doivent leur richesse d'avoir, pendant leur jeunesse, servis les jeux sexuels de leurs patrons: cette évacuation du politique indique la double direction du contenu manifeste: le rite et le sexe.
a) Le rite.
Dans les décors et paysages que traversent Encolpio et Ascilto, des "Romains" accomplissent continuellement une foule de gestes et de rituels; Giton pratique parfois un mystérieux langage par gestes; dans l'antiquité, la richesse n'implique pas la "consommation" mais l'excès: Trimalcione, sans cesse, accumule le même; nombre de personnes parlent en latin, en grec ou dans des langues aux consonances tantôt germaniques, tantôt orientales. Cette accumulation, loin de produire une connaissance de la romanité, la montre comme inconnaissable: le "Romain" nous est étrange(r).
La liste des monstruosités physiques dans Fellini Satyricon serait longue à dresser: l'inconnaissable est synonyme pour nous de monstrueux, dans la mesure où s'y déploient des signifiants dont les signifiés nous échappent: c'est ainsi qu'il faut lire les déclarations de Fellini donnant son Satyricon comme un film de science-fiction. Le sens, s'il n'est pas absent, est du moins suspendu (en tout cas dans la première partie, puisque, comme on va le voir, l'épisode de "la villa des suicidés" réintroduit le sens comme moteur du récit). Ce principe n'a guère de précédents dans l'histoire du cinéma, sinon, avorté sitôt conçu, dans la Terre des pharaons.
b) le sexe.
Ce suspens du sens prend son modèle dans le type de désir qu'implique le comportement des personnages: Trimalcione mange, excrète et copule sans arrêt, mais la loi du passage, si l'on peut dire, d'une zone érogène à l'autre ne nous est pas donnée. Tout cela se passe comme si l'inconscient n'existait pas, comme si le désir n'était pas intériorisé, mais représenté à l'extérieur. 

Avec l'épisode dit de "la villa des suicidés", quelque chose de nouveau s'enclenche dans la fiction: la mise en scène de la castration produit la brusque irruption du symbolique (Cette entrée du symbolique pose un problème: celui de ce qui, dans la fiction, la cause ou la prépare. Remarque hasardeuse: pour Fellini et pour nous — mais non dans le film —, c'est la présence d'Alain Cuny, et le poids du souvenir de son suicide dans La dolce vita.); jusqu'alors, les mutilations étaient réelles (la main de l'esclave dans le théâtre, la tête de Lica) et opérées sous les yeux d'Encolpio; ici au contraire, le suicide stoïcien, le départ des enfants et des esclaves ont eu lieu avant l'arrivée d'Encolpio dans la villa, qui trouve les cadavres déjà là.
Dès lors, les aventures d'Encolpio se poursuivent par une série de dénis: les jeux en compagnie d'Ascilto et de la jeune esclave de la villa (rien ne prouve qu'Encolpio fasse l'amour avec la jeune esclave), l'épisode de la nymphomane, le rapt de l'hermaphrodite (dérision du narcissisme, s'il en est), la lutte contre le Minotaure, éblouie par la lumière solaire, l'impuissance au moment d'"affronter" Arianna en public (L'impuissance comme déni de la castration, rien n'est moins sûr que ce soit dans Pétrone; ce serait là la distance "moderne" du film au roman.), tout cela répète, réitère le caractère problématique pour Encolpio de son rapport au sexe.

Parler des "obsessions de Fellini" (en ajoutant, après le Satyricon: "qui nous sont maintenant familières") est la manière courante de commenter certaines constantes thématiques, telles que les suicides et les femmes fortes. Or le terme "obsession" n'est pas pertinent: certes ces thèmes sont obsédants pour le spectateur, dans la mesure où il les retrouve d'un film à l'autre, mais, loin d'opérer un blocage (ce qui est un caractère de l'obsession au sens strict) dans la fiction, ils ont au contraire un rôle nodal et même résolutoire (Ils sont quelque chose que nous appellerons ici, de manière fruste et provisoire, des figures rhétoriques de contenus — autre exemple: le rôle des portes chez Bresson.)
Ainsi, Encolpio "retrouve sa virilité" dans les bras d'Enotea; la légende de la jeunesse de celle-ci donne lieu à une véritable "représentation de castration": Enotea a "conservé le feu entre ses cuisses" et les villageois viennent y allumer leur torche (c'est-à-dire y trouver le phallus, comme partie du corps détachable). Enotea est donc bien la "magicienne" grâce à qui Encolpio peut mettre en place ("résoudre") son complexe de castration. (Dario Zanelli a tort d'écrire: "L'extraordinaire apparition de la magicienne Enotea, symbole de la femme maternelle, nature vivifiante, qui procure à Encolpio mutilé la possibilité réconfortante de retourner au sein régénérateur de la mère", car si Enotea était une image de la mère, cela rejetterait Encolpio vers une position au mieux œdipienne. Elle est plutôt, comme la Saraghina de 8 ½, une sorte de femme initiatrice — de plus, que Fellini soit fasciné par les femmes fortes, c'est certain mais cela n'a guère d'importance dans la structure. A noter que les deux grands moments d'articulation (celui-ci et les suicides dans la villa) s'indiquent comme tels par un système de "contrechant": couleurs, dialogue, discrétion de la musique, lenteur de l'action, les placent en opposition aux séquences qui les précèdent.)
Le film cesse dès lors d'être répétitif: Encolpio peut littéralement aller vers quelque chose d'autre: en compagnie de marins dont le rire a des résonances nietzschéennes, il part vers d'autres religions et un Orient dont on ne sait rien.

Comme on vient de le voir, tant dans l'espace produit par la mise en suspens du sens que dans le récit de ce qu'on pourrait nommer la bildung sexuelle du héros, Fellini Satyricon joue sur des effets de répétition; ces répétitions, au lieu de combler le manque, ne peuvent que le réitérer (Si donc il y a une "clef" du film, elle n'est pas à trouver dans l'épisode de l'insula (l'insula qui s'écroule = le monde romain qui "s'écroule"!), mais dans celui de la nymphomane.). Il ne faut pas aller chercher ailleurs le motif des déclarations de déception aux sorties de salles, déclarations vite démenties: Fellini Satyricon est un film dont le propos même est de décevoir et d'épuiser. (Pierre Baudry, Cahiers du cinéma n°219, avril 1970)

"A suivre" écrivait Baudry à la fin de son texte, mais de suite il n'y en eut jamais. A nous de jouer, donc...

Bonus: un extrait du film de Gideon Bachmann, Ciao Federico!, sur le tournage de Satyricon, où l'on voit entre autres Max Born (Giton) chanter "Don't Think Twice, It's All Right" de Bob Dylan.

3. Les roses et le laurier.

Oublions momentanément le roman de Pétrone. Oublions même les déclarations de Fellini, quant à l'analogie entre la Rome antique, au début de l'ère chrétienne, et le monde contemporain, à la fin des années 60; entre décadence et liberté sexuelle, ce rapprochement que le cinéaste établit et sur lequel il insiste beaucoup (dans ses propos, pas dans le film) à travers notamment cette vision de la jeunesse, symbolisée par les personnages "latinisés" d'Encolpe, Ascylte et Giton, eux-mêmes incarnés par trois jeunes anglais davantage représentatifs de leur époque, celle de la contre-culture, que de l'Antiquité romaine; jeunesse dont il assimile la vie à celle d'animaux sauvages, magnifiques mais ignorants et uniquement gouvernés par leurs instincts/pulsions. Fellini en parle de façon euphorique, signe chez lui de ce regain de vitalité qu'il connaît alors, après sa période dépressive. Cette jeunesse le fascine, c'est indéniable, quand bien même il ne la comprend pas (l'image des fauves renvoie surtout à Encolpe et Ascylte, personnages parfaitement amoraux). On peut d'ailleurs transposer l'incompréhension qu'il dit ressentir à l'égard du monde romain d'il y a deux mille ans, qu'il compare à la planète Mars, à celle que lui inspire cette nouvelle jeunesse, de sorte que le vrai Martien, ou le vrai "monstre", parmi tous ceux qui composent le film (la dimension tératologique qui caractérise l'univers fellinien — plus grec que romain pour le coup, à l'image du "y" du titre et de la figure du satyre — est ici à son comble), c'est, plus encore que l'étudiant délinquant de l'ancienne Suburre, le jeune d'aujourd'hui, mi-beatnik mi-vitellone, ainsi que le décrit Fellini.

Satyricon est tout entier placé sous le signe de la jouissance, une jouissance qui passe par tous les états. C'est d'abord la jouissance de l'œil tant le film stimule le regard, l'excite même, ce qui n'est pas sans créer quelque angoisse quand le regard croise celui d'un personnage, le plus souvent une simple figure surgissant brutalement dans le plan, au détour d'un travelling, comme lorsqu'on parcourt une fresque murale (pompéienne) et que ce regard de l'autre vous fixe intensément, comme s'il nous prenait à témoin que ce que nous regardons là c'est l'image d'un monde qui n'existe plus, disparu à jamais avec ses mystères; comme si l'artiste lui-même, à la manière d'un Velázquez ou d'un Goya (les "peintures noires"), en même temps qu'il redonne vie à ce monde, nous rappelait que l'œuvre aussi nous regarde, abolissant ainsi, le temps de la projection, la frontière entre les deux époques. Un jeu de regardant/regardé qui, en se répétant tout au long du film, fait de la jouissance, celle du spectateur, subjugué par ce qu'il voit, celle de Fellini, dans l'acte même de créer, le principe esthétique du film, en accord avec la jouissance des principaux personnages, dans leur quête insatiable de plaisirs. Une jouissance marquée, elle aussi, par la répétition et l'excès. Dans Satyricon, tout se répète excessivement. Ainsi Trimalcion, un ancien esclave devenu affranchi, qui s'est racheté et par la suite enrichi, ce qu'il perpétue en continuant de racheter tout ce qui s'offre à lui. Au plaisir du sexe, du temps où il était esclave et devait satisfaire les désirs de ses maîtres, s'est substitué le plaisir de l'enrichissement, ce que moque Eumolpe le poète philosophe (avant d'y céder lui-même). Jouissance dans l'étalage de sa richesse (et de sa pseudo-culture), à l'occasion du fameux banquet (l'acteur qui joue Trimalcion était dans la vie patron d'un restaurant!), où l'on s'en met plein la panse, où l'on en met plein la vue... C'est une jouissance triste, comme le sont probablement les plaisirs copulatoires de Trimalcion, semblable aux autres mises en scène qu'il organise, tel le simulacre de ses funérailles. Et face à ça, ou plutôt à côté, la jouissance qu'incarnent Ascylte et Encolpe, jouissance joyeuse pour le premier (c'est l'étalon du film, c'est lui qui affronte la nymphomane), plus tourmentée pour le second (impuissant face au Minotaure, lors d'une parodie du mythe — on fête le dieu Rire —, il l'est aussi au moment d'honorer Ariane et ne retrouvera sa "virilité" que dans les bras d'Œnothéa, la prêtresse — devenue obèse — de Priape).

Si l'amour disons purement hétéro — alors qu'Ascylte est bisexuel et Encolpe beaucoup plus homo que bi — n'est pas exclu du film (ainsi le récit de "la matrone d'Ephèse", quoique sa morale: "mieux vaut pendre un mari mort que perdre un amant vivant" n'est pas spécifique à l'hétérosexualité), il apparaît comme exceptionnel et se limite pour l'essentiel (outre les images de lupanars) à l'épisode des stoïciens (le suicide du praticien et de son épouse, dont les biens vont être confisqués avec l'arrivée du nouveau César), sous sa forme la plus pure, loin des "passions", telle qu'on l'imagine chez les stoïciens, ou sur un mode au contraire récréatif, telle la scène très soft de triolisme dans l'impluvium de la villa, entre Ascylte, Encolpe et la jeune esclave noire, évoquant surtout l'amour libre du summer of love; alors que la séquence dans le jardin des délices, quelque part en Asie mineure, où de jolies jeunes femmes fouettent Encolpe sur les fesses avec des baguettes (chez Pétrone ce sont des orties), ce qu'on pourrait prendre pour une pratique sadomaso, n'est en fait qu'un moyen thérapeutique pour le guérir de sa "panne", dans un cadre disons "hétérosexué" (des images du Kamasutra ornent les murs), et se révèle au final un échec. C'est bien l'homosexualité qui dans Satyricon semble célébrée, surtout dans la première partie (le film est divisé en deux parties égales), qui va de la dispute entre Encolpe et Ascylte, à propos de Giton (le bien nommé) que chacun veut récupérer, jusqu'au mariage du premier avec Lycas, et la mort de celui-ci (épisode inventé par Fellini). Soit deux types de couples: un premier qu'on qualifiera de libre, n'obéissant à aucune règle précise, qui se fait et se défait, en fonction du désir, en l'occurrence, ici, celui de Giton; et l'autre, plus codifié, qui voit un homme, à l'instar de Lycas, d'un certain âge, socialement aisé (il est propriétaire du navire qui transporte les esclaves), ayant déjà une femme, décider de se marier avec un homme beaucoup plus jeune. Or de ces deux types de couples, il s'avère, du moins dans le film de Fellini, qu'aucun ne survit. Giton disparaît purement et simplement à la fin de la première partie (on ne le reverra plus); idem pour Lycas, décapité, sa tête finissant dans la mer. Si un couple demeure, dans la seconde partie, c'est celui, antithétique, formé par Encolpe et Ascylte, mais plus amis-rivaux qu'amants, un couple qui de toute façon, lui non plus, ne survivra pas, Ascylte mourant (une invention de Fellini là encore) au moment où Encolpe est enfin guéri (incarnaient-ils les deux faces d'un même personnage?), laissant ce dernier seul avec... la dépouille d'Eumolpe, le film se terminant sur une plage, avec les captateurs de testaments qui, conformément aux volontés du vieux poète, pour bénéficier de sa fortune, acceptent de manger son cadavre, pendant qu'Encolpe embarque pour des rivages inconnus, du côté de l'Afrique. "Sur une île couverte de hautes herbes parfumées... j'ai rencontré un jeune Grec qui m'a raconté que dans les années..." Et Satyricon de s'arrêter là, net, à la manière du livre inachevé de Pétrone, sur l'image pétrifiée d'Encolpe. 

Voilà pour les premières strates, les plus superficielles, quand on commence à creuser le film, telles des fouilles archéologiques. Ce qui apparaît en premier, derrière ces regards scrutateurs, aux yeux maquillés, ces visages plâtreux, empourprés, beaux, hideux, grotesques, ces corps gracieux, androgynes, virils, difformes... qui accompagnent le film en tant que "voyage", via les aventures d'Encolpe. Et, à un niveau plus profond, tous ces signes indéchiffrables, ces gestes mystérieux, que font par moments certains personnages (esclaves), leur langage tout aussi énigmatique... autant d'éléments qui viennent souligner la part d'insondable du film, ce qui résiste à sa lecture et, plus encore, à son interprétation. Satyricon suit ainsi une ligne accidentée, en rapport avec l'errance d'Encolpe, en rapport surtout avec l'aspect fragmenté du livre, laissant de véritables trous. Et de revenir au roman, et aux déclarations de Fellini. Si celui-ci a rajouté des épisodes au Satyricon, il en a aussi soustraits, à commencer par l'une des trois histoires qui nous sont racontées dans le livre: "L'éphèbe de Pergame" (les deux autres sont "Le festin chez Trimalcion" et "La matrone d'Ephèse"), histoire de couple homosexuel, là aussi, mais sous son aspect le plus politique: le couple pédérastique que formaient dans la Grèce classique, l'éraste, un adulte généralement influent dans la cité, et l'éromène, un adolescent que l'aîné prenait en charge pour faire son apprentissage sur le plan à la fois intellectuel et sexuel. Pourquoi Fellini n'a-t-il pas conservé le récit? Et l'a remplacé d'une certaine façon par l'épisode du mariage de Lycas et Encolpe (soit deux adultes). Non pas que la pédérastie était un sujet tabou (nous sommes en 1968 — qui plus est, dans la Grèce antique, les notions d'homo et d'hétérosexualité n'existaient pas encore, la sexualité ne tenant pas compte du genre), mais que la critique par Eumolpe de ce type de relation — qui fait de l'éraste un personnage corrupteur (il essaie d'acheter l'adolescent pour l'avoir dans son lit) et de l'éromène un personnage cupide (il précipite les choses pour obtenir les présents que lui promet l'adulte) — risquait de trop engager le film sur la question homosexuelle (comme c'est le cas dans le roman). Pour le dire autrement: plus que l'homosexualité, c'est un autre thème qui court dans le film, parallèlement à celui de la jouissance dont il représente le pôle négatif: l'impuissance. L'histoire de Satyricon n'est rien d'autre que celle d'un impuissant, et ce dès le début du film (expliquant la rage d'Encope envers Ascylte, fier, lui, de son glaive, et le fait que Giton l'abandonne justement pour ce dernier). Cette impuissance, d'abord cachée dans la première partie, se révèle au grand jour, en pleine lumière pourrait-on dire, dans la seconde, poussant Encolpe, humilié, à chercher par tous les moyens comment la guérir, puis, une fois le feu retrouvé, à recommencer une nouvelle vie. Cette "impuissance", évidemment, est celle de Fellini, au moment de sa dépression, impuissance créatrice qui le fit renoncer au Voyage de Mastorna... (et de voir Toby Dammit comme son Œnothéa?). Rien de nouveau nous dira-t-on, l'aspect autobiographique du film — qui fait qu'on a dit de Satyricon que c'était "8 ½ en sandales" —, tout ça est connu. Mais Satyricon, c'est aussi, au bout du compte, le film d'une renaissance. Renaissance de l'artiste, de son art et des formes auxquelles il recourt, qu'elles soient narratives ou visuelles, expliquant la folle modernité du film, une œuvre absolument sidérante, unique à tous points de vue. Rien de nouveau, là non plus, tout ça a été dit. Impuissance et renaissance. Et c'est tout, il n'y a rien à dire de plus, sinon qu'il y a des moments dans la vie d'un artiste où l'euphorie créatrice est telle que l'œuvre en vient à dépasser son auteur. Fellini Satyricon est de ces œuvres, qui gardent ainsi enfoui, et pour toujours, le mystère de leur révélation.