Nina (A Matter of Time) de Vincente Minnelli (1976).
Vous avez dit admirable?
C’est entendu, la valorisation des œuvres tardives d’un cinéaste doit beaucoup à la cinéphilie des années cinquante qui, à rebours des positions de l’époque, célébrait comme autant de chefs-d’œuvre les films réalisés après la guerre par Chaplin, Renoir, Lang, Hitchcock ou encore Hawks (pour Ford, c’est plus complexe), des films jugés comparables, parfois même supérieurs, à ceux qu’ils avaient tournés du temps du muet ou dans les années trente. Ce qu’on peut interpréter comme une manifestation de la politique des auteurs et de son sacro-saint principe qui veut que la griffe d’un artiste soit présente dans tous ses films, y compris les moins personnels ou les plus tardifs. On nous permettra néanmoins deux remarques. La première est que cette reconnaissance de la dernière période d’un grand cinéaste représentait, dans nombre de cas, l’aboutissement logique d’une longue fréquentation de son œuvre (un vrai "compagnonnage" pour certains), une pratique chère à la cinéphilie française qui ne pouvait que tisser des liens indéfectibles avec l’auteur. Aussi, et sans remettre en cause l’acuité du regard que les cinéphiles de l’époque portèrent ensuite sur les derniers films tournés dans les années soixante et soixante-dix par leurs cinéastes fétiches, on dira qu’un tel regard ne pouvait être qu’empreint d’une tendresse bienveillante, si ce n’est d’une admiration sans limites, un regard troublé et donc pas tout à fait objectif (1), mais qui valait toujours mieux que celui, aveugle et cruel, du critique "moderniste" (et un rien gérontophobe), raillant chez l’artiste vieillissant l’austérité de sa mise en scène, y voyant tous les signes de son déclin là où il fallait voir, au contraire, la quintessence (le mot est galvaudé mais c’est ici qu’il trouve sa meilleure place) de son art, proche dans les formes les plus accomplies de l’épure idéale: une sorte de "degré zéro" du cinéma où le plan se réduirait à une scène de théâtre et le montage à une simple ligne mélodique (quel meilleur exemple que le Petit Théâtre de Jean Renoir dont la simplicité — c’est-à-dire aussi la modestie, l’honnêteté, la sympathie, etc. — est absolument sans équivalent au cinéma). Reste, et c’est notre seconde remarque, que cela n’explique pas, pour autant, en quoi le dernier film d’un cinéaste se distingue nécessairement — en dehors de sa valeur émotionnelle — de la période dont il fait partie.
(1) Je le défends ce regard d’autant que j’en suis moi-même la première "victime" lorsqu’il m’apparaît aujourd’hui avec évidence que les trois cinéastes les plus âgés, à savoir Rohmer (85 ans), Bergman (87 ans) et Oliveira (96 ans!) [ndlr: le texte a été écrit en 2005], sont aussi les auteurs des plus beaux films vus ces dernières années.
The last for ever.
Et d’abord, c’est quoi un "dernier film"? Alphonse Allais arrivait souvent bon dernier dans les dîners où il était invité, histoire de pouvoir répondre à la maîtresse de maison, lui reprochant invariablement son retard, qu’il n’était pas le premier venu. Eh bien, je dirai que le dernier film d’un grand cinéaste n’est pas non plus le premier des films venu, qu’il n’est pas n’importe quel film, qu’il recèle toujours un "je-ne-sais-quoi" de vérité qui le différencie du reste de l’œuvre, et ce d’autant plus qu’il arrivera très tard dans la filmographie de l’auteur, mais pas trop non plus (comme ces trois petits films allemands réalisés par Douglas Sirk, dans le cadre d’un enseignement, près de vingt ans après son dernier film américain, Mirage de la vie (Imitation of Life), son "vrai" dernier film pour le coup, peut-être le plus beau chant du cygne du cinéma hollywoodien). Le dernier film possède une singularité, ce qu’on peut dire de tout film sauf qu’ici la singularité porte sur quelque chose qui n’est pas purement esthétique, du moins qui ne répond pas aux critères habituels du jugement esthétique. C’est qu’on juge toujours deux fois un dernier film: d’abord, au moment de sa sortie, comme une pierre de plus apportée à l’édifice ou, à l’inverse, une nouvelle construction si le film a été conçu contre les précédents; puis, rétrospectivement, lorsque le film se révèle être véritablement le dernier, the last for ever. Ce second jugement n’est pas un jugement a posteriori dans la mesure où il ne vise pas à corriger le premier à la lumière de l’événement – en l’occurrence tragique – qui l’a fait naître. A vrai dire, il ne s’agit même pas d’un jugement, au sens un peu péremptoire du terme, mais plutôt d’un sentiment qui vous traverse en redécouvrant le film, sentiment d’autant plus fort que l’œuvre de l’artiste vous est familière. Je me souviens de ma première réaction lorsque j’ai vu le Limier de Mankiewicz, peu de temps après avoir découvert, dans la foulée, l’Aventure de Madame Muir et la Comtesse aux pieds nus. Mankiewicz était toujours vivant, même s’il ne tournait plus depuis longtemps et qu’il était évident que le Limier serait son dernier film. Or ce film, je l’ai d’abord détesté. Rien ne trouvait grâce à mes yeux, surtout pas ce côté "rira bien qui rira le dernier" qui m’était absolument insupportable. Dire que j’aime à présent le film serait excessif. Disons que l’hostilité ressentie la première fois a aujourd’hui disparu (privilège du temps et de la réflexion), laissant place à une sorte d’embarras ému devant ce qui m’apparaît finalement comme une obstination chez Mankiewicz à vouloir prouver — d’où le forçage du trait — qu’il restait à 63 ans, et dix ans après l’expérience humiliante de Cléopâtre (un film qui au demeurant vaut beaucoup mieux que ce qu’on en a dit), ce grand dramaturge pirandellien qui fit les beaux jours de la Fox. En fait, ce que j’avais détesté dans le Limier n’était pas tant la thématique trop démonstrative du film que le fait de ne pas y avoir retrouvé le raffinement habituel du verbe mankiewiczien. J’avais réagi en spectateur gâté, ne supportant pas la frustration, incapable de saisir ce qu’il y avait de touchant derrière cette manipulation — même grossière — du spectateur, victime que j’étais de l’image (convenue) du jardin-labyrinthe qui ouvre le film, alors que la clé était dans le plan final: ce petit théâtre de marionnettes à travers lequel le cinéaste nous réaffirmait, une dernière fois, que la vie n’est qu’un théâtre, et que si le cinéma c’est aussi la vie, il était bien, lui Mankiewicz, un "auteur de pièces pour le cinéma". Car le dernier film est peut-être moins une réflexion de l’artiste sur son art — ce qu’il a fait tout au long de son œuvre — qu’un portrait final de l’artiste réfléchissant sur son art; un autoportrait, donc, qu’on ne saurait confondre avec l’autobiographie qui, elle, nourrit plutôt les premiers films. D’où l’impression d’une certaine distance — voire d’un vrai détachement au sens stoïcien du terme — de l’auteur par rapport à l’œuvre et surtout au spectacle qu’elle représente, ce que beaucoup interprètent comme l’expression même de la sagesse, là où d’autres n’y voient que la marque d’une profonde lassitude. D’où également la simplicité du dispositif — un espace clos suffit généralement —, ce qui, là encore, est pris, au mieux pour une forme d’abstraction, au pire pour un manque flagrant d’inspiration.
La notion de "dernier film" suppose donc l’existence d’une trajectoire dans la carrière de l’artiste, suffisamment longue pour que l’on puisse y repérer la dernière période, celle qui vient en modifier la courbe et conférer au dernier film un curieux sentiment d’épilogue (on ne saurait ainsi considérer l’Atalante de Vigo comme un véritable dernier film). Ce n’est pas que le dernier film doive nécessairement clore une œuvre — l’œuvre ne forme pas un tout et restera à jamais ouverte — mais il se dégage toujours de l’ultime création d’un artiste une détermination particulière, comme si l’artiste ressentait, quelque part, que ce qu’il était là en train de créer, l’était pour la dernière fois. Est-ce pour cela que l’on parle si facilement de "film-testament"? Testament: au sens figuré: "dernière œuvre d’un artiste quand elle apparaît comme la suprême expression de sa pensée et de son art" (Le Petit Robert), une définition qui implique une idée de surpassement, ce qui est loin d’être évident lorsqu’on regarde la plupart des derniers films, même des grands cinéastes (hormis peut-être Gertrud de Dreyer ou l’Argent de Bresson). Pourquoi? D’abord parce que les pressions extérieures (enjeux financiers, lourdeur du système, dépendance à une équipe) sont telles dans le cinéma qu’elles peuvent parfaitement étouffer la créativité d’un cinéaste, surtout vieillissant, et ne pas lui permettre d’atteindre cette "perfection" qui ferait de son dernier film son testament. Ensuite parce qu’un dernier film, on l’a dit, est un film qu’on ne regarde pas de la même façon que les autres, un film dont l’intérêt réside finalement plus dans sa capacité à modifier l’approche que l’on avait jusque-là de l’œuvre que dans sa faculté à être l’immanquable chef-d’œuvre (au sens académique et consensuel du terme) que tout le monde s’attend à voir. Il ne s’agit pas, évidemment, de rejeter un film sous prétexte qu’il se révèlerait un chef-d’œuvre, mais il est certain qu’une telle révélation ne serait dans l’appréciation du film que… comment dire, la cerise sur le gâteau, un petit plus à prendre en compte, mais pas plus que ça tant l’essentiel est vraiment ailleurs. Où? Eh bien, dans le gâteau justement, dans ce qui constitue la "substantifique moelle" d’une œuvre et que ne laisserait percevoir — même subrepticement — que le dernier film, au grand ravissement du spectateur-connaisseur, tant il est vrai que pour apprécier à sa juste valeur un dernier film, pour l’apprécier réellement en tant que "dernier film", il faut d’abord connaître les autres films de l’auteur.
Qui dit gâteau dit Hitchcock, un enchaînement parfait pour parler de Complot de famille (Family Plot), exemple, lui aussi parfait, d’un dernier film qui n’est pas un chef-d’œuvre, mais qui n’est pas non plus un film-testament, au sens rappelé plus haut. Car le vrai testament d’Hitchcock, c’est bien sûr Marnie, ce "grand film malade", comme disait Truffaut. Qu’en est-il alors du testament d’un artiste? Ne concerne-t-il que sa dernière œuvre ou peut-il intéresser n’importe quelle œuvre de la dernière période dès l’instant qu’elle apparaît "comme la suprême expression de sa pensée et de son art"? Quand Bach, quasi aveugle, compose son Art de la fugue, il rédige sans conteste son testament artistique — qu’il signe d’ailleurs, dans la quinzième et dernière fugue, des quatre lettres B.A.C.H., si bémol la do si bécarre. Pour autant, il ne s’agit pas de sa dernière œuvre. Certes Bach est mort avant de l’avoir terminée et on ne saura jamais s’il souhaitait la laisser ainsi, ouverte à l’infini, ou s’il n’a pu résoudre la complexité des derniers accords pour atteindre cet absolu du contrepoint qu’il recherchait à la fin de sa vie (sur le sujet, qui n’est pas le nôtre, je renvoie le lecteur au très bel essai d’Armand Farrachi, Bach, dernière fugue). Toujours est-il que ce n’est pas la mort qui a empêché l’artiste de finir son œuvre. Juste avant de mourir, Bach a composé d’autres œuvres, importantes mais aucune suffisamment pour remettre en cause la valeur testamentaire de L’Art de la fugue, des œuvres qu’on pourrait, dès lors, qualifier de "codicilles". Ce qui vient après Marnie, à savoir le Rideau déchiré, l’Etau (Topaz), Frenzy et Complot de famille, ce sont aussi des codicilles, autrement dit des œuvres qui ne contestent pas à Marnie sa qualité de testament même si elles en modifient quelque peu le fond. On sait que ce film marque pour Hitchcock la fin d’une époque, celle de la grande structure hollywoodienne, et de sa collaboration avec tous ceux qui, dans le passé, contribuèrent à la réussite de ses plus beaux films. Les quatre films qui suivent ne font qu’entériner cette rupture. On y décèle un sentiment à la fois d’amertume vis-à-vis d’Universal qui ne laisse plus au cinéaste la même liberté qu’avant, notamment dans le choix des acteurs, et de regret (peut-être même de remords car Hitchcock n’était pas non plus un saint) par rapport à la cassure que représente Marnie. Il est courant de voir à travers ces films – surtout les deux derniers – un artiste à la recherche de sa splendeur passée, réactualisant, dans le style télévisuel de l’époque, certaines scènes, célèbres, de ses meilleurs films. Frenzy lorgnerait ainsi vers les films de la période anglaise alors que Complot de famille, le seul qui nous occupe, serait un véritable "clin d’œil" — c’est d’ailleurs sur celui de Barbara Harris, la fausse voyante, que se termine le film et avec lui toute l’œuvre d’Hitchcock — à ses productions hollywoodiennes de la fin des années cinquante, de Mais qui a tué Harry? (The Trouble With Harry) à la Mort aux trousses (North by Northwest). Et au critique, expert en hitchcockologie, de nous énumérer les films convoqués par telle ou telle scène, ce qui n’a évidemment aucun intérêt, si ce n’est celui de se faire plaisir (c’est déjà ça) et surtout d’entretenir l’opposition, pour le moins stérile, entre les contempteurs du film qui ne voient dans Complot de famille que la manifestation un peu vaine du savoir-faire de l’auteur, plus apte à se parodier qu’à se renouveler, et ses laudateurs pour qui le film offrirait, au contraire, tous les éléments d’une magistrale mise en abyme.
Car si le dernier film n’est pas un film comme les autres, à quoi bon le comparer aux autres (je ne parle même pas des films d’un autre auteur, encore que la comparaison avec d’autres derniers films serait à la limite plus judicieuse). Le dernier film est par définition incomparable, il échappe au discours critique conventionnel, avec ses grilles de lectures toutes prêtes, car en tant que dernier film il ne détient d’autre vérité que celle justement d’être le dernier. Une vérité qui n’apparaîtra qu’après la mort (artistique ou réelle) de l’auteur et apportera ce petit plus qui rend la dernière œuvre d’un grand cinéaste nécessairement sublime. Et ce quelles que soient les qualités de l’œuvre, ce qui fait, par exemple, qu’un film manifestement mineur comme Buddy Buddy de Wilder (remake grincheux de l’Emmerdeur de Molinaro) nous touche malgré tout, et peut-être d’autant plus qu’il est précisément mineur. Ce qu’il y a de sublime dans un dernier film, et que seul le caractère ultime de l’œuvre nous permettra de saisir (j’enfonce le clou), c’est donc toujours son aspect testamentaire, mais disons, cette fois, dans tous les sens du terme: non seulement "artistique" (cette "suprême expression…, etc." qui ne concerne pas obligatoirement le dernier film) mais aussi "légataire" (ce que l’artiste nous lègue inévitablement avec son dernier film, sachant — consciemment ou non — qu’il s’agit du dernier). Ainsi le sublime dans Complot de famille ne renvoie-t-il pas tant à la valeur artistique du film (encore que la scène dans le cimetière, influencée par les peintures de Mondrian — dixit Hitchcock —, ou celle du kidnapping de l’évêque dans la cathédrale, ne jureraient pas, sinon par leur extrême concision, dans une anthologie des plus belles séquences de l’œuvre hitchcockienne) qu’à sa dimension légataire, cette volonté chez Hitchcock de laisser au spectateur, en le prenant littéralement à témoin (c’est le sens du clin d’œil final), l’image du "grand cinéaste à succès" qu’il fut, image peut-être unique dans l’histoire du cinéma tant l’expression relève de l’oxymore. Je ne peux m’empêcher de voir, dans ce qui demeure la dernière apparition du cinéaste dans ses films, l’exemple même d’un legs bouleversant. Hitchcock y apparaît en ombre chinoise derrière la porte vitrée d’un bureau de l’état civil sur laquelle est inscrit "Registre des naissances et des décès". Les plus cyniques n’y ont vu, naturellement, qu’une métaphore de la déchéance du maître (l’artiste qui n’est plus que l’ombre de lui-même) sans se soucier un seul instant que ce que reproduit en fait Hitchcock n’est autre que sa propre effigie — il ne manque plus que La Marche funèbre d’une marionnette de Gounod —, comme si l’auteur, physiquement diminué, conscient d’être arrivé à la fin de son parcours (on peut voir le fameux plan du début, quand les deux intrigues se croisent au hasard d’un carrefour, comme l’ultime échappée de l’artiste), s’effaçait définitivement derrière son image, laissant le soin à celle-ci d’assurer sa postérité.
La mort en ce jardin (secret).
Evidemment, la mort d’un cinéaste, lorsqu’elle survient pendant ou peu après le tournage d’un film, ne peut que renforcer l’aspect "testamentaire" de celui-ci. Surtout si le cinéaste, atteint par la maladie et conscient de sa mort prochaine, fait de son dernier film à la fois un acte de transmission et un geste de surpassement (surpassement qui renvoie ici autant — sinon plus — à l’effort surhumain qu’il doit déployer pour réaliser son film qu’à la manifestation, dans ce même film, de ce qui serait le plus haut degré de son art). Et c’est toute la grandeur de ces cinéastes, s’accrochant au fil de la vie par la seule passion du cinéma, que d’avoir pu donner suffisamment d’eux-mêmes pour transformer leur dernière œuvre en adieux poignants. Je pense ainsi à Nick’s Movie de Nicholas Ray et Wim Wenders, un des films les plus éprouvants — malgré les intermèdes fictionnels — qu’il m’ait été donné de voir, mais aussi un des plus émouvants par cette énergie quasi miraculeuse qui s’en dégage et qui, d’une certaine façon, affranchit le film de son dispositif morbide. Plus qu’à une mort en direct, c’est à une mise à nu de l’artiste que nous assistons à travers ce qui finalement accompagna Nicholas Ray tout au long de son œuvre: la revendication par l’artiste de sa liberté la plus totale (dont celle d’enregistrer sa propre mort), l’affirmation de sa folie et de ses pulsions autodestructrices (Ray a rêvé toute sa vie de faire l’expérience de la mort), rappelant — sans les atours, bien sûr, du lyrisme hollywoodien — la course de voitures au bord de la falaise dans la Fureur de vivre (Rebel Without a Cause). Jamais autant que dans Nick’s Movie, je n’ai ressenti si fortement le bouillonnement chaotique qui préside à toute création et qui, surtout, donne un sens à une vie. Car Nicholas Ray n’était pas que l’artiste révolté et toxicomane, à l’image de son double joué par James Mason dans Derrière le miroir (Bigger Than Life) (un plan, repéré il y a quelques années par Bernard Benoliel, permet d’apercevoir furtivement le reflet du cinéaste dans la glace de l’armoire à pharmacie que referme Mason, donnant ainsi au titre français du film une résonance inattendue), que l’on se plaît à nous présenter et dont Ferrara serait le digne héritier, c’était surtout un véritable "drogué" de cinéma, au sens justement de passionné. A ce titre, Nick’s Movie est assurément le plus extraordinaire hommage rendu par un cinéaste (ou plutôt son fantôme) au cinéma, même si la part importante prise par Wenders dans l’entreprise limite quelque peu la dimension testamentaire du film — on parlerait volontiers de "film-épitaphe ".
Parmi les films hantés par la mort imminente de leur auteur, on ne peut pas ne pas citer l’Innocent de Visconti (codicille — modifiant, complétant, annulant? — son film-testament Violence et Passion / Gruppo di famiglia in un interno) et Gens de Dublin (The Dead) de Huston (vrai film-testament, celui-là, d’autant qu’Anjelica Huston, la fille du cinéaste, y tient le rôle principal), deux films tournés en… fauteuil roulant et qui témoignent eux aussi de cette ardeur mystérieuse qui peut animer un artiste, alors au seuil de la mort, pour terminer son œuvre. Deux films que tout semble opposer — ne serait-ce qu’à travers la personnalité de leurs auteurs respectifs — mais qui se révèlent au bout du compte assez proches, comme si l’imminence de la mort favorisait les rapprochements impossibles. De Visconti, on a l’image d’un artiste déchiré, à la fois aristocrate raffiné, épris d’opéra et de théâtre, et marxiste convaincu (du moins au début), tiraillé par l’Histoire, et qui toute sa vie aurait rêvé d’adapter A la recherche du temps perdu de Proust. A l’inverse, Huston, faux dilettante et touche-à-tout génial, nous est présenté comme une sorte de bourlingueur, en quête permanente de films-expéditions, amateur de whisky et de bons livres, et qui n’aura eu de cesse, durant sa carrière, d’adapter des œuvres réputées inadaptables (Moby Dick de Melville, Reflets dans un œil d’or de McCullers, Au-dessous du volcan de Lowry…). Qu’est-ce qui pousse, pour leur dernier film, Visconti à adapter D’Annunzio et Huston, Joyce? D’abord, il ne s’agit pas pour le premier, comme on l’a écrit un peu rapidement, de faire de l’Innocent l’œuvre proustienne dont il a toujours rêvé (ou alors le Proust de Visconti se réduit à un décorum mondain, ce qui donnerait raison aux détracteurs du cinéaste qui ne voient en lui qu’un metteur en scène maniériste), comme il ne s’agit pas pour le second de s’attaquer une dernière fois, avec Gens de Dublin, à une œuvre inadaptable (d’autant que Huston ne s’intéresse qu’à la dernière nouvelle, "Les Morts", de facture plutôt classique par rapport au reste de l’œuvre).
Si l’Innocent prolonge les dernières œuvres de Visconti, toutes marquées par sa fascination de la décomposition (parfois jusqu’à la complaisance, comme dans Mort à Venise, un film que je n’aime pas), cette attirance mélancolique pour la décrépitude quand elle surgit à même la beauté des choses, il s’en éloigne aussi par le portrait qu’il dresse de l’artiste, beaucoup plus troublant que celui, attendu, du vieil amateur d’art, coupé du monde, dans Violence et Passion. Au-delà du thème de la jalousie qui est le moteur du film et de sa morale nietzschéenne du surhomme, l’Innocent offre le portrait d’un homme divisé entre son image de poète décadent, célébrant les fastes d’un monde crépusculaire (on connaît la formule de Visconti: "Je suis imbu de décadence"), et celle, plus secrète, du héros stendhalien — représenté par le personnage de l’écrivain, fuyant jusque dans la mort le monde des vanités — qui fait de l’artiste un être engagé, sans retour possible, sur la voie eudémoniste de la beauté et de la passion (on connaît aussi la réplique de Visconti, à demi paralysé: "Me voilà sur un fauteuil roulant pour tourner un film, la prochaine fois, ce sera sur un brancard, mais je n’abandonnerai jamais…", ce qui, certes, relève plus de la bravade — destinée à rassurer les producteurs? — que d’une réelle conviction, mais qui surtout atteste de sa volonté d’aller, lui aussi et jusqu’au bout, à la "chasse au bonheur"). Et si Visconti modifie la fin du roman en "suicidant" celui qui se place au-dessus de la justice des hommes, ce n’est évidemment pas pour des questions morales (l’infanticide), ni même philosophiques (le libre arbitre), mais bien parce que coexistent chez lui ces deux images de la décadence d’annunzienne et de l’énergie stendhalienne, et que l’une ne saurait survivre à l’autre. Jusqu’à la fin, Visconti aura assumé, mieux: revendiqué, ces forces contradictoires qui brûlaient en lui et qui, loin de s’annuler dans une sorte d’esthétisme tiède, l’ont au contraire conduit, dans son dernier film, à cette forme d’expressionnisme dépouillé qu’il n’avait encore jamais atteint.
Paradoxalement, c’est avec Gens de Dublin que l’analyse du film (en tant que dernier film) est la plus délicate tant l’aspect testamentaire y est presque trop manifeste (et ce jusqu’au titre original: The Dead), au point que les anti-hustoniens seraient prêts à y voir l’expression ultime de ce qu’ils ont toujours dénoncé chez Huston: sa roublardise. Ici, et au terme d’un parcours parfaitement éclectique, c’est-à-dire cohérent dans sa diversité même, Huston, l’éternel voyageur (avec Welles, bien sûr) du cinéma américain, pose définitivement ses bagages. Arrivé à bon port, celui de ses ancêtres irlandais, il va enfin nous en dire un peu plus sur lui-même à travers cette adaptation de Joyce où l’on voit la convivialité d’un repas du Nouvel An soudainement gagnée par la nostalgie et un irrépressible sentiment de mort lorsque, à la fin de la soirée et à la faveur d’une vieille chanson, une des invitées se souvient d’un ancien soupirant mort d’amour pour elle (ce qui, par ailleurs, constitue également le centre du roman de D’Annunzio!). Par sa gravité, le finale fait certainement du dernier film de Huston le plus émouvant de tous les derniers films. Mais ce qui, pour moi, est plus émouvant encore, c’est qu’en choisissant cette nouvelle, Huston décide de faire de son film, pas tant le dernier film parfait que le film idéal pour ne pas se dévoiler; plus qu’un testament, Gens de Dublin apparaît en effet comme une sorte de linceul cinématographique, à l’image du manteau de neige qui recouvre la fin du film. Car il est un fait que dans ce film, Huston, trop pudique, ne nous dit rien sur lui. Enfin, presque rien: juste que le grand baroudeur, qui toute sa vie a voulu fuir l’Amérique, est enfin arrivé à destination, que la mort peut venir le chercher et qu’il l’acceptera d’autant plus facilement qu’elle représente à ses yeux l’unique événement d’une vie, le reste n’étant que littérature… Presque rien, oui, sauf que tout y est dit.
The last but not least.
En fait, c’est peut-être dans les œuvres dont le caractère ultime doit, dans un premier temps, plus à la fin de carrière du cinéaste qu’à sa mort, que l’on peut saisir au mieux ce qui fait l’unicité d’un dernier film. C’est là, dans ces films moins funestement marqués, où se fait sentir davantage la sérénité de l’artiste que sa disparition prochaine, que nous apparaît plus clairement cette étrange beauté qui caractérise l’œuvre ultime et la rend si admirable. L’admiration dans son acception la plus ancienne: ad-miratio, "qui peut se regarder sans fin", car débarrassé des pièges de la séduction facile, et jamais là où on l’attend, car situé au-delà de notre horizon d’attente. Non pas que ces films soient "déceptifs" car ils n’ont jamais été voulus comme tels par leurs auteurs, mais qu’ils déjouent notre attente par l’incapacité où l’on se trouve à les enfermer dans des schémas préétablis. Pour illustrer cette "admirabilité", et rester dans le contexte du cinéma américain des années soixante et soixante-dix, évoqué au début (ce qui me fait écarter, à regret, les derniers films de Lang, Mizoguchi, Ozu, Dreyer, Becker ou encore Buñuel), j’élirai trois films: The Cavern d’Ulmer, Frontière chinoise (Seven Women) de Ford et Nina (A Matter of Time) de Minnelli. The Cavern plutôt que War-Gods of the Deep de Tourneur, un film que je n’ai malheureusement jamais vu — mais c’est vrai que cette histoire de cité sous-marine, avec Vincent Price en faux capitaine Nemo et des hommes-poissons tout droit sortis de L’Atlantide, dégage une force poétique (le film est inspiré d’un poème de Poe) qui, associée — j’imagine — aux fulgurances habituelles de Tourneur, doit faire de son dernier film autre chose que le "naufrage" que tout le monde y a vu. Frontière chinoise plutôt que la Charge de la huitième brigade (A Distant Trumpet) de Walsh ou Rio Lobo de Hawks, deux westerns pourtant magnifiques — qui ne se résument pas, pour le premier, à sa grande scène de bataille (en dépit d’un ton faussement désinvolte, d’une certaine liberté encore revendiquée et d’un happy end qui ne trompe personne, il s’agit d’un des films — tous genres confondus — les plus désenchantés que je connaisse, la désillusion étant ici d’autant plus grande qu’elle marque l’ultime étape dans l’œuvre de Walsh d’un long processus d’anéantissement de tous ces grands rêves qui accompagnèrent les débuts d’Hollywood), et pour le second, à être le remake du remake de Rio Bravo (si Hawks reprend pour la troisième fois le motif du petit groupe replié dans une prison, c’est qu’il le connaît parfaitement et qu’il peut, à la manière d’un musicien, en décliner les multiples variations, au point qu’il faut peut-être revoir les trois films ensemble — mais avec Rio Lobo au milieu — pour apprécier, en mélomane, toutes les richesses du thème). Nina plutôt que Riches et Célèbres de Cukor, encore que le dernier film de celui qui fut le rival de Minnelli à la M.G.M. dégage, au-delà de la frivolité apparente du titre, une évidente gravité, cette gravité qui est propre aux dernières œuvres et qui, ici, donne au tête-à-tête final des deux héroïnes, devant une coupe de champagne éventé, une image de fin de fête, comme si Cukor portait là un ultime regard, vidé de son pétillement habituel (les bulles de champagne), non seulement sur ces femmes/actrices dont il a toute sa vie observé la mise en scène, mais aussi sur sa propre féminité qui lui a toujours permis de joindre au piquant de l’observation l’élégance du style (de sorte qu’il ne resterait plus, dans le dernier plan du film, que l’élégance d’un geste d’adieu). Trois films, donc, emblématiques de cette "admirabilité" que seuls les derniers films seraient à même de nous offrir avec autant d’intensité et qui s’exprimerait ici dans des registres très différents: la série B ou plutôt le bis avec Ulmer, le drame exotique avec Ford, la comédie nostalgique avec Minnelli.
The Cavern se déroule en 1944 en Italie. Suite à un bombardement, sept personnes se retrouvent enfermées dans une grotte. Soit: une bergère italienne (accompagnée de sa chèvre), mi-Manon des sources mi-Esméralda, son fiancé et cinq militaires de nationalités diverses — deux Américains, un Canadien, un Britannique (général en retraite) et un Allemand. Une idylle se noue entre l’Italienne et l’un des deux Américains (le bon — l’autre, de toute façon, c’est Larry Hagman, le futur J.R. de Dallas), alors que les tentatives pour sortir de la grotte échouent les unes après les autres… Jusqu’au jour où, dans un accès de folie, le général fait sauter la grotte, ce qui ouvre une brèche dans la paroi et permet la libération des trois derniers survivants, pendant que sa voix, entendue depuis l’au-delà, nous rappelle la Genèse: "Dieu a dit: 'Que la lumière soit'. Et la lumière fut." Ainsi résumée, l’histoire — qui, paraît-il, aurait été écrite par Dalton Trumbo, le plus célèbre blacklisté des scénaristes américains — a tout pour faire du dernier film d’Ulmer un pur produit du cinéma bis. Or, du bis il ne reste pas grand-chose dans The Cavern. Rien de la cultura bassa — ce fond culturel, archétypal, sur lequel s’appuient les meilleurs spécialistes du genre pour exprimer leur vision du monde —, si ce n’est ce plan large, "cathédralesque", où l’on découvre la jolie bergère, Rosanna Schiaffino, à sa toilette, au milieu des stalagmites et sous le regard vitreux de Larry Hagman, la présence de la chèvre (appelée à remplacer la dinde pour le réveillon de Noël!), au milieu du plan, achevant la ressemblance avec Notre-Dame de Paris. C’est que justement un dernier film échappe assez vite au genre dont il ressort. En fait, The Cavern échappe à tout, à commencer par ce qu’il convoque (au niveau mythologique, allégorique, psychanalytique, métaphysique…) à travers l’image de la caverne, car de manière trop évidente. De sorte que cette caverne apparaît moins comme un substitut du monde (en guerre ou pas) que comme le "monde ulmérien" par excellence. Un monde recréé de toutes pièces (généralement en carton-pâte), même si, ici, la grotte existe bien, où l’inventivité de l’artiste (voir les artifices imaginés pour sortir de la grotte) doit suppléer en permanence le manque de moyens (ce qui fait que l’expressionnisme chez Ulmer doit autant à ses origines allemandes — il a travaillé avec Murnau — qu’aux budgets misérables de ses films, l’obligeant souvent à laisser la moitié du décor dans l’ombre). Pour autant, The Cavern ne renoue pas exactement avec les productions P.R.C. qui firent du cinéaste le champion du film fauché et le recordman des tournages ultra-rapides. Certes, on y décèle toujours ce côté work in progress, où chaque plan semble à la fois habité par une rage jubilatoire — le plaisir de tourner — et gagné par une profonde inquiétude — l’incertitude quant à la concrétisation finale du projet. Mais cette impression se trouve ici démultipliée du fait même de la longueur inhabituelle du tournage (incurie de la production laissant Ulmer et sa femme s’occuper de tout, conditions climatiques détestables, grève des techniciens et des acteurs…). Les efforts déployés pour sortir de la caverne ne seraient rien d’autre alors que le reflet des difficultés rencontrées par Ulmer pour réaliser son film. Mieux: la caverne deviendrait le miroir de son propre itinéraire, labyrinthique et souvent obscur, pour atteindre enfin la lumière, cette lumière que représente l’accomplissement d’une œuvre.
De Frontière chinoise, il n’est nul besoin de raconter l’histoire. Ou alors l’essentiel: le destin d’une femme (jouée par Anne Bancroft), socialement émancipée (elle est médecin), sexuellement libérée (elle aime l’amour) et, par voie de conséquence, moralement condamnée (nous sommes en 1935), partie en Chine rejoindre une mission américaine, sorte d’enclave dans une région dévastée par la guerre, et qui, pour sauver le groupe, ira jusqu’au sacrifice de sa vie. Image somme toute assez typique du lonesome hero fordien, sauf que là, et pour la première fois, c’est une femme (dans le registre des "héros solitaires", car des héroïnes chez Ford il y en a eu). La force du film repose sur un jeu d’oppositions simplifié à l’extrême (émancipation/puritanisme, civilisation/barbarie…), où les tensions n’ont d’autre but que de nous préparer au dernier plan. Tout le film semble ainsi converger vers sa résolution finale: servant de "rançon" au départ des femmes de la mission (et de l’enfant que l’une d’elles vient de mettre au monde), l’héroïne — au sens tragique du terme —, vêtue en courtisane, rejoint le chef mongol, verse du poison dans sa coupe, la lui tend, accompagnant son geste d’un tonitruant "So long, you bastard!" — ce qui restera la dernière réplique de l’œuvre fordienne — et, une fois le "monstre" écroulé à ses pieds, boit à son tour le poison. Alors la caméra recule et l’image s’efface. Ford conclut son œuvre par un travelling arrière et un fondu au noir. A la violence de la scène, qui invitait plutôt à une coupe abrupte, Ford oppose un dernier mouvement tout en retenue. Bien sûr, on peut voir ce travelling comme le mouvement de recul de l’héroïne, juste avant de mourir (l’écran noir). Mais on peut aussi y voir le dernier geste de Ford lui-même, geste à la fois de pudeur par rapport à la violence de la scène et de distance par rapport à l’ensemble de son œuvre, un geste dont la signification est pourtant loin d’être simple (voir les multiples interprétations, souvent contradictoires, proposées par les meilleurs exégètes de Ford). Qu’une femme — mais pas n’importe quelle femme — soit ainsi le porte-parole de Ford, pour son dernier film, n’a en fait rien d’étonnant. Car si les Cheyennes (Cheyenne Autumn) n’était qu’une sorte d’adieu au genre, le western, qui fit de Ford sa légende, Frontière chinoise est, lui, un vrai testament avec ce que cela suppose aussi d’intime et d’inavoué. D’où un film tourné en studio, loin de Monument Valley et de ces grands espaces qui caractérisent le paysage fordien. D’où un film avec des femmes, pas moins de sept, loin du milieu machiste et réactionnaire qui spécifie le film d’action, sans traduire pour autant — comme certains l’ont cru pendant longtemps — le point de vue de l’auteur. D’où l’hypothèse que ce fameux "So long, you bastard", entendu à la fin du film, s’adresserait moins au barbare (Tunga Khan) ou à sa représentation — digne ici de l’imagerie la plus populaire tant les Mongols ressemblent franchement à des caricatures, cette imagerie dont s’est nourri, abondamment et de tout temps, le cinéma hollywoodien —, qu’à tout ce qu’il renvoie en terme d’oppression. Il n’est pas sûr en effet que pour Ford la barbarie affichée par les Mongols (c’est toujours l’image de l’autre, objet de tous les fantasmes, dans l’inconscient collectif américain) soit plus méprisable que l’ostracisme policé qui a conduit — on le présume — l’héroïne à quitter les Etats-Unis et que reproduit d’une certaine manière la mission américaine. Si Ford accompagne son personnage jusque dans son dernier geste, c’est que ce geste dépasse son caractère purement sacrificiel pour atteindre une autre dimension, plus universelle, qui touche autant à la question de la dignité (question qui a traversé toute l’œuvre de Ford sauf que c’est peut-être dans son dernier film qu’il nous la pose si ouvertement et de manière si souveraine) qu’à celle du suicide et de la signification, toujours obscure, que prend un tel geste. Car on ne saurait confondre la valeur symbolique que revêt inévitablement un suicide avec les motivations profondes qui poussent un individu à se donner la mort. Et c’est peut-être là le "sens" ultime du dernier travelling de Ford. Derrière la simplicité d’un mouvement de caméra, c’est toute la simplicité d’une œuvre qui nous est subitement rappelée, une simplicité qui fait de l’œuvre fordienne à la fois un bloc d’évidence (le discours du film est on ne peut plus clair) et un abîme d’interrogations tant la clarté du propos ne fait que recouvrir davantage ce qui alimente souterrainement l’œuvre. Le dernier travelling de Ford viendrait alors signifier cette part d’énigme qui existe dans chaque œuvre et qui rend le secret de celle-ci à jamais inaccessible (cf. infra, ajout de 2008).
S’il est un film qui doit sa valeur testamentaire à sa dimension légataire, c’est bien Nina. Non seulement parce que le thème du film repose sur l’idée de transmission — une jeune provinciale (Liza Minnelli) revit en rêve les souvenirs prestigieux que lui raconte une vieille comtesse (Ingrid Bergman) —, mais surtout parce que cette transmission est celle d’un père, Vincente Minnelli, à sa fille, Liza. Il n’est pas anodin que Minnelli ait écrit son autobiographie, I Remember It Well, juste avant de tourner Nina. La correspondance entre les deux projets est évidente et se rattache d’ailleurs à un aspect plus général et souvent ignoré chez Minnelli: le télescopage entre sa vie privée et son œuvre. Il est difficile de ne pas voir dans la gloire passée de la comtesse la propre gloire du cinéaste à la grande époque de la M.G.M. Cette époque, Minnelli l’a toujours regrettée, ce qui imprègne son film d’une mélancolie délicieuse. Il l’a d’autant plus regrettée qu’il a toute sa vie œuvré au sein de la Métro et que le déclin de celle-ci dans les années soixante, le contraignant à quitter la "maison-mère", fut une épreuve douloureuse dont les dernières œuvres portent la trace — on a comparé l’angoisse de l’enfant dont la mère est morte et qui doit se résoudre à l’idée d’en avoir une nouvelle, dans Il faut marier papa (The Courtship of Eddie's Father), à celle de Minnelli, à l’époque où il réalisait le film, conscient qu’il lui faudrait ensuite trouver d’autres majors pour poursuivre sa carrière. Pour autant, on ne saurait réduire Nina à un film passéiste. Ici la mélancolie n’est pas le prétexte à un ressassement nostalgique des thèmes. Elle sert au contraire le devenir du film et de son héroïne (cf. le titre original: A Matter of Time) par le biais justement de la transmission. Transmettre ses rêves, c’est leur donner une nouvelle jeunesse, c’est les réactiver, mais de l’extérieur, et éviter au film l’écueil de l’album-souvenir avec ses photos jaunies. Ce qui fait de Nina un dernier film "rêvé"; non pas le film parfait mais le plus parfait des derniers films tant il apparaît comme la preuve ultime du pouvoir sublimant de la famille dans l’œuvre de Minnelli: ce besoin chez lui d’évoluer dans un cadre familier pour que s’exprime au mieux son talent d’artiste (le point d’orgue étant la séquence magnifique du carnaval vénitien où Liza, vêtue d’un sari rouge — couleur minnellienne par excellence —, interprète, une fois les invités partis, "Do it again", chanson écrite par Gershwin et autrefois chantée par Judy Garland). Travailler avec sa fille — et accessoirement en Italie, le pays des origines — recrée un noyau familial, mieux: une véritable lignée, qui ne peut que favoriser l’inspiration de Minnelli et, en retour, le conduire à magnifier celle qui, telle une muse, lui permet de boucler superbement son œuvre. Car derrière cette histoire de métamorphose artistique, c’est bien l’itinéraire de Liza Minnelli qui nous est évoqué. A ce titre, la fin du film qui voit Nina accéder au statut de star (a star is born) alors que la comtesse se meurt à l’hôpital, offre l’image déchirante d’une authentique passation. Comme si, pour Minnelli, la relève était assurée et que, sa fille enfin reconnue (artistiquement), il pouvait se retirer. Nina conclut ainsi de façon heureuse et apaisée une carrière extraordinaire et pourtant malmenée sur la fin. Il témoigne surtout de cette capacité qu’ont certains derniers films à s’extraire de tout environnement pour mieux échapper à l’emprise du réel. Refusant l’inscription de son film dans la réalité — Rome se réduit à des reproductions, vues à travers les fenêtres, et les virées touristiques ressemblent, de par leur incongruité, plus à un pied-de-nez de l’artiste qu’à une véritable concession au naturalisme, plutôt vulgaire, de l’époque —, multipliant les procédés narratifs les plus classiques (cf. le reflet dans un miroir pour introduire le flash-back), Minnelli nous rappelle une dernière fois ce qui fut toute sa vie son credo: débarrasser l’œuvre de ses penchants réalistes, l’affranchir de cette pesante dialectique du rêve et de la réalité, pour en faire un pur objet de désir, flottant hic et nunc, parfaitement libre, dans la mémoire du spectateur.
The Cavern, Frontière chinoise, Nina: soit, le pouvoir de réflexivité d’une œuvre, son irréductibilité au sens, et finalement sa dimension auratique. Cela n’est pas propre aux derniers films, bien sûr, mais seuls les derniers films, ceux des grands cinéastes du moins, nous le donnent à voir avec autant d’évidence. C’est ce qui les rend si admirables. (texte paru dans La lettre du cinéma n°30, printemps 2005)
PS. Reste le cas de The Human Factor de Preminger que le texte n'évoque pas alors qu'il y avait toute sa place. C'est que le film, réalisé en 1979, n'est sorti en France qu'une vingtaine d'années plus tard, ce qui fait que lorsque j'ai écrit le texte je ne l'avais pas encore vu. Lacune réparée depuis. Un addendum serait le bienvenu.
[ajout]
Complément sur le dernier film de Ford.
Note écrite en 2008 que j'ai réactualisée.
Le titre original Seven Women est un peu trompeur vu qu'il y a en réalité huit femmes dans le film si l’on compte Miss Ling, la femme chinoise qui est aussi une victime de Tunga Khan, le chef mongol. Les Cahiers, à l’époque, avaient pointé l’ambiguïté du "chiffre", sous la plume de Narboni ("La preuve par huit"), démontrant que si les femmes sont bien huit, elles ne le sont jamais ensemble, qu’il y a en fait six missionnaires plus deux "étrangères" (le Dr Cartwright et Miss Ling), deux exclues qui sont interchangeables — c’est net quand Tunga Khan prend la femme chinoise comme esclave, la retirant du groupe, puis l'échange avec la femme médecin qui devient alors sa favorite — de sorte que le chiffre sept est toujours respecté. Derrière cette acrobatie arithmétique, qui privilégie le déséquilibre et l’imprévisibilité des situations, il y avait la volonté d’inscrire Ford dans la modernité, en dépit de l’anachronisme évident de son film, et de faire du schématisme des oppositions (civilisation/barbarie, religion/athéisme, loi/désir...) un modèle de radicalité. Peut-être. Le plus important n'est pas là. Ce qui compte dans le cas de Seven Women, c'est la place du film par rapport à l’ensemble d’une œuvre, et non par rapport à l'époque. Ce que je vois dans le dernier film de Ford, c’est d’abord le portrait, magnifique, d’un personnage féminin, passant du statut de "héros fordien", avec ce que cela suppose de dureté et de tendresse (à la Duke, on dira), à celui de "femme", avec ce que cela suppose d’énigmatique, surtout pour un homme de 72 ans qui n’avait rien d’un progressiste — ses croyances le situaient plutôt du côté des missionnaires — mais qui toute sa vie soutint ceux qui se montraient, à l’instar du personnage d’Anne Bancroft, à la hauteur, c’est-à-dire, comme il est souligné à la fin du film, d’un courage et d’une générosité exemplaires, et ce quels que soient leurs idées politiques, leurs convictions religieuses et même leur sexe. Donc le portrait d’une femme et au bout du compte la question de la femme. Ce n’est pas qu’il n’y ait jamais eu de portrait de femme chez Ford — pensons simplement à Maureen O’Hara dans l’Homme tranquille, à Ava Gardner (et Grace Kelly) dans Mogambo, ou encore à Elizabeth Allen dans la Taverne de l’Irlandais (j'oublie à dessein Katharine Hepburn dans Mary of Scotland qui n'est pas franchement fordien), on remarquera sinon que tous ces films se déroulent hors des Etats-Unis, de l’Irlande à la Polynésie, en passant par l’Afrique, comme s'il fallait quitter l’Amérique pour que la femme, et son insularité, puissent se manifester — mais c’était toujours dans un rapport disons conflictuel avec l’homme et sous un angle foncièrement machiste (ah, les fessées chez Ford!). Ici pas d’homme à proprement parler: le pseudo-pasteur, "seul coq dans le poulailler" est humilié par la directrice de la mission, laquelle affiche ouvertement sa répulsion de tout ce qui touche au sexe (elle refoule par ailleurs des penchants lesbiens); quant aux guerriers mongols, ils relèvent davantage du fantasme. Pendant les deux premiers tiers du film on en parle plus qu’on ne les voit, et lorsqu’ils se "matérialisent", de façon caricaturale (comme tout bon fantasme), c’est sous une double forme: celle de la bestialité (Tunga Khan) qui répugne en même temps qu’elle fascine, et celle de la beauté virile (le rival incarné par Woody Strode, le "beau corps sexué" des derniers Ford, qu’il s’agisse d’un sergent noir, d’un chef indien ou comme ici d’un bandit mongol) qui effraie en même temps qu’elle attire. C’est pourquoi la force du film réside moins dans l’opposition marquée, et somme toute assez convenue, entre Margaret Leighton et Anne Bancroft que dans le rapport trouble que chacune entretient avec sa féminité, surtout la seconde, rivalisant avec le sexe fort là où la première ne fait que le rejeter de manière théâtrale. Si Anne Bancroft s’habille, fume et boit comme un homme, ou au contraire s’apprête comme une courtisane, il ne s’agit à chaque fois que d’une "mascarade" qui fait d’elle une figure inversée de ce que reproduit de son côté Margaret Leighton. Dans les deux cas, on a affaire à des femmes au désir insatisfait, autrefois on les aurait qualifiées de "belles hystériques", dont le comportement ne peut être qu'excessif, l’un positif puisque empreint d’humour et d’empathie, jusqu’au tragique, l’autre négatif puisque... c'est l'inverse.
Le plus incroyable dans tout ça est que ce soit signé John Ford, et que ce soit là son dernier film. On me dira que le sujet n’est pas de lui, que c’est tiré d’une nouvelle écrite justement par une femme. Il n’empêche, ce qu’il y a de bouleversant est que le cinéaste, loin de nous livrer un énième western, ce que pouvait laisser croire le générique avec sa horde de cavaliers mongols semblable à une troupe d’Indiens, nous parle au contraire des femmes et que des femmes. Laissant à d’autres le soin d’enterrer le western, il revient sur ce qu’il n’avait jamais vraiment traité dans ses films, la Femme en tant que telle, et c’est d’autant plus beau qu’il y pose le même regard que sur ses personnages masculins (soit "la femme la plus Ford du monde", pour reprendre l'expression de Mahaut Thébault dans l'édito du dernier numéro de la revue... Apaches). Le dernier plan, célèbre, qui voit Bancroft remettre au chef mongol la coupe empoisonnée puis, une fois le monstre terrassé, boire à son tour le poison et attendre la mort que Ford accompagne d’un travelling arrière et d’un fondu au noir, est absolument sublime. Juste deux remarques: la première concerne la réplique, tout aussi célèbre (puisque c’est la dernière de toute l’œuvre fordienne) de Bancroft au barbare — "so long, you bastard" — au moment où elle lui tend la coupe. Cette réplique fait écho à celle prononcée juste avant par Leighton, lorsque celle-ci qualifie la doctoresse de "putain de Babylone", et peut donc être comprise comme une réponse à distance de Bancroft à Leighton, via le personnage de Tunga Khan qui dans la séquence occupe d'ailleurs le fauteuil de la directrice. Et y voir alors l’adieu d’une femme à la cruauté d'un monde, du monde en général, peu importe qu'il soit barbare ou civilisé puisque de toute façon elle n’y avait pas sa place. La seconde remarque rejoint la première et concerne le plan proprement dit. La caméra s’éloigne de Bancroft qui reste assise sur le bureau, après avoir jeté de rage sa coupe, en même temps que s’éteint progressivement la lumière. Pour autant le fondu au noir n’est pas total puisque dans le coin on découvre à la fin du travelling le corps de Tunga Khan, jusque-là resté hors-champ. Cette réapparition du corps de l’homme (il est même éclairé pour qu’on le voit bien), au moment où s’efface celui de la femme, confère au plan un sens assez différent de celui qu’on lui prête habituellement. Comme si Ford, dans un dernier réflexe, nous ramenait à la (dure) réalité des choses, qu’il nous rappelait que la vérité du film ne résidait pas dans un mouvement d’appareil, si bouleversant soit-il, mais dans la force d’une image, déposée au pied du film; que cette vérité n’était pas dans l’opacité d’un fondu au noir, ouvrant à toutes les interprétations possibles, mais dans la blancheur éclatante d’une dépouille, vrai "point final" (en bas à droite, telle une signature) de son œuvre.