09/08/2024

The last Night


  Trap de M. Night Shyamalan (2024).

Sur les trois derniers films de Shyamalan. Et pour commencer: Trap, le dernier en date.

Un cœur pris au piège.

Trap, c'est du De Palma en mode mineur (De Palmito) pour ce qui est de la partie concert et du pur Shyamalan pour ce qui est de la ligne même du film, dorénavant réduite à sa plus simple expression (simpliste diront les mauvaises langues), et sans twist (qu'il soit vrai ou faux), à savoir comment sortir du piège (trap) qu'a tendu ici la police au héros: un serial killer, surnommé le Boucher, au demeurant bon père de famille (et aux allures de "Superman"), qui accompagne sa fille — la petite actrice est géniale — au concert de son idole (un concert géant: 30000 spectateurs dont 3000 hommes et parmi eux le tueur). On notera que le film se passe, comme il se doit, à Philadelphie, même s'il a été tourné au Canada, ce que le cinéaste, qui tient le rôle du spotter, ne cherche même pas à cacher, signe que la crédibilité n'est vraiment pas essentielle chez lui (à l'instar de son maître, Hitchcock pour ne pas le nommer), jusqu'à s'en moquer ouvertement. Le film est littéralement, volontairement, incredible, ce que ressentira tout du long la fillette (en même temps que le comportement "bizarre" de son père), ce qu'exprimera aussi à sa manière le vendeur de T-shirts, en guise de conclusion, lors du générique de fin.

Reste que l'intérêt n'est pas tant non plus dans le suspense (en termes de tension, excepté la dernière partie, une fois le concert fini), fait de micro-événements, que dans le plaisir pris par Shyamalan à consteller son intrigue de ces petits détails (un employé trop bavard, un talkie-walkie qui traîne, le choix de la dreamer girl...) qui permettent au héros de trouver "sur le champ" — en fonction des situations — des solutions à son problème, autrement dit d'empêcher que le piège, supervisé par une profileuse (qui fait écho à la mère du monstre, ce n'est pas le plus intéressant du film), se referme sur lui.
Il y a une réelle jubilation dans la façon dont Shyamalan rythme son film, en phase avec les chansons de la popstar, interprétée par sa propre fille Saleka, elle-même chanteuse de RnB. OK, les mauvaises langues (les mêmes) diront que Saleka ce n'est pas Taylor Swift et encore moins Beyoncé, en quoi elles n'auront pas tort, et que Trap, eh bien c'est pareil, c'est du thriller bas de gamme, en quoi, là, elles auront tort parce que confondant bas de gamme et ce qui constitue aujourd'hui l'esthétique shyamalanienne: un art du bas, situé "sous la portée". Avec cette impression que la mise en scène, largement louée chez Shyamalan à ses débuts, soit devenue purement télévisuelle, alors qu'elle est bien là, mais quasi invisible puisque... sous la portée (ce qui j'en conviens, pour les amateurs de grande forme est toujours décevant).

Sur le champ et sous la portée, c'est ça dorénavant le cinéma de Shyamalan:
— sur le champ, c'est-à-dire qui relève de l'instantanéité, sinon de l'improvisation, à l'image donc des décisions que doit prendre le héros, à l'image, plus généralement, des derniers Shyamalan, tous marqués par un présent de plus en plus intense, puisque saisi dans l'urgence (le vieillissement accéléré dans Old, le choix du sacrifice pour interrompre l'Apocalypse dans Knock at the Cabin), et d'autant plus intense que ça se passe sur une courte période et dans un espace réduit, véritable huis clos (exemplairement le local où a été enfermée la victime du Boucher).
— sous la portée, c'est-à-dire qui relève d'un dénuement, celui du réel auquel Shyamalan se confronte aujourd'hui sur des bases très conceptuelles (un lieu, une situation...), riches des possibilités qu'elles offrent au départ (en termes de récit), et qu'on trouvera pauvres par l'exploitation qu'en fait le cinéaste, en fait pas pauvres du tout dans la mesure où elles ne constituent que l'écrin narratif dans lequel se situe le cœur du film. Et dans Trap, ce cœur n'est pas tant le piège tendu au héros que l'incroyable violence émotionnelle que va vivre durant la soirée la petite Riley (de la rencontre — oh my god! — avec celle qu'elle idolâtre, comme toute bonne fan, à cette autre rencontre, annulant en quelque sorte la première, mais peut‐être insuffisamment mise en avant par Shyamalan, du côté de la fillette, si on considère le choc que devrait représenter une telle révélation: le vrai visage du père, plus exactement son autre visage, dissocié de celui du gentil papa). Toute la beauté du film est là.

Et donc, avant Trap:

Toc toc.

  Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan (2023).

  Les inconnus dans la maison.

I. Knock at the Cabin s'inscrit dans la lignée des "grands petits films" de Shyamalan. Sur l'échelle de Richter qui sert à évaluer ses films, je le situerais autour de 6, loin certes du maximum que représentent The Village, The Happening et Split, mais au niveau quand même, peu ou prou, de ces autres réussites que sont Signes, The Visit, Glass ou encore Old... autant de films auquel Knock... fait d'ailleurs écho à des degrés divers, qu'il s'agisse de la thématique (la croyance) ou du dispositif (le lieu unique). A propos du dispositif, le film amplifie même, en le concentrant, ce qui caractérisait déjà Old: encadrés par un prologue (ici côté jardin) et un épilogue (la "re-connexion" avec le monde, comme dans The Happening et surtout Split, que Knock... rejoue à l'identique), les deux films épousent la structure d'une pièce de théâtre classique (unités de temps: 24 heures — de lieu: une plage, un chalet — d'action: des vies en accéléré qu'on ne peut sauver, une vie qu'il faut sacrifier pour sauver le monde) et de façon encore plus littérale dans Knock... jusqu'à faire débuter le premier acte par les traditionnels "trois coups" — je ne les ai pas comptés, il n'y en a pas neuf comme au théâtre, peut-être sept comme dans le roman (le nombre de personnages et de sauterelles dans le bocal de la petite fille), en tout cas plus que deux, de sorte que le côté halloween ("knock knock, trick or treat?") qu'évoque le titre est vite oublié, orientant davantage vers un autre "Halloween", au trick autrement plus terrifiant, et tous ces films qu'il a inspirés, Scream en premier lieu...
Sauf que c'est du Shyamalan, adapté de The Cabin at the End of the World, un thriller horrifique (adoubé par le maître du genre, Stephen King) dont la particularité est d'être écrit comme un script, prêt pour une adaptation, avec force détails, certains pas très ragoûtants, dont surtout il apparaît que Shyamalan a modifié la fin. Rassurez-vous, je ne dirai rien (excepté qu'il n'y a pas de twist, ha ha), mais j'invite ceux qui ont vu Knock at the Cabin à comparer le résumé du film () à celui du roman (). Outre le fait que Shyamalan a resserré l'intrigue, qui sur la fin tendait à s'emberlificoter (à l'image des cordes utilisées pour ligoter — faute de chatterton — les deux héros: papa Eric et papa Andrew)... et ce via le personnage de l'infirmière (à qui était dévolu le rôle d'expliquer son parcours et celui des autres illuminés du groupe que mène Leonard, une sorte de "bon gros géant" à la Paul Bunyan), ce qu'il ressort du finale c'est que Shyamalan l'a rendu... shyamalanien, en renforçant — au détriment de ce qui courait de façon peut-être trop évidente dans le roman, à savoir un portrait satirique de l'Amérique trumpiste (l'homophobie, les délires millénaristes, etc., largement entretenus par les réseaux sociaux) — l'aspect "familialiste" qui est propre à ses films (exemplairement The Happening), expliquant que le cinéaste ait dû supprimer un élément important, qui marquait la fin du roman, lui conférant une toute autre portée (non non je ne dirai rien). Expliquant aussi que si le film privilégie l'aspect eschatologique du récit, c'est dans un cadre plus personnel (les origines indiennes de Shyamalan), y développant ce que le finale de Old (avant l'épilogue) suggérait déjà (cf. infra).
Dans Knock... tout cela est poussé à l'extrême, le "puritanisme pennsylvanien" de Shyamalan, à l'œuvre dans tous ses films, confronté à l'eschatologie délirante que les quatre inconnus incarnent, faisant basculer le film dans la pure folie (le côté "toc toc"). Cet aspect eschatologique, exprimé de façon plus directe que dans The Happening et sous une forme plus cosmique que dans Old (le film se limitait dans son finale à la forme individuelle de l'eschatologie: la vie après la mort), ne se résume pas à une simple opposition entre croyance et rationalité (la question que se posent tout au long du film les personnages quant à la chronologie des événements vus à la télé et qui annoncent l'Apocalypse — avant ou après les visions?). Shyamalan la dépasse, non seulement par tout un travail de mise en scène, assez vertigineux, dans l'espace volontairement limité qu'il s'est imposé — la cabane avec son immense bibliothèque, disproportionnée par rapport au lieu —, mais aussi par la dimension franchement mystique qu'il confère à son film (cf. la silhouette de lumière), qui vient là surmonter le grotesque que représentent par ailleurs les quatre "cavaliers": rouge, bleu, jaune, blanc, avec leurs horribles armes-outils, d'aspect moyenâgeux, qu'ils se sont bricolées, et tout ce rituel dément qu'ils disent devoir appliquer... élevant le film sur le terrain de la foi, à travers les doutes qui gagnent peu à peu l'un des deux papas. Car c'est bien le conflit spirituel entre les deux pères de la fillette qui fait la beauté de Knock at the Cabin, plus que celui qui les opposent de manière frontale aux quatre intrus, à l'instar d'un Funny Games (Haneke) ou d'un Us (Peele) — la force du film naît aussi du contraste entre les deux types de conflit —, convoquant surtout, par ce biais, le Sacrifice de Tarkovski qui, rappelons-le, traitait d'un sujet similaire — une catastrophe nucléaire en marche et la promesse que fait un homme de "sacrifier" tout ce qu'il a de plus cher (sa maison, ses proches) pour que tout revienne comme avant. J'avais déjà fait, ailleurs, le rapprochement avec le film de Tarkovski, me basant sur le seul pitch, n'ayant pas encore vu Knock... qui de toute façon n'était pas encore sorti, et maintenant que je l'ai vu, cela paraît encore plus manifeste tant le cadre où se déroule le film (le chalet près du lac, le bois alentour, la maison en feu...) fait penser au Sacrifice, de sorte qu'on peut voir le Shyamalan, certes, à travers ces images, comme un simple hommage au maître, mais aussi, peut-être, plus profondément, comme une version disons profane de son film. C'est d'ailleurs pour cela également que la petite fille à la fin... ah oui, non, j'ai promis de ne rien dire.

II. Rappelons le dilemme qui sert de base au récit:

Convaincus de l'imminence de la fin du monde, "quatre étranges cavaliers" (sans leurs chevaux) qui séparément ont eu les mêmes visions apocalyptiques, s'introduisent de force dans un chalet pour implorer ceux qui y passent leurs vacances: un couple gay, papas d'une petite fille (des âmes pures, c'est pour ça qu'ils ont été choisis), de sacrifier un des leurs afin d'empêcher l'Apocalypse et ainsi de sauver l'humanité. Pour les convaincre, chaque fois qu'un fléau n'a pu être évité, du fait que le couple refuse de céder au chantage, un des membres du groupe est exécuté par les autres, selon un ordre préétabli et un rituel bien codifié... bref l'horreur absolue, seul moyen de faire comprendre au couple l'urgence de leur décision, la réalité de l'Apocalypse leur étant régulièrement rappelée par la vision à la télé des catastrophes annoncées.

Sur le papier, c'est complètement délirant, sinon grotesque. A l'écran, ça l'est tout autant. Certains s'en contenteront pour juger de la réussite ou non de Knock... Sauf que l'intérêt du film réside moins dans cette espèce de spirale infernale où se trouvent entraînés les personnages, et le spectateur avec (mécanique habituelle de ce genre de film), que dans le conflit intérieur qu'une telle situation vient à produire chez l'un des deux parents, Eric, le plus à même d'être troublé par tout ce qu'on lui raconte et qu'il voit à la télé, d'abord parce qu'il est croyant (à la différence de son compagnon), ensuite parce que victime d'un choc à la tête au début du film, il n'est pas sûr qu'il ait gardé toute sa lucidité, enfin, conséquence ou non de ce qui précède, parce qu'il est témoin, semble-t-il, lors de l'exécution du premier cavalier d'une révélation: l'apparition, à travers la fenêtre, d'une "silhouette de lumière". Autant d'éléments qui font du personnage d'Eric (davantage que de celui de l'enfant) le point "sensible" du film, comme on dit de quelqu'un qu'il est sensible à la lumière, susceptible, de par cette vulnérabilité aux événements, d'évoluer durant le film, au contraire des autres dont la position reste fixe, et ainsi conférer au récit son mouvement. C'est le deuxième niveau du film qui se superpose au premier que constitue donc la résistance du couple à la torture morale que leur imposent les assaillants (en dépit de leur bienveillance) avec ce dilemme qui, à bien réfléchir, rend le choix impossible.
Et puis il y a un troisième niveau, celui qui s'attache plus spécifiquement à la direction que doit prendre le récit pour arriver à sa conclusion. C'est aussi le plus important pour Shyamalan parce que c'est ce qui l'a motivé à adapter le roman de Paul Tremblay. Rappelons que ce roman, The Cabin at the End of the World, avait été conçu dans l'optique justement d'une future adaptation, expliquant peut-être pourquoi il n'est pas très bien écrit, ressemblant à un script surchargé de détails, expliquant surtout qu'on l'ait proposé à Shyamalan, et que celui-ci, au départ réticent, n'a accepté de le produire puis de le réaliser qu'à la condition d'en modifier la fin. De cette fin, qu'on ne révélera toujours pas, disons tout de même que dans le roman elle a tout du twist, et que si le film de Shyamalan en est dépourvu (la fin s'inscrit dans la logique du récit), c'est peut-être à cause de ça. En changeant radicalement la fin, Shyamalan s'interdisait d'y greffer un autre twist. Ce troisième niveau place Knock at the Cabin, toujours à partir du personnage d'Eric, sur un autre plan, qui dépasse le cadre purement horrifique du film, mais sans grimper à des hauteurs sublimales — c'est de la mystique à petite échelle —, de sorte qu'on pourrait plutôt parler de métaphysique (qui a à voir avec la foi), s'opposant aussi bien à l'obscurantisme dément des quatre cavaliers qu'au rationalisme obtus d'Andrew, l'autre papa...
Cette voie intermédiaire qu'emprunte le récit, jusqu'au finale sans twist (qui s'en trouve pour le coup justifié), fait du choix finalement retenu par Shyamalan le moins pire des choix à partir du moment où il y a choix, s'opposant au finale du roman qui, lui, en termes de récit et si on tient compte du "parcours" effectué jusque-là par le personnage d'Eric, relevait quand même de la pirouette, obligeant d'ailleurs l'auteur, pour le justifier, d'inventer en amont un subterfuge (sous la forme d'un "accident"), rendant la fin très artificielle: une sorte de relativisme postmoderne dont on comprend qu'il ne pouvait satisfaire Shyamalan. Là, au contraire, par son finale à la fois redouté et attendu, redouté parce qu'attendu, Knock at the Cabin déjoue les pièges qui le menaçait, celui, très premier degré, du "grand n'importe quoi" schizo-mystique, mais aussi celui, plus second degré, du cynisme contemporain, tel qu'il se dégage de l'autre papa. Si le personnage d'Eric incarne une forme disons soft de "piétisme évangélique" (estampillé Nouvelle-Angleterre: dans le roman l'intrigue se passe dans le New Hampshire, mais Shyamalan, comme toujours, la transpose "chez lui" en Pennsylvanie), ainsi qu'il est suggéré, il me semble, via tous ces plans où on voit le personnage, lui plus que son compagnon, porter l'enfant dans ses bras, dépassant la simple idée qu'il représenterait le pôle féminin du couple... il s'en détache aussi, et de plus en plus nettement à mesure que le film avance, pour devenir une pure figure de mélodrame. Eh oui, le dernier Shyamalan est aussi un beau mélodrame. C'est à mes yeux (rougis, qui l'eût cru), ce qui en fait le prix.

Post-scriptum:
On peut aussi voir le film comme un "jeu de réflexion" sur le thème de l'Apocalypse avec son choix a priori impossible: sauver le monde en sacrifiant un être cher ou ne rien faire et survivre mais dorénavant seul à errer dans un monde qui n'existe plus.
Situation 1: la fin du monde n'était pas imminente.
— A: il y a sacrifice
— B: il n'y a pas sacrifice
Situation 2: la fin du monde était imminente
— A1: il y a sacrifice mais l'Apocalypse a lieu
— A2: il y a sacrifice et tout s'arrête
— B1: il n'y a pas sacrifice et l'Apocalypse a lieu
(variante postmoderne: pas de sacrifice et incertitude quant à l'Apocalypse)
— B2: il n'y a pas sacrifice et tout s'arrête
(variante "Isaac": l'Apocalypse s'arrête à l'entame du sacrifice qui est donc annulé)

En termes de fiction, la situation 1 est à écarter, parce que trop cynique (A) ou parce que rien ne s'y passe (B).
Reste la situation 2 où l'on écarte A1 parce que trop négatif et B2 parce que trop facile.
Au final, le choix se fait entre A2 (l'efficacité dramatique, au risque de la roublardise) et B1 (le scepticisme moral, au risque de l'inconsistance).

Et avant "Toc toc":

Tic tac.
Old de M. Night Shyamalan (2021).

Le sablier.

Old est comme une série télé dont toutes les saisons nous seraient livrées d'une traite, en 1h48, non pas résumées mais bien condensées, rendant le récit étonnamment dense tout en restant linéaire. Le film, sans son prologue ni son épilogue (que je ne dévoilerai pas, rassurez-vous), a la structure d'une pièce de théâtre classique avec sa règle des trois unités (unités de temps: 24 heures, de lieu: la plage, et d'action: des vies en accéléré). Autant de contraintes qui sont celles d'un film réalisé en pleine pandémie, marqué par l'isolement et l'obligation de tourner vite. Shyamalan s'appuie sur cette réalité pour faire de son film une terrifiante course contre le temps. Les différents personnages, rassemblés sur la plage et représentatifs de la classe moyenne américaine, sont victimes d'un mal mystérieux (comme dans l'Ange exterminateur de Buñuel, nous dit Shyamalan) qui les fait vieillir avec une telle rapidité que la mort leur est promise dans la journée, au plus tard le lendemain matin, s'ils ne meurent pas avant d'un accident.

Il y a bien sûr l'aspect socio-éthique du récit: le film comme critique acerbe d'un certain jeunisme, de tout ce qui, dans nos sociétés modernes, en prônant le culte de la beauté et d'une santé parfaite, entretient la peur du vieillissement, peur certes ancestrale (cf. l'élixir de longue vie) mais qui aujourd'hui a pris une ampleur démesurée, comme si vieillir était devenue une tare à combattre par tous les moyens. Mais l'intérêt est surtout dans la manière dont Shyamalan agence les événements qui marquent une vie, de la naissance à la mort, les concentrant sans les précipiter (le défi est là), avec ces rencontres du hasard qui modifient le cours des choses... Faisant avec les exigences d'un décor minimaliste (ce qui justifie qu'on l'utilise au... maximum), jouant sur les focales et les changements d'axes (bien que le film s'apparente à une tragédie, la mise en scène n'a rien de "scénographique" en termes d'espace), Shyamalan impose d'emblée une sorte de malaise, en phase avec celui que ressentent les personnages, cédant tour à tour à l'incompréhension, l'incrédulité, la révolte, la folie... mais aussi, pour finir, à une forme de sagesse, chez ceux du moins qui auront surmonté les épreuves de la journée jusqu'au soir de leur vie.

De sorte que si Old témoigne d'une esthétique de série B, très lo-fi, qui prolonge des films comme The Visit ou Glass, il s'en différencie aussi par son dernier acte (auquel se superpose l'épilogue, une des fins possibles choisies par Shyamalan pour conclure son récit)... un dernier acte en forme de points de suspension (c'est l'épilogue qui mettra un point final au récit), quant à l'avenir des derniers occupants de la plage, mais dont je ne dirai rien non plus, sinon qu'il ouvre sur un "au-delà" qui est celui de l'œuvre, donc de la mort (en ce sens Old, par ses rebondissements narratifs, apparaît aussi comme un défi lancé à la mort, une manière d'en retarder l'échéance, en multipliant ainsi, sans "temps mort", les moments les plus forts, ceux qui ponctuent un récit). Un "au-delà" qui est de l'ordre du temps et dont le seuil ici est symbolisé par une barrière de corail, autrement dit suffisamment marqué, en tant qu'horizon (et ce, quelle que soit l'issue à venir de l'histoire), qu'il se dégage du dernier Shyamalan une dimension eschatologique (les origines indiennes du réalisateur n'y sont sûrement pas pour rien — on peut voir Old comme un film bardo), qui renverrait à "la face cachée du temps" et l'idée de renaissance... Comme si Shyamalan, maniant avec dextérité le sablier déréglé qu'il avait entre les mains, le retournait in extremis au moment où...

[ajout du 10-08-24]

Note sur Glass.

Glass c'est un peu comme la génétique, à la fois un crossover, comme on en trouve dans les comics, qui mêle des personnages issus de récits différents, et une lignée, le troisième volet d'une trilogie: trois films reliés par le thème du super-héros (et son pendant, le super-vilain), chacun des films étant centré sur un personnage: David Dunn, face à Elijah Price, alias Mr. Glass, son archenemy (Unbreakable); Kevin Crumb, alias la Bête, la plus puissante de ses multiples personnalités, face à lui-même et la jeune Casey en qui il finit par se reconnaître (Split); Elijah Price, face à ceux qui ne croient pas à l'existence des super-héros, ce que seul l'affrontement entre David Dunn et la Bête permettrait selon lui de prouver (Glass). Dit comme ça, on pourrait voir ce dernier film comme un aboutissement, le point d'orgue d'un ensemble parfaitement structuré. Il n'en est rien. Glass est une œuvre hybride, comme marquée par une tache originelle, qui rend son récit incomplet, fait de trous, plus ou moins bien comblés, parfois laissés tels quels ou alors rebouchés grossièrement. Et c'est bien dans cette apparente "faiblesse" que réside l'intérêt du film. Quelque chose fonctionne mal dans l'histoire que nous raconte Shyamalan, et ce dysfonctionnement, loin de pénaliser le film, le rend au contraire passionnant. Parce qu'il s'inscrit dans la structure même du film, qui est celle de la trilogie que Shyamalan a élaborée en deux temps, sur deux époques (Unbreakable à l'orée des années 2000, Split et Glass entre 2016 et 2018): une histoire contrariée de super-héros (j'entends déjà le ricanement des contempteurs de Shyamalan). Pour le dire autrement, Glass raconte moins la dernière partie attendue de ce type d'histoire — ce que serait ici la lutte sans merci entre David Dunn et la Bête, et son finale, promis mais qui n'arrivera pas, au sommet de la plus grande tour de Philadelphie — qu'une simple histoire des origines, celles de Dunn et de la Bête, déjà largement traitées dans les opus 1 et 2, celle surtout de Price, un peu délaissée jusque-là et qui, dans le dernier opus, peut enfin se développer.

Bien sûr, il y a cette autre histoire, qu'on pourrait dire de surface, qui essaie de recoller les morceaux, ceux laissés par les deux premiers films, eux-mêmes à raccorder: l'internement des trois personnages dans un hôpital psychiatrique dont le nom Raven Hill fait écho au jeu vidéo Ravenhill Asylum (un jeu d'objets cachés dans un asile d'aliénés), dont surtout l'aspect, notamment la grande salle où les personnages se trouvent réunis pour une thérapie de groupe visant à leur faire perdre leur croyance en leurs super-pouvoirs, par une psychiatre venue exprès pour les "convertir" (elle n'a que trois jours pour ça, sinon...), oui eh bien cet hôpital évoque non seulement par sa froideur l'univers des films de Kubrick, mais aussi, à travers les nombreuses caméras de vidéosurveillance qui y sont installées, une sorte de panopticon dont on se doute qu'il servira à autre chose qu'à surveiller les malades. C'est que le lieu est devenu le centre opérationnel de Mr. Glass (présenté au début comme un zombie dans son fauteuil roulant, rendu léthargique par tous les sédatifs qu'on lui administre — ce qui, concernant Samuel L. Jackson, le roi de la tchatche, ne peut que faire tiquer). Si Crumb et Dunn viennent d'arriver (ils ont été arrêtés — trop facilement? —, après s'être livrés un premier combat dans lequel David Dunn s'est montré aussi fort que la Bête, match nul entre les deux), Price, lui, y est depuis près de vingt ans. Autant dire qu'il a eu le temps de perfectionner sa théorie sur les super-héros et de mettre au point, grâce à ses capacités intellectuelles, restées intactes, la façon de l'expérimenter. Mais derrière tout ça, il y a cette histoire des origines, à commencer par la sienne, celle d'Elijah Price, que Shyamalan a dû à chaque fois réduire, faute d'avoir su/pu l'intégrer comme il le voulait dans les deux premiers films. A ce titre, la séquence du manège, extraite de Unbreakable mais qui avait été coupée (on peut la voir — à 8'12 — dans sa version complète) et qui nous montre Elijah enfant se fracassant contre les parois de la nacelle, est une scène-clé du film, non seulement par son côté "scène primitive" (équivalente en cela à la scène dans Split où Kevin est maltraité par sa mère), mais surtout par sa puissance dramatique, la scène préfigurant la future vie du personnage que les fractures à répétition, du fait de ses "os de verre", vont conduire à s'enfermer, hors du monde.

Glass évolue ainsi sur deux niveaux. Un niveau superficiel, celui du crossover, qui fait se rencontrer Dunn, la Bête et Mr. Glass (une rencontre en fait prévue depuis le début mais jamais concrétisée, tout juste esquissée — cf. par exemple la très belle scène dans Unbreakable où la mère d'Elijah lui offre son premier comics, emballé dans du papier violet, ce qui sera sa couleur de référence, et qui se révèle être un numéro d'Active comics avec en couverture le combat entre une sorte de Superman au justaucorps vert — écho au personnage de Dunn en justicier avec sa cape de pluie — et une figure animale, à la peau ocre, nommée Jaguaro — écho au personnage de la Bête qui ne sera créé que dix-sept ans plus tard); un niveau plus profond, plus ou moins caché, qui touche essentiellement au personnage de Glass (justifiant le titre du film): sa propre histoire à compléter, sa détermination à vouloir prouver au monde entier que les super-héros existent. Le film navigue entre les deux niveaux, créant cette impression de flottement, parfois même d'égarement (quid de la société secrète, de l'opération chirurgicale subie par Glass? etc.), jusqu'à rendre le twist final accessoire (vu qu'il ne s'agit pas de la "révélation" — sans surprise tant le spectateur le savait déjà — comme quoi le père de Kevin Crumb avait pris le train que fit dérailler Mr. Glass, cet accident dont David Dunn fut le seul survivant et qui a valeur de scène fondatrice pour l'ensemble de la trilogie). Tout tourne autour des rapports entre les trois personnages (eux-mêmes confrontés à cette psychiatre dont on ne saisit pas trop les intentions) et du rôle que joue Mr. Glass. Avec cette particularité qui est propre aux relations à trois, qu'elles s'appuient toujours sur des rapprochements duels, entre deux personnages, au détriment du troisième, ce que Shyamalan met en scène en modifiant successivement le schéma de sorte que chaque personnage devient à un moment donné l'élément tiers. Quant aux personnages secondaires, ils ne sont que trois, eux aussi, par effet de symétrie, soit un allié pour chaque super-héros/vilain: le fils de David, la mère d'Elijah (interprétés par les mêmes acteurs qu'il y a vingt ans — on les revoit d'ailleurs tels qu'ils étaient à l'époque au détour de quelques flashs-back) et la nouvelle "amie" de Kevin, la seule qui peut attendrir la Bête, Casey, personnage magnifique mais dont il ne reste pas grand-chose ici (par rapport à ce que promettait la fin de Split), juste le sentiment (triste) d'un personnage stockholmisé. Ce minimalisme de l'écriture se retrouve au niveau de la forme, Shyamalan jouant sur des effets extrêmement simples, presque naïfs, proche en cela de la série B — il y a un petit côté Ulmer —, comme si le cinéaste, bien qu'il en ait les moyens, s'interdisait aujourd'hui toute surenchère formaliste. Un exemple parmi d'autres: la pièce où se passe la thérapie de groupe; elle est peinte en rose, couleur étonnante vu le contexte, sauf à considérer qu'elle dérive du violet (via le mauve), suggérant ainsi de façon purement chromatique que Mr. Glass a pris possession des lieux, contrairement à ce que laisse penser l'image qu'on a de lui à cet instant du film.

Qu'en conclure? Que Glass, certes, n'a pas la beauté visuelle de The Village, qu'il n'a pas non plus la puissance fictionnelle de The Happening, peut-être les deux plus beaux films de Shyamalan. Que, de même, si l'on s'en tient à la seule trilogie, il n'a ni l'aspect chatoyant, très pulp, de Unbreakable, ni le côté fascinant de SplitGlass se situe davantage dans le prolongement de Lady in the Water et de The Visit. C'est que Shyamalan a changé. On peut le regretter, on peut aussi saluer l'évolution d'un cinéaste, n'hésitant pas à aller vers une plus grande économie, aussi bien dans ce qu'il raconte que dans sa manière de le raconter. Mais ce qui, en dernier lieu, rend Glass si émouvant est que Shyamalan, plutôt que de traiter ce dernier volet (à vocation synthétique) sur les super-héros sous la forme mainstream d'une apothéose, choisit la voie inverse, dans le plus pur esprit des comics, voie plus risquée, plus fragile (comme le verre), que d'aucuns qualifieront forcément de déceptive. Si les deux premiers films empruntaient le chemin qui va du héros (mortel) au super-héros, Glass ramène tout ce petit monde à l'échelle de l'humain, échelle si petite que... un super-héros, connu pour sa peur de l'eau, finit par périr noyé dans une flaque d'eau; un autre, connu pour sa bestialité, finit par être abattu comme une bête; et le dernier, l'opposé du super-héros mais équivalent parce que les deux ne peuvent exister l'un sans l'autre, connu, lui, pour la fragilité de ses os, finit par succomber en tombant simplement de son fauteuil. Ainsi rendus mortels, la preuve est faite que, au-delà de leurs super-pouvoirs enfin révélés au monde, les super-héros sont bien réels.