31/10/2025

Eloge du camp

  Le Roi des roses de Werner Schroeter (1986, réal. 1984).

  La mort en ce jardin.

Générique: gros plan sur l'éclosion d'une rose. En surimpression, le nom de l'actrice, Magdalena Montezuma. Le rapprochement est immédiat: la rose est une rose "Montezuma". Sauf que le nom de cette rose ne vient pas de celui de l’actrice (en fait, un pseudonyme) mais de celui de l’empereur aztèque (Moctezuma II) qui, au début du XVIe siècle, accueillit par des présents et des sacrifices humains les conquistadors espagnols venus conquérir le Mexique, persuadé que leur chef était l’incarnation du dieu Quetzalcóatl, le "serpent à plume". Beauté et cruauté, amour et sacrifice. Le climat du film est posé d’entrée. Quelques plans plus loin, on découvre celui, nocturne, des pas de l’actrice, laissant sur le sol leur empreinte, renvoi possible aux premiers pas de l’homme sur la Lune. L’histoire aurait donc un début: 1969, date d’arrivée d’une mère et son fils dans un coin perdu du Portugal... Date aussi du premier long métrage de Werner Schroeter, Eika Katappa, première grande incursion dans l’univers si particulier du cinéaste – avec déjà Magdalena Montezuma qui, jusqu’à sa mort survenue peu après le tournage du Roi des roses, en sera la figure centrale. La rose, c’est bien elle, en premier lieu: Magdalena Montezuma, reine des roses. Le film ne lui est pas seulement dédié, il lui est aussi consacré. Magdalena Montezuma, personnage iconique et dreyerien: regard lumineux, exorbité, sinon halluciné, gestes lents et décomposés, comme au théâtre, comme à l’opéra, comme au cinéma au temps du muet. Elle est là, impressionnante, oiseau terrifié et terrifiante, aux prises avec les toiles d'araignée, rose malade et maléfique, aux prises avec les autres roses.

Un art primitif.

De tous les films de Schroeter, le Roi des roses est le plus schroeterien tant il apparaît comme la concentration, mieux, la concentration, de toutes les images mentales qui jalonnent son œuvre. Jamais autant que dans ce film l’imaginaire de Schroeter ne s’est exprimé avec une telle puissance. Tout y est célébré de manière quasi extatique, depuis la symbolique des roses – qu’il s’agisse de la fleur elle-même, image de la passion amoureuse, ou de ses épines, métaphore de la souffrance christique – jusqu’à celle, plus souterraine, du plaisir homoérotique, à travers la scène de la fontaine (et ses robinets phalliques), où l’on voit le héros, à la fois béat et concupiscent, s’abandonner au bien-être de la jouissance urophile.
Une mère et son fils, donc, venus d’Allemagne (on suppose) habiter une grande demeure, aujourd’hui délabrée. La mère, qui semble vivre dans le passé d’un ancien amour, est hantée par une croyance populaire: "si deux enfants s’embrassent quand ils ne peuvent pas parler, l’un d’entre eux mourra", véritable leitmotiv du film. Le fils, rosiériste en quête de la rose idéale, a peur des étoiles filantes car – autre croyance – "lorsque apparaît une étoile filante cela signifie que quelqu’un va mourir. La mort est ainsi omniprésente, annoncée depuis le début (le film est proche en cela de la Mort de Maria Malibran), et comme glorifiée, via un cérémonial totalement dément pratiqué par le fils sur le corps de son amant arabe "librement" séquestré. Croyance et sacrifices (humains, mais aussi animaux: chat crucifié, à l’œil crevé, crapaud emprisonné au fond de l’eau) confèrent à l’ensemble une dimension moins mystique que primitive, dont participe la folie de la mère lorsque, par exemple, celle-ci apparaît le visage enduit de peinture noire. Dimension primitive qu’il faut entendre au sens d’archaïque, à travers tout ce rituel qui accompagne le film, mais aussi au sens, plus large, d’originel, tant le film nous renvoie à la nature opératique du cinéma – l’opéra et le cinéma (qui en est, en quelque sorte, le prolongement), surtout le cinéma muet hollywoodien, partageant la même "impureté": même emprunt aux autres arts, même rapport à l’industrie (moyens techniques, coûts de production), même culture de masse, même fascination pour les divas et autres "monstres sacrés"…
Sauf que Schroeter ne se contente pas de cette correspondance – le monde comme drame lyrique – mais cherche aussi à renouer avec la trivialité qui sied au cinéma (un art dont les origines sont d’abord foraines) en recourant à d’autres formes, plus légères, telles l’opérette et la chanson populaire. Ainsi dans le Roi des roses où coexistent, sans hiérarchie aucune, Verdi, Mozart et l’opérette viennoise, la Callas et Melina Mercouri. Mais aussi: des prières napolitaines et des extraits du Coran, des poésies (The Raven d’Edgar Allan Poe, lu par Basil Rathbone, un poème de Pablo Neruda lu par l’auteur) et une pièce radiophonique (interprétée par Gloria Swanson), un assemblage sonore des plus hétéroclites, dont il n’est pas question de chercher la signification tant, on l’imagine, tout cela renvoie à des choses secrètes, au même titre que les images où se mêlent souvenirs (les enfants chahuteurs?) et fantasmes, jusqu’au plus fou des fantasmes, point d’orgue du film, qui en est aussi l’apothéose: la création d’un homme-fleur – la "rose idéale" –, délire suprême qui voit le fils greffer sur le corps du jeune amant les plus belles roses de son jardin, avant d’aller mourir avec lui, en pleine nuit, dans la roseraie.

Baroque? Kitsch? Camp?

Chant funèbre, drame liturgique, ordalie: le Roi des roses se situe au-delà de la représentation classique. C’est le projet formel qui, pour parler biettien, gouverne le film où, à l’instar du fils incisant la chair de son amant, Schroeter creuse la matière de son film pour y greffer ses propres roses, des images à la poésie sauvage et mystérieuse. Cette extravagance qui caractérise son œuvre suffit-elle pour qualifier celle-ci de baroque? Le baroque, on le sait, ne veut pas dire grand-chose lorsqu’on cherche à l’appliquer au cinéma. Des cinéastes dits "baroques", tels Ophuls ou Ruiz, furent d’ailleurs les premiers à contester l’appellation, s’étonnant qu’on assimile leur style aux figures baroques (arabesques ophulsiennes, trompe-l’œil ruizien) présentes dans leurs films. Qu’il y ait du baroque chez Schroeter, on n’en disconviendra pas  (1). Mais peut-on définir comme "baroques" des formes qui, comme celles de Schroeter, relèvent autant de la dépense que de l’accumulation, autant de la prolifération à l’infini (le fameux "pli" deleuzien) que de la sédimentation, autant de la métamorphose que de la cristallisation? Il y aurait là comme une contradiction. Sinon que le baroque se nourrit précisément – se gave même – des figures antinomiques qu’il convoque pour mieux les surpasser (quoi de plus baroque qu’un oxymore?). Et le Roi des roses abonde en antinomies, à l’image de la rose, on l’a vu, mais aussi de toutes ces oppositions (l’amour/la mort, le rouge/le noir, le nord/le sud, l’eau/le feu, etc.) qui saturent le film, l’excèdent même. Au point de fusionner pour ne plus former, à travers le corps supplicié et en même temps magnifié de l’amant, qu’une seule entité, régie par le principe de dualité? Non, car chez Schroeter il n’y a pas cette ambition totalisante. Son œuvre ne vise pas à révéler le double sens des choses, mais à dire simplement, et avec une certaine ironie, que chaque chose, si naturelle soit-elle, peut aussi se concevoir comme pur artifice, sans que sa valeur s’en trouve nécessairement dépréciée.
Parler de "kitsch", à propos du cinéma de Schroeter, serait donc plus approprié. À condition de ne pas limiter le terme aux seules notions de "surcharge" et de "mauvais goût" qui lui étaient associées à l’origine, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle, à l’époque de Louis II de Bavière; à condition de ne pas l’entendre au sens uniquement péjoratif, accordé initialement au post-modernisme, celui d’un ersatz culturel, produit industriellement – autrement dit en masse et bon marché – pour satisfaire le goût des nouvelles classes moyennes, au milieu du XXe siècle; mais de lui prêter, au contraire, un sens plus favorable, celui que prit par la suite le post-modernisme en tant que manifeste de la contre-culture et, surtout, rejet des impasses de la modernité quand celle-ci n’est plus que "tradition" du nouveau.
Pour autant, lorsqu’on demande à Schroeter ce qui le fascine dans le kitsch, il répond : "Le kitsch produit une amplification des choses dans une forme gracieuse. Mais je préfère encore le terme de camp. Le camp permet aux choses d’advenir dans une forme très jolie. Il y a très peu de kitsch dans la vie. C’est à l’art de le prendre en charge. Je pourrais tout à fait mener à bien des films de facture classique. Mais je ne vois pas pourquoi je me forcerais alors que je peux me manifester comme je me sens, comme je me vois, au maximum de ma subjectivité  (2)..." Le camp, c’est exactement cela: une sensibilité, davantage qu’une idée ou une conception, telle que Susan Sontag l’a décrite en 1964 dans un texte  (3) devenu célèbre et qu’il nous suffira de suivre pour comprendre en quoi le Roi des roses et le cinéma de Schroeter en général sont résolument camp.
Du camp, Sontag ne donne pas de définition précise, préférant en souligner les multiples formes à travers de simples notes. On retiendra ainsi que l’idéal du camp n’est pas la beauté mais bien "un certain degré d’artifice, de stylisation" tel qu’on le trouve, par exemple, dans "les lampes aux abat-jour de mousseline", "la mise en scène de Salomé et de Dommage qu’elle soit une p… par Visconti", "certaines cartes postales en couleurs, style Belle Époque" ou encore "les boas à plumes, colliers et robes à franges de la mode féminine des années 1920"…; qu’il y a du camp chez Cocteau mais pas chez André Gide, dans les opéras de Richard Strauss mais pas dans ceux de Wagner; que le modern style ("les installations d’éclairage en forme de parterres de roses", "le salon qui en fait est une grotte", etc.) est typique du style camp; que le goût camp prise autant la figure androgyne d’une Greta Garbo que la féminité "appuyée et exubérante" d’une Jayne Mansfield ou la virilité "excessive" d’un Victor Mature; que "voir le côté camp dans les êtres et les choses, c’est se les représenter jouant un rôle" ("l’image de la vie comme représentation théâtrale"); que le camp c’est le triomphe du style équivoque (voir l’atmosphère du Chevalier à la rose de Strauss); que si le camp aime certains objets vieillots, "ce n’est pas simplement par goût de l’ancien, mais parce que le vieillissement procure le détachement nécessaire" qui permet à ces objets de prendre du relief, de même que "le temps libère l'œuvre d'art de ses conséquences morales et la livre à la sensibilité camp", ou encore qu’"il rétrécit le domaine de la banalité" ("ce qui fut banal peut, avec l’aide du temps, devenir fantastique"); que le goût camp s’intéresse à la "présence du personnage" – qu’il voit sans cesse "dans un état de tension et d’incandescence" – plus qu’à son évolution, expliquant son inclination pour l’emphase scénique et non pour l’étude de caractère (ainsi Le Trouvère de Verdi); que le goût camp "ne déclare pas que le bon est mauvais et le mauvais, bon", mais "apporte un supplément, un autre jeu de critère – dans l’art ou dans la vie"; que le camp représente la troisième forme de sensibilité créatrice, après celle de la grande culture, qui "se fonde solidement sur la morale", et celle de l’excès, qui anime souvent l’avant-garde et "tire avantage d’une perpétuelle tension entre l’esthétique et la morale", alors que le camp (qui ne cherche pas l’harmonie, mais "s’efforce de peindre, dans un sombre environnement, des scènes de violence et des conflits sans solution", et surtout "insiste sur l’impossibilité de s’en tenir à la notion ancienne de perfection"), "c’est une expérience du monde vu sous l’angle (exclusif) de l’esthétique", exprimant ainsi "une victoire de l’esthétique sur la moralité, de l’ironie sur le tragique", même si le pathos et un certain sentiment de cruauté y sont fréquemment retrouvés; que le camp "peut se moquer du sérieux et prendre la frivolité au sérieux", qu’il est "le dandysme du temps moderne", goûtant aux plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse, appréciant la vulgarité, car pour lui "le bon goût excède les limites du 'bon goût'", ou, pour le dire autrement, "il existe un bon goût du choix des objets de mauvais goût" (voir Notre-Dame-des-Fleurs de Genet); que le goût camp, finalement, est une façon de "trouver son plaisir sans s’embarrasser d’un jugement de valeur". "Son but: la jouissance. Le cynisme, la malice: purs artifices".
Bref, le Roi des roses, c’est du vrai camp – et du meilleur.

Travail au noir.

De toutes les figures camp qui ornent le film de Schroeter, celle, finale, du corps de l’amant greffé de roses, est évidemment la plus manifeste. Mais il existe dans le film un autre aspect du camp, moins ostensible, qui touche à la peinture de Georges de La Tour. La Tour camp? Susan Sontag en parle dans son texte. Pour l’essayiste, Georges de La Tour (dont les œuvres sont "extraordinairement théâtrales") annonce le goût camp, au même titre que les peintres maniéristes italiens, comme Pontormo et Rosso, et bien sûr le Caravage, qui l’ont précédé. Dans le Roi des roses, des tableaux de Georges de La Tour sont aperçus à plusieurs reprises. On voit Magdalena Montezuma regardant elle-même une reproduction du Tricheur à l’as de carreau. L’inclinaison de la photo et l’éclairage font ressortir le personnage situé au centre du tableau – la courtisane – dont le regard en coin, dirigé vers l’hôtesse qui elle-même surveille le tricheur (lequel prend le spectateur à témoin), évoque immanquablement celui de l’actrice, qui dans le film apparaît toujours aux aguets, sans qu’on sache, à l’instar de la femme du tableau, si elle dirige les événements ou s’en inquiète. En même temps, on l’entend expliquer que chez La Tour les figures émergent du fond noir et qu’il n’y a pas d’espace, écho peut-être à cette présence du personnage qui, selon Sontag, intéresse davantage le camp que la manière dont va évoluer le personnage. Or que nous montre le film? Magdalena Montezuma, les doigts recouverts de peinture noire, de cette même peinture qu’elle applique sur son visage, geste in-sensé qui semble épouser le mouvement inverse de celui de Georges de La Tour, soit donc la disparition du personnage. Comme si, par ce geste, celui-ci rejoignait le fond noir d’où il avait émergé. Impression renforcée par cet autre passage du film où l’on voit Magdalena Montezuma barbouiller de noir les différentes reproductions des œuvres de La Tour, des fragments parmi lesquels on reconnaît, entre autres, la bougie réfléchie dans le miroir de la Madeleine en pénitence et le visage de la femme en pleurs du Saint Sébastien soigné par Irène, deux références qu’on serait tenté d’interpréter – Madeleine et Magdalena, Saint Sébastien et le personnage de l’amant… –, mais sans s’y risquer, tant cela relève justement de l’ironie camp.
Le geste de Schroeter est-il donc vraiment le contraire de celui de La Tour? Ne faut-il pas y voir plutôt, au-delà des jeux de regards et de dupes ("Qui trompe qui?" se demande Magdalena Montezuma) qui font correspondre Le Tricheur et le Roi des roses (sans parler des jeux de lumières), une sorte de mise en abyme de l’œuvre schroeterienne à travers le style pré-camp de Georges de La Tour? Autrement dit, un mouvement non pas inverse mais réflexif, à l’image du tricheur regardant vers le spectateur (préfiguration des Ménines de Velázquez). Magdalena Montezuma observant la peinture de Georges de La Tour, c’est Werner Schroeter analysant son propre travail: goût de l’artifice, affection pour le théâtral, jouissance de la forme. En souillant l’œuvre de matière noire – il y a une dimension scatologique, peut-être même pasolinienne, dans le geste de Montezuma –, il exprime à la fois la perversion de ses personnages ("l’essence de l’homme", selon Lacan), soit le rite barbare comme manifestation de la part originellement sadique qui existe en l’homme, et sa position d’artiste, volontiers irrespectueuse, vis-à-vis non pas de La Tour mais de la réception de son œuvre. Ce que refuse Schroeter à travers ce geste, c’est moins l’esthétisme du peintre lorrain que les considérations éthiques (exemplairement la question de l’argent dans Le Tricheur à l’as de carreau) qui lui sont associées, puisque, comme le dit encore Magdalena Montezuma à propos de La Tour, rien n’y est vrai. "On est séduit par le camp quand on s’aperçoit que la vérité ne suffit pas », écrit Susan Sontag. Le Roi des roses en est la preuve éclatante. (Vertigo n°38, automne 2010)

(1) De la même manière qu’on reconnaîtra des motifs baroques chez (outre Ophuls et Ruiz) Eisenstein et Welles, Cocteau et Franju, Fellini et Bergman, Resnais et Godard, Hitchcock et Kubrick, Oliveira et Bene, Rocha et Rocha (ou le baroque lusitano-brésilien), Syberberg et Fassbinder, Argento et De Palma, Lynch et Cronenberg, Greenaway et Almodóvar, Burton et Cameron (liste elle-même baroque et non exhaustive), autant dire tout cinéaste qui fait preuve d’un imaginaire florissant et/ou d’une certaine virtuosité stylistique.

(2) Werner Schroeter, "Le maître de la voix", entretien par Hélène Frappat, Jean-Marc Lalanne et Charles Tesson, Cahiers du cinéma n°573, novembre 2002.

(3) Susan Sontag, "Notes on Camp", in Against Interpretation and Other Essays, 1966; trad. in "Le style 'camp”, L’œuvre parle, 1968, rééd. Christian Bourgois, "Titres", 2010, p. 421-450.

Complément: sur la Mort de Maria Malibran par Jean-Claude Guiguet.

Epris d’opéra, fasciné par Maria Callas dont il réalisa en 1968 deux courts portraits en 8 mm, Werner Schroeter visualise ici quelques-uns des épisodes marquants de la vie de Maria Malibran qui fut "la plus célèbre cantatrice de l'époque romantique. Sévèrement éduquée par son père qui, des coulisses, la menaçait d'un couteau lorsque sa voix faiblissait en scène, elle consuma sa vie entre de prodigieux triomphes auprès du public et des amours sans espoirs. Elle mourut à vingt-six ans en 1836, laissant dans la mémoire du public des opéras, un ineffaçable souvenir".
Le résultat est une œuvre singulière, inquiétante et chaotique qui brille d'une clarté nouvelle et apparaît déjà comme une date marquante dans l'histoire du jeune cinéma allemand qui est en passe de devenir l'un des plus passionnants d'Europe.
La nouveauté chez Schroeter se nourrit d'insolences et de paradoxes. La narration est constamment saccagée au profit de la représentation. Le cinéaste ne raconte jamais ni de près ni de loin la vie de Maria Malibran, il étire certains instants de cette existence dans le champ filmique, instants qui sont donnés comme étant déjà reconstruits, repensés, voire représentés, sous les projecteurs d'un théâtre fictif ou d'un théâtre possible. Il joue avec les lieux, les décors irréels et les paysages réels, le XIXe siècle et les années trente, les visages de femmes et ceux d'incertains travestis... C'est dire si la vérité dite historique et datée se fait brutalement "remettre en place" au profit d'une intense circulation en circuit fermé de tous les mythes issus du cinéma, des revues à grand spectacle ou du drame lyrique que les goûts (ou plutôt les engouements) personnels de Schroeter colorent d'une manière unique comme autant de produits nouveaux injectés dans une combinaison chimique déjà fort complexe. Pendant près de deux heures on navigue dans un univers saturé de références allant de Puccini au blues, de Marlène à Médée, de Norma à Joséphine Baker où d'authentiques couchers de soleil prennent le relais de décors peints en trompe-l'œil, où Nosferatu surgit avec un visage d'emprunt des neiges de Bavière pour suivre une jeune fille qui se laissera arracher un œil "pour une bouchée de pain", où les hauts fourneaux de l'Allemagne industrielle se profilent derrière les affrontements vocaux de quelque opéra wagnérien, etc...
Ceci est le côté insolent de Werner Schroeter. Il provoque par le choix de la redondance. La boursouflure l'enivre ou le protège, mais ce choix est de toute évidence un besoin vital. Cette hypertrophie du sens et du signe n'est pas gratuite. Et si elle l'était encore faudrait-il analyser cette gratuité. Le délire ici n'est pas cultivé pour lui-même dans le seul but de satisfaire un public snob et marginal toujours prêt à s'installer dans la frivolité pourvu qu'on lui en offre l'occasion. Ce film sera sans aucun doute la nouvelle pâture de toute une intelligentsia avant-gardiste qui ne fait aucune différence entre Cukor et Goulding du moment que Garbo porte un chapeau comme on peut en acheter, les dimanches et jours fériés, aux Puces de Clignancourt. Dans le monde spécial de Schroeter et de sa Malibran le charme insidieux de l'outrance décorative n'est qu'un piège. C'est le ricanement terrible d'un jeune auteur de films qui ne se fait a priori aucune illusion sur la manière dont il sera compris et qui ne cherche peut-être pas à rectifier la réputation (ou la non-réputation) dans laquelle on va s'empresser de l'enfermer.
La Mort de Maria Malibran est une impressionnante méditation sur la douleur et le malheur de vivre. Le film s'ouvre sur une mutilation sanglante (l'œil arraché d'une jeune fille) et s'achève sur le sang sortant de la bouche mi-close de Maria Malibran foudroyée en scène sous les lumières dilatées d'un opéra fabuleux. Les premiers mots du film annoncent la nature de la malédiction qui va colorer chaque plan, chaque séquence et décider de l'orientation des situations jusqu'à l'issue finale: "Je suis de la race de ceux qui meurent quand ils aiment". Dès lors ces visages hypermaquillés sont perçus différemment. On doit repousser la solution de facilité qui consiste à fourguer le film de Schroeter dans la rubrique "kitsch" qui recouvre tout et rien. C'est "kitsch" dit-on. Après, on peut commencer à bailler en attendant le nouveau produit "kitsch".
L'univers de cette œuvre sous le signe des mirages, des songes, du cauchemar ou des réminiscences lointaines est quelque chose comme un sur-expressionnisme allemand où les couleurs et les sons viendraient prendre le relais des jeux d'ombre et de lumière des films muets d'autrefois. Il s'agit d'un film baroque au plein sens du terme et d'abord parce que Werner Schroeter développe jusqu'à l'enflure un style résolument ostentatoire. Il représente le monde en s'attachant passionnément aux formes, aux jeux des apparences, aux tonalités. C'est un débordement de fards, de costumes, de bijoux, d'étoffes chatoyantes, de couleurs obsessionnelles inoubliables (il y a là quelques-uns des plus beaux rouges de l'histoire du cinéma qui iront rejoindre dans la mémoire ceux de Minnelli, de Nicholas Ray ou de Max Ophuls). Mais ce style ostentatoire est l'expression d'une tension, d'un désir, d'une volonté éperdue de rendre sensible quelque chose d'interne et de douloureux. Pourtant, dans le même mouvement on sent qu'une pudeur instinctive vient bloquer l'essor de cet élan. Les visages que la caméra explore en très gros plans cachent un secret derrière leur carnation lisse, immobile et hermétique comme ces photos glacées illustrant les magazines féminins de luxe. Ils dissimulent un secret que le pouvoir du cinéma s'efforce de rendre visible dans l'intervalle fulgurant d'un éclair.
On n'oublie plus ce mal mystérieux qui les ronge de l'intérieur et que le film s'acharne en vain à masquer sous la profusion de séductions épidermiques. Neutralisées par la mise en scène, elles cessent d'occulter le sens dans le champ libre de la frivolité pour laisser la voix libre à l'introspection. Multipliant les signes et les reflets de l'extériorité, en vrai poète de la vie intérieure, Werner Schroeter parvient ainsi et souvent contre sa volonté à "dire par l'image ce qui est sans image". Contrairement aux apparences, la Mort de Maria Malibran est une œuvre marginale d'une surprenante austérité, et la démarche de Werner Schroeter complètement, volontairement suicidaire, le spectacle n'étant plus ici qu'un incertain point de repère, quelque chose comme l'esquisse d'une cérémonie secrète. (Jean-Claude Guiguet, La Revue du cinéma n°281, février 1974, repris in Lueur secrète, 1992)