20/11/2025

Mizoguchi, 1953


  Gion bayashi (la Fête de Gion) de Kenji Mizoguchi (1953).

  Mizo "aguiché" (par la geisha).

Gion bayashi, "traduit" par les Musiciens de Gion (alors qu'il n'y a pas de musiciens dans le film, tout au plus des musiciennes), quand il est sorti en France la première fois, puis rebaptisé plus judicieusement la Fête de Gion avant d'être réédité à nouveau sous le titre les Musiciens de Gion, peut-être parce qu'il existe un film de Mizo au titre similaire, la Fête à Gion (Gion matsuri, 1933, film aujourd'hui perdu), les termes matsuri et bayashi renvoyant tous les deux à l'idée de musique et de fête, et plus particulièrement au festival d'été de Gion (à Kyoto), célèbre pour sa parade des chars... bref, un film à l'horizon festif (mais seulement l'horizon, la fête on ne la verra pas), qui date de 1953, moins connu que les Contes de la lune vague après la pluie sorti la même année, et pourtant le préféré de Mizoguchi. C'est que la Fête de Gion, qui reprend le thème des Sœurs de Gion (1936), en moins sombre (sans fête à l'horizon celui-là), n'est pas loin de la perfection. Il appartient à la dernière période de Mizoguchi, celle des chefs-d'œuvre (n'en déplaise à Noël Burch), produits par la Daiei, la nouvelle société de production créée par Masaichi Nagata et qui contribua à révéler le cinéma japonais au public occidental, via des films de prestige, le plus souvent historiques, "destinés" aux festivals (exemplairement celui de Venise), expliquant entre autres que Naruse, hormis un ou deux films, ou encore Gosho et surtout Ozu, lui carrément persona incognita pendant plus de dix ans, ne seront découverts que tardivement en Occident. De cette période qui, pour la critique française, fut la première en termes de découverte, la Fête de Gion est longtemps resté la pièce manquante — plus encore qu'Une femme dont on parle (1954), resté lui aussi longtemps inédit mais qui semble avoir été vu assez tôt, sous le titre Une femme crucifiée, lors de rétrospectives consacrées à Mizoguchi).

Donc 1953. Tout juste auréolé de son Lion d'argent pour la Vie d'Oharu, femme galante (1952), Mizoguchi est à Venise, prêt à en recevoir un second pour les Contes de la lune vague (un troisième lui sera décerné l'année suivante pour l'Intendant Sansho!). A cette occasion, il rencontre le "vieux Wyler" (comme il l'appelle alors qu'il est plus âgé que lui) qui un temps l'inspira, via son travail sur la profondeur de champ et le plan-séquence, jusqu'à le surpasser avec Oharu (dont la virtuosité pourrait apparaître comme un pur exercice de style s'il n'y avait parallèlement ces moments d'extrême tension où la simplicité d'un travelling suffit à conférer au film toute sa charge émotionnelle) et les Contes de la lune vague, par la dimension cosmique que les longs plans-séquences finissent par apporter au film. Car Mizoguchi, qu'on a décrit comme un opportuniste, non seulement politique (là où il faut plutôt voir l'artiste s'imprégnant des réalités de l'époque) mais également esthétique, qui se nourrissait de ce que produisait Hollywood, était surtout ce qu'on appelle un "compétiteur", toujours prêt à rivaliser pour prouver (en fait se prouver, comme souvent chez les autodidactes) qu'il pouvait faire (beaucoup) mieux que les autres. Et dans le cas de Wyler, la preuve avait été faite avec ses deux derniers films, Oharu donc et les Contes, et que s'il n'abandonna pas par la suite ce qui définira son style, il ne recourra plus à des profondeurs de champ aussi énormes comme à des plans-séquences aussi virtuoses. Ainsi, dès le film suivant, qui marque de surcroît le retour de Mizo au gendai-geki, voire au shinpa, genre rattaché au mélo dont l'un des principaux représentants fut, à-côté du grand Kyōka Izumi, le romancier Matsutarō Kawagachi, ami d'enfance de Mizoguchi — ils ont vécu dans le même quartier populaire d'Asakusa à Tokyo, à ne pas confondre avec celui d'Akasaka — et collaborateur, pour les derniers films, de Yoshikata Yoda, le scénariste attitré de Mizoguchi. La Fête de Gion est tiré d'une de ses histoires.

Par où commencer? Eh bien par le début... un début qui voit un personnage arriver, comme souvent chez Mizoguchi. C'est Eiko, la jeune héroïne entrant dans le plan, précédée de son baluchon, à l'instar de la Juliette de Sade, débarquant "son paquet sous le bras" chez la Du Buisson, qu'elle "supplie de la protéger" (le rapprochement n'est pas de moi, mais de Gérard Legrand). C'est Daney qui sinon trouvait Mizoguchi sadien en plus d'être le seul cinéaste à avoir fait des films marxistes. Sadien et marxiste, c'est possible ça? Oui, si on se place du côté des surréalistes, lesquels, comme Breton et Eluard, voyaient en Sade un précurseur de Marx. Le fait est que la Fête de Gion démarre comme du Sade mais du Sade plutôt soft — "Eiko, alias Miyoei, ou les infortunes de la vertu". Reste qu'il est difficile d'aller plus loin sur ce terrain (au contraire des films historiques de Mizoguchi), et quand bien même le film se poursuit, non sans cruauté, avec les "sévices" psychologiques que les hommes et la patronne (Okimi, qui régente les maisons de thé du quartier) vont infliger à Eiko et sa "grande sœur" Miyoharu qui, elle, personnage davantage balzacien, s'est endettée pour payer l'éducation de la jeune fille (en tant qu'apprentie geisha = maiko) et par la suite ses coûteuses tenues, tous ces kimonos plus magnifiques les uns que les autres... la patronne ne leur fournissant plus de clients parce que la première s'est refusée à un client important, jusqu'à lui mordre la lèvre quand il a voulu l'embrasser de force, alors que la seconde, faute d'éprouver du désir, s'est elle aussi refusée à son client, client au demeurant plus important encore que l'autre, financièrement parlant. Ce qui nous amène à Marx, à travers la question de l'exploitation, en l'occurrence celle des femmes que dénonce une nouvelle fois Mizoguchi, dans la société ultra-patriarcale qui est celle du Japon, même de l'après-guerre, et ici le rôle de monnaie d'échange, équivalent "capitaliste" du traditionnel giri qui au Japon préside, sous la forme du donnant-donnant, aux bonnes relations entre personnes et auquel doivent se prêter également les geishas pour rembourser leurs dettes (à moins d'avoir trouvé un riche mari), que la prostitution soit consentie ou non, et la geisha indépendante, enfin presque (comme Miyoharu qui a sa propre maison, deux serviteurs et une bonne) ou sous la coupe d'un protecteur.
Un peu de Sade et de Marx, d'accord, mais qu'est-ce qui œuvre plus profondément, de façon plus profondément mizoguchienne, à l'intérieur de la Fête de Gion? Pour répondre à la question, je me référerai aux textes décisifs de Jean Douchet et Pascal Bonitzer, avec à l'esprit ceux de Philippe Demonsablon (critique aujourd'hui oublié mais qui fut le premier à ma connaissance à parler de Mizoguchi autrement que de manière "lointaine" et anecdotique) et celui célèbre de Jacques Rivette dont je retiens surtout la fin, quant à ce "temps pur qui est celui de l'éternel présent", avec comme "seul suspense celui de cette irrépressible ligne ascendante vers un certain palier d'extase" (Rivette ne la nomme pas mais c'est de sublimation dont il parle), vision qui s'applique avant tout aux grands films historiques de la dernière période, où "tout s'accorde à la recherche d'un lieu central (...) qui est aussi celle de la caméra: placée toujours au point exact, tel que le plus léger déplacement infléchit toutes les lignes de l'espace, et bouleverse le visage secret du monde et de ses dieux. Un art de la modulation." (1)

Mais revenons à l'ouverture du film. Le personnage qui entre ainsi dans le plan comme par effraction et s'enfonce dans la profondeur du champ, c'est, outre l'héroïne, Mizoguchi lui-même, qui suit son personnage et va le suivre tout du long, accompagné que sera celui-ci (le personnage) de son double plus âgé (Miyoei et Miyoharu ne font qu'un à quinze ans d'intervalle, ce que traduira la fin du film). Et si c'est Mizoguchi qui est là derrière, dans la position de celui qui s'apprête à sonder quelques vérités, c'est parce que ce plan a tout d'une signature. Se rappeler que les deux idéogrammes qui forment le nom Mizoguchi, à savoir 溝口, veulent dire pour le premier "sillon, échancrure, faille..." et pour le second "bouche, orifice, entrée...", soit p. ex. l'entrée d'une faille. Bon, je ne m'aventurerai pas davantage, pas plus qu'avec Sade et Marx, sinon pour dire qu'on est là avec ce premier plan dans une sorte de couloir, voire de tunnel, et qu'on y entre sans trop savoir ce qu'on va trouver. C'est l'amorce du "mouvement" mizoguchien, à la fois magique et mystérieux, soit les 3M (rien à voir avec le ruban adhésif) qui fondent le cinéma de Mizoguchi: Mouvement, Magie, Mystère. Parce que ce mouvement est aussi bien celui des multiples lignes qui composent l'art musical de Mizoguchi que celui que suit le pinceau dans l'art en même temps pictural du cinéaste. Eh oui, chez Mizoguchi la musique est peinture et vice-versa (va-t-en comprendre). C'est pourquoi encore, il sera plus facile de rendre compte de ce mouvement dans un film moins virtuose comme la Fête de Gion, où les travellings latéraux (le long des lattes et autres cloisons ajourées derrière lesquelles les geishas semblent emprisonnées) et les changements d'axe à 180° (lors de certains dialogues) sont finalement plus fréquents que les longs plans-séquences "à la Mizoguchi", one scene, one cut (plus rares et plus courts, ceux-ci s'en trouvent plus emblématiques, j'y reviendrai à propos de la séquence de l'agression sexuelle), où l'on trouve même des champs-contrechamps (qui ne se limitent pas au "conflit" homme-femme), un gros plan aussi, celui du père (qui certes est vu de 3/4 dos, renforçant le caractère ignoble du personnage). De sorte que si, dans le film, le mouvement est celui à la fois du désir (celui non réfréné des hommes, qui comme toujours chez Mizo, ainsi que l'a bien vu Douchet, circule à l'extérieur des personnages, que sont ici les deux geishas, et non entre les personnages, par défaut de réciprocité entre l'homme et la geisha — cf. le plan où Kanzaki, le fonctionnaire corrompu, regarde dans le miroir Miyoharu qui, elle, ne le regarde pas, évitant même son regard) et, corrélativement, celui de l'argent, c'est que le regard qui y est posé, peut bien prétendre à quelque universalité, c'est d'abord celui, éminemment subjectif, de Mizoguchi, prolongeant en ce sens l'ouverture du film, et qu'à ce titre il se situera à l'endroit de la plus grande acuité pour l'œil du cinéaste (qui "aimait la grue et les plans en mouvement" rappelait Kinuyo Tanaka, après avoir incarné Oharu), et à travers lui le spectateur, qui le recevra de manière la plus saisissante qui soit. Ce qui fait que bien souvent la caméra sera placée là où ne l'aurait jamais placée non seulement un réalisateur occidental (comme l'a montré Tag Gallagher), mais, en fait, n'importe quel réalisateur, qu'il soit occidental ou japonais. L'important n'étant pas de savoir pourquoi la caméra a été placée là et non ici, mais de découvrir ce qu'offre le fait d'avoir été placée à tel endroit, indépendamment des règles syntaxiques.

C'est que Mizoguchi, comme tous les grands metteurs en scène (enfin la plupart), avant d'être le fleuron d'un cinéma aussi singulier que pouvait l'être à cette époque le cinéma japonais (aux yeux de l'Occident), tout en cherchant à "rendre ce cinéma-là universel" (Tanaka, toujours)... oui eh bien il est un artiste, certes autocentré, ayant une haute opinion de lui-même en tant que cinéaste, mais surtout qui, à travers ses films — du moins les plus personnels — tente d'exprimer, sinon de libérer, des choses infiniment plus intimes, inscrites au cœur de son œuvre, et dont la plus importante concerne évidemment son rapport aux femmes, et tout particulièrement ces deux femmes (aux statuts souvent confondus) que sont la geisha et la prostituée, personnages qui traversent toute l'œuvre, d'Orizuru Osen [litt. "la grue en papier (origami) d'Osen"] / la Cigogne en papier (1935), son dernier film muet (d'après une nouvelle d'Izumi), et déjà sublime (cf. ) à Akasen chitai [litt. "le quartier (à la lumière) rouge"] / la Rue de la honte (1956), son dernier film tout court (d'après une nouvelle de l'écrivaine Yoshiko Shibaki), au dernier plan si bouleversant. Ce qui fait que, à l'instar de Bonitzer, pour comprendre l'œuvre de Mizoguchi, je considère plus éclairant (que l'inscription de cette œuvre dans le patrimoine culturel japonais) ces trois événements qui ont marqué sa vie:
1) 1905. Mizoguchi a 7 ans. Son père (décrit comme tyrannique et que Mizo détestait), qui s'était lancé au début de la guerre du Japon contre la Russie dans le commerce d'imperméables en caoutchouc pour l'armée, mais qui a vu la fin de la guerre survenir avant que son entreprise n'ait pris véritablement forme, se retrouve ruiné. Il vend alors sa fille aînée Suzu, âgée de 14 ans, à une maison de geishas. Suzu sera épousée par un riche aristocrate (à moins qu'elle n'en ait été que la maîtresse), ce qui lui permettra de subvenir aux besoins de la famille, dont ceux de Mizo qu'elle aidera initialement à trouver du travail, notamment chez un fabricant de yukatas (kimonos légers qu'on utilise comme peignoirs), pour lequel il dessinera les modèles, y révélant un réel talent.
2) 1925. Mizoguchi a 27 ans. Devenu cinéaste un peu par hasard (au départ acteur, il se reconvertit au poste d'assistant-réalisateur à cause d'un trop grand nombre d'acteurs masculins par rapport aux rôles disponibles du fait que les studios, sensibles au succès des films étrangers, avaient mis fin à la règle, issue du théâtre et imposée au cinéma, de ne faire jouer les rôles féminins que par des acteurs masculins), et alors qu'il tourne à Kyoto (où il a emménagé, suite au tremblement de terre de 1923 qui a détruit les studios de Tokyo) un de ses nombreux films muets pour la Nikkatsu (une cinquantaine dont ne subsiste aujourd'hui quasiment plus rien), il est frappé d'un coup de couteau par sa maîtresse de l'époque, une prostituée nommée Yuriko Ichijo (rencontrée dans une de ces maisons closes que fréquentait le cinéaste), rendue jalouse probablement parce que Mizo ne lui était pas fidèle et/ou voulait la quitter (bien que très amoureux de la jeune femme qu'il retrouvera à Tokyo l'année d'après). Un épisode qui en tout cas le marquera profondément, le thème de la femme humiliée qui cherche à se venger — jusqu'à recourir au poignard comme Kinuyo Tanaka dans Cinq Femmes autour d'Utamaro (1946) — se retrouvant dans nombre de ses films. Il est rapporté qu'un jour Mizoguchi, alors qu'il entrait dans un bain public, répondit à un assistant-réalisateur qui s'étonnait de sa profonde cicatrice sur le dos (c'était pendant le tournage d'Oharu): "C'est grâce à cette cicatrice que je suis arrivé à décrire une femme" (sous-entendu dans mes films).
3) 1941. Mizoguchi a 43 ans. Pendant le tournage de Genroku chūshingura (les 47 Ronins), un de ses premiers véritables jidai-geki, il doit faire interner pour démence (liée à une neuro-syphilis) sa femme Chieko, une danseuse de music-hall qu'il avait épousée en 1926 ou 27 (peu après l'épisode Yuriko). Bien que les tests biologiques le concernant se révèlent négatifs, Mizoguchi gardera longtemps un sentiment de culpabilité, persuadé d'avoir contaminé son épouse (ou tout simplement de ne pas s'en être suffisamment occupé). Femmes de la nuit (1948), son film le plus noir, au style néoréaliste, très rossellinien, dans lequel deux sœurs (dont l'une jouée par Tanaka), confrontées à la prostitution, découvrent qu'elles sont atteintes de syphilis, en porte manifestement la trace. A noter que le frère de Chieko ayant été tué pendant la guerre, Mizo s'occupera par la suite de sa veuve (qu'il épousera dit-on) et ses deux enfants. 

Il ressort de tout cela que le vrai grand sujet de Mizoguchi est bien la femme, avec une prédilection pour la geisha et la prostituée, de par leur fonction sociale, qui permet d'aborder la question sous un angle progressiste, voire marxiste selon Daney, en tout cas féministe, et parce que lui-même, Mizo, y est viscéralement attaché, ne cachant pas son amour de ce type de femme, sous l'angle non plus seulement humaniste mais du désir, le paradoxe mizoguchien étant là, dans ce conflit entre indignation, quant au sort réservé à la femme, et désir, attiré que se trouve Mizoguchi, depuis l'adolescence, par le corps de la femme, sa beauté, son érotisme... Sachant que cet appétence s'inscrit pour une bonne part dans une conception de l'érotique qui est propre au Japon (on la retrouve d'ailleurs chez Ozu), relevant de ce qu'on appelle "l'esprit de plaisir", qui touche aussi bien aux arts qu'aux relations amoureuses et aux quartiers de plaisir, esprit qui s'est épanoui durant l'ère Edo (du XVIIe au XIXe siècle) et se serait progressivement éteint au XXe siècle, dans les années 50. A ce niveau, la Fête de Gion — de même qu'Une femme dont on parle, situé lui aussi dans une maison de geishas à Kyoto — se trouve au milieu du gué, entre Femmes de la nuit qui se passe dans l'immédiat après-guerre, marqué par une déliquescence morale de la société japonaise (sous l'emprise des forces d'occupation américaines), alors que l'interdiction de la prostitution dite "encadrée" pousse les prostituées à travailler dans la rue, et la Rue de la honte, justement, qui dépeint sans concession le milieu des prostituées, pendant qu'est débattu un projet de loi visant à rendre la prostitution illégale (loi qui sera votée l'année suivant la sortie du film — et la mort de Mizoguchi —, mais sans caractère véritablement coercitif, avec surtout pour effet de clarifier la distinction entre la geisha et la prostituée). Dans la Fête de Gion, il s'agit moins pour Mizo de décrire la triste réalité de la prostitution (en tant que phénomène multiséculaire, via la notion de "courtisane") que de démystifier (aujourd'hui on dirait déconstruire) l'image de la geisha: le premier mot entendu dans le film est le mot "mensonge". Et ce, à travers l'itinéraire d'Eiko, assimilable à un rite de passage, qui voit l'apprentie geisha non seulement perdre ses illusions (cette image de la "geisha de carte postale" qui, pour le touriste occidental, est un des symboles du Japon, le symbole de la beauté japonaise, aussi emblématique que le mont Fuji, le théâtre nō et la cérémonie du thé), mais surtout faire l'expérience de ce qu'implique le métier de geisha, et dès lors soit y renoncer soit l'accepter, et dans ce cas, s'y soumettre (à l'image de la geisha traditionnelle) ou trouver la force qui garantisse, à défaut de liberté, un certain libre arbitre concernant notamment les relations sexuelles (préfiguration de la geisha moderne). Pensons à ce passage (qu'on pourrait qualifier de pré#MeToo quant à la question du consentement) où Eiko, pas encore Miyoei, demande à sa professeure si, lors d'un "engagement", un client qui vous courtise de force (anticipant ce qui va lui arriver), c'est une violation de la Constitution, justifiant de porter plainte. En tous les cas, pour revenir à cette autre force nécessaire au métier de geisha, il s'agit, on l'aura compris, de la force qui naît de l'union, de celle que forment à la fin du film Eiko et Miyoharu (dans son nouveau rôle de "patron-protecteur") et que Mizoguchi célèbre par cette fusion des corps que représente leur étreinte, Eiko dans les bras de Miyoharu, scellant ainsi l'union, à la façon d'un mariage (tel qu'il apparaîtra dans le dernier plan), entre une femme-mari, qui depuis trop longtemps souffrait de solitude, et sa "toute jeune femme", au désir fort d'émancipation (elle se définit elle-même comme une fille de "l'après") et à l'énergie débordante — cf. l'extraordinaire travelling qui, après les reproches adressées par Eiko à Miyoharu (d'avoir accepté de coucher avec Kanzaki pour que le blocus soit levé), la jeune femme s'éloignant au fond de la pièce puis prenant conscience du caractère injuste de ses reproches, nous la montre se précipiter vers Miyoharu, la caméra balayant la scène à toute vitesse, mouvement qui annonce l'étreinte car chez Mizo, si l'idée de l'action prime sur l'action (Douchet), ici c'est plus précisément l'idée de la violence du sentiment qui, en propulsant Eiko en direction de Miyoharu, augure la puissance émotionnelle de l'étreinte qui va suivre.

C'est qu'il est temps de parler plus en détail de la forme dans la Fête de Gion. Et de s'occuper, ainsi qu'annoncé précédemment, de la scène-clé du film qui est celle de l'agression sexuelle. Rappelons les faits: dans le but de conclure un marché a priori juteux entre un industriel (Kusuda) et un haut fonctionnaire (Kanzaki), il est convenu, entre Kusuda et Okimi, la patronne, auprès de laquelle s'est endettée Miyoharu (ne sachant pas qu'Okimi a elle-même emprunté à Kusuda l'argent qu'elle lui a prêté, d'où la "redevabilité" de chacune), d'organiser une soirée à Tokyo, permettant à Kanzaki de retrouver Miyoharu qui visiblement l'attire (il aime les femmes entre deux âges), pendant que Kusuda, séduit, lui, par la fraîcheur et l'insolence d'Eiko, envisage de "courtiser" celle-ci. Alors que dans une des pièces la relation tarde à se nouer entre Kanzaki et Miyoharu, dans la pièce d'à-côté, Eiko, qui pensait aller visiter Ginza, et pour cela avait revêtu une tenue de circonstance, se voit au contraire subir les assauts de Kusuda, qu'elle tente de repousser, lui reprochant d'abîmer sa coiffure, avant que, tombés à terre, il l'embrasse de force. C'est le plan-séquence A, où la violence est filmée de manière à la fois frontale et latérale, qui suit l'affrontement entre les deux personnages, l'homme, plus fort, imposant (non sans résistance) le déplacement horizontal, vers la droite, de la caméra, avant que celle-ci ne plonge avec les personnages. Comme le souligne Bonitzer, s'appuyant lui-même sur Douchet, l'instant précis où Eiko mord Kusuda n'est pas montré, l'acmé du geste restant hors-champ. La vérité de la scène est à saisir après. Alertée par les cris d'Eiko, Miyoharu accourt et découvre Kusuda au sol, se tordant de douleur, et Eiko agenouillée, visiblement choquée, un filet de sang au coin de la bouche. C'est le plan-séquence B, qui voit la caméra, une fois Miyoharu entrée dans le champ, panoter sur la gauche en descendant, ce qui permet de découvrir Kusuda gémissant par terre, en même temps que Miyoharu se porte à son secours, puis, par un mouvement arrière, découvrir le visage en gros plan d'Eiko, l'air hagard, que vient rejoindre Miyoharu, la questionnant sur ce qui s'est passé, et, en l'absence de réponse, repartant à l'arrière du plan pour s'occuper de Kusuda, pendant que s'élargit le champ et qu'on voit Eiko s'écrouler au premier plan (dans la même position que lorsqu'elle était rentrée complètement ivre de sa première rencontre avec Kusuda), puis qu'entre à son tour Kanzaki dans le champ, se demandant ce qui se passe. Du point de vue dynamique, la séquence est entièrement régie par les déplacements de Miyoharu et l'aller-retour qu'elle effectue entre Kusuda et Eiko, parallèlement à l'élargissement du plan. Le spectateur devine ce qui s'est passé, mais la construction de la séquence, plus que de nous le confirmer (c'est dans la scène suivante, qui nous montre Kusuda à l'hôpital, un pansement énorme sur la bouche, qu'on a la confirmation de ce qui s'est réellement passé), vient surtout traduire l'état de panique (l'aller-retour) grandissant (le recul de la caméra) de Miyoharu, confrontée à une situation qui la dépasse. Or, j'ai trouvé sur Internet un photogramme qui ne correspond pas à la séquence. Si on y voit, identique au film, Miyoharu aux côtés d'Eiko hébétée, à l'arrière-plan, c'est différent, Kanzaki apparaissant penché sur Kusuda qui est à genoux. Comme si Mizoguchi avait dans un premier temps opté pour une construction symétrique: d'un côté, à l'avant, les deux geishas; de l'autre, à l'arrière, les deux hommes. Et s'il l'a abandonnée, c'est peut-être qu'il l'a trouvée trop facile, trop évidente, préférant centrer la séquence non pas sur l'opposition entre les femmes et les hommes, mais la complémentarité, plus géométrique, qui existe entre les déplacements dans la profondeur du champ de Miyoharu (mouvement horizontal) et l'effondrement sur place d'Eiko (mouvement vertical). Autrement dit, déplacer la dynamique de la séquence du seul côté féminin, laissant l'homme se tortiller seul au fond.

Parce que, c'est vrai, le mouvement mizoguchien, si magique et mystérieux soit-il, renvoie à quelque chose de féminin — le féminin dans ce qu'il peut avoir justement, pour certains artistes masculins, de magique et de mystérieux, expliquant qu'ils n'auront de cesse d'y revenir. Sans pour autant accréditer l'idée que les plans-séquences chez Mizoguchi seraient par leur délicatesse et leur côté soyeux équivalents à des caresses (sur le corps d'une femme). Evitons la surenchère interprétative. Plus intéressante est l'idée avancée par Bonitzer, comme quoi dans le one scene, one cut de Mizoguchi, le one scene correspondrait à la caméra tournant autour de l'acte, et le one cut marquerait, lui, le temps de l'acte, sans que l'acte ne soit véritablement montré. Faut-il voir alors la scene, et sa latéralité (relative), du côté du féminin, et le cut, et son caractère tranchant (perforant dit Bonitzer = "père-forant", en rapport avec la haine du père), du côté du masculin, sans que la perforation ne soit visible puisque contraire à l'esthétique mizoguchienne? On nous objectera que dans la séquence de l'agression sexuelle, il semble se passer l'inverse: one scene du côté masculin, et one cut du côté féminin. Je répondrai (mais c'est une hypothèse, comme tout — ou presque — ce qu'on peut dire à propos de Mizoguchi) que le one scene, lorsqu'il semble du côté masculin, est justement à lire de manière inversée (comme en miroir). Dans la séquence en question, où répond à la violence de l'homme (l'agression) une violence de pure défense chez la femme (sa réaction), deux types de violence qu'on ne saurait évidemment comparer, le one scene (tout en latéralité du coup) exprimerait la violence contenue dans le one cut (la pulsion sexuelle qui anime l'homme); et par voie de conséquence, le one cut viendrait couper, avant qu'il ne soit parfaitement visible l'acte de défense de celle qui a "dit non" (la morsure de la lèvre) (2). Mais c'est surtout qu'il faut considérer les deux plans-séquences ensemble, puisque seulement séparés par l'ellipse de la morsure. Soit deux plans-séquences comme deux moitiés accolées: au one scene du premier, accompagnant l'agressivité de Kusuda, répondrait le one scene du second, marquant l'effondrement d'Eiko et la détresse de Miyoharu, les déplacements de celle-ci s'effectuant selon une diagonale. En combinant les deux, on retrouve l'image du V pivotant utilisée par Douchet pour décrire la violence du désir chez Mizoguchi, avec ses deux lignes: dans le plan-séquence A, la ligne droite, comme axe agressif (l'homme = l'action); dans le plan-séquence B, une ligne oblique, comme axe défensif (la geisha = la contemplation). Quant au one cut, disons qu'au premier, la morsure pas vraiment vue d'Eiko, répondrait dans le second le couperet de la sanction qui attend les deux femmes, Eiko, sous le choc, et Miyoharu, comme résignée au fond du plan.
Les personnages féminins, du moins les héroïnes, semblent interchangeables chez Mizoguchi (encore plus dans la Fête de Gion, où non seulement Eiko, une fois devenue Miyoei, prend les traits immuables de la geisha, mais surtout, on l'a vu, qu'elle et Miyoharu, en scellant leur union, entérinent ce qu'elles ont de profondément commun), comme s'il n'existait qu'une sorte de femme pour Mizoguchi, la Femme, qu'elle soit geisha ou prostituée, paysanne ou impératrice... en tout cas, toujours opprimée et/ou sacrifiée. Pour ce qui est de l'homme, c'est moins univoque. Certes, ils sont toujours montrés vils et lâches. Mais du fait que Mizoguchi ne saurait s'exclure de cette communauté des hommes, pour le moins peu glorieuse, on distinguera deux types: 1) l'homme auquel il ne s'identifiera jamais, qui correspond à l'image du père, le père haï, tel ici le père d'Eiko, renvoyant, dans son abjecte ignominie, au propre père de Mizo; 2) l'homme méprisable, déloyal... notamment dans son rapport aux femmes, et à travers lesquels, pour ce qui est de certains, Mizoguchi semble s'identifier, exprimant par là un sentiment de culpabilité vis-à-vis de femmes qu'il aurait blessées. Dans la Fête de Gion, il y a Kusuda et Kanzaki, sachant que tous les deux sont quand même différents (on ne saurait les réunir comme Eiko et Miyoharu). Ainsi dans la scène étudiée où leur comportement avec les deux geishas (Kusuda le plus vieux avec Eiko la plus jeune, Kanzaki le plus jeune avec Miyoharu la plus âgée) témoigne d'une sensibilité opposée. Notons qu'à la fin de la séquence, le seul qui est debout (contrairement aux trois autres), contemplant le désastre, c'est Kanzaki. Faut-il y voir une projection de Mizoguchi? 

(1) Sur Mizo en général dans les Cahiers du cinéma: Jacques Rivette, "Mizoguchi vu d'ici" (n°81, mars 1958); Pascal Bonitzer, "Violence et latéralité" (n°319, janvier 1981); Jean Douchet, "La réflexion du désir" (n°463, janvier 1993).

(2) Il est amusant de lire que, selon les textes, Eiko mord soit la lèvre de Kusuda soit sa langue (sans que la distinction témoigne d'une vision occidentale ou non du baiser). Et comme on ne saura pas avec certitude ce qui a été mordu, l'interprétation est laissée au spectateur. Imaginer la langue, avec l'idée de pénétration que cela induit (la métaphore du one cut selon Bonitzer), assimile plus facilement l'acte à un viol, même si le gros pansement qu'arbore Kusuda par la suite laisse à penser qu'il s'agit plutôt de la lèvre. Ou alors des deux: la langue et la lèvre.


  Cinq Femmes autour d'Utamaro de Kenji Mizoguchi (1946).