Duvidha de Mani Kaul (1973).
Point ligne plan.
"Points, lines and planes. Objects and figures. Table, flower, animal, man move in and out. Compose the flight of a shot on how points, lines and planes cross the two vertical and the two horizontal edges of the cinematographic formats. A certain way of crossing these boundaries is a way of the film."
Mani Kaul, We Hear and See and Feel, and then Think.
Découvrir un nouveau cinéaste, qui compte parmi les plus grands et dont on ne connaissait rien jusqu'alors, est une expérience toujours merveilleuse, et d'autant plus merveilleuse qu'elle se fait de plus en plus rare. En 2022, c'était la découverte de Kinuyo Tanaka. Un an plus tard, c'est celle de Mani Kaul. Des découvertes qui d'ailleurs semblent l'apanage de l'Orient, car c'est là-bas que demeure encore, pour nous Occidentaux, une véritable réserve, mieux: un continent d'artistes dont les œuvres nous restent inconnues, entrevues lors de festivals mais jamais exploitées commercialement, parce que jugées trop marginales, trop radicales, ou simplement trop différentes "philosophiquement" parlant (le syndrome Ozu court toujours). Soit donc Mani Kaul, cinéaste indien aujourd'hui disparu, avec cette rétrospective constituée de quatre films — une "mini rétro Mani" —, ses trois premiers: Uski Roti (Notre pain quotidien, 1970), Un jour avant la saison des pluies (1971), Duvidha (Le Dilemme, 1973) et un quatrième, plus tardif: Nazar (Le Regard, 1990). Quatre films construits autour d'un même noyau thématique: la femme indienne, surtout celle des campagnes, totalement soumise à son mari: là, humiliée par le mari chauffeur de car, qu'elle attend chaque jour à l'arrêt du car pour lui remettre "son repas": le pain qu'elle a elle-même fabriqué (Uski Roti); là, sacrifiant sa vie et ses talents d'écrivain au profit de celui qu'elle aime/qui l'aime, mais qu'il n'a pas épousée, pour qu'il devienne le plus grand des poètes (Un jour avant la saison des pluies); là, se résignant à ne plus connaître l'amour, tel qu'elle l'a connu avec le "fantôme" de son mari, en l'absence — prolongée — de celui-ci, un marchand parti pour affaires dès le lendemain du mariage (Duvidha); là, étouffée par l'amour tyrannique de son mari, qui l'a "vue" s'enfermer peu à peu dans le silence, jusqu'à son suicide (Nazar, une nouvelle adaptation, après celle de Bresson, de La Douce de Dostoïevski). — Je ne développe pas, mon texte s'intéressant à la forme de ces films, plus qu'à leur sujet.
Sur Mani Kaul, dont seul Charles Tesson, en son temps, avait souligné l'importance (du moins en France), il faut lire le dossier que lui a consacré la revue espagnole Lumière. Contentons-nous de rappeler, comme tout le monde, que Mani Kaul, après avoir été l'élève de Ritwik Ghatak, fut un fervent admirateur de Robert Bresson (à l'instar de Kumar Shahani, l'autre grand "formaliste" du cinéma parallèle indien). Et c'est vrai que lorsqu'on regarde ses premiers films, on y devine une sorte de tension entre d'un côté, l'héritage Ghatak, au niveau notamment du son (hyper concret), à travers aussi la sensualité qui émane de ce type de cinéma, et de l'autre, la "référence" Bresson, via le décalage son/image, la composition des plans (la partie pour le tout: les mains, les regards, les objets...) et la voix dite "blanche" des acteurs (en fait plutôt "mate", où se confondent parole et voix intérieure). Mais avec cette particularité qui est propre au cinéma de Mani Kaul et le différencie aussi bien de Ghatak que de Bresson — car dans le fond, ce qui importe c'est moins ce qui rapproche Kaul de ses "idoles" que ce qui l'en éloigne —, à savoir le rythme, un rythme assez difficile à analyser (pour nous Occidentaux), marqué au départ par ce qui relève avant tout de l'expérimentation (des "sauts" dans la continuité des plans, des plans qui se répètent, des arrêts sur image, etc.), étonnante dans Uski Roti, moins convaincante (je trouve) dans Un jour avant la saison des pluies, peut-être à cause de la forme "théâtre", éblouissante en revanche dans Duvidha, qui établit un premier jalon dans l'œuvre de Mani Kaul (c'est aussi son premier film en couleurs).
Sur Duvidha, lire donc, dans le "Spécial Mani Kaul" de Lumière, le long texte signé Arindam Sen. Lire également, du même auteur, sur le site de MUBI: Improvisations on a Scale. Et puis encore, sur le site de The Criterion Collection, qui a édité les trois premiers films de Kaul, un texte de Ratik Asokan: Parables of Perception. Ce sont les critiques indiens qui nous parlent le mieux de Mani Kaul. De ces textes, il ressort d'abord un constat: tout un pan du cinéma de Kaul nous manque. Non seulement ses autres fictions, telle Arising from the Surface (1981), d'après et sur Muktibodh, le grand écrivain hindi, poète et analyste politique, qu'on peut néanmoins découvrir (en version sous-titrée anglais) là et là (1), ou encore A Desert of a Thousand Lines (1981, mais sorti en 1986), l'affrontement entre deux clans dans le désert aride du Rajasthan, un des films les plus complexes, paraît-il, de Kaul, mais dont on ne trouve aucune trace sur Internet... ou bien encore, L'Idiot, l'autre adaptation de Dostoïevski qu'a réalisée Kaul, à la suite de Nazar, pour la télévision: là, là, là et là. Mais surtout, les nombreux documentaires qu'il a tournés durant sa carrière et qui, eux, restent totalement à découvrir (en salles s'entend):
— de Forms and Design (1968), un titre qui pourrait servir d'exergue à l'ensemble de l'œuvre, à Mati Manas (The Mind of Clay, 1985), sur l'art de la poterie (les sculptures en terre cuite), en passant par Puppeteers of Rajasthan (1974) et Chitrakathi (1977), deux films sur respectivement ceux qui font danser les marionnettes (au Rajasthan) et ceux qui les utilisent pour raconter des histoires (sur la côte de Konkan).
— de During and After Air Raid (1970) à Arrival (1980) en passant par A Historical Sketch of Indian Women (1975), des films à dimension plus politique: sur la guerre et les bombes, la condition des femmes, la migration urbaine, sans que Mani Kaul y néglige pour autant son travail sur les formes.
— de Dhrupad (1983), sur cette ancienne forme (le dhrupad) de musique hindoustanie, à Siddeshwari (1990), sur Siddeshwari Devi, la célèbre chanteuse de thumri, en passant par Before My Eyes (1989), une expérience sensorielle, via des vues du Cachemire sur fond de dhrupad.
Autant de films qui s'insèrent entre la picturalité de Duvidha — le film a été tourné en 16mm avec une Bolex, prêtée par le peintre Akbar Padamsee, et des bobines Kodachrome — et la musicalité de Nazar, ces nappes qui progressent uniformément, évoquant celles d'un drone, ce qui laisse penser que tous ces documentaires réalisés dans les années 70 et 80 ont joué un rôle prépondérant dans l'évolution esthétique de Mani Kaul, du moins dans l'équilibre qu'il accorde entre arts de la représentation, poésie et musique, cette dernière devenant de plus en plus conséquente (au niveau de la forme), jusqu'à l'effet de glissando qui caractérise Nazar. Comme si le côté nettement "matiériste" des premiers films (terre, chaux, pâte, argile, tissus, poupées de bois, figurines en cuir...) se muait en quelque chose de plus fluide, voire liquide, à l'image de ces longs travellings qui vont occuper de plus en plus les films de Kaul — dans Nazar, ils finissent par prendre un tour obsédant, ondulant dans le champ, y dessinant un véritable labyrinthe, en accord avec l'imposante végétation qui décore l'appartement, ce qui rappelle l'art ornemental d'un Matisse (il y a même des poissons rouges!). J'évoque Matisse, comme d'autres ont évoqué la peinture pré-cubiste de Cézanne à propos de Duvidha (cf. les turbans de couleurs différentes filmés en plongée), non pour me raccrocher à ce qui me parle davantage, mais parce que l'esthétique de Mani Kaul voisine aussi avec l'art occidental; qui voit soudainement émerger, dans le vaste fleuve qu'est la culture hindoue, comme des "morceaux" de chez nous. Ainsi ceux, nombreux, qui rappellent directement le cinéma de Bresson, mais aussi ceux, plus rares, qui font écho à l'harmonie chromatique de Matisse, rapprochant par ce biais le fauvisme du style pictural dont se réclame Mani Kaul, à savoir les peintures miniatures mogholes... qui font également résonner le raag indien (l'autre grande source esthétique de Kaul) avec le blues et le roots rock américain, comme en témoigne ce moment étonnant dans Nazar où l'on entend The Night They Drove Old Dixie Down interprétée par The Band, chanson que fredonne ensuite l'héroïne (elle chante quand son mari n'est pas là). — cf. encore le dhrupad dans Before My Eyes, qui est joué sur un violoncelle, instrument occidental, certes modifié afin de recréer le bourdon, mais occidental quand même (l'interprète, qu'on découvre à la fin, est la violoncelliste américaine Nancy Lesh).
Reste à faire le lien entre tout ça. Qui convoque à la fois Ghatak et Bresson (et ne se limite pas à leur anti-réalisme), de même que, par exemple, Paradjanov (Dhrupad), Brakhage (Mati Manas), Oliveira (Nazar)... mais encore: l'art du raga (spécifique de l'Inde du Nord) et tout un cinéma — de Welles à Resnais —, qui travaille la question du temps et sa non-linéarité: le temps cyclique, avec ses boucles, que Mani Kaul traduit, entre autres, par des effets de reprise (on a comparé ce type d'effet, où le temps semble se plier et se déplier, au travail d'un accordéoniste, en référence, je suppose, à la shruti box, ce mini accordéon qui sert à créer un bourdon) ou bien, dans Nazar, les mouvements itératifs de la caméra autour des êtres et des choses, surtout entre les êtres et les choses — dans Duvidha, c'est par exemple le lien qui "unit" le banian (ou banyan, l'arbre où se cache au début le bhoot, l'esprit "amoureux" du mari) et le bania (ou baniya, le commerçant incarné par le mari), soit les deux faces d'une même réalité (les mots banian et bania ont la même origine — le nom de l'arbre vient du fait que c'est à l'ombre de ces grands figuiers que s'installaient jadis les marchands, appelés banians, pour pratiquer leur commerce). Ce qui nous conduit tout droit à la philosophie indienne (plus spécialement āstika) et, dans le cas de Kaul, qui est aussi un cas d'école, au plus important de ses systèmes: le nyāya, axé sur la connaissance et la logique (ce qui le rapprocherait de la philosophie occidentale). Bon, je ne m'aventurerai pas trop sur ce terrain, faute de compétence. Je me contente, fort de certains passages trouvés dans le livre de Mani Kaul, Seen from Nowhere, d'avancer quelques idées qui permettent de comparer Dudhiva et Nazar.
Que partagent ces deux films d'un point de vue philosophique, philosophiquement indien? C'est l'absence (motif récurrent chez Kaul qui parcourait déjà Uski Roti et Un jour avant la saison des pluies, avec son corollaire: l'attente — les deux films étaient des adaptations du dramaturge Mohan Rakesh), ou plus précisément, pour parler "védantin": l'abhāva. Celle du mari dans Duvidha, non parce qu'il est parti à la ville de longues années, mais parce que, durant tout ce temps, il a été "remplacé" par son esprit; celle de la jeune épouse dans Nazar, non parce qu'elle vient de mourir, mais parce que son corps est encore "présent" (comme dans le récit de Dostoïevski), ici par la façon dont le mari se voit/se revoit observer sa femme. Ce qui nous apparaît, en bon Occidental, relever du fantastique, s'inscrit au contraire, si on se place du point de vue hindou, dans une perspective non dualiste. Car l'abhāva, la non-existence, c'est ça: une "forme" qui n'est pas réelle mais qui est perçue positivement (dans le réel), soit, pour faire (très) simple, parce que l'absence anticipe une présence à venir (le retour du mari dans Duvidha, sachant que la réalité est multiple: le mari et le fantôme coexistent — pour ce qui est de la mariée, je mets volontairement de côté l'interprétation psychanalytique donc occidentale sur la question du manque) ou, à l'inverse, parce que l'absence actualise une présence qui a disparu (l'épouse dans Nazar qu'on peut d'ailleurs voir, du fait de cette ondulation temporelle que le film entretient, comme une "réincarnation" de celle qui est morte, jusqu'au raptus final où passé et présent se raccordent). Mais pour que cela s'inscrive dans le réel, il faut qu'une vérité s'y dise. Dans Duvidha, le fantôme avoue d'emblée la vérité à la mariée, lui laissant le choix (le "dilemme" du titre) entre son mari et lui, d'où l'aspect indécis, troublant, du récit (qui, à l'image de la mariée, "fait comme si"); dans Nazar, la vérité sur la jeune femme nous est donnée, au présent mais à partir du passé, via le "regard" du mari (c'est dans le titre), le film allant et (re)venant de façon étale sur certains moments de la vie de l'épouse, d'où l'aspect languissant du récit. Dans les deux cas, une mise en scène sans profondeur, anti-perspectiviste pourrait-on dire, qui aplanit les volumes en même temps que s'étire l'histoire que nous raconte la voix off, qu'il s'agisse d'un conte indien ou d'une nouvelle russe. C'est le mouvement même du raga, comme l'a rappelé lui-même Mani Kaul, musique sans profondeur elle aussi, faite de micromodulations, qui vise avant tout à l'émotion, la plus intense possible (cosmique diront certains), via l'attention extrême qu'on y porte et qui, dans Nazar, plus encore que dans Duvidha, trouve sa plus belle, sa plus parfaite, sa plus foudroyante correspondance.
(1) Sur OK.ru on peut voir également The Cloud Door (1994), hélas dans une version doublée horrible (c'est en russe). Sinon je passe sur les derniers films, comme The Servant's Shirt (1999), dans lequel Mani Kaul, d'après ce que j'ai pu en voir, semble revenir à une forme plus traditionnelle de cinéma, mais bon, sans qu'on puisse parler pour autant de retour à Bollywood. En fait, le film, tourné avec une caméra à sténopé, relève du défi, celui imposé par Kaul à son opérateur: filmer sans se servir du sténopé, qui fonctionne selon le principe de la chambre noire, manière à la fois d'expérimenter (comme toujours chez Kaul) et de s'opposer à la tyrannie de l'espace cadré et de toutes ces règles sur la perspective, héritées de la Renaissance; au contraire se placer sur un autre plan, "hors-cadre", et laisser l'espace advenir, sans intervenir soi-même, rester simplement attentif à ce qui s'y passe, dans l'attente, peut-être, d'une épiphanie. Morale rossellinienne. Quand il est mort en 2011, Mani Kaul s'apprêtait à réaliser un film sur Rossellini et son voyage en Inde...
— Duvidha