27/10/2024

Le charme discret de Whit Stillman


  Metropolitan de Whit Stillman (1990).

"Or un beau style n'est tel en effet que par
le nombre infini des vérités qu'il présente."
(Buffon)
Ou encore, pour faire dans le witz stillmanien:
Stillman, "le style, c'est l'homme."

Whit Stillman est l’auteur de quatre films en l’espace de vingt-deux ans [ndlr: texte écrit en 2013, depuis Stillman a réalisé un autre film, Love & Friendship, cf. infra], en fait "trois plus un", tant le dernier, Damsels in Distress (2011), sur la vie universitaire et l’esprit altruiste d’un petit groupe de filles très BCBG, est chronologiquement éloigné des trois autres, lesquels constituaient une sorte de trilogie "dépressive" des années 1970 et 80 — en même temps qu’une série autobiographique (1) —, via les réunions de jeunes et riches bourgeois de Manhattan pendant la période de Noël et des "deb parties" (Metropolitan, 1990), la question des valeurs américaines et de l’idéologie capitaliste à l’ère du post-franquisme et de la fin de la guerre froide (Barcelona, 1994), enfin le rôle social joué par le disco chez les yuppies (The Last Days of Disco, 1998). "Trois plus un" dans la mesure où, si Damsels in Distress a connu en France un relatif succès critique, on ne peut pas en dire autant des trois premiers films, Whit Stillman ayant longtemps été considéré, et l’étant encore par une bonne partie de la critique, comme un cinéaste superficiel, au style affecté et aux dialogues interminables. Il est vrai que ces films ne répondent pas aux canons de la bonne forme, qu’ils ont un côté un peu heurté, voire décousu, mais cette dysharmonie, loin de traduire une quelconque maladresse, témoigne au contraire d’une écriture très personnelle, mieux: participe à l’étrange séduction de l’ensemble, faisant de l’œuvre de Stillman une œuvre totalement à part dont il serait temps de reconnaître l’importance, à l’instar de celle d’un James L. Brooks.

A touch of class.

Portraits ironiques, davantage que satiriques, d’une certaine société, à travers des dialogues aussi brillants qu’abondants, les films de Stillman relèvent manifestement de la comédie de mœurs et son avatar hollywoodien, la comédie sophistiquée. Reste que, à l’image de la plupart des comédies américaines, ils empruntent aussi à d’autres types, tels la comédie romantique (la relation amoureuse qui se noue entre deux personnages que tout oppose initialement) et — par petites touches — la comédie loufoque ou screwball comedy (particulièrement Damsels in Distress, même si le film renvoie aussi à la comédie US contemporaine, de John Hughes à Judd Apatow, en passant par les frères Farrelly), selon un cocktail qui chez Whit Stillman n’a rien d’explosif, se dégustant plutôt avec délectation, comme la vodka tonic de Chloë Sevigny dans The Last Days of Disco. A ce titre, le "style de Stillman" révèle un auteur moins soucieux de bien respecter les règles de la syntaxe cinématographique que de faire advenir, au-delà des clichés que véhicule chacun des personnages, des vérités plus profondes, en combinant plus ou moins adroitement différents registres de comédies, certes toujours axées sur la parole mais suffisamment éloquentes pour faire de ce chantre de la jeunesse fortunée un digne héritier des grands maîtres de la comédie américaine. Si la profusion des dialogues évoque Preston Sturges, expliquant peut-être que le cinéma de Stillman soit si peu prisé en France, comme en son temps celui de Sturges, il y a aussi quelque chose de maccareyien dans la manière qu’a le réalisateur d’entretenir un certain malaise entre ses personnages. Ainsi, dans Metropolitan, entre la débutante Audrey (Carolyn Farina) et, d’un côté, Tom (Edward Clements), le nouveau venu qu’elle choisit comme escorte, et de l’autre, Charlie (Taylor Nichols), l’intellectuel du groupe, qui n’ose pas lui déclarer sa flamme, jusqu’à ce qu’il se décide... au plus mauvais moment; dans Barcelona, entre les deux cousins Ted (Taylor Nichols) et Fred (Chris Eigeman), la tension reposant sur un vieux conflit datant de l’enfance (lorsqu’ils avaient dix ans et qu’un jour ils s’amusaient sur le lac, le premier a prêté au second son kayak et ne l’a plus jamais revu); dans The Last Days of Disco, entre Alice (Chloë Sevigny) et Charlotte (Kate Beckinsale), qu’elle agace par son côté old school; enfin dans Damsels in Distress, entre Violet (Greta Gerwig), la chef du groupe, et Lily (Analeigh Tipton), la nouvelle recrue, celle-ci s’accommodant difficilement du caractère excentrique de celle-là.

Au cocktail stillmanien, il convient d’ajouter une dose de comédie musicale, présente dans chacun des films, sous forme d’interludes dansés (le cha-cha-cha dans Metropolitan, le disco dans Barcelona et The Last Days), mais aussi d’éléments plus structurants, comme dans Damsels in Distress où Whit Stillman manifeste finalement, à travers le musical, celui surtout de la RKO, sa dette envers la comédie américaine. D’abord en initiant ses personnages aux claquettes, puis en réinterprétant la fameuse scène du film de George Stevens, le bien nommé A Damsel in Distress(1937), dans laquelle Fred Astaire chante "Things Are Looking Up!" tout en effectuant quelques pas de danse avec Joan Fontaine. Cette chanson de George et Ira Gershwin sert ici de support à une nouvelle chorégraphie, certes moins gracieuse mais non sans charme, exécutée par Fred (Adam Brody) et Violet, pour qui la danse a une vertu antidépressive (un peu comme la comédie musicale des années 30). Un hommage, donc, mais que Stillman fait suivre d’une autre chorégraphie, plus originale celle-ci, puisqu’il s’agit de la danse créée par Violet elle-même, la sambola, toujours dans un but thérapeutique, on peut même dire eudémoniste, qui ferait d’elle l’égale de ses trois idoles: Richard Strauss, Roderick Charleston et Chubbard (sic) Checker, lesquels auraient rendu populaires, respectivement, la valse, le charleston et le twist (2). Or la sambola ne fait que combiner d’autres types de danses: tango, cha-cha-cha, salsa... Autrement dit, Stillman adjoint à son film — et provisoirement à l’ensemble de son œuvre — une sorte de postface (car la vraie fin, c’était bien la chorégraphie précédente, à l’instar du finale dans le métro de The Last Days of Disco) dans laquelle il s’adresse directement au spectateur (regard caméra de Violet) pour, semble-t-il, lui rappeler que recourir à des formes anciennes, déjà connues, et les agencer avec simplicité et élégance, c’est aussi une manière d’innover. Une définition possible de l’art de Whit Stillman.

Ce goût de la juxtaposition, on le retrouve dans la façon qu’a Stillman de faire cohabiter des champs aussi différents que le romanesque, la religion (protestante), la morale, la politique, la sociologie ou encore l’économie. Dans ses films, on côtoie aussi bien Jane Austen, Léon Tolstoï, Samuel Johnson, J. D. Salinger et les grands satiristes anglais que Thorstein Veblen, la Bible, Benjamin Franklin ou Dale Carnegie. La modernité de Whit Stillman réside en premier lieu dans cette hétérogénéité du discours, source de tensions entre les personnages, que le récit se chargera de résoudre, lors de finales, aussi abrupts qu’inattendus, convoquant le road movie (la virée à Southampton dans Metropolitan), la comédie optimiste (les noces américano-espagnoles — autour d’un vrai hamburger! — dans Barcelona), le polar (la fermeture de la discothèque dans The Last Days) ou le musical (la célébration du bonheur dans Damsels in Distress). Une diversité qui témoigne de la volonté de Stillman de ne pas enfermer ses personnages dans les stéréotypes auxquels ils semblent d’abord renvoyer, de les faire au contraire évoluer, en les rendant plus complexes, voire insaisissables, en jouant avec les codes et les clichés. Dans Damsels, Violet fait justement l’apologie des clichés lorsqu’elle présente à Lily le centre de prévention du suicide, lui lançant, avec le sérieux qui accompagne généralement ce genre de formule, que si la prévention représente 90% du traitement, pour le suicide, c’est 100%: "J’aime les clichés et les lieux communs parce qu’ils sont souvent vrais. Les centaines, voire les milliers de clichés et de lieux communs que notre langue nous a légués sont un fabuleux trésor de sagesse humaine." Pour Stillman, il ne s’agit pas de s’opposer aux clichés ou aux stéréotypes — peine perdue — mais de les travailler, par le biais de l’ironie et de toute cette masse rhétorique, abondante, qui prolifère à l’intérieur de ses films.

"Connaissez-vous le film français Le Charme discret de la bourgeoisie? Quand j'ai entendu ce titre, je pensais que quelqu'un allait dire la vérité à propos de la bourgeoisie. Quelle déception! Il est difficile d'imaginer portrait plus inexact." (Charlie, le théoricien compulsif de Metropolitan)

La bourgeoisie telle qu’on croit la connaître et pas comme elle s’imagine être: c’est un peu la devise que Stillman cherche à corriger. Non pas en l’inversant mais en la modulant constamment. Comme si la multiplicité des discours réajustait en permanence le point de vue, donnant de la bourgeoisie une image à la fois railleuse et sérieuse, tendre et cruelle. Encore faut-il s’entendre sur le mot "bourgeoisie". Chez Stillman, la bourgeoisie n’est ni petite ni moyenne. Elle correspond aux classes supérieures les plus aisées, avec d’un côté les preppies, très centrés sur eux-mêmes (exemplairement dans Metropolitan, mais aussi Damsels in Distress), et de l’autre, les yuppies, davantage obsédés par la réussite professionnelle (exemplairement dans The Last Days of Disco, mais aussi Barcelona) (3). Le concept de preppy se voit même nuancé, via les propos de Charlie: "Je ne pense pas que preppy est un terme très adapté. Il le serait peut-être pour quelqu'un qui va encore à l'école ou au collège, mais il est ridicule de qualifier de preppy un homme des années 70 comme Averill Harriman. Et aucun des autres termes que les gens utilisent, WASP, PLU, etc., ne convient. C'est pourquoi je préfère le terme UHB... Un acronyme pour Urban Haute Bourgeoisie." Au-delà du clin d’œil autobiographique (4), au-delà du plaisir à créer des termes nouveaux, il y a là, chez Stillman, l’envie d’associer à la haute bourgeoisie une gravité que le mot preppy, trop frivole, ne saurait rendre, mot qui s’accorde beaucoup mieux à l’univers de Damsels in Distress. Un sérieux qui tient essentiellement à la conscience qu’a cette classe ultra-privilégiée de son propre déclin, à l’image de Charlie et de Nick (Chris Eigeman), un personnage arrogant, snob et cynique, mais finalement attachant dans sa défense des valeurs aristocratiques. C’est que la gravité de la "Haute Bourgeoisie Urbaine" est aussi celle que l’expérience lui confère. Pour le coup, le terme UHB s’oppose plus facilement à celui de yuppie (Young Urban Professionnal), même si, prononcé phonétiquement [hub] comme le fait Nick, cela sonne tout aussi ridicule. On peut voir ainsi l’itinéraire d’Audrey, l’héroïne de Metropolitan, grande lectrice de Jane Austen, comme un rituel qui la prépare à quitter en douceur l’univers preppy, symboliquement représenté par sa chambre rose — une vraie bonbonnière qui évoque les dessins de C.E. Brock — pour intégrer le monde réel et ses impératifs, soit le passage également d’une tradition, fortement imprégnée de culture anglaise, à une autre, plus conforme à l’esprit réaliste américain.

A la fin de Metropolitan, lors de l’escapade à Southampton, on découvre Audrey, tout habillée pendant que les autres se font bronzer sous des lampes à UV, en train de lire Le Recteur de Justin de Louis Auchincloss. Une référence de plus, parmi toutes celles, nombreuses, que Stillman parsème dans ses films, mais importante car elle marque l’évolution du personnage en même temps que son enracinement social. Le roman d’Auchincloss est un bon reflet de l’œuvre de Stillman. On y retrouve le même environnement, transposé au début du XXe siècle: upper class, college, religion, mondanités et finance. Pour Audrey, il prolonge ses livres de chevet, Persuasion et Mansfield Park de Jane Austen, tout en les réactualisant dans le contexte du college américain. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point les romans qu’elle lit ne participent pas davantage à son émancipation que les discours fastidieux de Charlie, censés éduquer socialement les jeunes filles.
La culture du texte est telle chez Stillman qu’elle ne sert pas seulement à caractériser ses personnages, elle permet aussi d’accompagner leur progression. Dans Metropolitan, le personnage principal, Tom, un westsider, étudiant à Princeton mais dont les ressources sont limitées (il n’a pas de manteau d’hiver et doit louer ses smokings), se présente comme un socialiste engagé, fidèle aux thèses de Fourier et de Thorstein Veblen, donc hostile aux conventions de la haute société (celle qui habite l’Upper East Side), à commencer par les bals de débutantes, même s’il y assiste pour, dit-il, mieux connaître ce à quoi il s’oppose. Des principes qui semblent le démarquer du groupe de jeunes mondains (le Sally Fowler Pat Rack, du nom d’une des filles chez qui se passent la plupart des soirées) qu’il a intégré par hasard. Mais avoir des principes n’empêche pas d’avoir des préjugés. A Audrey, la plus sensible et la plus timide du groupe, qui lui confie que Mansfield Park est un de ses romans préférés (5), il objecte que le livre est très mauvais, sous prétexte que ce qui y est écrit est totalement ridicule pour le lecteur d’aujourd’hui. Un jugement lui-même ridicule, d’autant qu’il n’a pas lu le roman (ni aucun autre de Jane Austen), se justifiant par le fait qu’on peut avoir une opinion sur un livre sans l’avoir lu — c’est comme pour la Bible — et que d’ailleurs il ne lit jamais de roman, préférant une bonne critique littéraire parce qu’elle vous offre les idées du romancier en même temps que la pensée du critique. Or, évidemment, ce qui ressemble à une posture ne peut que se désagréger à mesure que le film avance. L’évolution de Tom se produit à deux niveaux: sociologique et romanesque. 1) Si le personnage s’oppose à cette "classe de loisir" telle que l’a définie Veblen, il n’en est pas moins attiré par elle, de sorte que, lorsqu’à la fin, les vacances de Noël se terminant, le groupe se trouve dissocié, c’est bien lui, le socialiste, qui se montre le plus affecté. 2) Ce qu’il découvre aussi, progressivement, c’est la valeur de la fiction. Non seulement il finit par lire — et aimer — Persuasion de Jane Austen, mais, plus encore, il croit tellement à l’histoire inventée par Nick sur Rick Von Sloneker (au point d’en faire des cauchemars), personnage décrit comme ignoble, capable des pires horreurs avec les filles, que lorsqu’il apprend, toujours à la fin, qu’Audrey est partie passer le week-end chez ce dernier, il décide avec Charlie d’aller la "délivrer", quitte à user pour cela d’un revolver en plastique! La fiction à son comble...
Dans Barcelona, c’est le roman de Tolstoï, Guerre et Paix, qui, d'une certaine mesure, assure la transformation de Ted. En proie à une crise religieuse, suite à une rupture sentimentale, qui fait qu’il ne croit plus à la beauté physique, celui-ci supporte difficilement la présence de son cousin Fred, débarqué à l’improviste, qui se mêle de tout et raconte n’importe quoi à son sujet (à commencer par de prétendus penchants sadomasochistes). Sa vie semble partagée entre une culture, celle de la vente (depuis qu’il a compris que cela n’avait rien à voir avec ce que montre Death of a Salesman d’Arthur Miller) — expliquant qu’il dévore tous les livres célèbres traitant de la question —, et la religion, à travers ses lectures de l’Ancien Testament, notamment ce qui concerne les dangers de la séduction féminine (des passages qu’il lit en secret, la Bible cachée dans un numéro de The Economist, tout en dansant sur "Pennsylvania 6-5000" de Glenn Miller). Mais l’attentat dont est victime Fred (lequel y perd un œil) va changer la donne. Une bonne partie du film montre Ted au chevet de Fred, alors dans le coma, passer de longues heures à lui faire la lecture de Guerre et Paix, à prier pour lui, à culpabiliser aussi, précipitant le réveil du blessé, en même temps qu’il découvre l’amour en la personne de Greta, une des filles de l’Exposition, venue le relayer dans sa lecture de Tolstoï — signe, là encore, du pouvoir de la fiction (6).
Avec The Last Days of Disco, on passe de l’état de preppy à celui de yuppie, à travers les personnages de Charlotte et surtout d’Alice, qui, lorsqu’elle était à l'université, se montrait si prêchi-prêcha avec les garçons qu'ils finissaient par s'en détourner. C’est ce que lui rappelle sa partenaire avec qui elle travaille, dans la même maison d’édition, partage le même appartement et va danser la nuit au Club, une discothèque de Manhattan (inspirée du Studio 54, temple de la scène disco à la fin des années 70, réputé pour ses fastes, ses excès et l’effervescence qui régnait chaque soir devant l’entrée, due au système de filtrage). Quand on lui demande quel livre elle rêverait de publier, Alice répond: "Un recueil de nouvelles inédites de J.D. Salinger, dans le genre de L'Homme hilare ou de Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers plutôt que de Seymour: une introduction." En cela, elle s’oppose aux garçons qui ne lisent que des bandes dessinées, tel Spiderman, et vouent un culte à Carl Barks, le créateur d’Uncle Scrooge (Oncle Picsou), le canard le plus riche du monde. Walt Disney est d’ailleurs la principale référence du film. Outre Picsou, on y parle du film Bambi — dont la ressortie à la fin des années 50 aurait favorisé le mouvement écologiste, les baby-boomers ayant été traumatisés par la mort de la mère de Bambi, tuée par des chasseurs — et surtout de Lady and the Tramp, lors d’une scène clé
 qui voit s’affronter les deux prétendants d’Alice, Josh (l’adjoint cyclothymique du procureur) et Des (le cogérant cocaïnomane du Club), chacun s’identifiant sans l’avouer à l’un des personnages du dessin animé: Josh au fidèle Scotty, Des au fanfaron Tramp, et Alice à la "blonde" Lady (7). Créer des personnages sympathiques avec lesquels le lecteur s’identifie, et leur faire affronter des tas de problèmes, c’est la recette du best-seller selon Scott Meredith (célèbre agent littéraire), ainsi qu’il est rappelé au début du film, une recette qui s’applique idéalement à Walt Disney. A défaut de succès, cela permet au moins de démultiplier la fiction. Comme chez Salinger — pensons aux aventures extraordinaires de "L'Homme hilare"; comme chez Whit Stillman, à travers non pas ce que vivent les personnages, mais bien ce qu’ils disent. L’aventure est là: dans les dialogues, où s’exprime toute la vitalité du cinéma de Stillman. Dans Barcelona, Chris Eigeman, acteur stillmanien s’il en est, explique que chaque conversation a son propre rythme, que ce qu’on y raconte est pris dans une sorte d’élan, qui vous pousse parfois à dire des choses que vous ne devriez pas. Ce dépassement dans la parole est typique des dialogues de Stillman, quelle que soit la parole émise (de la formule bateau à la critique la plus acerbe), au point souvent d’excéder l’autre ("oh, give me a break!" est une expression qu'on retrouve plusieurs fois chez Stillman).
Une langue pour le coup aventureuse, pleine de trouvailles et de rebondissements, signe d’une pensée toujours en alerte, et qui trouve dans Damsels in Distress sa forme la plus accomplie. A Seven Oaks, un college de la côte est, Violet et ses amies Rose et Heather (petit groupe "botanique" très sensible aux odeurs, auquel vient s’ajouter Lily), animent un centre de prévention du suicide où l’on vous accueille avec du café et des donuts, prélude, si le cas l’exige, à une thérapie par les claquettes. Violet rêve d’embellir la vie des gens (en créant une nouvelle danse); elle aspire aussi à faire progresser les "débiles" des fraternités romaines, ces garçons immatures et malodorants, incapables de s’adresser à une fille sans l’aide d’une bière, que leurs ennemis — les étudiants cool, hautains et prétentieux — veulent à tout prix faire expulser du college. On notera que, à la différence des précédents héros de Stillman, Violet n’oppose à ses détracteurs aucune véritable référence littéraire, ni même culturelle. Son seul credo, ce sont les clichés et les lieux communs. En apprendre le plus grand nombre, c’est la meilleure façon, pour elle, de respecter la règle de conduite qu’elle s’est fixée: faire preuve d’humilité, se garder de toute arrogance et ne pas juger, même pas Frank, le petit ami des "lettres romaines" qui l’a trompée — ce qui la fait passer malgré tout par une phase dépressive —, bref, être "a good person" (autre expression récurrente chez Stillman), au sens judéo-chrétien. Reste qu’il est difficile de stimuler la fiction par de simples clichés. Dans Damsels, c’est par le biais du mensonge, ou plutôt de l’invention (comme le rappelle Fred/Charlie), que la fiction opère le mieux. Violet ne s’appelle pas Violet mais Emily Tweeter ("like a bird"), un nom pas facile à porter. Petite, elle a souffert d’un TOC qui lui faisait inventer différentes tâches répétitives, à visée conjuratoire, convaincue que si elle ne les exécutait pas parfaitement ses parents mourraient (le fait que ceux-ci étaient écrivains et qu’ils soient morts finalement explique peut-être son désintérêt pour les Lettres). De cette période il ne reste rien — ni le nom, ni les troubles compulsifs —, excepté l’obsession du parfum qui lui permettra de découvrir le "savon magique". Sa rencontre avec Fred est décisive. Comme elle, celui-ci s’est inventé une identité (Charlie Walker) lui permettant de changer de personnage, de passer "en toute transparence" de l’étudiant sérieux (il est en huitième année de pédagogie) au play-boy qui travaille dans les stratégies de développement et offre à boire aux jolies filles. Comme elle, il avait une "étrange vision du monde" quand il était enfant; comme elle, interpréter des numéros de Fred Astaire à l’école l’a aidé à surmonter les tourments de l’adolescence. Leur excentricité, qui s’oppose à la normalité revendiquée de Lily, ne peut que les réunir. Quant à la sambola, elle vient concrétiser la folie inventive de Violet, en même temps qu’elle lui offre la possibilité, via cette combinaison de danses, de recoller les morceaux, d’être enfin raccord avec elle-même.

Amour et décadence.

Chez Stillman, l’aspiration au bonheur est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit toujours dans un contexte de déclin: celui des classes supérieures dans Metropolitan, de l’Amérique dans Barcelona, du disco dans The Last Days of Disco ou de la "décadence" dans Damsels in Distress. C’est tout le cinéma de Stillman qui est placé sous le signe du déclin. Et en premier lieu, le déclin de cette "UHB" dont Charlie et Nick se révèlent être, dans Metropolitan, les véritables porte-parole. Au début du film, Nick, le dandy, vante à Tom les mérites du col amovible, "une petite chose symboliquement importante" qu’on ne porte plus aujourd’hui supposément pour des questions de commodité. Pour lui, la génération actuelle est bien pire que celle des parents, elle est même probablement la pire depuis la Réforme protestante. Il en parle comme d’un barbarisme. Non pas pour son côté simplement démodé, mais parce que tout y est "recouvert de pharisaïsme et de supériorité morale". Plus loin, c’est Charlie qui dresse un tableau déprimant de la classe preppy, persuadé qu’elle est condamnée au déclin et que celui-ci risque même d’être très rapide. A Tom, le fouriériste, qui pense que cela n’aurait rien de tragique si certains perdaient leurs privilèges, Audrey répond que ce n’est pas une question de privilèges, dans la mesure où ce qui est remis en cause, à travers cette idée de déclin, c’est la trajectoire de toute une vie, vécue alors comme un échec. Vers la fin du film, Charlie et Tom rencontrent dans un bar un ancien yuppie pour qui l’essentiel, passé un certain âge, est de savoir si vous prenez encore plaisir à répondre à la question: "Qu’est-ce que vous faites dans la vie?" En ce qui le concerne la réponse est négative, même s'il ne croit pas que les gens issus du milieu UHB soient voués à l’échec. Au-delà des grandes théories sur les classes supérieures et leur déclin, c’est donc sur un sentiment de désillusion que se termine le film, un sentiment qui semble surtout masculin. Car dans Metropolitan, ce sont les filles qui, d’une certaine façon, sifflent la fin de la récréation que constituaient les after parties, en rappelant qu’on ne peut pas se retrouver avec les mêmes personnes tous les soirs pour le reste de nos vies. Et de conclure, par la voix de Sally, prête à passer la soirée avec un homme visiblement plus âgé: "Vous les garçons, vous êtes si ennuyeux (8)." L’épilogue à Southampton vient confirmer cette impression: une fois dégagés du rôle purement conventionnel qu’ils doivent tenir auprès des filles, les garçons de la haute bourgeoisie apparaissent comme démunis, leur hantise du déclin se confondant finalement avec leur angoisse de l’avenir.
Dans Barcelona, le déclin porte davantage sur l’image de l’Américain, à travers la politique étrangère de son pays, que sur une classe sociale en particulier. Il y est question d’attentats et de slogans antiaméricains, qui assimilent États-Unis et fascisme, des manifestations auxquelles Fred, l’officier de marine, n’a rien d’autre à opposer que son arrogance, l’arrogance du yankee vis-à-vis de l’étranger, même d’un pays allié comme l’Espagne (9). Lors de la scène du pique-nique, Ted (le vendeur), pour qui l’antiaméricanisme ne repose que sur des préjugés, tente d’expliquer à quelques Espagnols la politique extérieure des États-Unis en prenant comme image celle des fourmis rouges: "Du point de vue américain, un petit groupe de féroces fourmis rouges a pris le pouvoir et opprime la majorité fourmis noires. La politique des États-Unis est de venir en aide à ces fourmis noires en s’opposant aux fourmis rouges dans l’espoir de rétablir la démocratie et d’empêcher les fourmis rouges de prêter main forte à leurs camarades rouges des fourmilières voisines". Pour Ramón, le rival espagnol de Ted, cette description de la politique américaine, où l’on réduit le tiers-monde à un tas de fourmis, est la plus dégoûtante qu’il ait jamais entendue. Dialogue de sourds, que Fred, jusque-là en retrait, interrompt brutalement en écrasant les fourmis rouges avec une pierre. Si cette intervention, pour le moins radicale, "ramboesque", ne peut que conforter les Espagnols dans leurs convictions, la naïveté dont faisait preuve Ted dans sa démonstration souligne à quel point l’image des États-Unis comme "sauveurs du monde", relève ici d’une vision aussi archaïque (décadente) que grotesque. Pour y remédier, il n’y aurait que l’amour, mieux: le mariage, celui de Ted, auquel même Fred finit par se rallier (après avoir vainement tenté de dissuader son cousin en lui rappelant la fin de The Graduate). A cette différence que, si le bonheur de se marier, conjugué à la fierté d’être américain, laisse à penser que c’est l’American way of life qui triomphe, les derniers mots échangés entre Fred, Ted et son collègue, trois Américains types — devant un barbecue, une bière à la main! — de retour chez eux (chacun accompagné d’une belle Espagnole), témoignent plutôt d’un pacte. Ted pointe, parmi les avantages qu’il y a à vivre avec une femme étrangère, le fait que lorsqu’on se comporte de façon stupide ou qu’on se montre terriblement ennuyeux, cela puisse être interprété comme une caractéristique nationale. L’image déclinante du yankee se réduirait ainsi à une sorte d’idiotisme, ce qui échappe à l’autre et que Fred résume évidemment par une formule: "cosa de gringos".
Pour ce qui est du disco, les choses sont plus simples en apparence, le déclin étant suggéré dès le titre, The Last Days of Disco. Le film est censé se passer en 1979, l’année des premières grandes manifestations anti-disco ("Disco sucks!"). Sauf que Stillman ne s’intéresse pas à l’opposition entre pro- et anti-disco, mais plutôt à celle qui existe entre clubbers. Et d’abord entre les yuppies et les autres. La frontière, c’est l’entrée du Club. Impossible à franchir quand on est un yuppie — un physionomiste, véritable cerbère, veille —, surtout si on travaille dans la pub, à moins de se déguiser ou de passer par la porte de derrière. Mais le plus important, c’est bien sûr le rapport des yuppies entre eux, à travers le regard qu’ils portent sur le disco. Alice et Charlotte, n’imaginant pas sortir avec quelqu’un qui travaillerait dans la même boîte qu’elles, investissent le Club comme le lieu social par excellence, le seul endroit où l’on peut se divertir tout en espérant y faire de vraies rencontres. Des rencontres plutôt sexuelles pour Charlotte, prolongeant son plaisir à danser — "avant le disco, on ne savait pas danser", claironne-t-elle —, au risque d’attraper quelques MST (encore un acronyme), ce qui a aussi son intérêt car cela permet de recontacter ses anciens partenaires. Des rencontres davantage amoureuses pour Alice, qui après un premier échec à cause d’un comportement trop sexy, connaîtra l’amour grâce à Josh, l’assistant du procureur, dont la maladie mentale est à l’image du disco. Josh est maniaco-dépressif. Il découvre le Club, là où "on peut boire, danser, bavarder, échanger des opinions et des idées", en pleine phase euphorique, ce qui correspond aux dernières heures, encore glorieuses, du disco. Participant lui-même à l’enquête judiciaire qui aboutira à la fermeture du Club, il précipite sans le vouloir la fin du mouvement. Et possiblement, pour lui, une phase dépressive… L’épilogue se situe quelques mois plus tard. Le disco est mort, tout le monde pointe au chômage (sauf Alice qui, comme Audrey, a réussi dans l’édition, 10). Mais pour Josh, à l’instar de sa cyclothymie, le disco ne sera jamais fini: "Une chose qui a été aussi ample et aussi importante ne meurt jamais. Pendant quelques années, il sera démodé, ridicule, dénaturé, caricaturé, moqué, ou pire: complètement ignoré. On rira de John Travolta, d’Olivia Newton-John, des costards blancs en polyester et de cette pose... [il mime Travolta dans Saturday Night Fever]. Mais ça n’avait rien à voir. Qui ne l’a pas compris ne saura jamais que c’était plus et mieux que ça. Le disco était trop génial pour disparaître à jamais. Il reviendra, un jour". Le finale dans le métro, où Josh, Alice et tous les passagers se mettent à danser, rappelle Fame, mais aussi, via la chanson qu’on y entend — "Love Train" par The O’Jays —, que le R’n’B est à la base du disco, lequel n’était pas qu’une "musique à fric". Sa mort ne saurait être définitive. A défaut de revenir, il survivra à travers d’autres musiques. "Hope is life": "L’espoir fait vivre", telle pourrait être la conclusion de The Last Days of Disco, "mais comme sur une corde raide", faudrait-il ajouter, paraphrasant Paul Valéry. Vivre dans l’espoir de la réussite en étant susceptible de chuter à tout moment, c’est aussi, quelque part, le destin du yuppie.
Avec Damsels in Distress, Stillman parachève l’idée de déclin en l’appliquant à la décadence elle-même. Le Déclin de la décadence est le titre du mémoire qu’écrit Fred. Pour lui, la décadence a complètement dégringolé. Ainsi de l’homosexualité: "Avant, l’homosexualité était raffinée, cachée, sublimée, visant des sommets de créativité et les atteignant souvent. Maintenant, c’est des crétins musclés qui courent en t-shirt." Et à Violet qui lui demande s’il est gay, il répond qu’à une autre époque, cela aurait pu avoir son charme. En fait, la décadence dans Damsels se décline sous deux formes: 1) littéraire, à travers le cours sur le mouvement dandy que suit Fred/Charlie (cette seconde identité dont il se sert pour fréquenter les bars et aborder les jolies filles correspondant à sa propre part de décadence), un cours où il est question, entre autres, d’auteurs anglais aussi raffinés qu’Oscar Wilde, Ronald Firbank et Evelyn Waugh; 2) éducative, via la fraternité D.U. à laquelle appartient Frank, symbolisée par les "fêtes romaines", une sorte de grosse mêlée potache entre les différentes fraternités romaines du college, manifestations appelées à disparaître, au même titre que lesdites fraternités, car trop… décadentes — même les filles finissent par l’admettre: "Voilà ce qui arrive quand on n’enseigne plus le latin à l’école". Deux formes de décadence, l’une dont on déplore le déclin, l’autre qu’on ne regrettera pas, sauf que Stillman, comme toujours, s’amuse à brouiller les pistes. Si la décadence de Fred, l’érudit, n’a aucun mal à supplanter celle de Frank, l’idiot, c’est différent pour les deux autres personnages masculins, Xavier et Thor, qui apparaissent comme les doubles inversés, respectivement de Fred et de Frank. Xavier, avec un X et non un Z même si, pour certains, ça se prononce "Zavier", incarne la version snob de l’instruction. Il s’est composé une image d’étudiant gallomane (il aime le cinéma français, notamment la Nouvelle vague), adepte de la "religion cathare", ce qui fait qu’il est non seulement végétarien, mais aussi "sodomite", au grand dam de Lily, découvrant, après les artichauts, la "beauté" de l’amour par l’autre côté, une religion dont le culte est bizarrement fixé le mardi et qu’il finira par abandonner. A l’inverse, Thor incarne la version sensible de l’ignorance. Il ne connaît rien, pas même les couleurs, faute de les avoir apprises à la maternelle (il a sauté une classe). Mais il a envie d’apprendre, c’est pour cela qu’il est au college. Personnage secondaire mais à qui Stillman offre les deux scènes les plus émouvantes du film. Au début, lorsqu’on lui demande s’il n’a pas honte d’être au college et de ne pas connaître les couleurs, il répond qu’on ne doit pas avoir honte de ne pas savoir. Et son désir d’instruction passe justement par la connaissance des couleurs. A la fin, à l’occasion d’un nouvel arc-en-ciel, il se précipite dehors et, fort de l’aide que lui a apportée Heather, peut enfin nommer les couleurs: "Rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo." Avant, pour lui, l’arc-en-ciel c’était du chinois. Plus maintenant. "Avec l’instruction, on peut tout maîtriser", dit-il en serrant Heather dans ses bras. Et de poursuivre, en pleurs, son énumération: "Magenta, rose, mauve…" Ainsi, à la pédagogie et l’idéalisation du passé, figurées par Fred, répondent la soif d’apprendre et l’attachement au présent, symbolisés par Thor. Comme si Stillman ne retenait finalement que ce qu’il y a de plus beau en chacun. Cela touche à la connaissance, mais dans ce qu’elle a d’illimité. Si pour les garçons, c’est un remède possible à la décadence, pour Violet, ce pourrait être, à travers sa rencontre avec Fred, une alternative aux clichés et aux lieux communs. Sur le chemin — encore long — de la sagesse.

Le cinéma de Whit Stillman, véritable traité des clichés, est un cinéma typiquement américain — au sens où, en plus des thèmes abordés, il délimite des territoires, avec ses frontières à franchir, pour accéder au beau monde ou simplement entrer dans une boîte de nuit, ses barrières à lever, comme celles de la langue ou de l’instruction, ses espaces à traverser, plus intimes les uns que les autres, à l’image de l’appartement-wagon dans The Last Days of Disco — et en même temps très atypique. Au générique de fin de Damsels in Distress, on peut lire: "The spelling of 'doufi' is non-standard, but preferred", écho à la scène où Lily demande à Violet quel est le pluriel de "doofus" (stupide) et que celle-ci lui répond: "'Doufi', parce que ça respecte la racine latine et que 'doofuses', bien que correct, n’est pas très élégant." La différence ne porte pas que sur l’orthographe, elle touche aussi à l’accent (il y a tout un travail sur les accents chez Stillman, le film est d’ailleurs dédié à Sam Chwat, célèbre dialect coach récemment disparu). L’art de Stillman est à l’image du mot "doufi": non-conventionnel. Mais peut-être moins par son écriture, qui finalement "respecte" les règles de la comédie (jusqu’aux happy ends), que par l’accent si particulier que Whit Stillman y ajoute, et qui confère à l’œuvre, outre son originalité, une douceur toute mélancolique.

(1) Whit Stillman, diplômé d’Harvard, a connu les bals de débutantes, a fréquenté le Studio 54 et a rencontré son épouse en Espagne où il travaillait comme agent de vente. Sur la part autobiographique de ses trois premiers films, lire l’article de Chip Brown, Whit Stillman and the Song of the Preppy, sur le site internet du New York Times.

(2) Trois noms qui soulignent le caractère composite et facétieux du cinéma de Stillman. Violet les cite à son professeur, interprété par Taylor Nichols (lequel fait ici un cameo, comme dans The Last Days of Disco, tout en incarnant le même personnage que dans Metropolitan). Mais de ces trois noms un seul, celui de Chubby Checker qui en effet popularisa le twist, est à sa place. Pour le reste, Violet confond Richard Strauss et Johan Strauss, et affabule quant à l’origine du mot charleston, ignorant visiblement le nom de James P. Johnson. Méprise et affabulation: deux ressorts de la comédie auxquels Stillman recourt régulièrement.

(3) Dans Barcelona, c’est Ted le yuppie, un excellent vendeur mais plutôt coincé, originaire de Chicago, qui lit How I Raised Myself From Failure to Success in Selling de Frank Bettger et vit dans l’angoisse qu’on lui prenne un jour sa place, alors que son cousin Fred, un officier de l’US Navy dont le patriotisme borné est incompatible avec la mission qu’on lui a confiée (préparer le terrain avant l’arrivée de la sixième flotte afin que ne se reproduise pas le fiasco de la visite précédente), représente une sorte de preppy bas de gamme, décomplexé mais sans culture.

(4) Le terme UHB est une invention de Whit Stillman, en référence à celui de WASP (White Anglo-Saxon Protestant), popularisé dans les années 60 par E. Digby Baltzell, un professeur de sociologie qui était aussi un grand ami de la famille Stillman. Quant à l’acronyme PLU, il signifie People Like Us.

(5) Il est évident qu’Audrey s’identifie complètement à Fanny Price, l’héroïne de Mansfield Park, personnage timide et excessivement vertueux. Et Stillman ne se prive pas d’établir quelques correspondances entre le roman et son film. Ainsi le refus d’Audrey de participer au "jeu de la vérité" n’est pas sans rappeler celui de Fanny de jouer dans la pièce de théâtre Lovers’ Vows. De même, la relation amoureuse qu’entretiennent Tom et Serena Slocum, au grand désespoir d’Audrey, évoque celle, entre Edmund et Mary Crawford, qui fait tant souffrir Fanny. Coïncidence amusante: dans le roman de Jane Austen, le personnage d’Edmund envisage de devenir clergyman, or Edward Clements, l’acteur qui joue Tom dans Metropolitan (son seul rôle au cinéma), est aujourd’hui pasteur à Toronto.

(6) Au-delà d’une possible équivalence entre la France napoléonienne et les États-Unis d’aujourd’hui, qui ferait correspondre le sentiment antifrançais des Russes à celui, antiaméricain, des Espagnols, c’est surtout le motif du chassé-croisé amoureux qui rapproche le film de Stillman du roman de Tolstoï. On peut voir ainsi l’attirance qu’éprouvent successivement Ted et Fred pour Montserrat (Tushka Bergen) comme un écho lointain à l’amour qui, dans Guerre et Paix, unit le prince André puis Anatole Kouraguine à Natacha Rostov.

(7) Pour Josh, le film n’est qu’un manuel sur l’amour et le mariage pour apprendre aux enfants que les voyous beaux parleurs (style Tramp) sont de bons partis pour les gentilles filles des beaux quartiers (style Lady), alors que pour Des, ce qui compte c’est que Tramp change en découvrant l’amour, qu’il devienne même un père de famille modèle. Alice, qui trouve le film déprimant, ne peut être que séduite par les paroles de Josh, au point de conclure: "Scotty est le plus beau personnage, le film aurait été beaucoup mieux si Lady était partie avec lui", formule qui évidemment anticipe les derniers plans de The Last Days of Disco.

(8) Dans Metropolitan, ce sont les garçons, Nick et Charlie, qui mènent le jeu, mais il apparaît assez vite que toutes ces soirées de discussions sont pour les filles d’un ennui mortel. La partie de strip-poker est le seul moment où, excepté Audrey, elles semblent vraiment s’amuser, à l’image de Sally prenant plaisir à se déshabiller, ce qui fait dire à Nick que "jouer au strip-poker avec une exhibitionniste perd beaucoup de son intérêt".

(9) Le sentiment antiaméricain a toujours été très présent dans la population espagnole, notamment dans les années 1950-70, suite au plan Marshall et à l’installation de bases militaires américaines en Espagne, l’opposition voyant alors dans les États-Unis un soutien au régime franquiste.

(10) Audrey, le personnage de Metropolitan, réapparaît dans The Last Days of Disco sous les traits d’une jeune directrice de maison d'édition.

Complément: Love & Friendship (2016).

L'Anglaise et le Duck.

[duck. Contraction de dumb fuck. Se dit, entre autres, d'une personne complètement stupide. Exemple: le personnage de Sir James Martin dans Lady Susan de Jane Austen]

Whit Stillman et Jane Austen, ça ne date pas d'hier. Mansfield Park irriguait tout Metropolitan, le premier film de Stillman, au point d'ailleurs que le personnage d'Audrey, l'héroïne du film, grande lectrice d'Austen, pouvait être vue comme une version contemporaine de Fanny Price, l'héroïne timide et vertueuse de Mansfield Park. C'était il y a 25 ans. Aujourd'hui Stillman revient à Austen, fort des trois autres films qu'il a réalisés par la suite (où l'on retrouvait l'idée de déclin présente depuis le début, quant aux classes supérieures, à l'Amérique, au disco et... à la décadence), mais cette fois dans un autre contexte, qu'on pourrait qualifier d'originel, celui de l'Angleterre à la fin du XVIIIe, l'Angleterre géorgienne dans toute sa splendeur (la décadence ce sera pour plus tard), véritable terreau du cinéma de Stillman. Et de Jane Austen, fine observatrice de la gentry de l'époque, son modèle romanesque, de Metropolitan à "The Cosmopolitans". Ce qui ferait de Love & Friendship une sorte de préquel de l'œuvre stillmanienne, le film d'avant Metropolitan.
Mais pourquoi Lady Susan, œuvre de jeunesse méconnue de Jane Austen, jamais publiée de son vivant, vraisemblablement parce qu'elle n'en était pas satisfaite, peut-être aussi à cause de la forme, celle du roman par lettres, genre encore en vogue à la fin du XVIIIe (l'héroïne rappelle la Merteuil des Liaisons dangereuses), mais un peu frustrant quand on a le talent d'Austen, même si elle s'y était déjà essayée, dès l'âge de 15 ans, et brillamment, avec Amour et Amitié (Love & Freindship, avec la faute d'orthographe, qu'on pourrait traduire par "Amour et Amytié", titre repris donc par Stillman pour son nouveau film, mais sans la faute d'orthographe, à la fois parce qu'il n'aimait pas le titre "Lady Susan" — que personnellement je préfère — et pour faire écho aux grands romans d'Austen que sont Sense & Sensibility — écrit d'ailleurs, initialement, sous forme épistolaire avant d'être réécrit à la troisième personne, le fameux discours indirect libre cher à Austen — et Pride & Prejudice)? Oui donc, pourquoi Lady Susan? Stillman dit aimer beaucoup le roman, mais ce n'est pas suffisant, il y a forcément autre chose qui explique ce choix...

Avant d'aller plus loin, un petit détour par Chesterton, grand admirateur du génie comique de Jane Austen, avec un extrait de sa préface à l'édition originale d'Amour et Amitié (qui date de 1922!):

"Chacun sait que la romancière a laissé un fragment inachevé, publié depuis sous le titre Les Watson, et un récit épistolaire complet, Lady Susan, qu'apparemment elle avait elle-même décidé de ne point publier. Toute préférence en ce domaine n'est que préjugé, puisque ce sont des affaires de goût auxquelles on ne peut rien; mais j'avoue que je vois un étrange accident de l'histoire dans le fait que des choses aussi ennuyeuses en comparaison que Lady Susan soient déjà imprimées, tandis qu'un texte aussi alacre qu'Amour et Amitié ne l'a jamais été jusqu'à présent. C'est, à tout le moins, une curiosité de la littérature que de pareilles curiosités littéraires soient restées cachées ainsi, presque par accident. On a certainement senti, fort justement, qu'il est possible d'aller beaucoup trop loin une fois qu'on a commencé à vider la corbeille à papier d'un écrivain de génie sur la tête du public, et qu'en un sens cette corbeille à papier est aussi sacrée que la tombe elle-même. Néanmoins, et sans m'arroger plus de droits en l'affaire que n'en a quiconque à son goût personnel, j'espère pouvoir dire que, pour mon compte, j'aurais volontiers laissé Lady Susan dans la corbeille si j'avais pu reconstituer Amour et Amitié pour mon album intime, afin d'en rire encore et encore tout comme on rit des grands burlesques de Peacock ou de Max Beerbohm..."

Les petits pois.

Donc, pourquoi Lady Susan? Et, pourquoi choisir comme titre celui d'un autre roman de Jane Austen, Love & Friendship, roman réputé meilleur, car plus enjoué, plus léger, plus moderne aussi, bien que plus précoce, peut-être parce que justement plus enjoué et plus précoce, presque enfantin? Pour donner à Lady Susan, œuvre par trop sérieuse et plutôt sombre, ce qui fait le sel de Love & Friendship?... Oui mais alors, pourquoi ne pas adapter directement Love & Friendship? Peut-être parce que dans Lady Susan se trouve néanmoins, sous sa forme la plus brute, l'essentiel du cinéma de Stillman: où l'on parle des choses de l'amour et du mariage, de la position des femmes et des hommes dans la société, de l'éducation des jeunes filles et de leur entrée dans le monde... Où les femmes font preuve, quel que soit leur degré de moralité, d'une finesse d'esprit qui les “affranchit” — spirituellement à défaut de l'être socialement — de l'autorité des hommes, quand bien même ceux-ci se croiraient aussi les maîtres du jeu, dans le domaine de l'amour, faisant preuve, au contraire, en la circonstance, d'une naïveté confondante, quand ce n'est pas tout simplement de la sottise (Sir James, découvrant les petits pois, est cousin en idiotie des gros "débiles" qui peuplent Damsels in Distress, tel celui qui, lui, découvre les couleurs de l'arc-en-ciel, personnages ridicules, dont on se moque aisément, mais que Stillman, à l'instar de Jane Austen, sait rendre toujours attachants). Cela dit, les femmes aussi peuvent être naïves, voire même un peu sottes... Et “wit” Stillman, comme Jane Austen, en bons moralistes qu'ils sont (même à dix-huit ans, concernant Austen), avec le sens de l'humour qui les caractérise, l'ironie mordante dont ils sont capables, ne se privent pas de le rappeler. C'est bien de cela qu'il s'agit... Tout Stillman est là dans Lady Susan, ses personnages, ses répliques, même ses petits morceaux dansés (le chesnut en lieu et place du cha-cha-cha, du disco, des claquettes et de la sambola)... Pourtant, j'en suis convaincu, il y a autre chose pour expliquer le choix de Lady Susan.

Toujours avant d'aller plus loin, un petit détour par Rohmer... Love & Friendship se déroule en 1793 (ou à peu près), soit la même période que L'Anglaise et le Duc de Rohmer. Il existe des similitudes entre les deux films. Dans les deux cas, il s'agit du regard que porte une Anglaise: l'une, chez Rohmer, sur la Révolution française, au moment de la Terreur; l'autre, chez Stillman, sur ses congénères, la petite gentry, sous le règne de George III. Dans l'Anglaise et le Duc, c'est le regard d'une belle étrangère (au cou de cygne), témoin privilégié (elle se trouve à Paris) des grands événements qui marquèrent la Révolution, tout en s'y montrant hostile (elle est décrite comme une “incorrigible royaliste”). Dans Love & Friendship, c'est le regard non pas d'une étrangère, mais d'une femme sans scrupules, étrangère, elle, aux bonnes mœurs de la société géorgienne, usant de tous les stratagèmes (à commencer par la séduction) pour arriver à ses fins (“un beau mariage”, comme aurait dit Rohmer). En un sens c'est elle la révolutionnaire, suscitant la haine (le plus souvent), mais aussi la fascination (chez le jeune Reginald), voire l'admiration (ainsi de son amie Alicia, devenue américaine dans le film, ce qui en fait le véritable regard extérieur du film, en même temps que l'alter ego de Stillman: elle n'est pas qu'une simple confidente, elle est aussi la conseillère de Lady Susan, la guidant — tel un metteur en scène — dans son jeu avec les autres, au grand dam de son époux, image même de la "respectabilité", qui la menace, si elle continue de fréquenter Lady Susan, de la renvoyer dans le Connecticut).
Evoquant la Révolution française, dont on dit volontiers qu'elle n'intéressa jamais Jane Austen, je pense une fois encore à Chesterton qui, en conclusion de sa préface, écrivait à propos d'Austen que “nulle part il n'y a l'ombre d'un indice pour suggérer que cet esprit indépendant, cette intelligence rieuse, ait jamais cessé de se contenter de l'étroite routine domestique où elle écrivait, entre le soufflé et le pudding, une histoire aussi domestique qu'un journal intime, sans même regarder par sa fenêtre pour remarquer la Révolution française.” Et qu'on ne m'objecte pas qu'il n'y a pas non plus l'ombre d'un indice pour suggérer le contraire...

Ainsi donc, selon Chesterton, et en extrapolant un peu, Lady Susan serait à la fois une œuvre mineure de Jane Austen, un brin ennuyeuse (en comparaison de Love & Freindship, autre œuvre de jeunesse), et, puisque le texte a été écrit vers 1793-1794 et que Austen ne saurait être si détachée que ça de la tourmente révolutionnaire, le portrait d'une femme qui, dans le milieu très fermé de la gentry anglaise, ferait sa propre révolution, à la campagne, non pour faire tomber des têtes ou mettre fin aux privilèges (faut pas exagérer, on est en Angleterre), mais, plus égoïstement, retrouver les siens, de privilèges, en se jouant de tous ces riches nobliaux (à commencer par le plus sot), sous le regard bienveillant, autant que malicieux, de sa meilleure amie Alicia (qui entre les mains de Whit Stillman devient américaine, bref Stillman lui-même, on l'a dit). Et pour retrouver la fraîcheur et la vivacité contestataire de Love & Freindship (que Jane Austen écrivit, je le rappelle, à l'âge de 15 ans), non seulement lui emprunter son titre, mais surtout adjoindre à Lady Susan, devenu Love & Friendship, des rires et de la vitesse, qui voit les scènes se succéder sans temps mort, parfois abruptement, comme si des pages du script avaient été arrachées. Soit la recette de la screwball comedy, dans laquelle l'idiot a évidemment toute sa place, pour mieux faire passer, outre une certaine préciosité inhérente à ce genre de film froufroutant, la profusion des dialogues, le péché mignon de Stillman, son côté sturgessien (Preston) — le film n'est d'ailleurs pas sans évoquer The Lady Eve.
Le rythme, c'est un des grands atouts du cinéma de Stillman. Et qui ne repose pas que sur la musique (comme ici la musique baroque dirigée par Mark Suozzo, et le joli morceau d’ouverture de Benjamin Esdraffo), ni quelques pas de danse (là, le chesnut, typiquement austenien), mais aussi, et surtout, sur la parole (cf. par exemple la lecture des lettres, avec ou sans ponctuation, ou encore le phrasé de Sir James Martin), ainsi que le rappelait Chris Eigeman dans Barcelona, expliquant que chaque conversation a son propre rythme, que ce qu'on y raconte est pris dans une sorte d'élan, qui vous pousse parfois à dire des choses que vous ne devriez pas. La parole et son corollaire, les accents, là aussi toujours très travaillés chez Stillman, et peut-être jamais autant que dans ce film. Cf. la belle diction, so british, de la non moins belle Kate Beckinsale (actrice d'origine anglaise qui, avec Chloë Sevigny, formaient un irrésistible duo dans The Last Days of Disco), entourée d'acteurs aux accents distingués et qui se distinguent, subtilement, les uns des autres — à certains moments, on croirait écouter une pièce radiophonique de la BBC —, ce qui confère au film une saveur d'autant plus exquise que les voix se trouvent comme colorées par les jeux de lumière que Stillman y associe.
Dans Metropolitan, Tom, le socialiste, objectait à Audrey, qui lui confiait que Mansfield Park était un de ses livres préférés, que les romans de Jane Austen (qu'il n'avait jamais lus) étaient très mauvais sous prétexte — orgueil et préjugés — que ce qui y était écrit était ridicule pour le lecteur d'aujourd'hui. Objection absurde et contredite par les faits — il en fera l'expérience. Les romans de Jane Austen, sous leurs dehors forcément datés, énoncent des vérités qui, elles, au contraire, sont hors du temps, hors des modes, hors des révolutions, donc forcément d'actualité. C'est comme ça et c'est tout, dirait Chesterton. C'est ce à quoi s'attache à nous montrer Whit Stillman. Avec cette douce ironie, elle-même austenienne, qui sied à son cinéma.

Bonus:

Dry Your Eyes, Brenda & The Tabulations, 1967.

La sublime chanson de Brenda Payton dont se sert Whit Stillman dans son film Metropolitan pour accompagner la "débutante" Audrey, traînant son chagrin, en même temps qu'elle fait ses emplettes (c'est la veille de Noël), dans les beaux quartiers de Manhattan. Séquence située très précisément au milieu du film, comme si elle en était le cœur.

L'ami Whit. (french humor)

"Quand je suis poussé dans mes derniers retranchements, j'ai généralement deux façons de me comporter: comme un petit con, ou comme un con absolu."

Des hamburgers trop saignants.

Relisons le livre Les Derniers Jours du Disco de Whit Stillman (2000, trad. Olivier Grenot, 2014), sous-titré: Récit des événements véritables ayant inspiré le film du même nom, par Jimmy Steinway le "publicitaire dansant"... qui donc n'est pas le scénario du film mais sa transposition en roman, autant dire qu'on y trouve pas mal d'éléments qui éclairent sur ce qu'est l'art stillmanien, à partir d'un thème privilégié — le portrait d'un petit groupe issu des classes (les plus) aisées —, tel qu'il apparaît dans l'ensemble de l'œuvre, de Metropolitan à The Cosmopolitans (le pilote), en passant, outre les Derniers Jours du disco, par Barcelona et Damsels in Distress, auquel on ajoutera Love & Friendship, le dernier film (en costumes) de Stillman.

Extrait du roman (le passage sur les hamburgers qui fait écho au finale de... Barcelona): 

"Pour la plupart d'entre nous, la véritable histoire a débuté non pas devant le Club ce soir-là, mais plusieurs semaines plus tôt, lors du fameux raout de Kate Preston à Sag Harbor, le week-end de la Fête du Travail.
Le père de Kate était rédacteur en chef du magazine Futura et, à ce titre, une star emblématique de notre firmament havardien. Sans doute, au sein de notre petit groupe, certains se sont-ils orientés vers une carrière dans la publicité, le droit ou la gestion de boîte de nuit, mais cela ne signifie pas que nous ayons abandonné nos centres d'intérêt intellectuels et nos aspirations, bien au contraire. Les intellectuels professionnels ont tendance à se persuader que le monde des idées et de la pensée leur appartiennent en propre. En vérité, quelques-uns des meilleurs esprits ont finalement fui la médiocrité, les rivalités et les bas salaires du ghetto littéraire et intellectuel.
Sag Harbor fait partie d'une ensemble de stations balnéaires dénommées "les Hamptons", situées à la pointe orientale de Long Island, à un peu plus de deux heures de New York. Parmi elles, Sag Harbor est celle qui possède une aura "littéraire", franchement méritée, je dois le dire. Beaucoup d'écrivains, d'éditeurs, et de personnes vibrionnant dans le petit monde du théâtre et des arts concomitants y passent leurs vacances, voire y demeurent — et ceux qui n'y habitent pas y séjournent souvent. A l'instar des stations voisines, Sag Harbor déploie une vie mondaine particulièrement intense en été, qu'il a longtemps été de bon ton de décrier. Une de ces poses, plutôt stupides, que tout le monde semble contraint d'adopter pour la forme. Mais pour être honnête, j'y ai toujours trouvé la vie sociale assez épatante, surtout depuis cette première soirée chez Kate Preston.
L'étonnant raout de la Fête du Travail a débuté à 13 heures environ et s'est achevé après la tombée de la nuit. Nous étions tous censés apporter quelque chose à manger et à boire et donner un coup de main. Tom Platt et moi étions chargés des condiments et du pain pour les hamburgers (nous avions découvert cette marque de petits pains patate moelleux et savoureux — Martin's, je crois — que l'on trouve dans l'île). C'était à moi de me mettre en premier au gril, et c'est dans cette occupation que j'ai rencontré Alice, qui soutenait mordicus que la viande de mes hamburgers était bien trop saignante.
— C'est dégoûtant, disait-elle, chaque fois que j'en terminais un.
Je lui reprochai d'être une anti-viande, une végétarienne invétérée.
— Pas du tout, j'aime les hamburgers, mais seulement quand ils sont bien cuits.
Avant mon installation en Europe, les femmes que j'ai aimées — et Alice fut la dernière et la plus marquante d'entre elles — préféraient la viande très cuite, pratiquement calcinée, et leur couleur préférée était toujours le bleu. J'ignore s'il existe un lien entre ces préférences. (Curieusement, les Français appellent bleue la viande à peine saisie.)
Quelle impression m'a-t-elle faite au début? Une impression très forte. Loin de ressembler à la séduisante actrice blonde Chloë Sevigny, qui interprète le personnage dans le film, elle était plus petite, les cheveux noirs, l'allure moins époustouflante, mais plutôt jolie, à mon sens. Elle n'avait alors que vingt et un ans, et à maints égards faisait encore plus jeune. Je dois dire que beaucoup ne la trouvaient pas particulièrement sexy. Pour eux, elle était simplement "normale". Dieu merci, le manque de goût et de discernement esthétique est largement répandu parmi les hommes de ma génération.
Pour qui est sensible à ce genre de visage, Alice avait un regard extrêmement doux et romantique, de beaux sourcils brun clair, tombant en diagonale au-dessus de ses yeux sombres, chaleureux, sincères, aimables, qui promettaient la plus attachante des compagnes à qui avait la chance de devenir son ami. Qu'elle en joue ou pas, son expression avait quelque chose d'émouvant, du moins pour les personnes réceptives. Mais alors qu'un tel regard laisse généralement présager une personnalité triste, rêveuse et, souvent, dépourvue d'humour et mélancolique, Alice était au contraire drôle, charmante et gaie chaque fois qu'elle avait une raison de l'être. (Elle n'était pas "bêtement gaie", comme certaines personnes très ennuyeuses que l'on croise couramment; d'ailleurs j'ai été accusé de l'être moi-même.) Bien sûr, comme toute jeune femme sortant à peine de l'adolescence, elle pouvait être sujette à des périodes de cafard et de "dépression", mais chez elle, ces crises étaient justifiées, légitimes, et puis elle trouvait toujours des moyens d'en sortir sans culpabiliser la terre entière.
Une observation dont on peut douter de la véracité, mais que je me risque cependant à proposer: la plupart des femmes qui semblent murées dans un silence fascinant, dans une attitude à la fois rêveuse et mystérieuse, se révèlent généralement... peu intelligentes ou peu sociables. S'engager dans une relation sérieuse avec elles peut annoncer, si je me fie à mon expérience, un voyage sans retour dans les tréfonds de la solitude. Réflexion cruelle, j'en conviens, et ces femmes pourraient probablement dire la même chose de nous. Mais quel dommage! Si les gens étaient tous aussi fascinants qu'ils le paraissent, quelle vie ce serait. D'un autre côté, il faut bien dire que beaucoup de gens qui ne paraissent pas du tout fascinants, mystérieux ou attachants, se révèlent l'être en fait. Je l'ai très souvent remarqué dans l'environnement professionnel, où l'on rencontre des personnes parfaitement inintéressantes à première vue, et qui sont tout le contraire en réalité. J'imagine que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai toujours beaucoup aimé le monde du travail.
Après moi, ce fut au tour de Tom de se mettre aux fourneaux. J'attendais Alice, je supposais qu'elle viendrait avec moi fureter ici et là parmi les invités de la fête. Nous avions vraiment sympathisé. Je pensais qu'un lien réel s'était établi entre nous. Au lieu de cela, elle est restée collée sur place, appuyée à la table où l'on préparait les hamburgers et les hot-dogs, à bavarder avec Tom et à se passionner pour sa technique de cuisson. Je décidai donc de m'attarder là moi aussi.
Evidemment Tom n'était pas, mais alors pas du tout insensible à un regard mélancolique et rêveur dans les yeux d'une jeune femme. C'était d'autant plus surprenant à voir que, pendant des années, il avait été follement amoureux d'une fille de Wheaton très séduisante, extrêmement sexy pour qui aime les cardigans moulants, du nom de Jennifer Robbins (à ne pas confondre avec toutes les autres Jennifer Robbins). A la fac, ils faisaient partie des couples les plus en vue, prenant un verre le samedi soir au fameux bar Hasty Pudding, entre autres choses. Je pense que Jennifer a été la première jeune femme que j'ai vue boire du whisky sour. C'était l'un de ces couples enviés par les deux sexes, moi y compris.
Avec Alice, Tom était complètement métamorphosé, beaucoup plus décontracté et enjoué qu'il ne l'était à l'université. Peut-être était-ce l'atmosphère de la Fête du Travail ou le relâchement général qui l'accompagnait. De même, Alice n'avait plus avec lui le ton taquin qu'elle avait adopté avec moi, elle oubliait de le harceler sur la cuisson de ses hamburgers.
Lorsque Tom s'est éloigné pour aller chercher un autre plateau de steak haché, je lui ai demandé la raison de ce changement d'attitude.
— C'est juste que ses hamburgers sont bien cuits, dit Alice. Ça nous permet de parler d'autre chose.
— Je pensais que c'était pour me taquiner que tu disais que mes hamburgers n'étaient pas assez cuits.
— Non. Tes hamburgers étaient effectivement trop saignants. Ce n'est pas bon pour la santé.
— Tu n'as jamais entendu parler du steak tartare? Les gens mangent de la viande crue tout le temps. Moi, j'adore ça.
— Oui, répliqua-t-elle. J'ai remarqué.
— Je pensais que tu disais ça seulement pour m'impressionner.
— Je ne dis pas les choses pour impressionner.
— Ah bon! répondis-je de ce ton sceptique assez détestable qu'on se laisse aller à prendre trop facilement, en le regrettant aussitôt. Quand je suis poussé dans mes derniers retranchements, j'ai généralement deux façons de me comporter: comme un petit con, ou comme un con absolu.
— Non, ce n'est pas mon genre, dit-elle.
Alice n'était pas, je l'ai compris plus tard, de ces personnes qui cherchent à se rendre intéressantes, à séduire en taquinant ou en flinguant le sexe opposé. Elle pensait vraiment que mes hamburgers étaient trop saignants, et notre conversation, intéressante de mon point de vue, ne s'était en réalité jamais élevée au-dessus du niveau du barbecue.
D'un autre côté, la façon dont elle et Tom communiquaient me faisait penser à des vagues de micro-ondes, une quantité impressionnante d'informations, d'opinions et d'idées échangées instantanément. Tom se comportait comme s'il avait reçu une dose de penthotal ou d'un sérum de vérité, déversant ses tripes devant Alice d'une façon que je n'aurais jamais imaginée auparavant (plus tard, j'ai bien vu qu'il omettait volontairement certaines choses essentielles).
Je n'en tins pas rigueur à Tom personnellement, mais c'était insupportable de se trouver avec lui en présence des filles. Elles se pâmaient devant lui, parfois de la manière la plus ignoble, et Alice, fille sensationnelle par ailleurs, ne faisait visiblement pas exception à la règle.
En dépit de mes fermes résolutions d'affronter calmement ce genre de situation, j'étais fou de rage et finalement je m'éclipsai furtivement, sans attirer l'attention d'Alice. Elle avait été assez charitable pour ne pas remarquer mon air grincheux quand elle n'avait plus eu d'yeux que pour Tom. Comme pour toute expérience humiliante (et la concurrence avec Tom Platt allait toujours être pour moi une expérience humiliante), j'entrepris immédiatement de l'évacuer de mes pensées, et la fille avec. C'est ainsi que nous agissons souvent à l'encontre de nos propres intérêts, pour protéger sur le coup notre ego et notre amour-propre. Je n'étais plus là pour observer que la relation remarquable entre Alice et Tom n'avait aucune conséquence ou suite immédiate. L'occasion de séduire une fille, déclinée ou non suivie d'effet revient à ne pas avoir d'occasion du tout, si je m'en tiens à ma propre expérience.
Rien de tout cela n'a été directement mentionné ni montré dans le film. Le scénariste et le réalisateur, grisés peut-être par le titre qu'ils avaient choisi et sa référence puissante au "disco", ont choisi de démarrer les premières séquences dans les rues de Manhattan sud, aux abords du Club où nous nous sommes tous rencontrés par hasard ce soir-là, et souvent retrouvés par la suite."

Résumons.

La comédie selon Stillman, on l'a dit, c'est comme l’orthographe du mot "doufi" (ainsi qu'on l'apprend dans Damsels in Distress), elle a quelque chose de non conventionnelle. Et, de la même façon que "doufi" est préférable à "doofuses" — le pluriel de "doofus" (stupide) — parce qu'il respecte la racine latine et que "doofuses" bien que correct n'est pas très élégant... la comédie stillmanienne, elle, est préférable à toutes ces comédies standards qui fleurissent sur nos écrans, à l'écriture si formatée (correcte mais pas très élégante) qu’il ne reste pas grand-chose une fois que le film a été vu. Chez Stillman, au contraire, le plaisir dure bien plus longtemps. C’est comme un parfum avec ses trois notes: de tête (la plus volatile, pas toujours agréable, parfois trompeuse), de cœur (celle qui détermine véritablement le "thème" du film) et de fond (la plus tenace, qui persiste après l’évaporation des deux autres et vous marque durablement). C’est d’autant plus vrai que Damsels est un film olfactif, à l’odorat très développé (avec un risque de "choc nasal" quand les garçons des lettres romaines passent trop près!), un film qui a du nez, qui "sent" les choses (il y a de l'empirisme chez Stillman), surtout qui a du goût. Du goût et des couleurs: Violet, Lily, Rose, les prénoms des filles, également des noms de fleurs (bizarrement les mêmes que dans The Brown Bunny de Vincent Gallo)... Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge, ces couleurs que Thor, un des garçons du groupe, ne connaît pas (faute de les avoir apprises à la maternelle), mais qu'il finira par reconnaître, à l'occasion d'un nouvel arc-en-ciel, jusqu'au... magenta qui pourtant n'existe pas!
Comme toujours chez Stillman, on ratiocine (sur les garçons, ceux beaux et intelligents que les filles doivent éviter — car trop arrogants et, de toute façon, à la longue ennuyeux — au contraire du neuneu "romain", le "doofus" donc, au potentiel limité mais plus gratifiant pour une fille puisque, supérieure, c'est elle qui l'aidera à progresser), on discute à bâtons rompus comme dans les comédies satiriques de Thomas Love Peacock (il en est question lors du cours de pédagogie), auteur avec lequel Stillman partage pas mal de choses (le refus de la narration classique, le côté élitiste...). Il paraît que les comédies de Love Peacock doivent beaucoup à Aristophane (cf. Wikipédia). Y aurait-il un lien entre le film de Stillman et L’Assemblée des femmes? C'est dans cette pièce que les femmes créent un plat aux multiples ingrédients, à la fois aigres et doux, pour satisfaire tous les goûts, notamment masculins (le nom du plat a donné naissance au mot le plus long en grec ancien). L'équivalent dans Damsels serait le "savon magique" que découvre Violet (incarnée par Greta Gerwig, découverte, elle, à cette occasion, une grande bringue géniale, sorte d'Ingrid Bergman indie), plus efficace encore que les claquettes pour prévenir la dépression et le suicide à Seven Oaks, un savon qui permettrait aux filles de trouver le garçon idéal (comme dans un conte, c'est dire si on est loin de la réalité), à condition toutefois que ledit garçon se conforme à certaines règles (bah oui quand même) et renonce, en cadence, à la décadence.
Qu'en est-il alors de tous ces personnages que Stillman se plaît à mettre en scène avec ironie et par moments de façon très caustique? Plus précisément: qu'en est-il de ces personnages dans leur rapport même à la comédie, celle qu'on qualifie de mœurs, dans ce qu'elle a de sophistiquée et/ou de loufoque, qui fait écho à la comédie hollywoodienne des années 30, rapprochant Whit Stillman des grands maîtres du genre, Preston Sturges en particulier? Disons d'abord que chez Stillman les hommes tendent à la prendre (trop) au sérieux, cette comédie, alors que les jeunes femmes, elles, aiment plutôt la jouer. Et c'est ce qui fait tout le sel de la comédie stillmanienne, de Metropolitan à Love & Friendship, de Jane Austen (Mansfield Park) à... Jane Austen (Lady Susan), en passant par Dale Carnegie (Comment se faire des amis), Carl Barks (Oncle Picsou), Evelyn Waugh (Grandeur et Décadence) et tous ceux que j'ai déjà cités ailleurs... comédie qui oppose (tout en s'opposant, comme dans Les Derniers Jours du disco et Damsels in Distress, à cette loi dynamique qui veut que "les contraires s'attirent"), qui opposent donc les hommes et les femmes, les premiers, qu'ils soient brillants, arrogants, ennuyeux ou carrément stupides, aux secondes, qu'elles soient séduisantes, fascinantes, timides ou intimidantes... Mais surtout, il y a cette vérité, première parmi toutes celles qui font la beauté du "style de Stillman" (en référence à Buffon que je citais en exergue), c'est que les jeunes femmes chez lui, qu'elles s'appellent Audrey, Alice, Violet ou Susan, soit les quatre principales figures féminines (pour l'instant) du cinéma de Stillman, ont en commun de savoir d'emblée, ou assez vite pour celles qui doivent passer par l'expérience, à quel jeu il leur faut se prêter, auprès des hommes, pour tracer leur chemin, sachant très bien ce qu'elles veulent faire de leur vie, là où les hommes semblent davantage prisonniers de leur statut, non pas de "mâle toxique" (image convenue, trop dans l'air du temps) mais de "sexe comiquement complexe", pour rester dans la référence buffonienne et se limiter aux classes supérieures, empêtrés qu'ils seraient, eux, dans le grand jeu des représentations, qu'il s'agisse de l'intello pénible, du beau cynique, du yuppie torturé... quand ce n'est pas dans leur propre bêtise — pensons au gros balourd qui ne peut s'adresser à une fille sans une chope de bière à la main, ou encore au riche prétendant, con comme la lune, qui rigole de tout et s'extasie à la vue de petits pois... C'est dire si chez Stillman, les jeunes femmes ont toujours comme une longueur d'avance sur les hommes, même si au départ elles n'en ont pas forcément conscience, ou plutôt si, mais qu'elles doivent prendre leur mal en patience, le temps que les hommes assurent leur rôle, celui que leur imposent les conventions ou qu'ils s'imposent eux-mêmes, un temps plus ou moins long auquel il reviendra à la jeune femme de mettre fin, quand le moment sera venu de passer à autre chose... Ce qui explique que "l'homme stillmanien", prenant à cœur (ou non) cette comédie à laquelle il se doit de participer, peut aussi se révéler touchant, lorsqu'il y fait preuve de maladresse, que l'épreuve tourne court ou qu'elle le laisse totalement démuni. C'est là toute la subtilité du cinéma de Stillman, dans le bon dosage qu'il y a à trouver, à l'instar du vodka tonic d'Alice dans les Derniers Jours du disco, entre le jus de citron (des garçons), la vodka (des nanas) et l'eau tonique qu'y ajoute Stillman pour compléter son cocktail. D'où ce côté acidulé, du fait de l'opposition qui existe entre la complexité des hommes et la forte personnalité des femmes, même des plus timides, comme Audrey dans Metropolitan. Des femmes dont Stillman, en bon moraliste, sait aussi se moquer, quand il le faut, lorsque celles-ci jouent trop ostensiblement la comédie, qu'elles se moquent autant d'elles-mêmes que de leur petit cercle d'admirateurs. Ce qui nous ramène à Jane Austen, à son roman Amour et Amitié (dont le titre anglais, Love and Freindship, mais sans la faute d'orthographe, a servi à Stillman pour son adaptation de Lady Susan) et à la préface que rédigea pour l'édition originale, plus de cent ans plus tard, le grand Chesterton, admirateur lui aussi du génie comique d'Austen.

Lors d'une récente controverse dans la presse sur la sottise et l'uniformité de toutes les générations humaines qui nous ont précédés, quelqu'un écrivit que dans le monde de Jane Austen les dames étaient censées défaillir quand on les demandait en mariage. A ceux qui se trouvent avoir lu ne fût-ce qu'un seul livre de Jane Austen, cette association d'idées paraîtra quelque peu comique. Elizabeth Bennet [dans Orgueil et Préjugés], par exemple, se voit demander deux fois en mariage par deux admirateurs fort assurés, voire impérieux; et il est bien certain qu'elle ne s'évanouit pas. Il serait plus près de la vérité de dire que ce sont eux qui s'évanouissent. Quoi qu'il en soit, il peut être amusant, pour ceux que ce genre de choses amuse, et peut-être même instructif pour ceux qui ont besoin de cette sorte d'instruction, de savoir qu'on pourrait appeler le tout premier ouvrage de Jane Austen une satire sur cette fable de la dame en pâmoison. "Prends garde aux accès de pâmoison... Quoiqu'ils puissent être rafraîchissants et agréables sur le moment, ils feront à la longue, crois-moi, la ruine de ta constitution s'ils se répètent trop souvent, et en des heures inopportunes." Tels furent les mots de Sophia expirante à Laura éplorée [dans Amour et Amitié]; et il y a des critiques pour les citer à l'appui de le thèse selon quoi la société entière défaillait dans la première décennie du XIXe siècle! Mais en vérité, tout le sens de cette petite facétie est que les vapeurs sentimentales n'y sont pas ridiculisées en tant que fait — quand bien même il s'agirait d'une mode —, mais seulement en tant que fiction. Si Laura et Sophia paraissent grotesquement invraisemblables, c'est qu'elles défaillent comme jamais les dames ne défaillent en réalité. Ces ingénieux modernes pour lesquels les dames s'évanouissaient en effet se laissent abuser, au fond, par Laura et Sophia, et ils leur prêtent foi contre Jane Austen. Ils croient non les gens de l'époque, mais ses romans les plus absurdes, ceux auxquels même les gens de l'époque qui les lisaient ne croyaient pas... (G. K. Chesterton)