12/08/2025

Le cas Moullet


  Les Naufragés de la D17 de Luc Moullet (2002).

  Bande à part et contrebande.

Ex fan des sixties, où sont tes années folles?
Que sont devenues toutes tes idoles? 
Disparus Eustache, Truffaut, Demy
Pialat, Rohmer, Chabrol 
Idem Rivette, Mocky
Godard, Straub, Vecchiali 
         
          Et puis Rozier (roses et rosaces... rosarum rosis rosis)

Reste donc Moullet, l'iconoclaste, ou encore l'homme des Roubines, pour le dire vite, en "courant" (Gérard), ou à vélo... moins maintenant. Bref, retour sur son œuvre.

Et pour commencer: Un steak trop cuit (1960), le premier film de Moullet.

Jeunesse d'un repas. 

Un steak trop cuit est un film très cru (pour l'époque). Grossier mais pas vulgaire, comme on dit, où se devine en germes, comme on dit aussi, le futur cinéma de Moullet (le steak préfigure — à l’envers — l’itinéraire du thon et de la banane dans Genèse d’un repas, on y pratique déjà l’escalade, celle d’une porte, on y parle même du Parpaillon, qu’on monte sur le treize dents...). Jojo, le petit frère qui jure comme un charretier (un gros mot à la minute), bouffe comme un cochon, éructe, va aux chiottes (on lui refile les Cahiers en guise de papier toilette), crache (ah, le vol de la saucisse!), se fout de la pureté des jugements synthétiques et de Kant en général ("les noumènes c’est de la merde!"), tout ça pour embêter sa sœur qui a rendez-vous avec son amoureux, se révèle à l’arrivée un bon garçon (il restera faire la vaisselle).
La référence, précise Moullet, c'est le Michel Simon des années trente (On purge bébé et Boudu de Renoir, l’Atalante de Vigo...), plus qu’un mixte Léaud-Belmondo. Dans ce film "vomitif", défécatoire, expulsionnel, Moullet libère une énergie, à la fois potache (il n’a que 23 ans) — où fleurissent les jeux de mots foireux ("Comment Françoise va-t-elle?", "Tu es beaucoup trop moulée", etc.) — et vivifiante, parce que brute de décoffrage, comme si le "steak" en question, trop cuit, était la réponse ironique de Moullet, non seulement à la "bonne cuisine" du cinéma français de l’époque (la fameuse "qualité française"), mais aussi au "steak" plus tendre, plus raffiné, qu’avait cuisiné Rohmer, cinéaste kantien s’il en est, dans Charlotte et son steak, son premier film à lui aussi, un petit "conte moral" avant l'heure. Ici on ne mange pas avec délicatesse, la bouche en cul-de-poule (comme Godard dans le film de Rohmer), mais au contraire avec les mains, sans retenue, et peu importe les taches puisqu’on a pris soin dès le départ d’enlever son costume. Pour ce premier film, pas de savoir-faire, pas de savoir-vivre, Moullet fonce pieds nus, la braguette ouverte...

Ci-dessous: "Notes sur Luc Moullet" par Louis Skorecki.

1. Si ce texte est écrit à la première personne, c’est qu’il vient d’un endroit très particulier où je vis depuis bientôt vingt ans: hors du cinéma, loin de lui... le plus loin possible.
2. Il y a eu un pays où j’ai vécu longtemps, un pays que j’aimais appeler "le pays du cinéma", il n’existe plus pour moi, je m’en suis insensiblement, et presque malgré moi, exilé.
3. Ce pays n’existe plus mais certains de ses habitants — des cinéastes, des spectateurs — m’envoient régulièrement de leurs nouvelles. A vrai dire, je ne sais même pas s’ils m’envoient quoi que ce soit, mais ces nouvelles, je les reçois.
4. Luc Moullet m’écrit souvent, même s’il n’en sait rien.
5. Au moment de terminer la troisième partie d’un film, les Cinéphiles, que j’avais commencé vingt ans plus tôt, en 1987, j’ai écrit un petit papier sur les Sièges de l'Alcazar qui passait à la télévision sur l’une des chaînes programmées par l’ami Bruno Deloye. Je me suis rendu compte, et je l’ai écrit peut-être immodestement mais je m’en fous, que c’était avec Cinéphiles 3, la seule fiction qui s’attaquait de front à la cinéphilie, un truc bête et merveilleux, idiot et aventureux, qui avait sans qu’on s’en rende compte — digitalisation tout terrain et DVD aidant — viré en abrutissement marchand.
6. Les Sièges de l’Alcazar, comme tant d’autres films de Moullet — du long métrage inattendu à la miniature imprévue — prouve le génie modeste et singulier d’un réalisateur étrange, le seul cinéaste de ces trente dernières années (avec Brisseau) digne de l’appellation de cinéaste — qui est une appellation contrôlée. Qui la contrôle? Moi.
7. Je ne parle pas d’auteur, sinistre distinction qui n’a plus de sens depuis des lustres. Je parle juste de cinéaste. Presque contemporain de Godard, Moullet vient comme lui des Cahiers du cinéma. Comme lui, il en est sorti (même s’il écrit aux Cahiers de temps en temps, il n’y est plus du tout, ni physiquement, ni intellectuellement, ni artistiquement). Sous ses airs de Tati (maladresse feinte, naïveté calculée, génie du plan), Moullet ose des fictions obliques, des durées inédites, des gags qui ridiculisent Keaton.
8. Au fait, l’Alcazar est un cinéma. S’y affrontent deux cinéphiles rivaux, peut-être amoureux (avec les cinéphiles, on ne sait jamais). Jeanne est à Positif, Guy est aux Cahiers. Ça se passe en 1955, mais par commodité, Moullet filme ça (c’est le présent du tournage) en 1989. A force d’aller à l’essentiel, à force d’ellipse, le film ne fait plus que 52 minutes. Qui s’en plaindrait? Pas moi.
9. Le garçon et la fille s’engueulent sur Cottafavi. Qui s’engueule encore sur Cottafavi? Qui connaît Cottafavi? Savez-vous que le dernier long métrage de Moullet parle de la mort de Godard. Celui qui ne rit pas est mort. Toi, au fond de la classe, tu ne ris pas? Pan! Tu es mort.

P.S. J’ai peu parlé de ce qu’on appelle encore ici et là le "cinéma". Entendons-nous bien: tout ça me fatigue. Je tiens quand même à dire deux ou trois choses de plus sur cet E.T. merveilleux qui s’appelle Luc Moullet. A un jeune cinéphile qui voulait en savoir plus sur Moullet et qui n’avait presque rien vu à part Barres — ou les différentes manières d’escroquer joyeusement l’État et la RATP —, j’ai répondu: "Essayez de voir sa trilogie personnelle (pour ne pas dire "autobiographique", un terme qui va mal à Moullet), une trilogie qui n’en est pas vraiment une: Anatomie d’un rapportMa première brasseGenèse d’un repas, vous verrez, c’est tout simplement sublime de drôlerie, de simplicité, de génie timide et décalé... il a aussi fait en 26 minutes la plus belle adaptation de Henry James (ça vaut l’œuvre complète de James Ivory), le Fantôme de Longstaff, que j’ai attrapé un soir au vol dans une programmation "surprise" de Canal +... même pas annoncée". Je me cite, c’est prétentieux, mais je ne peux pas faire beaucoup mieux.
P.S.2 Il y a une bonne trentaine d’années, le jeune Moullet disait à un jeune journaliste que quand il rencontrait un problème de récit (de mise en scène, disons, dans ce que ce terme a de central et de méconnu), il se demandait ce que Mizoguchi ferait à sa place... et il le faisait. Il s’inspirait bêtement, platement, génialement, des conseils indirects, inattendus, du plus mystérieux cinéaste à avoir posé les pieds sur notre terre d’images et de sons. J’ai cru à l’époque qu’il exagérait, ou que c’était un gag de plus pour distraire la galerie des gogos et des godiches. Je sais aujourd’hui que c’était vrai. Personne d’autre que lui ne peut dire ça. Personne.

Sinon le texte de Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, introduction à leur entretien avec Luc Moullet paru en 2003 dans La lettre du cinéma:

Un tocard déchire son permis de conduire. Il était coureur automobile, il est tombé amoureux de sa copilote. Les amants sautent sur la voiture, la cabossent, y mettent le feu. La fin des Naufragés de la D17, un film de Luc Moullet. Que s’est-il passé? Dans le cinéma? Dans le film? Dans la tête du réalisateur? Pendant deux minutes, finis l’accumulation de détails sans hiérarchie, l’acharnement à ne jamais outrepasser les petits faits divers et variés, le dosage au gramme près des éléments distinctifs, le ricanement cynique, la maîtrise du souffle, le statu quo désespérément reconduit. Le ras-le-bol explose enfin dans la dépense improductive: l'amour. On appelle ça une révolution. Mais ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace. Moullet, prudent, parle de renversement onirique ou de deus ex machina.
Né en 1937, critique, réalisateur, acteur, jamais dupe, toujours sur ses gardes, Luc Moullet ne se laisse pas embarquer dans l'emphase. Il fait un cinéma critique et réflexif. "Je suis de la même génération que Godard". Comme tous les cinéastes modernes, il doit se dépatouiller avec le lyrisme.
La fin des Naufragés est donc doublement étonnante: pour Moullet, et pour le cinéma moderne (dont Luc Moullet a poussé la tendance théorique jusqu'à l'anti-théorie). Et triplement invraisemblable: pour les personnages, pour le film pris dans sa continuité, et pour le système Moullet.
La logique de Luc Moullet est analytique: distinguer, trouver un principe pour chaque chose, faire des listes. "La fin des Naufragés, c'était le principe stonien". Au terme de l'analyse, on trouve un principe pour chaque choix, une multitude de principes pour chaque film, mais le principe organisateur reste introuvable. Les principes, les choses et les places ne s'entremêlent pas, et il n'y a ni transversale ni porosité dans les films et dans la langue de Moullet. Bonjour la contradiction. Moullet classe des petits cailloux les uns à côté des autres, il les dissémine les uns à côté des autres — le caillou couleur (et le principe pictural) et le caillou musique (le déclencheur du lyrisme), le caillou expérience personnelle (la fac) et le caillou référence savante (amore e vita), et puis le caillou ligne ("Le comique, c'est dans ma nature"), le caillou réalisateur ("Un réalisateur doit garder sa ligne"), le caillou grand réalisateur ("Un grand réalisateur fait de grands films dans tous les genres"), bref, tous les cailloux du cinéma, bien rangés, bien éparpillés. Au terme de ce concours de grimaces, la synthèse est impossible. En bon sceptique, Moullet a singé la logique.
Moullet dit "Je vais aux chiottes" de la même manière que Montaigne ne veut absolument rien taire. C'est par une stratégie de sceptique qu'il a pu proposer un cinéma du "je": essai de la bouteille de Coca sur soi (Essai d'ouverture), du MLF sur soi (Anatomie d'un rapport), de la nage sur soi (Ma première brasse), comme autant de spécimens d'"une vie basse et sans lustre" — spécimens exemplaires donc monstrueux, puisque "chaque homme porte en soi la forme entière, de l'humaine condition" (Montaigne, Essais III, 2, "Du repentir").
Toujours, on revient à la case départ (les ContrebandièresAnatomie d'un rapport). La table de travail: une table rase. Le scénario: écrit au poids — dès que Moullet a collecté ses idées, une par feuille, et que l'ensemble pèse cent grammes, c'est fini (les Minutes d'un faiseur de films). Le plan: pas plus d'une action ou d'une idée par plan.
On trouve dans le cinéma et dans la langue de Moullet les principes d'un cinéma et d'une langue minéraux, faits de ces petits cailloux, sans principe de développement organique, sans dialectique — le contraire d'un cinéma et d'une langue liquides où les choses, les places et les principes se fondent les uns dans les autres pour enfler en vagues, charrier d'autres choses, principes et places, et souffler. Moullet, on le sait, n'aime pas l'eau (Ma première brasse).
Cinéaste du "et puis", "et puis", "et puis", on l'imagine pourtant faire le rêve de l'alchimiste: "Et si j'arrivais à fondre tout ça, à transformer les petits cailloux en roche en fusion...". Il admirait et citait de Godard, dès avril 1960 (Cahiers n°106), ce principe idéal: "Du seul fait que je dis une phrase, il y a forcément un lien avec celle qui précède".
Luc Moullet a beaucoup écrit sur les films, au cas par cas, et défriché à droite et à gauche et par intuition (parfois aussi par provocation...) les films "intéressants". Dans ses films, la prolifération d'anecdotes est inépuisable et le jeu avec les petites choses du concret permanent. La ressent-on vraiment, cette effervescence du critique et du cinéaste devant les détails du monde?
Parfois, l'ambition du film-monde, l'accumulation des spécimens, exemples et monstres, ne prennent pas. Le collectionneur, plongé dans le cycle infernal de la mélancolie, reste dans son cabinet de curiosités, interrogeant le raccourci mondial qu'il a sous les yeux et enfermé sous clé (Genèse d'un repas).
Le monde est chaotique. Parfois, une goutte d'eau fait déborder le film, et l'accumulation vole en éclats (les Naufragés de la D17). Parfois, simplement, c'est la jouissance accomplie et le plaisir pris dans cette "vie basse et sans lustre", la provocation à faire vivre l'abstraction et à la rendre terre-à-terre (Brigitte et Brigitte), la joie destructrice de voir les valeurs s'effondrer les unes après les autres, sans révolte, entièrement cynique (la Comédie du travail). (Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, "Simiologie", La lettre du cinéma n°22, avril-mai-juin 2003)

Et puis aussi le texte de Serge Bozon, prononcé dans le cadre de la rétrospective Moullet au Centre Pompidou (2009). Bozon était censé présenter Terres noires et Brigitte et Brigitte, mais, tenant compte du lieu, préféra évoquer le rapport qui existe entre l'œuvre du cinéaste et l'art contemporain. Voici une version légèrement remaniée (par l'auteur himself) de son intervention:

"Je ne parlerai pas des films de ce soir pour la raison suivante: quand on va au cinéma, c’est pour découvrir quelque chose, donc moins on en sait, mieux c’est.
Nous sommes dans un musée. Partons donc de la classification basique suivante des critiques de cinéma dans leur rapport à la culture. Il y a les critiques pour qui le cinéma a précédé la culture et ceux pour qui le cinéma n’a pas précédé la culture. Des premiers, on peut vraiment dire qu’ils sont nés dans le cinéma. Je mets par exemple Truffaut, Moullet, Skorecki, Biette dans la première famille, Bazin, Sadoul, Rohmer, Bonitzer dans la seconde. Quelqu’un comme Godard est intéressant parce qu’il est entre les deux. Cette distinction masque des différences plus subtiles, par exemple la famille fascinante des critiques dont on ne sait pas si la culture a précédé ou non le cinéma mais dont on sait qu’une vie matérielle aventureuse, manuelle et douloureuse a précédé le cinéma, disons Michel Delahaye ou Manny Farber.
Restons-en à ma dichotomie de base. On pourrait se dire que les premiers sont plus étrangers au musée que les seconds, enfouis que seraient les premiers dans la solitude de l’obsession cinéphilique sinon la haine explicite du musée, comme chez Skorecki. Je crois que l'œuvre de Moullet prouve le contraire. Ce sera l’objet de ma petite présentation. Pour ne pas être trop long, je me limiterai à un seul film, celui de l’ouverture de cette rétrospective, Essai d’ouverture. On y voit Moullet explorer systématiquement et sans succès toutes les possibilités d’ouverture d’une bouteille de Coca, que ce soit par la température (froid vs chaud), les organes (main vs pied), la technique (outil vs machine), etc.
Je ne suis pas du tout un connaisseur d’art contemporain, mais il me semble évident que ce projet est proche d’un certain art contemporain qui s’expose entre autres ici, à Beaubourg. La preuve en quelques rapides exemples fournis par un ami plus cultivé que moi, Vincent Julliard. D’abord, une photo de William Wegman (1971), avant qu’il ne devienne mondialement célèbre avec des photos de son chien qu’on croirait toutes droit sorties de l’Empire de Médor, photo qui s’intitule Three Mistakes et qui "montre" toutes les possibilités d’erreur qu’on peut faire en versant une bouteille de lait dans un verre posé sur une table. A savoir: si le verre n’est pas posé verticalement sur la table, mais couché horizontalement; si le verre est posé verticalement, mais à l’envers, i.e. avec l’ouverture contre la table; et si enfin le verre est bien posé, mais que celui qui verse le lait vise mal. Y a-t-il d’autres erreurs possibles? Je vous laisse juger.

William Wegman, Three Mistakes, 1971.

Plus généralement, tout le monde sait que les objets de consommation massive fascine les plasticiens d’un point de vue pataphysique souvent proche de celui de Moullet, y compris dans l’investissement biographique du ratage volontaire de leurs installations. De coca à caca, il n’y a qu’une lettre à changer, et puisque Moullet est le grand cinéaste de "la vie basse et sans lustre", comme l’ont montré Bodet et Levaufre dans La Lettre du cinéma, son œuvre est en droit scatologique. Elle l’est aussi en fait: pensez aux jeux de mots sur le caca et la région Paca dans son dernier film (le Prestige de la mort) ou aux injures scatologiques lancées non stop par le héros de son premier film (Un steack trop cuit). Or une star de l’art contemporain comme Wim Delvoye, qui a d’ailleurs travaillé, comme tout le monde depuis Warhol, sur les bouteilles de Coca (en tentant de les hybrider avec les bouteilles de la marque anti-scatologique par excellence, Monsieur Propre), a fait son petit scandale de rigueur en exposant dernièrement à Montréal des machines qui transforment pour de bon des restes de cafétéria en caca, "machine à caca" plastiquement très proche de la plus grosse machine industrielle utilisée par Moullet pour essayer d’ouvrir sa bouteille de Coca dans Essai d’ouverture. On pourrait continuer longtemps, par exemple du point de vue du goût de Moullet pour l’accumulation encyclopédique et les classifications poussées jusqu’au non-sens, en le comparant par exemple au goût similaire de Claude Closky. J’insiste: il n’y a pas beaucoup de cinéastes français qu’on peut ainsi rapprocher de l’art contemporain. Essayez toujours avec Pialat, Rozier, Dietschy, Treilhou, Truffaut, Biette, Mocky, Rohmer, les Larrieu, pour me limiter à des cinéastes proches de Moullet, cela ne marchera pas. Les seuls pour qui ça pourrait marcher, et moins bien, c’est Jean Eustache, Quentin Dupieux, Jacques Tati, Rabah Ameur-Zaïmeche, Jean-Philippe Toussaint, Valérie Mréjen, Tariq Teguia.
Mais ce qui m’intéresse, c’est justement de savoir en quoi Moullet échappe à ce qui peut ainsi sembler si proche, disons un certain art contemporain conceptuel, minimaliste, ultra-concret, antisocial et sarcastique. Une parenthèse: si Demy me semble si important, c’est que dans les années 60, il a enchaîné (en exceptant la Baie des anges) des films en comparaison desquels tous ceux de la Nouvelle Vague (de la même décennie) paraissent aussi minimaux et sarcastiques que du Moullet dans sa baignoire. I.e. que la densité de son écriture filmique me semble aujourd’hui un antidote méthodologique au génial minimalisme de la Nouvelle Vague (minimalisme poussé à son comble par Moullet). Fin de la parenthèse pro-lyrique. En quoi Moullet échappe alors? Je ne vois pas d’autre réponse, sans doute vague et passe-partout, que celle-ci: par le récit.
Je m’explique. Les cinéastes de la Nouvelle Vague ne sont pas des grands cinéastes du récit, à part Chabrol. Pour Godard et Rivette, c’est évident car délibéré. Pour Rohmer, c’est juste que c’est tellement épuré et économe qu’il s’agit plus d’essence abstraite de récit que de récit, au sens prosaïque et minimalement touffu du terme (cf. les grands auteurs du dix-neuvième avant le tournant Stevenson — qui le premier a conçu des romans disons de la "taille" d’un film). Truffaut, comme Moullet l’a exposé dans un texte génial ("La balance et le lien"), est plus un cinéaste du micro-climax, des sentiments et des idées fixes qu’un maître de la narration au sens classique du terme. Reste Chabrol, qui est fort là dessus mais n’utilise pas toujours ses talents. Bien sûr présenter Moullet comme un maître du récit serait un paradoxe facile. Je veux juste dire que dans tous les films de lui que j’aime profondément, il y a quelque chose de cet ordre qui résiste (à l’art contemporain). Et je crois que ses derniers films plaisent moins précisément parce qu’ils n’ont plus le confort du dispositif, contrairement aux films de lui que les gens préfèrent (Genèse d’un repasMa première brasseBarresImphyFoix, etc.), qui sont aussi les plus efficaces, je le reconnais, et qui ne sont par ailleurs pas à mettre tous sur le même plan, justement parce que ses meilleurs "films-dispositifs" ne sont jamais, contrairement à Foix par exemple, du strict art contemporain, au quintuple sens précisé ici: pour me limiter encore à Essai d'ouverture, ce qui y échappe, c’est le récit de soi, i.e. la manière dont le spectateur voit quelqu’un, comme chez Leiris ou Gainsbourg, se mettre à nu jusqu’au sordide et au comique (l’un n’allant pas sans l’autre) sur une vie entière — le fait que Moullet se soit filmé à différents âges dans sa croisade d'ouverture est là décisif. Quand je dis récit, cela implique aussi émotion. Au risque de paraître nunuche, c’est ce qui est le plus important pour moi au cinéma, l’émotion.
Donnons alors, parmi de nombreux possibles, juste deux exemples émotifs, l’un lié au ton, l’autre à la narration. Dans l’œuvre anti-lyrique de Moullet, la scène finale des Naufragés de la D17, où Bouchitey et Haudepin cassent tout, m’a ému justement parce qu’elle touche par son lyrisme à quelque chose liée à cette première famille cinéphilique dont je parlais au début, à savoir les fins paroxystiques d’un certain cinéma hollywoodien, disons exemplairement Vidor (Ruby GentryDuel au soleil), dans lequel Moullet est né (par l’écriture). C’est une scène d’amour fou, donc romantique. De même, à la fin du Prestige de la mort, il y a quelque chose de romanesque dans le long rapport narratif qui se déploie entre le personnage joué par Moullet et ce flingue qui finira par le tuer, i.e. dans la construction fictionnelle de cette seconde descente vers la mort, la première étant une supercherie auto-promotionnelle ratée. Et j’ai trouvé cela poignant. Mais il faudrait définir "romantique" et "romanesque".
D’où ma conclusion: à quand l’adaptation annoncée des Ambassadeurs de Henry James par Moullet?"

Et puis, dans la foulée de la rétrospective, un extrait du texte de Jean Narboni paru dans Trafic.

[...] Je crois que l'archi-terrien Moullet a été content quand je lui ai dit que Debussy n'avait pas écrit [La Mer] au bord de la mer, mais pour la plus grande part en Bourgogne. Je lui ai rappelé aussi la remarque d'Erik Satie au compositeur quand il a découvert l'œuvre, dont le premier mouvement s'intitule "De l'aube à midi sur la mer": "J'aime beaucoup le passage entre onze heures et demie et midi moins le quart." Commentaire aigre-doux à un musicien très ami, et bien dans la manière de perversité sournoise de Moullet, dont la parenté avec Satie — le personnage et l'artiste — m'a depuis longtemps frappé. Rapprochement que je crois peut-être mieux fondé que celui avec certains noms avancés à son propos en de brillantes formules: Courteline, Brecht, Queneau, Tati, Jarry... Chez l'un et l'autre, une excentricité, une "originalité" tranquilles et comme naturelles, un même goût de la raillerie contre les conformismes, les absurdités, les travers grotesques, la grandiloquence, les illogismes, l'esprit de sérieux et les injustices sociales; un même alliage de rusticité voire de plouquerie, et de dandysme; un même art de la provocation méchante; un même goût pour l'exercice physique et une harmonie idéale du corps et de l'esprit (Satie faisait deux heures de marche pour rentrer chez lui à Arcueil); un même tempérament de solitaire adoré de ses pairs (la liste des artistes amis du musicien serait trop longue, et peu de cinéastes auraient pu, comme Moullet, mobiliser autant d'admirateurs pressés de présenter ses films à Beaubourg); un même orgueil quant à sa propre valeur, parfois coquettement déniée par l'outrance dans l'autodénigrement; une même incertitude quant à la boussole politique (Satie a écrit dans L'Humanité, mais il disait que "les camarades bolchéviques ne valaient pas mieux que les bourgeois"). Et pour ce qui est du geste de création (et sans trop forcer la comparaison), on relèvera une manière commune d'inventer en se tenant aussi bien à l'écart de l'académisme de son temps que des avant-gardes homologuées, la création de formes neuves, simples, frontales et émotionnellement efficaces, sans artifices rhétoriques mais complexes, un goût pour le dépouillement et la raréfaction expressifs, un même génie des titres enfin (j'ai un faible, entre mille exemples, pour le moullétien Sport et divertissement, et Vexations, bref motif mélodique devant être répété 840 fois et composé après une déconvenue amoureuse, faute peut-être que Satie ait connue Anatomie d'un rapport). La gymnopédie, nom rendu universellement célèbre par le musicien, était une danse autrefois pratiquée à Sparte par des acteurs dénudés. Le terme musical, mais aussi les valeurs paradoxales prônées dans cette cité [de l'audace des vêtements féminins qui dévoilaient de larges parties du corps au droit de voler mais à condition de ne pas se faire prendre (1)] s'accordent bien avec l'exhibitionnisme contrôlé de Moullet, sa frugalité, son économie politique, son écologisme hédoniste, mais aussi son courage. Moullet serait-il le seul exemplaire à ce jour de cinéaste encyclogymnopédiste? (Jean Narboni, "Le gai savoir de Luc Moullet", Trafic n°71, automne 2009)

(1) Moullet s'enorgueillit d'avoir triché avec l'ANPE et d'avoir pu ainsi "acheter des maisons (?). De même, il dit avoir pu réaliser un film grâce à l'argent d'un chèque destiné à une entreprise homonyme qu'il avait reçu par erreur.

Et maintenant, retour à ma propre prose avec quelques notes sur le Prestige de la mort (2007), "le seul film de l'histoire du cinéma où l'on trouve à la fois des calanques, des roubines, des lapiaz, des sengles et des sphaignes" (dixit Moullet):

LM/LM ou Comment faire remonter sa côte auprès des gens du PAF en se faisant passer pour mort. (clin d'œil aux titres français des romans de Tom Sharpe, un des auteurs préférés de Moullet)

— C’est Truffaut qui avait décrété que la perfection au cinéma c’était abject, indécent, immoral et obscène. Et qu'à l'inverse le ratage c’était le talent. Vu comme ça, on peut dire que Moullet est le plus talentueux des cinéastes. Mais on aurait pu aussi citer Beckett et son fameux "rater mieux" (étant entendu que ce qui compte dans l’expression c’est surtout le terme "mieux"), car chez Moullet les meilleurs films ne sont pas réussis parce qu'ils sont ratés, ce qui n'aurait aucun sens, mais parce qu'ils sont génialement ratés. L'important est moins le ratage que la manière dont ça rate. Cf. Essai d'ouverture. Dans le Prestige de la mort, ça rate du début à la fin avec une belle réussite, ce qui fait tout le prix du film. D'autant que Moullet, qui tient aussi le rôle principal comme dans la plupart de ses films, ne s'attaque pas à une simple bouteille de Coca. C'est sa propre mort qu'il rate ici magnifiquement.
— La force émotionnelle des films de Moullet repose sur cette présence du cinéaste, présence qui ne relève pas de l’autobiographie (ce qui serait d’un ennui mortel), encore moins de l’autofiction (ce qui serait purement artificiel), mais de l’autoportrait, ce qui nous renvoie à nouveau à Beckett et tous ces artistes qui se risquent à montrer un peu d’eux-mêmes, ce "peu de soi" auquel semble les réduire leur acte de création. Il y a là comme un besoin, sans quoi le processus ne fonctionnerait pas (ou alors moins bien, c’est manifeste chez Moullet), qui évidemment n’a rien à voir avec l’égo de l’artiste. Et lorsque, en plus, l’autoportrait porte comme ici sur le vieillissement, ce que Moullet semble refuser admirablement, l’émotion ne peut aller que croissante, jusqu'au finale, réellement bouleversant, quand il décide de faire mourir, pour de bon cette fois, son personnage et qu'il l'abandonne sur le bord de la route.
— Quand je parle d’autoportrait, ce n’est pas par rapport au personnage du cinéaste que joue Moullet (et encore moins bien sûr à celui de l’énarque véreux auquel il prête ses traits), un "Luc Moullet" ringard, en quête de gloire et d’argent, et dont le plan — on pense au vieux réalisateur dans le Metteur en scène de mariages de Bellocchio —, très simple (un enfant de dix ans le comprendrait, même un fœtus, précise Moullet au flic borné) mais foireux, est au début perturbé par la "mort" impromptue de Godard (beaucoup y ont vu une sorte de "meurtre du père"), mais bien parce que l’écriture du film épouse les caractéristiques de l’homme Moullet, à savoir sa voix neutre, son élocution heurtée, ses gestes hésitants et un peu maladroits, son allure flegmatique. Parce que le vrai Moullet, finalement, c'est plutôt la mort du prestige.
— Bon, peut-être faudrait-il trouver un autre terme que ratage. Car le ratage chez Moullet n’est en fait qu’une impression, ressentie lorsqu’on découvre ses films la première fois, simplement parce qu’ils heurtent nos habitudes, celles qu’on prend à voir à longueur d’année des produits formatés. C’est d’autant plus vrai que ce qui semble raté, par exemple au niveau du rythme d’une scène ou du jeu de l’acteur, l’est déjà beaucoup moins au niveau du cadrage (toujours très classique, voire élémentaire, avec de temps en temps ce fameux travelling latéral très rapide pour éviter le contrechamp) et de la construction générale du film (dans le Prestige de la mort, Moullet semble respecter sa règle des 2/5 qui veut que pour redonner de l'intérêt à un film, on le fasse partir, peu avant sa moitié, dans une autre direction; soit ici le passage où le personnage rêve des Remèdes désespérés de Thomas Hardy — c'est la séquence la plus longue, celle sur la lande, filmée de manière radicalement différente —, extrait du grand film romantique que Moullet devait réaliser au départ s'il en avait eu les moyens — un premier extrait montre ironiquement ce que cela aurait donné avec un petit budget: tournage dans les Alpes et non en Angleterre, pour supprimer les frais d'Eurostar, et avec des figurants à poil, pour réduire les frais de costumes!).
— Car bien sûr le Prestige de la mort est d'abord un film très drôle...

Un petit mot également sur la Terre de la folie (2019), le dernier long de Moullet, revu récemment. L'impression est toujours aussi forte. Et la phrase entendue au début du film: "l’arrière-petit-neveu du bisaïeul de ma trisaïeule avait tué un jour à coups de pioche le maire du village, sa femme et le garde-champêtre, coupable d’avoir déplacé sa chèvre de dix mètres", toujours aussi efficace. C'est que tout Moullet est dans cette phrase. Durée et surface... lignée, accumulation, éclatement... Pourtant quelque chose a changé, Moullet n’est pas au centre du film, il en est légèrement décalé, comme s'il avait fait un pas de côté (au risque de tomber dans le vide, comme à la fin du film, répétition d’un autre geste manqué, du haut d’un pont, celui-là...). L’autoportrait se trouve diffracté en plusieurs personnages qui, selon un dispositif emprunté au reportage télé, racontent (au journaliste Moullet) quelques faits divers sordides, ou les commentent, parfois à toute vitesse, comme celle qui parle aussi vite qu’elle pense, plus vite même, ce qui fait qu’elle doit répéter ce qu’elle dit. Tout le film est ainsi placé sous le signe de la répétition. Répétition d'actes, plus fous les uns que les autres, dans un territoire bien délimité des Basses-Alpes, "le pentagone de la folie", un pentagone élastique que Moullet réajuste à un moment donné pour lui donner une forme plus régulière, lui conférant alors une dimension symbolique, voire cosmologique: la terre (la roubine), l’eau (un sac-poubelle dans une rivière), le feu (une immolation), le vent (une des causes recensées par Moullet pour expliquer ce taux anormalement élevé de folie meurtrière, au même titre que l'isolement géographique, la consanguinité, les sectes, le manque d’iode, le nuage de Tchernobyl...) et le vide qui semble contaminer le film. Répétition à la manière d’un motif, comme dans le burlesque, mais aussi d'un rituel, comme s'il fallait conjurer la mort (Moullet se félicite au bout du compte de n'avoir jamais tué personne bien que lui non plus ne soit pas, dit-il, tout à fait normal). Répétition dans la fixité des plans, dans leur frontalité, mais pas dans le rythme (Moullet sait jouer du braquet), de sorte que ça ne reste pas sur place, que finalement ça se prolonge plus que ça ne se répète, à l’image du coup de feu initial, réentendu à la fin, ce qui inscrit le film dans l’espace sonore d’une double détente, mais si espacée qu'on n'est pas sûr de l'écho. Chez Moullet les films résonnent (raisonnent?) toujours, même à des kilomètres...

Et pour finir, quelques mots de Moullet lui-même:

— La présentation de son livre sur le Rebelle de King Vidor.

"Le Rebelle (1948) de King Vidor est pour beaucoup de cinéastes le film de chevet. L’architecte qui dynamite des HLM conçues par lui, parce que les commanditaires ont défiguré son projet, évoque évidemment le cas de tous ces cinéastes qui n’ont pu bénéficier du fameux final cut.
Le dynamitage du Rebelle a profité d’un nouveau regain d’actualité avec les implosions récentes de HLM en banlieues. Ou: Gary Cooper à La Courneuve...
C’est un film malin, savant, glacé, hyperpro, mais aussi un film abrupt, brutal, cinglant, condensé, convulsif, déchiqueté, déjanté, délirant, discrépant, érotique, étourdissant, fascinant, frénétique, grossier, haché, hystérique, mal poli, romantique, surréel, torride, trépidant. Un objet barbare, un météorite.
S’il ne fallait conserver de toute la production hollywoodienne qu’un seul film, ce serait celui-ci. Je l’ai vu une bonne douzaine de fois, et j’ai peur de le regarder à nouveau, tant il m’émeut. En évoquant le comment, je dirai pourquoi le Rebelle demeure l’une des plus sublimes créations du génie humain."

— Les trois dogmes du critique (c'est sur la quatrième de couverture de son recueil Piges choisies, paru chez Capricci).
"Mon dogme n°1, c'est de toujours faire rire le lecteur.
Dogme n°2: chaque film intéressant engendre une approche critique spécifique au film en question: pas de grille.
Dogme 3: le critique doit toujours partir d'un exemple précis, avant de généraliser, et non du Général (et encore moins s'y cantonner).
Pour moi, l'Austérité, la Grille et le Général sont les trois Cancers de la critique."

BonusJean-Luc selon Luc de Luc Moullet (2006). 

Quand Luc reluque Jean-Luc.

"Un petit film tourné en une matinée dans mon appartement, et monté en quatre heures. Comme il y avait une exposition Godard, avec rétrospective, à Beaubourg, on m’a alors demandé de faire une vidéo sur lui. Je suis parti de la célèbre séquence des Carabiniers (dont mon frère était l’un des deux protagonistes), où nos deux "héros" alignent toutes les merveilles et richesses de la terre, réduites en cartes postales, révélant ainsi la vanité de la possession et de la vie humaine. Réponse du berger à la bergère, j’ai donc essayé d’identifier quelques traits caractéristiques de l’œuvre godardienne à l’aide de cartes postales.
Il s’agit d’une œuvre multiforme d’une centaine d’heures. Et, bien sûr, en cinq minutes, je ne pouvais inclure que très peu de choses. Je regrette d’avoir perdu du temps utile avec des éléments futiles, tels l’amour de Godard pour les cigarettes Boyard. J’aurais mieux fait d’insister sur la création d’une ambiance chromatique et plastique identique, perceptible dans les trois derniers longs métrages."