02/05/2025

L'Astrée de Rohmer

  Les Amours d'Astrée et de Céladon d'Eric Rohmer (2007).

  Que veut une femme?

On évoque souvent (et à juste titre) le souci de fidélité qui a toujours animé Rohmer dans ses adaptations d'œuvres littéraires, mais mesure-t-on à quel point ce travail scrupuleux constituait aussi un processus de réappropriation de l’œuvre initiale, quelque chose qui n’avait rien à voir avec la transposition, correspondant au contraire à une forme d’esthétique dont Eric Rohmer fut peut-être le seul véritable représentant, se révélant pour l'occasion critique (au sens disons starobinskien du terme) en même temps que cinéaste. Car si l’œuvre est toujours réponse à une question, le travail consistait chez lui à reconnaître d’abord, en tant que critique, la question posée par l’auteur du texte, apporter sa propre réponse puis, en tant que cinéaste, poser à son tour une question.
Les Amours d’Astrée et de Céladon suppose ainsi un double mouvement pour le spectateur: repérer la question que pose Rohmer, à travers ce que, lui, a trouvé comme réponse à la question posée par Urfé. C’est bien ce qui rend un tel film plus compliqué qu’il n’y paraît et même assez casse-gueule pour qui s’y aventurerait de façon un peu dilettante, trompé par la simplicité du sujet. D’où vient la difficulté? Eh bien du fait justement que la fidélité au texte d’origine (quasi obsessionnelle chez Rohmer), loin d’annuler la question posée en son temps par Urfé, comme cela aurait été le cas dans n’importe quelle autre adaptation (ainsi celle de Pierre Zucca restée à l’état de scénario), vient au contraire la réactualiser, dans un mouvement éminemment dialectique qui tente de faire se rencontrer un texte du passé et ce qui constitue aujourd’hui, culturellement, notre horizon. Ce qui ferait du film historique, tel que le conçoit Rohmer, le passage même de la tradition...
La difficulté est bien là. Ne voir dans les Amours d’Astrée... qu’une énième variation de Rohmer sur ses thèmes de prédilection (les subterfuges de l’amour, le pari pascalien...), c’est passer à côté de ce que le cinéaste interprète lui-même de l’œuvre d’Urfé, même s’il est évident que ce qui l’a séduit dans le roman c’est d’abord son côté... rohmérien, cette espèce d’intellectualisation du discours amoureux. (L’inverse ne se pose pas vraiment tant il ne viendrait à l’idée de personne de réduire le film au genre qu’il épouse — la pastorale —, avec tout ce que cela sous-entend de raffinement mais aussi d’académisme, sans l’extrapoler aux principes esthétiques et thématiques de Rohmer.) Il y a un chemin à parcourir, un détour à effectuer, du côté d’Urfé, pour atteindre à quelque chose de nouveau dans le film de Rohmer. Et ce détour ne se limite pas à la phrase du roman, prononcée par Astrée à Céladon: "Garde-toi bien de te faire jamais voir à moi, à moins que je te le commande", phrase qui engage le film sur les rails habituels du récit rohmérien (j’y reviendrai) mais ne dit rien quant au nouvel horizon qu'il ouvre...

Pointons d’abord ce qui ne serait pas vraiment nouveau, ou à défaut ne le serait que de façon trompeuse. Ainsi du travestissement. Beaucoup y ont vu le sujet même du film, allant jusqu’à déclarer que Rohmer avait réalisé là son premier film queer, sauf que le travestissement n'est pas le thème principal du film dans la mesure où il ne s’agit ici que d’un stratagème, inventé par le druide Adamas (derrière lequel on peut imaginer Rohmer lui-même) pour permettre à Céladon de revoir Astrée sans trahir sa parole. Il n’est même pas sûr que pour Rohmer le travestissement s’inscrive, comme dans le roman d’Urfé, dans une vision mystique des choses et des êtres — l’androgynisation comme recherche d’un idéal, etc. —, tant le cinéaste s’est attaché à rendre le subterfuge le plus crédible possible (voix trafiquée, visage en partie camouflé...), au nom certes de son inébranlable foi dans le "réalisme ontolologique" cher à Bazin, mais surtout de ce qui m’a toujours frappé chez Rohmer, ce plaisir à résoudre les difficultés qui émaillent tout projet artistique, et dont on se demande parfois si elles ne sont pas le moteur principal du projet, comme si le plaisir de l’œuvre aboutie était d’abord celui de la difficulté résolue. Ce qui expliquerait l’étonnante variabilité des formes chez Rohmer (il suffit de comparer les films historiques aux films contemporains, Perceval ou la Marquise d’O... au Rayon vert par exemple), comme des structures narratives, nombreuses et variées autour d’une même question (non pas celle de l’amour proprement dit, mais celle, plus philosophique, de ce que l’être — le parlêtre disait Lacan — recherche sur lui-même à travers les discours de l’amour). Ce qui expliquerait surtout que la nouveauté dans les Amours d'Astrée... réside moins dans le seul recours à un procédé esthétique (enregistrer le plus "naturellement" possible la nature) ou narratif (adapter sans trahir les conventions de la pastorale) que dans la manière d’articuler les deux procédés, de sorte que le texte s’accorde avec ce qui lui sert de cadre (là où les Straub jouaient plutôt sur la rupture — c’est pourquoi le rapprochement évoqué par certains, au désavantage de Rohmer forcément, n’a aucun sens). C’est, il me semble, le grand enjeu du film, et il tient au double écart historique qui existe entre l’époque où se passe le récit (Ve siècle), celle où il a été écrit (XVIIe) et sa réception aujourd’hui, imposant un travail (c’était la difficulté à surmonter) totalement nouveau, dépassant celui des autres films historiques (les miniatures de Perceval, le romantisme noir de la Marquise d’O..., les incrustations numériques de l’Anglaise et le Duc, les images d’archives de Triple Agent), par l’aspect justement vierge du terrain exploré: comment représenter une contrée légendaire (le Forez au temps des bergers, des druides et des nymphes) qui ne corresponde pas seulement à l’imaginaire post-renaissant d’Urfé (simple travail d’historien) mais, par ce qu’on appelle la "fusion des horizons", permette à l’œuvre originale d’être "reçue" par un spectateur d’aujourd’hui?

La nouveauté dans les Amours d’Astrée... reposerait donc sur les solutions trouvées par Rohmer pour rendre non pas actuel mais réceptif aujourd’hui un texte écrit au XVIIe et censé se passer en Gaule au Ve siècle, plus précisément dans le Forez, là où coule le Lignon, le pays d’enfance et des premières amours d’Urfé, pays transformé pour le coup en lieu mythique, à la fois préservé des invasions étrangères (romaines, germaniques) et dominé politiquement par les femmes (les nymphes). Soit deux principes rohmériens présents d'emblée: 1) l'espace topographiquement délimité, permettant de croiser les différentes situations amoureuses vécues par les personnages; 2) le pouvoir dévolu aux femmes, jusqu’à présent limité aux affaires de l’amour et qui dans L'Astrée prend une autre dimension puisque touchant au politique. L’art de la combinatoire qu'affectionne tant Rohmer (pensez à tous ces cycles qui composent son œuvre) trouve ici un terrain idéal, d’autant que l’époque d’Urfé est aussi celle de la fin de la Renaissance, époque des grandes synthèses (le mythe de l’androgyne en est un exemple). Difficile dès lors de ne pas voir dans le choix de Rohmer d’adapter L'Astrée la volonté de faire lui aussi une œuvre de synthèse (et non testamentaire), une œuvre qui serait la somme de toutes les autres. Comment Rohmer s’y prend-il pour totaliser ainsi l’ensemble de son œuvre en un seul film? Eh bien en allant le plus loin possible dans le rapport dialectique qui existe naturellement dans ses films entre le fond et le style (je paraphrase Rohmer lui-même, enfin presque — cf. "Jeunesse de Jean Renoir", sa critique du Déjeuner sur l'herbe). Et pour aller le plus loin possible rien de plus simple (mais encore fallait-il y penser) que de faire dialoguer ce qui se présente comme le sommet de la casuistique amoureuse (L’Astrée d’Urfé) — avec tout ce que cela sous-entend d’artifices — et ce qui se présente comme le sommet du réalisme cinématographique (rien à voir avec le naturalisme) — avec tout ce que cela sous-entend d’intensité et de frémissement dans la captation du présent (ainsi le vent dans certains plans du film) — et dont l’origine, sur le plan purement esthétique, se trouve autant dans les premiers films Lumière (comme simples miroirs de la réalité) que dans les films de Rossellini (véritables absorbeurs de réalité). D’un côté, le discours amoureux à son plus haut degré de sophistication; de l’autre, le cinéma considéré, plus que jamais, comme un art réaliste. Mais encore: d’un côté, ce qu’il en est de l’amour dans sa forme la plus noble, celle de l’amour courtois, déjà à l’œuvre dans Perceval, que L'Astrée prolonge en même temps qu’il le pervertit, faisant de Céladon autant le serviteur de sa Dame, prêt à tous les sacrifices (en fait représenté dans le roman par le personnage de Silvandre mais que Rohmer a condensé avec celui de Lycidas, auquel s’oppose le libertin Hylas), qu’une sorte d’amant fantasmé, aussi mystique que charnel; de l’autre, l’essence même du cinéma (plus encore que ses origines), expliquant entre autres que Rohmer recourt à nouveau au format 4/3, le seul, le vrai, le plus conforme à la réalité, mais aussi au son direct, enregistré en pleine nature, et pourtant d’une étonnante pureté, comme la diction des comédiens, faisant de la scène du film une sorte de tableau acoustique, cadre idéal pour recevoir un texte d’hier et l'offrir au spectateur d’aujourd’hui.

Ainsi Rohmer ne se contente-t-il pas de transposer de nos jours un genre aussi archaïque que la pastorale, de celle qui exalte la supériorité de l’amour — entendu comme "honnête amitié" (qui suppose de la part de celui qui aime un véritable don de soi à la personne aimée) — sur le désir proprement dit, sinon le libertinage tel que le symbolise le personnage d’Hylas. Même si court l'idée de montrer ce que pourrait être aujourd'hui une pastorale. Ce qu’il y a de beau dans les Amours d'Astrée... n’est pas tant ce vers quoi tend le film que les moyens dont use Rohmer pour y parvenir. Par son discours, comme par sa mise en scène, on ne peut nier que le cinéaste vise à une forme d'élévation, mais la force de son film, et aussi sa modernité, résident d’abord dans le fait que les rouages de ce qu’on pourrait appeler "l’abstracteur" du film (au sens de ce qui permet d’extraire) restent malgré tout visibles, comme restait visible, par exemple, le procédé d’incrustation dans l’Anglaise et le Duc. C’est pour cela que le film ne peut véritablement atteindre à la quintessence, même si cela reste son horizon. Le cinéma est par essence impur. Et c’est bien cette impureté avec laquelle il faut sans cesse se colleter — et non jouer complaisamment avec, comme tous ces cinéastes aujourd’hui en mal de modernité — qui, du fait même des moyens mis en œuvre pour tenter de la réduire, donne à la mise en scène de Rohmer cette espèce de platitude, dénoncée par certains, impression fausse évidemment mais qu’on peut comprendre, tant ici l’écart est grand entre le thème abordé, un sommet de sophistication, et la simplicité de sa représentation.
Etant entendu que si la mise en scène est simplifiée à l’extrême, jusqu’à devenir invisible, cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Loin de s’en émerveiller (tant les cinéastes capables aujourd’hui de rendre leur mise en scène invisible se comptent sur les doigts de la main), beaucoup y trouvent au contraire motif à toutes les divagations possibles. En son temps, Skorecki avait parlé de "sitcom" à propos du cinéma de Rohmer, ce qui pour lui n’avait rien de dévalorisant, c’était même un compliment, mais pour l’opinion en général il y avait là une connotation péjorative qui depuis a fait florès. On n'a de cesse depuis de ramener le cinéma de Rohmer à quelque chose de trivial, ce qui n’est pas faux lorsqu'apparaît tout le prosaïsme d’un dispositif scénique ou du jeu d’un acteur, comme chez Oliveira par exemple, et Dieu sait si un tel prosaïsme est manifeste dans les Amours d’Astrée... (je pense à la comédienne qui joue Astrée, à celui qui joue Hylas, à la scène autour du sanctuaire et bien sûr au travestissement de Céladon), sauf que dans la plupart des commentaires la trivialité évoquée ne renvoie pas du tout à cela, elle est toujours entendue de façon négative, en rapport avec ce que l’on perçoit comme une indigence de la mise en scène chez Rohmer (encore plus flagrante ici tant son adaptation du roman d'Urfé semble conventionnelle, les contempteurs du film oubliant seulement que L’Astrée serait de nos jours l’équivalent d’un roman à l’eau de rose), indigence qui dès lors autoriserait le rapprochement avec n’importe quel téléfilm (à commencer par ceux, à l’érotisme soft, diffusés entre 1990 et 2005 sur M6), alors que Rohmer n’a jamais été aussi près, que dans cet ultime film, de ce qu’il a toujours recherché au cinéma: l'épure maximum (son modèle esthétique, c'était Matisse), c’est-à-dire l’élimination de tout ce qui, dans un film, fait cinéma (Skorecki dirait le cinéma avec des guillemets), tout ce qui relève de "l’effet" au cinéma, et ainsi le dénature. Et dans les Amours d’Astrée..., la nouveauté est peut-être moins au niveau de l’image (le Rayon vert était déjà allé assez loin en ce domaine), qu’au niveau du son — la vérité du son direct —, surtout que le son direct aujourd'hui, quand il n’est pas massacré au nom d’un certain naturalisme (ce qui fait que bien souvent on ne comprend qu’une réplique sur deux), se trouve remplacé par une postsynchronisation tout aussi aberrante, dans l’échelle comme dans le volume des sons. Et ainsi pour Rohmer, faire de son Astrée "plus" qu'une adaptation: un texte relu aujourd'hui comme on lisait autrefois. A haute (et intelligible) voix, dans la langue de l'époque.

Fort de quoi s'éclaire la vérité des Amours d'Astrée... Un film de synthèse, épuré, autour de deux axes essentiels, éminemment politiques, l'un qui renvoie à l'image d'une France des origines; l'autre qui célèbre le pouvoir des femmes. Mouvement à la fois réactionnaire (la nostalgie d'un pays idéalisé qui n'existerait que dans les légendes) et progressiste (le rêve d'une époque où les femmes "commanderaient"). C'est le geste d'Urfé, teinté d'une profonde mélancolie, celui d'un homme du début du XVIIe, s'épanchant, à travers une Gaule mythique, sur ses terres de jeunesse: l'astre (la belle bergère) et le désastre (la noyade manquée). C'est le geste de Rohmer, celui d'un homme du XXe siècle, nourri du geste d'Urfé mais aussi de celui, également féministe, de Madeleine de Scudéry, venu après (au milieu du XVIIe) avec notamment Clélie, geste moins élégiaque, moins tourmenté — en remontant plus loin dans le temps: Clélie est une "histoire romaine" —, de sorte que le texte urféen, repris par Rohmer, emprunte des traits plus légers, de rêverie disons "galante". Soit la "Carte de/du Tendre" qui ferait communiquer les films contemporains de Rohmer avec les Amours d'Astrée..., prolongeant la pente de plus en plus féministe de son œuvre tout en l'inscrivant dans un cadre de pure imagination, rompant du coup avec la temporalité marquée de ses films historiques. C'est là que se trouverait la fusion des horizons évoquée au début. La synthèse recherchée qui, non seulement clôt une œuvre, de la même manière qu'avait été clos chacun des cycles, mais surtout y "dévoile" in fine (à l'envers du travestissement) ce qui aura couru tout au long de l'œuvre: la question du féminin, posée ici à voix haute: "que veut une femme?", l'important demeurant la question, puisque la réponse on ne la connaît pas; une question que Rohmer, en tant qu'artiste, n'a fait que reposer encore et encore... et de la plus belle des manières puisqu'en accord avec L'Art poétique de Boileau pour qui 1) "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement", justifiant 2) qu'il faille sans cesse (vingt fois, oui au moins, dans le cas de Rohmer) "remettre sur le métier son ouvrage". Expliquant que dans le dernier plan du film (et donc de l'œuvre), où Astrée "commande" à Céladon de vivre, la question soit de nouveau posée, en même temps, cette fois, qu'elle y est "déposée": clairement et pour toujours.

  Vert Céladon  2010.

Eric Rohmer disait qu'il était un "cinéaste du muet". Parfait. Voici un extrait des Amours d'Astrée et de Céladon dans une version "muette", avec intertitres ("sous-titres", aurait rectifié Rohmer) et la musique de Sibelius (La Tempête, suite n°1 — "La chanson d'Ariel") pour accompagner.