22/06/2025

Kelly Reichardt et le Nord-Ouest: une ode

  Meeks's Cutoff (la Dernière Piste) de Kelly Reichardt (2010).

  Sur les traces (puis dans les pas) de Kelly Reichardt.

On le sait depuis le film d’Hitchcock, le north by northwest (N-NO) est une direction qui n’est indiquée par aucune boussole. C’est pourtant la direction, symbolique, que choisit de prendre Kelly Reichardt lorsque, après avoir été l’assistante à New York de Hal Hartley et de Todd Haynes, être redescendue dans sa Floride natale tourner un premier long métrage (River of Grass, 1995) (1), puis remontée dans le Mississippi réaliser Ode (1999) – moyen métrage tiré d’une nouvelle inspirée de la chanson de Bobbie Gentrie, "Ode to Billie Joe" (dont on connaît chez nous surtout l'adaptation de Joe Dassin) – elle vint à Portland, Oregon, poursuivre sa carrière de cinéaste. D’abord avec deux petits films expérimentaux, tournés sur place, puis avec Old Joy (2006), son deuxième long métrage. Après les Everglades et le Tallahatchie Bridge, c’est donc dans le Nord-Ouest américain, à travers les sentiers forestiers qui mènent aux sources chaudes de Bagby, que Reichardt a prolongé son beau parcours de "road-moviste", un parcours qui d'une certaine façon s'est même étendu, encore plus au Nord et plus à l'Ouest, avec Wendy & Lucy (2008), le film suivant, puisqu'il était question pour l'héroïne, partie de l'Indiana, de rejoindre Ketchikan en Alaska (!), mais qui non, s'arrêtera dans l'Oregon (parce qu'on y est trop bien, pourrait dire en plaisantant Reichardt). Si le N-NO n’apparaît pas sur les boussoles, il existe comme vecteur nouveau, changement de cap imaginaire par rapport non seulement au "go west" des chercheurs d’or, ces pionniers qui, aux temps héroïques de la Frontière, ont participé à la construction des États-Unis, mais aussi à la contre-culture des années 70, célébrant le retour – par la route, à l'image de la Route 66 qui traverse l'Ouest – aux grands mythes fondateurs...

"Ne serait-ce pas délicieux de rester plongé jusqu'au cou dans un marais solitaire pendant tout un jour d'été...?" (Henry David Thoreau)

Old Joy est une pure merveille. Arriver à transcrire avec autant de justesse, autant de délicatesse, les petites failles angoissantes de l’existence, est tout simplement prodigieux. Rappelons les faits: deux amis que des choix de vie ont séparés (plutôt des non-choix en ce qui concerne Kurt, le personnage "immature" et gentiment crazy campé par Will Oldham, alias Bonnie 'Prince' Billy), se retrouvent le temps d’un week-end pour une balade en forêt, avec comme destination les sources d'eau chaude de Bagby (dans l’Oregon, donc). Loin des bruits de la ville, loin des bruissements du monde, relégués à l’arrière-plan, plus exactement en fond sonore (une émission politique entendue à la radio, au début et à la fin du film), Kelly Reichardt nous fait vivre, au son de quelques accords de guitare (signés Yo La Tengo), une expérience inoubliable: ça commence par ce qui pourrait être l’ouverture d’un film de terreur (un ami qu’on n’a pas vu depuis longtemps vous propose au téléphone de faire une promenade dans les bois, il dit connaître l’itinéraire mais, en cours de route, se trompe de direction...), ça continue par ce qui pourrait être la scène nocturne, au coin du feu, d’un western gay (l’ami, féru de physique, vous confie sa théorie de l’Univers – assimilé à une larme qui tomberait éternellement dans l’espace – mais surtout que vous lui manquez terriblement). Et puis non, rien de tout cela, le soleil réapparaît ("Sunshine!" s'écrie Will Oldham) et vous voilà parti pour une randonnée écologique au milieu des cours d'eau, des arbres moussus, des fougères et des limaces, avec un chien (qui n'est autre que la chienne de Kelly Reichardt), bout de bois à la gueule, pour vous accompagner, jusqu’à ces fameuses sources où là, subitement, le temps semble s’arrêter. Un bain chaud dans le creux d’un tronc d’arbre, pendant que s’égouttent les dernières traces de pluie et qu’un oiseau chante. L’ami vous raconte une histoire à dormir debout puis vient subrepticement vous masser le cou. Vous résistez un peu, vous êtes tendu, mais finalement vous vous laissez faire. Et c’est l’extase (ah la main qui glisse dans l’eau). Blissfully yours. Un petit nirvana, un sommet de sensualité. Et après? Après, rien, le vide absolu, terrifiant, comme toujours après de tels moments, si intenses. C’est le retour à la ville, vous êtes songeur, vous attendent à la maison votre femme, qui elle-même attend un enfant, et demain le boulot... lui, personne ne l’attend.
Si les personnages font ainsi l'expérience de leur différence et du déclin inexorable de leur amitié, expérience plus douloureuse pour Kurt, le marginal, que pour Mark le névrosé, s'accommodant sans entrain de sa future vie de père de famille, le film refait, lui, à sa manière, l'expérience originelle de Thoreau: dépasser la démarche purement intellectuelle (penser, chercher) pour atteindre, au contact de la nature, ce que Thoreau appelait le "grand rapport", un rapport plus profond aux "faits observés", qui touche pleinement à la vie. C'est pourquoi on parle si peu dans ce film. Certes, les personnages n'ont plus grand-chose à partager, et n'osent pas se l'avouer, mais c'est aussi parce qu'avant de parler des faits, il faut, par une activité accrue des sens, être totalement imprégné de cette "connaissance substantielle" dont parlait Thoreau, cette "intuition des choses qui surgit quand nous nous trouvons unis au tout"; quand on "se dissout dans la brume ensoleillée", perdant non seulement son identité mais également son humanité, de sorte que la vérité exprimée, langage vivant devenu poésie, s'exhale le plus naturellement du monde. Il serait exagéré de dire que c'est ce type de connaissance que les personnages atteignent dans Old Joy, lorsqu'ils se baignent dans les sources chaudes de Bagby. Le site n'est pas superposable à la cabane de Walden et l'expérience n'est pas suffisamment durable. Mais l'esprit de Thoreau y rôde, une présence s'y fait sentir... Si déserter le monde, en se perdant dans la forêt, pour retrouver le "Monde", suppose l'acquisition d'une certaine sagesse dont les clés semblent aujourd'hui perdues, quelque chose demeure: le sentiment de plénitude, l'impression, qui échappe à l'analyse, de se trouver au cœur d'un grand système, ouvert à l'infini et dans lequel toute chose agirait avec son contraire. C'est ce qui donne au film son côté taoïste (Thoreau était lui-même considéré comme "le plus chinois des auteurs américains"). Le Yin et le Yang. La Tristesse et la Joie. De sorte que si "la tristesse n'est qu'une joie passée", comme il est dit dans le rêve de Kurt, elle peut être aussi, à l'inverse, promesse de bonheur.

"I am but mad north-north-west" (Hamlet)

Les premiers films de Kelly Reichardt participent ainsi du traditionnel road movie — une virée dans Old Joy, le temps d'un week-end, pour rejoindre des sources d'eaux chaudes, l'itinérance d'une "routarde" dans Wendy & Lucy, le long périple de quelques migrants dans Meek's Cutoff, s'égarant dans les paysages désertiques de l'Ouest — en lien aussi, on l'a vu, au propre parcours de la cinéaste dont la carrière s'apparente à une véritable traversée de l'Amérique. Cela suivant une direction Nord-Nord-Ouest, voire north by northwest, qui, elle, on l'a rappelé aussi, n'existe pas sur les boussoles, ce qui collerait avec le sentiment d'égarement qui accompagne le cinéma de Kelly Reichardt. Au passage, north by northwest (qui est une position nautique) se traduirait par "nord-quart-nord-ouest", sauf que seule existe la direction northwest by north (soit en français "nord-ouest-quart-nord") et que "nord-quart-nord-ouest", de toute façon, se traduit en anglais par... north by west (!). Sachant encore que le titre du film d'Hitchcock, qui suit une ligne Est-Ouest, de New York au Mont Rushmore, aurait été inspiré par la réplique d'Hamlet: "I am but mad north-north-west" / "je suis fou que (par le vent de) nord-nord-ouest" Bref, de quoi se perdre, à l'image du petit groupe de Meek's Cutoff...
Au-delà de la dimension trajective (au sens virilien du terme), c'est cette expérience de la nature qui donne aux films de Kelly Reichardt une telle intensité. L'esprit de Thoreau y est toujours présent, renforcé en cela par l'immensité de la nature américaine. Et aussi par tout un mouvement, celui de la contre-culture, qui va de Kerouac et la beat generation des années 50 à l'expérience radicale du désert dans les années 70, en passant par la mouvance hippie des années 60. Sauf que le cinéma de Reichardt, loin de prolonger le mouvement, vient au contraire en sonner le glas, tant cette expérience se trouve entachée de désillusion et de tristesse, sentiment incarné par Will Oldham dans Old Joy, mais également le personnage, en marge lui aussi, de Wendy (Michelle Williams) dans Wendy & Lucy, et celui de l'Indien dans Meek's Cutoff, non seulement pour leur côté "à l'ouest" (à des degrés divers) mais surtout parce qu'ils se révèlent terriblement seuls, immensément seuls. (Une solitude dont le point d'origine se situe peut-être dans Ode qui, à travers la chanson de Billie Gentrie, raconte le suicide d'un adolescent du point de vue, très détaché, voire indifférent, des petites gens du Sud.)
Dans Old Joy la forêt s'oppose par sa luxuriance à la minéralité et à la blancheur du désert, cette "évidence absolue du monde" comme le qualifiait Baudrillard (cf. Gerry de Gus Van Sant ou encore Brown Bunny de Vincent Gallo, avatars modernistes, et au demeurant très beaux, de cette évidence absolue), mais dans Meek's Cutoff qu'en est-il? On est loin de la "radicalité" décrite par Baudrillard. Le désert chez Reichardt n’est pas le lieu de la désertion, on n’y recherche pas l’expérience limite (comme dans Vanishing Point de Richard Sarafian). Que Reichardt radicalise ici son propre cinéma ne veut pas dire que ce type de cinéma soit celui de la radicalité. Ses films marquent au contraire l’impossibilité de la désertion comme expérience radicale. On est bien là dans le désenchantement, à l'image des photos new age de Justine Kurland vues dans Old Joy (des nus, surtout féminins, au milieu d'arbres morts ou calcinés). De l'expérience de la désertion, il ne reste chez Reichardt que des bribes, le temps (éphémère) d’un bain chaud dans le tronc d’un arbre, sinon le fantasme, qui repousse toujours plus loin la ligne d’horizon (l’Alaska, les montagnes bleues), non pour disparaître mais simplement, en se perdant, s'extraire pour un temps de cette "vie moderne" qui nous aliène (programme minimaliste). Il faut dire que Thoreau n’avait pas eu besoin d’aller bien loin pour vivre son expérience. Walden est à deux kilomètres de Concord. Personne ne l'a remarqué mais Meek's Cutoff se déroule l'année même (1845) où Thoreau construisit sa cabane pour y faire retraite (durant deux ans). Si la contre-culture a favorisé la résurgence de cette expérience originelle, l’utopie aujourd'hui, nous rappellent Reichardt et Raymond, c’est fini. Non seulement la forêt est dans la ville (comme s'en plaint Kurt dans Old Joy) et l’Alaska un leurre, mais le désert lui-même n’existe plus, réduit à une sorte de triangle des Bermudes improbable. De sorte que chez Reichardt, c’est peut-être moins l’esprit de Thoreau qui survit que son fantôme, errant dans un monde plus que jamais incertain — cf. le dernier plan, sublime, de Meek's Cutoff, l'Indien vu à travers le regard d'Emily (Michelle Williams), innocent censé conduire le groupe on ne sait où... possiblement à sa perte (d'un point de vue spirituel) si l'on considère que, alors qu'à l'autre bout des Etats-Unis, à l'Est, un homme cherche l'harmonie avec la nature, via l'acquisition d'une certaine sagesse, "à l'indienne" disait justement Thoreau, ici, à l'Ouest, c'est l'inverse: un Indien, qui jusque-là se confondait avec les rochers, semble — à travers les objets qu'il porte, tous récupérés du chariot brisé — se désolidariser de la nature, gagné qu'il serait par les premiers signes de "civilisation", soit le début pour lui et son peuple de la déculturation. Le raccourci est là, et c'est bouleversant.

Lost.

Avec Meek's Cutoff, Reichardt s’attacherait donc à déconstruire le western, à le dépouiller de sa dimension mythologique (c’est-à-dire hollywoodienne). C’est à ce niveau que se situe la part féministe du film, davantage que dans la relation entre Meek et Emily (le rapprochement que font certains à travers le mot cutoff, entre raccourci et castration, me paraît excessif). Le meilleur exemple de cette déconstruction est l'utilisation par Reichardt du format 1:33, un format carré qui n’a plus cours aujourd’hui, qui n’est pas non plus exactement celui du western classique (1:37)... A vrai dire, la différence n’est pas perceptible, c’est surtout symbolique, le 1:33 (le vrai 4/3) c’est le format du cinéma muet. En y recourant, Reichardt veut-elle inscrire son film dans une autre tradition, celle des pionniers? Probable, mais puisque le film épouse le point de vue de la femme, on retiendra l'interprétation que la cinéaste donne elle-même d'un tel format: le champ de vision — limité — des femmes de l'époque à cause de la coiffe (une sorte de bonnet à large bord) qui encadrait, en même temps qu'il protégeait de la poussière et du soleil, leur visage. (Le féminisme du film se situerait là, image de la vie pour le moins étriquée, sans véritable horizon, de ces femmes, suivant leurs maris à l'arrière des convois.)
Ce qui marque ainsi Meek's Cutoff, c'est en premier lieu le souci d’authenticité dont fait preuve Reichardt pour rendre son film le plus proche possible de ce que pouvait être au milieu du XIXe siècle la découverte de l’Ouest par les colons américains, via la fameuse "piste de l'Oregon". Reichardt joue dialectiquement de l'opposition entre naturalisme (simple reproduction de la réalité) et réalisme ("l'effort que l'on fait pour la comprendre", disait René Allio). Et c'est de ce jeu, entre contemplation (de la nature) et contingence (des événements), poésie (des lieux) et prosaïsme (du quotidien, tels ces gestes — non pas ralentis, nul éloge de la lenteur ici, mais replacés dans leur contexte, ce qui nécessite pour le spectateur d'aujourd'hui un véritable réapprentissage de la durée — comme traverser une rivière, réparer l'essieu d'un chariot, recharger un fusil...), bref, c'est de ce mouvement, de cette dualité naturalisme/réalisme, que naît l'extraordinaire force du film ("Meek's cutoff" peut du coup s'entendre comme mix cut off, "alliage coupé"). Et puis il y a ce drôle d'Indien, sorti de nulle part, mystérieux à tout point de vue, personnage central autour duquel s'articule la fiction. Plus que l'Indien et son insularité, c'est l'Autre, avec un grand A comme dirait... l'autre (figure un peu trop explicite mais belle malgré tout). Je n'insiste pas, le cinéma américain (à travers notamment le western et le film fantastique) porte en lui la question du même et de l'autre... Plus original me paraît le caractère énigmatique du personnage, quant à ses motivations réelles: conduit-il le groupe ou cherche-t-il à le perdre? Il dessine d'étranges figures sur les rochers, se lance tout d'un coup dans de longues incantations, refuse de communiquer (Emily — dont les lèvres sont de plus en plus desséchées — en parle comme d'un homme-enfant)... il n'est pas impossible qu'il soit fou, et je trouve cette idée magnifique. Reste la question — essentielle chez Reichardt — du territoire. Le sentiment de perdition qui accompagne les personnages est entretenu par la volonté, récurrente, après Old Joy et Wendy & Lucy, de les faire marcher, au sens physique du terme. La marche est vraiment le moteur des films de Kelly Reichardt. Vu que marcher, c'est encore la meilleure façon d'arpenter un territoire et donc de le comprendre, de se l'approprier. Le cinéma de Reichardt, c'est d'abord cela. En un sens, Meek's Cutoff marque un (premier) aboutissement dans son œuvre, œuvre fortement "vectorisée", d'Est en Ouest, à l'image de la Frontière.

Le dernier barrage.

Meek's Cutoff évoquait un passage mystérieux qui, quelque part, à travers le personnage de l'Indien, se transformait en barrage: barrage de la langue, de la culture, etc. Night Moves (2013) serait l'inverse. Si la première partie reprend le principe du film documenté (au quotidien de la vie de pionniers, répond ici la préparation minutieuse d'un acte terroriste: comment faire sauter un barrage — c'est celui de Galesville, dans l'Oregon bien sûr, qui a servi de décor), où l'on ménage le suspense, comme dans les films de casse ou d'évasion, avec un vrai travail sur la durée des plans, qui maintient la tension/l'attention), la seconde plonge les protagonistes dans une forme d'errance et de perdition qui confine à la folie. Un barrage qui saute, comme un verrou, laissant échapper ce qui était retenu en amont, geste libérateur, en tous les cas vécu comme tel au début (ainsi quand Josh/Jesse Eisenberg, de retour dans la communauté agricole où il travaille, regarde le ciel à travers l'orifice de sa yourte), avant que l'imprévu (en fait prévisible mais qui avait été occulté) ne surgisse et que tout bascule. Rencontre avec le "réel" (un homme est mort) qui précipite chacun des personnages, du moins deux d'entre eux (le troisième, au passé trouble, s'avère moins perméable à l'événement, son seul souci étant de se protéger au détriment des deux autres), dans une angoisse de plus en plus massive, qui réveille tout ce qu'il y avait déjà de fragile chez l'un (Josh, personnage plutôt mutique dont l'identité se trouve subitement menacée, se croyant observé de toute part) et de conflictuel chez l'autre (Dena/Dakota Fanning, personnage en rupture de ban qui, on l'imagine, réglait ses comptes avec papa — elle travaille par ailleurs dans une sorte de spa très new age —, et qui là, suite à l'accident, voit ses troubles psychosomatiques, essentiellement cutanés, se mettre à flamber). La force du film ne réside évidemment pas dans cette approche clinique de l'angoisse, mais dans la façon avec laquelle Reichardt la rend dévastatrice, si dévastatrice — on ne peut l'endiguer — qu'elle semble tout "noyer" sur son passage. Le film se répand ainsi littéralement, engloutissant ce qui entoure les personnages, les coupant du monde, de façon brutale pour Josh (magnifique plan où, lors d'une fête, il apparaît seul au milieu du cadre, les danseurs surgissant autour tels des ombres virevoltantes), plus insidieuse chez Dena, laquelle, bravant la règle du "no contact" imposée au départ, essaie désespérément de se raccrocher à quelqu'un, par le biais du téléphone. Ce qui fait que tout ce qui arrive dans la seconde partie était déjà là, en puissance, dans la première (voir le gros plan sur les mains salies de Josh). Car si le film est divisé en deux parties — avant et après l'explosion —, il apparaît surtout comme déplié, épousant un mouvement linéaire, très musical (au passage, superbe partition de Jeff Grace, qui avait déjà écrit la BO de Meek's Cutoff), mouvement "répétitif", en accord avec l'aspect minimaliste et feutré du cinéma de Reichardt (l'explosion, entendue au loin, se réduit à un bruit de pétard mouillé), et en même temps "progressif", allant crescendo, marqué par un terrible sentiment, celui de l'inéluctable, qui voit la vulnérabilité inquiète de Josh, tout comme la fausse assurance de D., se décomposer inexorablement, monstrueusement, la peau de la seconde se trouvant littéralement "rongée" par la culpabilité (Dakota Fanning se transforme physiquement, ce qui fait que vers la fin son visage a quelque chose de gishien, à la fois tragique et comme purifié), alors que pour le premier (qui lui ne change pas physiquement puisque tout se passe à l'intérieur), c'est davantage de moi-peau dont il faudrait parler, moi-peau altéré, disloqué, face aux coups de boutoir du réel. Jusqu'au moment où...

Les belles du Montana.

Des trois histoires, reliées par quelques fils seulement, qui composent Certain Women (2016), la deuxième est peut-être la plus impressionnante. Il ne s’y passe quasiment rien, si on la compare aux deux autres où il ne se passe déjà pas grand-chose. Mais la beauté est là, au niveau de la forme, dépouillée à l'extrême... de sorte que si on appliquait la fameuse "règle de trois" chère à Biette, quant à ce qui gouverne un film, on pourrait dire que, dans Certain Women, c’est bien le projet formel qui lutte avec le récit au détriment de la dramaturgie, réduite, elle, à une peau de chagrin. Lutte minimaliste, mais lutte quand même, à l'intérieur même de la forme, entre l’épure (bressonienne) qui tend à l’abstraction et l’épure (durassienne) qui tend à l'évidement. Dans les deux cas, une même blancheur, comme celle des montagnes enneigées qui entourent Livingston, petite ville du Montana où se déroule le film, Livingston sur la ligne NP (Northern Pacific), à l'image de l'ouverture avec son train de marchandises, comme si Reichardt elle-même, après son arrêt prolongé dans l'Oregon, était repartie (transitoirement) vers l'Est, mais pas très loin, dans le Montana (c'est le Nord-Ouest élargi), une fois passé l'Idaho (l'Etat d'à côté, d'à côté le Dakota), symbole même des grands espaces américains, donc du western, ici plus dwanien que fordien. Si dans Certain Women il y a des chevaux, des chiens aussi (forcément avec Reichardt — le film est dédié à sa chienne Lucy), il n'y a, en revanche, aucun homme, du moins de moins en moins — uncertain men — à mesure que le film avance (immature dans la première histoire, distant dans la deuxième, l'homme est carrément absent de la troisième), laissant les femmes seules, enfermées dans leur solitude, ce qu'évoque l'encerclement des montagnes.
En quoi cette deuxième histoire est-elle impressionnante (au sens de saisissant, on peut même dire d'effrayant)? C'est que, moins ludique que la première (les relations difficiles entre une avocate — Laura Dern — et son client, prêt à tout, même une prise d'otage, pour obtenir gain de cause), moins séduisante que la dernière (la rencontre entre une juriste débutante — Kristen Stewart — venant donner des cours du soir et une jeune ranchwoman — Lily Gladstone — qui y assiste pour le seul plaisir de la voir: sublime scène quand celle-ci après le cour fait monter Kristen Stewart sur son cheval et l'emmène au pas jusqu'au fast-food du coin), elle est comme le point d'ancrage du film. Y règne une vraie mélancolie, soit la part la plus durassienne du film, à travers cette histoire de pierres, restes en grès d'une ancienne école bâtie à l'époque des pionniers, qu'une femme (Michelle Williams), mal mariée, veut absolument récupérer d'un vieil homme pour la construction de sa future maison. A un moment donné, alors que les pierres sont rassemblées, on voit la femme faire un signe de la main au vieil homme, resté debout derrière sa fenêtre, sans que celui-ci lui réponde, comme s'il ne la voyait pas... Ce court moment, écho à d'autres, est comme un temps d'évanouissement dans le film, une sorte d'aphanasis, le regard ailleurs du vieil homme renvoyant la femme à sa propre mélancolie, comme si les blocs de pierres ainsi acquis, tels des petites Bastilles, ne faisaient que l'emprisonner un peu plus, hors du monde...

Le bon lait de l'Amérique.

Après l'escapade vers l'Est, dans le Montana, la partie la plus à l'Est du Nord-Ouest, Reichardt revient au bercail (sinon à l'étable) avec First Cow (2019) Elle nous avait quitté sur des portraits de femmes, des femmes d'aujourd'hui, portraits magnifiques... on la retrouve avec une histoire d'hommes, à l'époque des pionniers, vers 1820, dans l'Oregon donc, qui n'est pas encore un Etat, ni même un Territoire, juste une contrée, le pays du castor, qui attire les trappeurs, lesquels, à cette époque, cohabitent encore, outre les Amérindiens, avec les Britanniques. Ces derniers vivent généralement dans de belles maisons; les trappeurs, eux, occupent des campements. La traite des fourrures est la principale activité économique, c'est le début du capitalisme. Voilà pour le décor. L'histoire est celle de Cookie (John Magaro) et Coolie (Orion Lee), le premier, qui s'appelle en réalité Otis Figowitz, vient de Boston et accompagne un groupe de trappeurs dont il est le cuisinier mais ne cuisine pas grand-chose, hormis les poissons de la rivière; le second, qui s'appelle en réalité Henry Brown ou King Lu, vient de Chine et, quand le film commence, se trouve en mauvaise posture, caché dans la forêt (il est recherché pour meurtre), sans nourriture ni vêtements... C'est là que les deux hommes se rencontrent, Cookie aidant Coolie à fuir, celui-ci l'accueillant ensuite dans sa cabane, et qu'ils se lient d'amitié. Jusqu'à faire "couple" à la maison, Castor (aka Coolie) qui coupe le bois dehors pendant que Pollux (qui veut dire "très doux" en latin), alias Cookie, passe le balai à l'intérieur...
Pour ce film, Reichardt retrouve Jon Raymond, son scénariste habituel (de Old Joy à Night Moves) et le format 4/3 de Meek's Cutoff, format plus ou moins westernien que la cinéaste réserve à ses films d'époque (l'Ouest dans la première moitié du XIXe siècle). Elle y retrouve aussi celui qu'en fait elle n'a jamais quitté: Thoreau, l'ami de la nature, du "grand rapport", qui "unit au tout" et confère à l'individu cette intuition des choses quand la vérité devenue poésie "s'exhale aussi naturellement que l'odeur du rat musqué dans les vêtements du trappeur" (Kenneth White); Thoreau, qui est aussi l'homme de la désobéissance civile (ce qu'interrogeait d'une certaine façon Night Moves: jusqu'où peut-on aller dans le combat écologiste). Dans First Cow, le couple formé par Cookie et Lu (oui, c'est aussi un nom de biscuit) peut se voir comme une dyade, deux éléments qui se complètent réciproquement, dépassant l'aspect homoérotique de leur relation — surtout qu'ici, et contrairement au personnage de Kurt dans Old Joy ou, moindre, à celui de Jamie dans Certain Women, il n'y a aucun geste, aucun regard, si discret soit-il, chez Cookie et/ou Lu, qui trahirait un quelconque désir... Faire couple, c'est d'abord former une dyade. Quand les deux hommes s'attèlent à l'aménagement de leur habitat, l'un aux travaux d'extérieur, l'autre aux tâches ménagères, ce qu'ils forment, au-delà des stéréotypes (masculin/féminin) auxquels cela renvoie, n'est qu'une "dyade domestique", ce qui n'a rien d'excitant, ni pour l'un ni pour l'autre. Cette vision de l'habitat partagé, entre un pâtissier du Massachusetts (la région de Thoreau) et un immigrant chinois (la philosophie de Thoreau n'était pas étrangère, on l'a vu, au taoïsme), où se devine, plus que l'amitié gnangnan qu'on professe entre les peuples, une amitié plus profonde, à ce stade encore naissante mais qui se révélera totale et entière: l'amitié-fusion, plus forte que l'amour-passion (qui, elle, est moins durable)... cette vision, idéaliste en même temps, s'oppose dans le film à ce que fut la cohabitation, faussement pacifiée, entre Amérindiens, pionniers américains et colons britanniques, telle qu'elle apparaît lorsque le chief factor de la Compagnie, un Anglais, organise chez lui une réception où sont présents le chef de la tribu indienne, un officier britannique et nos deux lascars, venus avec le clafoutis aux myrtilles qu'on leur a commandé et que Cookie a préparé.
Cette amitié "pour la vie", autrement dit jusqu'à la mort, entre les deux personnages peut sembler aberrante, au regard de ce qu'ils vivent ensemble, qui n'a rien finalement d'exceptionnel (le récit se limite à une histoire de beignets et de lait dérobé). Dans le roman de Raymond (The Half-Life), son premier, dont s'est inspirée Reichardt, en l'élaguant au maximum (ainsi la partie contemporaine, qui suit la découverte des deux squelettes, dans le roman par deux adolescentes que Reichardt a remplacées comme il se doit par une jeune fille et son chien), les aventures de Cookie et Lu sont autrement plus riches, puisqu'elles les conduisent jusqu'en Chine. Sauf que leur amitié ne naît pas de ces pérégrinations, ni du succès rencontré par Cookie avec ses donuts, grâce au lait qu'il y ajoute, ce lait qu'il tire clandestinement la nuit (très belles scènes jouant sur le contraste blancheur/obscurité) — Lu faisant le gué — de la vache du chief factor, première et seule vache de la région..., elle — l'amitié — préexiste à cette histoire d'escroquerie qui, contrairement au lait, va mal tourner. C'est parce que Cookie lui a sauvé la vie que Lu, en retour, lui voue un attachement sans faille, et ce, quelles que soient les péripéties — foisonnantes dans le roman, plus réduites dans le film — que vivent les deux hommes par la suite. C'est l'amitié qui ici fait l'aventure, non l'inverse. Faire de l'esprit mercantile des deux héros (vouloir gagner toujours plus, ce qu'on finit toujours par payer) l'argument du film, ce qui lui conférerait la valeur d'une fable, en limite considérablement la portée. La force, comme la beauté de First Cow vient tout entier de cette autre "morale" (car le film est bien une fable) qui accompagne le destin de Cookie et Lu: rester, au péril de sa vie, avec celui, mourant, qui vous a sauvé la vie (j'en dis trop). Et peu importe si c'est l'appât du gain qui provoque un tel dénouement. De sorte que l'histoire du lait prend une tout autre dimension. Dans First Cow, le lait vient sceller un pacte (comme on le ferait avec du sang). Un pacte d'amitié — à ce niveau c'est l'envers de Old Joy —, proche en cela de ce qui lie deux frères, ce qui nous ramène à Castor et Pollux... à la différence qu'il s'agirait là de deux frères de... lait (bah oui, quand même, l'un est américain, l'autre chinois), ce qui veut dire la même mère nourricière, une mère en l'occurrence primitive, la "first cow", écho à Dame Nature, les grandes prairies, mais aussi les grands récits, ceux des origines qui ont forgé le mythe américain, la légende de l'Ouest, ici d'avant la Conquête, cette période de la cohabitation américano-britannique (sous le regard de l'Indien, un regard "éteint", à l'image de tout un peuple, socialement, culturellement, en voie d'extinction). Du roman de Raymond, Reichardt n'a conservé que ce qui en constitue le noyau (l'amitié), mais c'est aussi le socle sur lequel s'est fondée la littérature américaine. Il faudrait développer mais, question amitié, ce que raconte First Cow n'est pas sans rappeler Les Aventures d'Huckleberry Finn de Mark Twain (avec le réfugié chinois à la place de l'esclave noir).

Résumons: De Old Joy à First Cow (il y a près de quinze ans d'écart entre les deux films, mais les deux récits de Jon Raymond, eux, ont été écrits à la même époque), en passant par Meek's Cutoff, l'axe que suit Reichardt s'apparente à un retour aux sources, qui a commencé avec l'esprit de Thoreau rôdant de nos jours dans une forêt de l'Oregon; s'est prolongé avec la conquête de l'Ouest (via la piste de l'Oregon), pendant que de l'autre côté, à l'Est, Thoreau construisait sa cabane; pour se clore (momentanément?) à l'époque de la cohabitation, toujours dans l'Oregon, entre Américains et Britanniques, soit l'époque des trappeurs qui servira d'inspiration au grand Mark Twain... Autant dire l'Amérique dans ce qu'elle a de plus mythique, où le lait, de par sa symbolique (la blancheur originelle), trouve évidemment sa place. Le fait qu'il soit dérobé à un Anglais confère au geste un côté prométhéen. Voler le lait pour en faire don... euh non, le revendre (business is business) sous forme de donuts, essentiellement aux chasseurs du coin, a quelque chose de "fondateur". On peut y voir une métaphore de l'Union en train de se faire, de ce côté-ci de l'Amérique.
Thoreau, donc, qu'on prononce \soro\ comme sorrow, cette tristesse qui n'est rien d'autre qu'une "joie passée"... d'où la mélancolie que Reichardt, dont le nom, lui, se prononce \recard\ comme record, "enregistre" avec la même sensualité, symbiotique, que celle d'un transcendantaliste, celle aussi, homoérotique — une constante chez Jon Raymond, le scénariste privilégié de Reichardt —, qui sourd de nombreuses scènes... sensualité d'autant plus recherchée que la mélancolie relève de la perte, de celle qui touche aux origines — l'Amérique primitive —, en accord avec le style country folk de la musique (de Yo La Tengo à William Tyler en passant par Will Oldham et Jeff Grace). Et fait du cinéma, à la fois nomade et enraciné, doux et inquiet, de Kelly Reichardt un cinéma-témoin, témoin non pas de la beauté du monde mais de ce qu'il en reste aujourd'hui. De cette beauté authentique, sans apprêt, que Reichardt a trouvé du côté de Portland dans l'Oregon, creuset idéal pour y exprimer au mieux son art.

Le grunge et l'esprit du pionnier.

Qui dit Portland dit ainsi Nord-Ouest américain. Or le Nord-Ouest américain, ce ne sont que deux Etats, l'Oregon et son voisin du dessus, l'Etat de Washington, deux Etats difficilement dissociables, d'autant qu'à l'origine ils ne faisaient qu'un, et que Portland, la ville de Kelly Reichardt (et de Jon Raymond), se trouve à la frontière des deux (il n'y a que le fleuve Columbia à traverser). Et qui dit Nord-Ouest dit grunge — via Washington, l'Etat, et Seattle, la ville de Kurt Cobain — mais pour Reichardt le grunge surtout en tant que style, un style dont Showing Up (2022) me semble revêtir (c'est le mot) toutes les caractéristiques. Par ce côté minimaliste que la cinéaste n'a peut-être jamais poussé aussi loin (au niveau de la forme comme du récit, fait de microfictions: ici, nourrir un chat, s'occuper d'un pigeon blessé, rendre visite à un frère psychiquement malade... la réalité du quotidien, comme celui des pionniers dans Meek's Cutoff ou du petit groupe terroriste dans la première partie de Night Moves). Un maxi minimalisme, pourrait-on dire, rappelant la deuxième histoire de Certain Women et bien sûr Wendy & Lucy, déjà avec Michelle Williams, qui en est donc à sa quatrième collaboration avec Kelly Reichardt, autant dire qu'elle est bien son actrice fétiche, sinon son double, après avoir incarné Wendy (se déplaçant avec "son" chien), Emily (faisant l'épreuve de l'Autre), Gina (témoignant de sa mélancolie) et maintenant Lizzy, une artiste-sculptrice préparant son exposition et dont le quotidien parasite le travail). L'aspect grunge du film commence avec la dégaine de l'actrice (fringues informes, aux coloris ternes, assortis à la terre qu'elle utilise pour ses sculptures, chaussettes tombantes et crocks — qu'elle remplace par des babouches quand elle sort!) (2), se poursuit à travers les sculptures elles-mêmes (des figurines en céramique, d'allure féminine, travaillées grossièrement et à l'expression aussi étrange qu'inquiétante), dont le générique de fin nous apprend qu'elles sont l'œuvre d'une artiste de Portland, Cynthia Lahti (une amie de Jon Raymond, de nouveau au scénario), et se propage à tout l'environnement disons "rudimentaire" du film, de l'atelier-garage (à demi ouvert) de Lizzy à l'espèce de "fourre-tout" artistique que représente le campus, où sont déclinées toutes les activités créatives possibles, du dessin au macramé en passant par la poterie et le métier à tisser... soit le côté arts and crafts de Showing Up, à l'instar d'une autre artiste basée à Portland, Jessica Jackson Hutchins, dont le travail — Reichardt en a fait un court-métrage: Cal State Long Beach, CA, January 2020 — repose sur l'assemblage d'objets usagés (cf. Lizzy au tout début du film récupérant des rebuts dans la rue) et l'utilisation, entre autres, du fil de fer et du papier mâché ("showing" résonne phonétiquement comme "chewing": se montrer, s'exposer, mâché, mastiqué, avec ce qui nous entoure, notre environnement de tous les jours). Et la dimension d'utopie qui, à la base, sous-tend ce type de mouvement (destiné au départ à l'ouvrier-artisan mais qui s'est généralisé vu que tout le monde peut être créatif, comme le rappelle Lizzy elle-même), mouvement prônant ainsi le recours à des matériaux naturels, la fabrication fait main et bien sûr l'inventivité (j'ai bien aimé la fille et sa combinaison multicolore décidant d'y adjoindre des scratchs plutôt qu'une fermeture éclair). Dans ce monde saturé de couleurs qu'elle côtoie plus qu'elle n'en fait partie, Lizzy, personnage "gris", grunge, à l'univers triste, fait tache évidemment. Elle représente le contrepoint, nécessaire au film pour lui éviter un aspect trop lisse, mais en même temps douloureux pour ce personnage désireux quand même d'égayer sa vie (trop centrée sur une famille passablement déréglée), à l'image de ses créations auxquelles Lizzy a fini par ajouter de la couleur, comme le fait remarquer son père, lui-même ancien céramiste (personnage fantasque auprès duquel elle semble rechercher une reconnaissance, du moins artistique).
La beauté ingrate de Showing Up réside dans cette espèce de bloc glaiseux dans lequel se trouve prisonnière Lizzy (Michelle Williams, extraordinaire comme d'habitude) et dont elle voudrait s'extraire, la libérant de ses frustrations qui la rendent si peu aimable (deux demi-sourires en tout et pour tout dans le film, liés à son travail d'artiste: quand les sculptures sortent du four et que la cuisson s'est bien passée, puis à la fin, lors du vernissage, quand le père observe les sculptures et semble les apprécier). Le personnage, bien qu'au centre du film, y est comme effacé, sans relief, surtout par rapport aux deux extrêmes que sont Sean, le frère halluciné, génie créatif d'après la mère, mais qui ne fait rien hormis regarder de vieilles séries à la télé et se cuisiner des pâtes "bolo", sa spécialité, jusqu'au moment où, au plus fort de ses hallucinations, il se met à creuser un énorme trou dans le jardin, en quête, on l'imagine, de ces voix qui l'assaillent et qu'il appelle "les bouches de la terre"; et à l'autre bout Jo, la voisine asiatique (au tempérament cool), artiste elle aussi, mais à un niveau supérieur, presque professionnel, créant des installations que je qualifierais volontiers de solaires (les œuvres, faites de laine et de papier, sont celles de Michelle Segre qu'on peut voir au travail dans un autre court-métrage réalisé par Reichardt: Bronx, New York, November 2019) et qui loue à Lizzy la maison d'à côté, personnage à l'imagination toujours en éveil (cf. le travelling du début qui la suit dans la rue en train de faire rouler un pneu jusqu'à son jardin pour ensuite le fixer à la branche d'un arbre et en faire une balançoire). La tension du film — toujours minimum chez Reichardt mais suffisamment présente pour qu'on y ressente cette impression de "douce violence" qui sourd de ses films — porte ainsi sur ces deux "forces" opposées qui pèsent sur Lizzy, resserrant un peu plus l'étau affectif à quoi ressemble sa vie, à l'image du pigeon blessé, emmailloté dans sa boîte (le pigeon, animal grunge par excellence, au sens "propre" du terme, si je puis dire, dont il faut régulièrement changer le papier sali de la boîte, comme le rappelle Lizzy à Jo). Bref, d'un côté, l'horreur de la folie, qui atterre Lizzy quand elle voit son frère s'enfoncer de plus en plus profondément dans la folie; de l'autre, l'émulation que suscite le compagnonnage de la voisine, en même temps que s'y mêle un sentiment confus d'admiration et de jalousie, vu que tout semble lui réussir, ce qui pour Lizzy rend d'autant plus insupportable le fait que, faute de temps, Jo traîne des pieds pour faire réparer la chaudière, la privant d'eau chaude tout le long du film (c'est le running gag de Showing Up — le showering up — qui voit Lizzy plusieurs fois obligée d'aller prendre une douche à l'extérieur).

Et le Nord-Ouest dans tout ça? En dehors du grunge et de la géographie. Eh bien — mais là vous n'êtes pas obligés de me suivre — il apparaît à deux niveaux. Dans les deux images citées plus haut. D'abord celle des "bouches de la terre" qui confère au geste de Sean, si insensé soit-il, un côté "fouille" (the dig), l'image même, métaphorique, du retour aux sources, aux mythes fondateurs, de cette quête des origines qui traverse tout le cinéma de Kelly Reichardt. Puis l'image de la balançoire (the swing) que confectionne Jo avec son pneu (une image et son origine — le geste de Jo faisant rouler le pneu — que reproduira Lizzy dans une de ses sculptures). Difficile de ne pas y voir l'évocation nostalgique d'un territoire perdu, celui de l'Oregon Country, cet Oregon originel qu'arpente (en rêves) K.R. dans tous ses films, quels que soient les genres abordés... genres qu'on peut regrouper en un seul, le genre north-western. Dig & Swing. Creuser, se balancer... Et ainsi plonger plus profondément dans un monde aux couleurs naissantes, encore tremblant, celui que poursuit l'artiste du Nord-Ouest, via cet "esprit de pionnier" qui lui est propre. Est-ce ce monde que finit par apercevoir Lizzy à la fin, dans le ciel de Portland, après que Sean a libéré le pigeon et que, accompagnée de Jo, elle cherche l'oiseau des yeux. Le film ne le dit pas, mais oui peut-être...

(1) Dans River of Grass on trouve en germes les grands motifs du cinéma de Reichardt: le road movie, le portrait de femme, ainsi que cet aspect "économe" propre aux films indépendants, dans le cadre (ici très travaillé au niveau de la forme) de sa Floride natale — les Everglades en bordure —, où l'on s'ennuie ferme, parce que rien n'arrive, ni crime ni love story, et qu'on ne peut pas fuir, celui qui vous accompagne (une sorte de Jack Nicholson édenté) se révélant incapable de franchir la "frontière" (représentée dans le film par un péage d'autoroute)... De l'art de tourner en rond avant le grand départ (direction nord-ouest).

(2) Etant entendu que le "vrai" grunge (question fringues), c'est dans Wendy & Lucy que Michelle Williams le portait...

25 juin 2025 (complément):

Revoir Wendy & Lucy à l'aune du chemin parcouru par Kelly Reichardt depuis 2008 est instructif. A l'époque, le film m'était surtout apparu comme le contrechamp urbain de Old Joy et de son cadre bucolique, avec aussi l'idée qu'à la ville, qui dans Old Joy encadrait la virée en forêt, répondaient dans Wendy & Lucy les bois jouxtant la ville, ce qui témoignait d'une étrange et inquiétante promiscuité (cf. Will Oldham au tout début du film avec son tatouage au coin des lèvres en forme de crocs) entre l'urbain (et ce qu'il représente aujourd'hui) et le non-urbain (ce qui s'est perdu avec le temps). Ainsi Wilsonville, petite ville d'Oregon située au sud de Portland, son quartier sans charme (une zone comme on dit) mais avec des bois autour, point de chute non voulu par Wendy l'anti-héroïne du film (merveilleuse Michelle Williams, tout en intériorité, dans son premier rôle pour la cinéaste), confrontée successivement à la panne de sa voiture, une arrestation pour vol dans un supermarché et surtout la disparition de Lucy, son adorable chienne ("I love Lucy"), qui est celle de Kelly Reichardt et avec qui elle faisait le trajet depuis l'Indiana, partie qu'elle était pour rejoindre Ketchikan en Alaska et y trouvait du travail. C'est la première chose qu'on note (outre de retrouver Lucy, déjà présente dans Old Joy): le trajet "nord-nord-ouest" de Wendy, visualisé sur une carte routière, redoublant celui effectué par Kelly Reichardt pour venir à Portland poursuivre sa carrière de cinéaste (cf. supra). Wilsonville, soit l'Amérique dans ce qu'elle a de plus commun, réduit ici à quelques repères, délimitant l'espace dans lequel se déplacera dorénavant, a minima, Wendy: après le supermarché et la prison locale, un garage où sa voiture a été déposée et une station-service où elle vient le matin faire sa toilette. Et autour: un important réseau ferroviaire, Reichardt jouant (plastiquement) avec ces nombreuses lignes qui le composent, de même que du bruit des trains, fonctionnant comme fond sonore — le film est adapté d'une nouvelle de Jon Raymond, Train Choir, littéralement "la chorale du train", écho à l'idée d'itinérance qui parcourt la nouvelle, et donc le film, et aussi de direction, devenue pour le coup incertaine, Wendy passant la majeure partie du film à rechercher Lucy. Et en bordure de ce périmètre: un territoire volontairement mal défini (un parc? un bois? un bosquet?), que la cinéaste investit par instants et dans lequel, vers la fin, Wendy, venue la nuit pour y dormir, croise au décours d'une scène très tourneurienne, magnifique de terreur feutrée, un étrange "loup-garou" (qu'annonçait donc Will Oldham) surgissant de la nuit juste pour lui murmurer qu'il a tué sept cent personnes. Le recueil dont est tirée la nouvelle a pour titre Livability, qu'on peut traduire par "vivabilité" (Old Joy venait de là aussi), soit ici le minimum vital, justifiant le minimalisme du film (qui sera celui de tous les films de Kelly Reichardt), en dessous duquel la vie ne serait pas une vie, qu'il s'agisse de se nourrir (en grignotant), de se loger (dans sa voiture), dans un environnement qu'on dira "à la marge" (pas tout à fait les bois), une vie d'extrême solitude, surtout si pour Wendy elle doit se continuer sans Lucy, mais où demeure malgré tout encore un peu d'espoir, l'espoir minimum. Finale bouleversant.