15/05/2025

En vrac


  Femmes Femmes de Paul Vecchiali (1974).

  Le secret magnifique.

Les 7 Déserteurs (2018), sous-titré "La Guerre en vrac", était dédié à Samuel Fuller, Raymond Bernard, William Wellman et Jean-Luc Godard. Dans l’ordre. C’était sur la guerre, mais en vrac, c’est-à-dire sans ordre, ce qui n’empêchait pas Vecchiali d’y faire preuve de sa rigueur habituelle, toute mathématique. Les sept déserteurs faisaient penser aux Sept contre la mort, le dernier Ulmer... sauf qu’ici, ça ne se passait pas dans une caverne, mais dehors, dans des décombres, au milieu de la nature (l'arrière-pays niçois), ce qui donnait un petit côté straubien au décor, genre Ouvriers paysans... à la différence qu'il n’y avait rien à reconstruire, pas d’illusion, le désespoir y était total, ce qui éclairait la campagne d’une lumière plutôt tchékhovienne. La guerre donc. C’était monologué, dialogué, chantonné... il y avait d’ailleurs une chanteuse, Simone Tassimot, déjà présente dans les derniers films de Vecchiali, comme Pascal Cervo et Astrid Adverbe, le couple de Nuits blanches sur la jetée de nouveau réuni, Marianne Basler, la rose de Vecchiali, peut-être le cœur fantôme du film, et trois nouveaux: Bruno Davézé, Ugo Broussot, Jean-Philippe Puymartin, par ordre de... disparition, tous venus de la scène. Le film c'était ça, un "petit théâtre en plein air": quelques tréteaux, un texte et des comédiens, voix claires dans la clairière. C’était simple, intelligent, généreux. Et le dernier plan, avant le générique de fin, la main tavelée de Vecchiali éteignant le magnétophone – les bruits de la guerre – qui était dissimulé dans l’herbe, était absolument magnifique. Cette main rappelait celle de Visconti au début de l’Innocent. De sorte que la référence "cachée" du film, c'était peut-être bien lui, Visconti, cinéaste admiré de Vecchiali, ici à travers son dernier film, qui opposait le désespoir d'annunzien à l'énergie stendhalienne, cette fameuse "chasse au bonheur", écho à ce que disait Jean-Claude Guiguet – grand admirateur, lui aussi, de Visconti – à propos des personnages vecchialiens.
Deux ans après la guerre, nous voilà, avec Un soupçon d’amour, sur un autre terrain, un autre champ de bataille, celui du deuil et de l'inconsolation. Et toujours cet art de la déflagration dont parlait Guiguet qui fait communiquer chez Vecchiali le visible et l'invisible, les vivants et les morts. (Je pense soudainement aux Passagers, le dernier long-métrage de Guiguet, et ce dernier plan, de nuit, lorsque le tramway passe à proximité d'un cimetière et que Véronique Silver, la passagère-narratrice, souhaite bonne nuit à ses "chers dormeurs".) Un soupçon d'amour s'ouvre sur un paysage: un jardin, au loin le joli village de Ramatuelle, et au premier plan, une chaise longue vide. Cette image-seuil va hanter le film, qui commence, une fois le rideau levé, par une pièce de Racine, Andromaque, dont les répétitions n'ont pas la même fonction que chez Rivette dans l'Amour fou puisque résonnant avec Femmes Femmes (1974), le chef-d'œuvre de Vecchiali (cf. infra). L'amour y est celui d'une mère pour son enfant – Marianne Basler en Andromaque –, amour d'une tendresse infinie, si fort qu'il semble annihiler le sentiment de jalousie et de haine qu'elle devrait nourrir à l'égard de celle – Fabienne Babe, la "remplaçante" – qui a été, est peut-être encore, la maîtresse de son mari (Jean-Philippe Puymartin). Amour fou donc, lui aussi, hors-norme, mais d'une folie troublante qui révèle assez vite son caractère in-sensé. La femme (qui se nomme Garland comme Judy) a beau donner le change – superbe séquence chantée avec Fabienne Babe, clin d'œil à la Lola de Demy, que rejoint Marianne Basler pour un numéro de duettistes tel que les affectionne Vecchiali (au point, dans la scène qui suit, d'entrer dans le plan pour rejoindre à son tour les deux actrices en train de danser avec toute l'équipe) –, réservant sa "folie" à son mari (non dupe, c'est pour cela qu'il erre dans le film, entre les deux femmes, entre celle qu'il aime et celle qui lui a permis, lui permet encore, de supporter la perte), il n'y a rien de pacifié dans Un soupçon d'amour, la douleur y est constante. Une certaine violence se fait sentir également, violence qu'on pourrait dire contenue, ou simplement esquissée, comme toujours chez Vecchiali, du fait de son amour pour ses personnages-comédiens (qui le lui rendent bien), mais que trahissent les "orages" musicaux de Roland Vincent, éclats à la Prokofiev, à la Bernard Herrmann aussi, car il y a évidemment un peu de Hitchcock là-dedans, dans ce qu'il en est du suspense. Le "soupçon" du titre, c'est celui qui, tout au long du film, pèse sur la réalité du lien entre Marianne Basler et son fils. Là est le suspense. Un suspense d'amour. Qui ne sera levé qu'à la fin, même si le secret à ce stade du film n'en est plus vraiment un, tant la vérité se devine avant, ce qui n’a pas d’importance, l’essentiel étant moins la révélation par elle-même que la façon, très vecchialienne, de la mettre en scène. Le dernier plan est une reprise du premier, plus précisément des plans qui dans le film venaient répéter le premier, en le complétant, en l'habitant, comme peuvent le faire les revenants. Soit le mouvement inverse des 7 Déserteurs qui voyait les personnages "déserter" le film l'un après l'autre. Ici, on part de l'absence, qu'il va falloir combler, à tous les niveaux, et ce, au delà du dérèglement psychique de son héroïne, par le biais de l'art. Du théâtre au cinéma, il n'y a qu'un pas, c'est d'ailleurs celui qu'envisage de faire le personnage de Marianne Basler, alter ego féminin de Vecchiali qui, lui, a dû attendre l'équivalent d'une vie pour transposer ce qui n'avait pu être écrit – un roman – en film. Son œuvre n'en portait jusque-là que la trace, voile zébré de fulgurances. Si le film est dédié à Christiane Vecchiali, la sœur bien-aimée, alias Sonia Saviange, ainsi qu'à Douglas Sirk, c'est bien sûr parce qu'il s'agit d'un mélodrame, même si on est loin des mélos flamboyants de l'auteur d’Imitation of Life. Et que ça résonne avec le destin de Christiane qui avait perdu un enfant à la naissance (événement tragique que l'actrice évoquait dans la scène de Femmes Femmes où justement elle joue Andromaque – et déjà comme ici, trop en dessous de l'émotion requise, ainsi que le lui reprochait Hélène Surgère dans le rôle du "public"); comme avec le destin de Sirk qui perdit lui aussi un fils, mort sur le front russe à l'âge de 19 ans (un fils qu'il ne voyait plus, empêché par la mère, convertie à l'idéologie nazie) et dont A Time to Love and a Time to Die relate indirectement la quête pour le retrouver. Reste que le dernier plan n'est pas sirkien. C'est celui d'une mère affolée, accourant, le médicament en poche, vers son fils malade (qu'on ne voit pas). Puis l'image s'arrête. Comme à la fin de... bah, encore l'Innocent, quand Jennifer O'Neill s'enfuit, affolée elle aussi (le mouvement est dans l’autre sens), après avoir découvert le corps de Giancarlo Giannini, l'amant-infanticide qui vient de se donner la mort, et que, le personnage s'éloignant, l'image s'arrête pour laisser défiler le générique. Un dernier plan qui ferait ainsi de Visconti la référence ultime chez Vecchiali, par ce qu'il représente finalement: l'artiste par excellence, engagé jusqu'à la mort (Visconti a dirigé l'Innocent à demi paralysé) sur la voie de la beauté et de la passion. L'arrêt sur image, c'est l'arrêt du mouvement, non par épuisement, mais quand deux forces contraires s'équilibrent et créent un point d'arrêt. C'est le cas ici, à travers l'image de l'affolement qui conjugue à parts égales l'inquiétude la plus extrême et l'espoir qu'il n'est pas encore trop tard. Ce qui se passe après, une fois que Marianne Basler a rejoint son enfant, n'appartient pas au film. Le film s'arrête quelques secondes avant. Avant l'effusion, avant le torrent de larmes, en accord avec le désir de Vecchiali de représenter, via ce dernier plan, ce qui peut rester d'un deuil, si longtemps après. Non pas vingt ans après, ça c'est le film, ni même vingt-cinq, quand Vecchiali tournait Corps à cœur et sublimait la douleur dans l'apothéose d'un finale (Hélène Surgère + le Requiem de Fauré) digne des plus beaux mélos du cinéma, mais soixante-cinq ans après, quand le souvenir, bien que toujours douloureux, n'arrache plus de larmes, à l'image de l'art, devenu merveilleusement "sec", que Vecchiali pratiquait dans ses derniers films. Pas un art sans larmes, mais d'où ne s'échapperait qu'une seule larme. Une "larme d'amour" (un soupçon) qui vaudrait pour toutes les autres, s'écoulant invisible et sans fin...

"Tout est vrai!".

Retour sur Femmes Femmes:

Ah Femmes Femmes... un film complètement fou (et pourtant maîtrisé de bout en bout), qui à ce titre ne ressemble à rien de connu. Certes, on peut l’inscrire dans un certain courant – moderne – du cinéma, marqué par la liberté d’écriture, les ruptures de ton et ce goût de l’aventure dont parlait Biette. Certes, on peut le rapprocher de Rivette, pour les rapports entre la vie et le théâtre et ce que j'appellerais le "fantasque féminin", Eustache pour l’aspect "film de chambre" (ça se passe quasi exclusivement dans un appartement, avec vue sur le cimetière de Montparnasse), les dialogues et le noir et blanc, voire Demy pour les scènes chantées, non sans fausses notes (le seul qui chante juste, c’est le livreur, normal c’est Charles Level, un vrai chanteur)... mais il y a quand même deux choses qui rendent ce film totalement à part: 1) la référence très marquée aux années trente, à travers, outre le noir et blanc, la gouaille par instants des actrices (cf. , la réplique sur le "greuyère"), les personnages qui se mettent à chanter et la séquence dans la rue (écho au Boudu de Renoir plus qu'à la Nouvelle Vague), toutes ces photos d’actrices françaises et américaines qui ornent les murs de l’appartement, laissant penser que pour Vecchiali l'important est moins la tradition du nouveau (aporie par excellence de la modernité) que le renouveau de la tradition; 2) l’incroyable jeu des deux comédiennes, amorcé dès le début par un plan-séquence hallucinant d’une bonne dizaine de minutes (visant à illustrer la citation d'Albert Camus qui ouvre le film: "Oui, croyez-moi, si vous voulez vivre dans la vérité, jouez la comédie"), ce que Vecchiali s’ingéniera par la suite à décliner, presque à satiété (c'est le cas de le dire), jusqu’à ce finale fabuleux, à fins multiples, "happy end" puis "unhappy end" – ah les cris de Sonia, sous le regard persécuteur (?) des actrices postérisées, un des rares moments d'improvisation du film, avec la scène où elle joue Andromaque et fond en larmes quand Hélène critique son jeu et lui dit que la douleur d'Andromaque est celle d'une mère qui a perdu son enfant, ne sachant pas que l'actrice avait vécu le même drame –, années trente et liberté de jeu qui font de ce film un véritable ovni ("objet vieillot non identifié") dans l'histoire du cinéma, un objet décidément inclassable.
Femmes Femmes c'est l'histoire de deux comédiennes sur le retour, qui vivent ensemble après avoir été successivement mariées au même homme, deux femmes qui se complètent plus qu'elles ne s'opposent, Hélène, plus fantaisiste, plus solaire, ne quittant pratiquement plus l'appartement, alors que Sonia, plus tragique, plus sombre, continue de garder un lien – ténu – avec l'extérieur, en acceptant des petits rôles. La force du film vient du double jeu instauré par Vecchiali qui, loin de fixer les personnages dans leur position de départ, pour mieux se les approprier, avec ce que cela suppose de crudité naturaliste et de lourdeur psychologique, préfère les laisser vivre, de façon presque documentaire, enregistrant avec une sensibilité sismographique les petites failles que révèle leur comportement, faussement enjoué et en totale osmose (l'effet "vase communicant" ne se réduit pas à l'alcoolisme), de sorte que le désespoir qu'on ne peut s'empêcher de ressentir à mesure que le film avance finit par se manifester dans toute son horreur. Peut-être que la fin du film vient révéler, comme le suggère Vecchiali lui-même, qu'il n'y aurait qu'un seul et même personnage, Sonia n'étant que le double halluciné d'Hélène, dû entre autres à l'alcool (si Hélène passe son temps une coupe de champagne à la main, c'est pourtant Sonia qui s'enivre au rouge et connaît les symptômes du delirium tremens – et le bestiaire qui va avec: iguane, chauves-souris... –, tels que les avait décrits Michel Delahaye, le médecin dans le film). Mais ce n'est pas certain (le film reste ouvert à toutes les interprétations, comme tout grand film), et pour ma part je serais plus enclin à considérer qu'il y a bien deux personnages mais que chacun serait vu à travers le regard, éminemment fluctuant, de l'autre. Femmes Femmes et sa structure en miroir, c'est une sorte d'anti-Persona. Ici, pas de comédienne vampirisée par son infirmière (à moins que ce ne soit l'inverse), mais deux comédiennes qui, tour à tour, et sans qu'on en soit vraiment sûr, seraient comme l'infirmière bienveillante de l'autre, naviguant ainsi entre la comédie et la tragédie, le blanc et le noir, le tablier à fleurs et le pyjama à pois, mouvement empreint d'une grâce infinie (il y a une vraie leçon de mise en scène quant à la manière de filmer dans un appartement), magnifié en cela par la photo de Strouvé (qui fait scintiller les bijoux et les coupes de champagne) et les trouvailles sonores de Bonfanti (je pense, entre autres, au chant des oiseaux qui accompagne de nombreuses scènes), jusqu'à ce que tout se fonde dans la lumière crue d'un banquet désenchanté (une fois passé la Chantilly, c'est-à-dire quand le jeu est fini), où se réveillent, via le cimetière de Montparnasse, plus présent que jamais, les angoisses de la mort...

PS. Les Cahiers n'avaient pas parlé du film à sa sortie, trop occupés qu'ils étaient, en pleine période mao, à pourfendre le cinéma bourgeois, les fictions de gauche et les films rétro (ce que n'est pas Femmes Femmes, évidemment, c'est même tout le contraire). N'avaient d'intérêt que les films militants et anti-impérialistes. Alors la cinéphilie revendiquée de Vecchiali, vous imaginez... Et pourtant, quoi de plus politique (sinon révolutionnaire) qu'un film aussi risqué, tourné sans argent (mais qui n'affiche pas complaisamment sa pauvreté) avec des actrices au chômage qui tout simplement jouent leur vie.

Bonus:

  Change pas de main (1975).

Une rouquine dans la bagarre.

Jean-Claude Guiguet, il y a près de cinquante ans, parlait donc d'un art de la déflagration à propos du cinéma de Vecchiali. Soit, car c'est comme ça que je l'ai compris, un art qui à la fois "détone" et "détonne" puis enflamme... Or qui dit flamme dit Myriam, dans Change pas de main... Myriam Mézières qui, en détective privé nue sous son imperméable, déto(n)e et enflamme, exemple parfait de "déflagration".
Alors oui bien sûr: à côté de ses autres films, comme l'Etrangleur, Femmes Femmes, la Machine et Corps à cœur (pour s'en tenir à la production des années 70), Change pas de main, le fameux porno de Vecchiali (quand l'ancien de l'X s'essayait au X), est une œuvre mineure (mais pas faite pour les mineurs) – quoique ambitieuse, puisque visant à mêler comédie musicale, polar et pornographie –, dont l'originalité tient d'abord à ce mélange des genres, mélange difficile, sinon impossible, quand ça touche le porno, expliquant le choc ressenti à la vision du film, choc qui vient non seulement des scènes pornographiques, que Vecchiali incruste sans ménagement (1), de manière frontale (Jean-François Davy, récemment disparu et ici producteur, les avaient utilisées pour son film Exhibition), mais aussi du fait que de telles scènes, quoi qu'on en dise, ne s'intègrent jamais véritablement au récit. Car si l'érotisme se combine idéalement à la comédie musicale (ainsi le début du film, dans la boîte de nuit au nom sternbergien, "Shanghai Lily", avec le strip-tease enchanté de Mona Mour) et au polar (un polar hawksien, à la Chandler – mais sans les crêpes (hum) –, quoique là c'est surtout à Mocky que l'on pense, à travers l'héroïne, Myriam Mézières en "privé" et donc nue sous son imper, et certains personnages comme celui, très poétique, que joue Marcel Gassok, ou encore, bien sûr, celui du colonel, interprété par Michel Delahaye, un ancien de l'OAS, cloué sur son fauteuil roulant, ce qui, avec ses bras trop longs, le fait ressembler à un grand singe malade – dixit Hélène Surgère, parfaite en bourgeoise politicienne –, le porno, lui, mécanique et sans humour, reste désespérément off. Une image conforme au regard que porte Vecchiali sur la pornographie (dans sa forme commerciale), le tout-voir que celle-ci représente, opposé à ce qui, dans l'érotisme (cf. la scène d'amour entre la détective et son assistante) et le film noir, demeure obstinément caché... Mais la grande force du film, c'est surtout l'inversion des clichés, qui voit ici les femmes tenir les rôles habituellement dévolus aux hommes: figure politique, détective privé, réalisateur de porno, et même spectateur/consommateur, les hommes, eux, se trouvant réduits à l'état d'homme-objet, de pauvre pantin, voire d'handicapé. D'aucuns y verront un grand film féministe, je ne sais pas... Change pas de main est un film à la fois de son temps – nous sommes en 1975, l'an 1 de l'ère giscardienne, qui libéralise le porno (avant de le réprimer quelques mois plus tard avec la loi sur le classement X) en même temps qu'il propulse quelques femmes au pouvoir – et hors du temps, quand il rend ainsi hommage au cinéma d'hier. Sa beauté, que le porno vient souligner par contraste, est réelle. Elle tient à pas grand-chose (d'où sa valeur): le jeu inflexible d'un acteur, l'humour dévastateur d'une réplique (les dialogues ont été écrits, outre Vecchiali, par Noël Simsolo) – quand par exemple, à la fin, Hélène Surgère, en passe d'être nommée ministre, flingue son pervers de fils (Jean-Christophe Bouvet, "introduced"), partouzeur nécrophile et cause indirecte de tout ce cirque, et déclare: "il m'aura emmerdé toute la vie ce p'tit con" (2) –, la délicatesse, très jazzy, d'une musique (signée Roland Vincent et jouée par Marcel Azzola)... Il y a là une véritable alchimie qui finit par dépasser le caractère purement subversif du film pour atteindre, aux moments les plus inattendus, à la faveur d'un geste, d'une expression ou d'un simple regard, une émotion qu'on serait en peine de trouver ailleurs, dans des films disons plus confortables.

(1) L'autre titre du film (que préférait d'ailleurs Vecchiali, il l'avait conservé en sous-titre) était "Le sexe à bout portant" (ce qui détonait encore plus), qui mêle porno et polar, alors que Change pas de main joue sur l'ambiguïté de l'expression, évoquant à travers le mot "main" à la fois une pratique sexuelle (ce que renforce les trois points d'exclamation, normalement présents dans le titre, signe là aussi de détonation) et l'idée de "manipulation" qui est au cœur du film. Change pas demain, le titre d'exploitation imposé au départ par la censure ne veut évidemment rien dire.

(2) Clin d'œil au dernier plan du film Assassins et Voleurs de Sacha Guitry, lorsque Poiret tue Serrault et conclut: "Cet homme-là, il m'aurait emmerdé toute ma vie".

02/05/2025

L'Astrée de Rohmer

  Les Amours d'Astrée et de Céladon d'Eric Rohmer (2007).

  Que veut une femme?

On évoque souvent (et à juste titre) le souci de fidélité qui a toujours animé Rohmer dans ses adaptations d'œuvres littéraires, mais mesure-t-on à quel point ce travail scrupuleux constituait aussi un processus de réappropriation de l’œuvre initiale, quelque chose qui n’avait rien à voir avec la transposition, correspondant au contraire à une forme d’esthétique dont Eric Rohmer fut peut-être le seul véritable représentant, se révélant pour l'occasion critique (au sens disons starobinskien du terme) en même temps que cinéaste. Car si l’œuvre est toujours réponse à une question, le travail consistait chez lui à reconnaître d’abord, en tant que critique, la question posée par l’auteur du texte, apporter sa propre réponse puis, en tant que cinéaste, poser à son tour une question.
Les Amours d’Astrée et de Céladon suppose ainsi un double mouvement pour le spectateur: repérer la question que pose Rohmer, à travers ce que, lui, a trouvé comme réponse à la question posée par Urfé. C’est bien ce qui rend un tel film plus compliqué qu’il n’y paraît et même assez casse-gueule pour qui s’y aventurerait de façon un peu dilettante, trompé par la simplicité du sujet. D’où vient la difficulté? Eh bien du fait justement que la fidélité au texte d’origine (quasi obsessionnelle chez Rohmer), loin d’annuler la question posée en son temps par Urfé, comme cela aurait été le cas dans n’importe quelle autre adaptation (ainsi celle de Pierre Zucca restée à l’état de scénario), vient au contraire la réactualiser, dans un mouvement éminemment dialectique qui tente de faire se rencontrer un texte du passé et ce qui constitue aujourd’hui, culturellement, notre horizon. Ce qui ferait du film historique, tel que le conçoit Rohmer, le passage même de la tradition...
La difficulté est bien là. Ne voir dans les Amours d’Astrée... qu’une énième variation de Rohmer sur ses thèmes de prédilection (les subterfuges de l’amour, le pari pascalien...), c’est passer à côté de ce que le cinéaste interprète lui-même de l’œuvre d’Urfé, même s’il est évident que ce qui l’a séduit dans le roman c’est d’abord son côté... rohmérien, cette espèce d’intellectualisation du discours amoureux. (L’inverse ne se pose pas vraiment tant il ne viendrait à l’idée de personne de réduire le film au genre qu’il épouse — la pastorale —, avec tout ce que cela sous-entend de raffinement mais aussi d’académisme, sans l’extrapoler aux principes esthétiques et thématiques de Rohmer.) Il y a un chemin à parcourir, un détour à effectuer, du côté d’Urfé, pour atteindre à quelque chose de nouveau dans le film de Rohmer. Et ce détour ne se limite pas à la phrase du roman, prononcée par Astrée à Céladon: "Garde-toi bien de te faire jamais voir à moi, à moins que je te le commande", phrase qui engage le film sur les rails habituels du récit rohmérien (j’y reviendrai) mais ne dit rien quant au nouvel horizon qu'il ouvre...

Pointons d’abord ce qui ne serait pas vraiment nouveau, ou à défaut ne le serait que de façon trompeuse. Ainsi du travestissement. Beaucoup y ont vu le sujet même du film, allant jusqu’à déclarer que Rohmer avait réalisé là son premier film queer. Sauf que le travestissement n'est pas le thème principal du film dans la mesure où il ne s’agit ici que d’un stratagème, inventé par le druide Adamas (derrière lequel on peut imaginer Rohmer lui-même) pour permettre à Céladon de revoir Astrée sans trahir sa parole. Il n’est même pas sûr que pour Rohmer le travestissement s’inscrive, comme dans le roman d’Urfé, dans une vision mystique des choses et des êtres — l’androgynisation comme recherche d’un idéal, etc. —, tant le cinéaste s’est attaché à rendre le subterfuge le plus crédible possible (voix trafiquée, visage en partie camouflé...), au nom certes de son inébranlable foi dans le "réalisme ontolologique" cher à Bazin, mais surtout de ce qui m’a toujours frappé chez Rohmer, ce plaisir à résoudre les difficultés qui émaillent tout projet artistique, et dont on se demande parfois si elles ne sont pas le moteur principal du projet, comme si le plaisir de l’œuvre aboutie était d’abord celui de la difficulté résolue. Ce qui expliquerait l’étonnante variabilité des formes chez Rohmer (il suffit de comparer les films historiques aux films contemporains, Perceval ou la Marquise d’O... au Rayon vert par exemple), comme des structures narratives, nombreuses et variées autour d’une même question (non pas celle de l’amour proprement dit, mais celle, plus philosophique, de ce que l’être — le parlêtre disait Lacan — recherche sur lui-même à travers les discours de l’amour). Ce qui expliquerait surtout que la nouveauté dans les Amours d'Astrée... réside moins dans le seul recours à un procédé esthétique (enregistrer le plus "naturellement" possible la nature) ou narratif (adapter sans trahir les conventions de la pastorale) que dans la manière d’articuler les deux procédés, de sorte que le texte s’accorde avec ce qui lui sert de cadre (là où les Straub jouaient plutôt sur la rupture — c’est pourquoi le rapprochement évoqué par certains, au désavantage de Rohmer forcément, n’a aucun sens). C’est, il me semble, le grand enjeu du film, et il tient au double écart historique qui existe entre l’époque où se passe le récit (Ve siècle), celle où il a été écrit (XVIIe) et sa réception aujourd’hui, imposant un travail (c’était la difficulté à surmonter) totalement nouveau, dépassant celui des autres films historiques (les miniatures de Perceval, le romantisme noir de la Marquise d’O..., les incrustations numériques de l’Anglaise et le Duc, les images d’archives de Triple Agent), par l’aspect justement vierge du terrain exploré: comment représenter une contrée légendaire (le Forez au temps des bergers, des druides et des nymphes) qui ne corresponde pas seulement à l’imaginaire post-renaissant d’Urfé (simple travail d’historien) mais, par ce qu’on appelle la "fusion des horizons", permette à l’œuvre originale d’être "reçue" par un spectateur d’aujourd’hui?

La nouveauté dans les Amours d’Astrée... reposerait donc sur les solutions trouvées par Rohmer pour rendre non pas actuel mais réceptif aujourd’hui un texte écrit au XVIIe et censé se passer en Gaule au Ve siècle, dans le Forez, le pays d’enfance et des premières amours d’Urfé, pays transformé pour le coup en lieu mythique, à la fois préservé des invasions étrangères (romaines, germaniques) et dominé politiquement par les femmes (les nymphes). Soit deux principes rohmériens présents d'emblée: 1) l'espace topographiquement délimité, permettant de croiser les différentes situations amoureuses vécues par les personnages; 2) le pouvoir dévolu aux femmes, jusqu’à présent limité aux affaires de l’amour et qui dans L'Astrée prend une autre dimension puisque touchant au politique. L’art de la combinatoire qu'affectionne tant Rohmer (pensez à tous ces cycles qui composent son œuvre) trouve ici un terrain idéal, d’autant que l’époque d’Urfé est aussi celle de la fin de la Renaissance, époque des grandes synthèses (le mythe de l’androgyne en est un exemple). Difficile dès lors de ne pas voir dans le choix de Rohmer d’adapter L'Astrée la volonté de faire lui aussi une œuvre de synthèse (et non testamentaire), une œuvre qui serait la somme de toutes les autres. Comment Rohmer s’y prend-il pour totaliser ainsi l’ensemble de son œuvre en un seul film? Eh bien en allant le plus loin possible dans le rapport dialectique qui existe naturellement dans ses films entre le fond et le style (je paraphrase Rohmer lui-même, enfin presque — cf. "Jeunesse de Jean Renoir", sa critique du Déjeuner sur l'herbe). Et pour aller le plus loin possible rien de plus simple (mais encore fallait-il y penser) que de faire dialoguer ce qui se présente comme le sommet de la casuistique amoureuse (L’Astrée d’Urfé) — avec tout ce que cela sous-entend d’artifices — et ce qui se présente comme le sommet du réalisme cinématographique (rien à voir avec le naturalisme) — avec tout ce que cela sous-entend d’intensité et de frémissement dans la captation du présent (à l'image du vent dans le film) — et dont l’origine, sur le plan purement esthétique, se trouve autant dans les premiers films Lumière (comme simples miroirs de la réalité) que dans les films de Rossellini (véritables absorbeurs de réalité). D’un côté, le discours amoureux à son plus haut degré de sophistication; de l’autre, le cinéma considéré, plus que jamais, comme un art réaliste. Mais encore: d’un côté, ce qu’il en est de l’amour dans sa forme la plus noble, celle de l’amour courtois, déjà à l’œuvre dans Perceval, que L'Astrée prolonge en même temps qu’il le pervertit, faisant de Céladon autant le serviteur de sa Dame, prêt à tous les sacrifices (en fait représenté dans le roman par le personnage de Silvandre mais que Rohmer a condensé avec celui de Lycidas, auquel s’oppose le libertin Hylas), qu’une sorte d’amant fantasmé, aussi mystique que charnel; de l’autre, l’essence même du cinéma (plus encore que ses origines), expliquant entre autres que Rohmer recourt à nouveau au format 4/3, le seul, le vrai, le plus conforme à la réalité, mais aussi au son direct, enregistré en pleine nature, et pourtant d’une étonnante pureté, comme la diction des comédiens, faisant de la scène du film une sorte de tableau acoustique, cadre idéal pour recevoir un texte d’hier et l'offrir au spectateur d’aujourd’hui.

Ainsi Rohmer ne se contente-t-il pas de transposer de nos jours un genre aussi archaïque que la pastorale, de celle qui exalte la supériorité de l’amour — entendu comme "honnête amitié" (qui suppose de la part de celui qui aime un véritable don de soi à la personne aimée) — sur le désir proprement dit, sinon le libertinage tel que le symbolise le personnage d’Hylas. Même si court l'idée de montrer ce que pourrait être aujourd'hui une pastorale. Ce qu’il y a de beau dans les Amours d'Astrée... n’est pas tant ce vers quoi tend le film que les moyens dont use Rohmer pour y parvenir. Par son discours, comme par sa mise en scène, on ne peut nier que le cinéaste vise à une forme d'élévation, mais la force de son film, et aussi sa modernité, résident d’abord dans le fait que les rouages de ce qu’on pourrait appeler "l’abstracteur" du film (au sens de ce qui permet d’extraire) restent malgré tout visibles, comme restait visible, par exemple, le procédé d’incrustation dans l’Anglaise et le Duc. C’est pour cela que le film ne peut véritablement atteindre à la quintessence, même si cela reste son horizon. Le cinéma est par essence impur. Et c’est bien cette impureté avec laquelle il faut sans cesse se colleter — et non jouer complaisamment avec, comme tous ces cinéastes aujourd’hui en mal de modernité — qui, du fait même des moyens mis en œuvre pour tenter de la réduire, donne à la mise en scène de Rohmer cette espèce de platitude, dénoncée par certains, impression fausse évidemment mais qu’on peut comprendre, tant ici l’écart est grand entre le thème abordé, un sommet de sophistication, et la simplicité de sa représentation.
Etant entendu que si la mise en scène est simplifiée à l’extrême, jusqu’à devenir invisible, cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Loin de s’en émerveiller (tant les cinéastes capables aujourd’hui de rendre leur mise en scène invisible se comptent sur les doigts de la main), beaucoup y trouvent au contraire motif à toutes les divagations possibles. En son temps, Skorecki avait parlé de "sitcom" à propos du cinéma de Rohmer, ce qui pour lui n’avait rien de dévalorisant, c’était même un compliment, mais pour l’opinion en général il y avait là une connotation péjorative qui depuis a fait florès. On n'a de cesse depuis de ramener le cinéma de Rohmer à quelque chose de trivial, ce qui n’est pas faux lorsqu'apparaît tout le prosaïsme d’un dispositif scénique ou du jeu d’un acteur, comme chez Oliveira par exemple, et Dieu sait si un tel prosaïsme est manifeste dans les Amours d’Astrée... (je pense à la comédienne qui joue Astrée, à celui qui joue Hylas, à la scène autour du sanctuaire et bien sûr au travestissement de Céladon), sauf que dans la plupart des commentaires la trivialité évoquée ne renvoie pas du tout à cela, elle est toujours entendue de façon négative, en rapport avec ce que l’on perçoit comme une indigence de la mise en scène chez Rohmer (encore plus flagrante ici tant son adaptation du roman d'Urfé semble conventionnelle, les contempteurs du film oubliant seulement que L’Astrée serait de nos jours l’équivalent d’un roman à l’eau de rose), indigence qui dès lors autoriserait le rapprochement avec n’importe quel téléfilm (à commencer par ceux, à l’érotisme soft, diffusés entre 1990 et 2005 sur M6), alors que Rohmer n’a jamais été aussi près, que dans cet ultime film, de ce qu’il a toujours recherché au cinéma: l'épure maximum (son modèle esthétique, c'était Matisse), c’est-à-dire l’élimination de tout ce qui, dans un film, fait cinéma (Skorecki dirait le cinéma avec des guillemets), tout ce qui relève de "l’effet" au cinéma, et ainsi le dénature. Et dans les Amours d’Astrée..., la nouveauté est peut-être moins au niveau de l’image (le Rayon vert était déjà allé assez loin en ce domaine), qu’au niveau du son — la vérité du son direct —, surtout que le son direct aujourd'hui, quand il n’est pas massacré au nom d’un certain naturalisme (ce qui fait que bien souvent on ne comprend qu’une réplique sur deux), se trouve remplacé par une postsynchronisation tout aussi aberrante, dans l’échelle comme dans le volume des sons. Et ainsi pour Rohmer, faire de son Astrée "plus" qu'une adaptation: un texte relu aujourd'hui comme on lisait autrefois. A haute (et intelligible) voix, dans la langue de l'époque.

Fort de quoi s'éclaire la vérité des Amours d'Astrée... Un film de synthèse, épuré, autour de deux axes essentiels, éminemment politiques, l'un qui renvoie à l'image d'une France des origines; l'autre qui célèbre le pouvoir des femmes. Mouvement à la fois réactionnaire (la nostalgie d'un pays idéalisé qui n'existerait que dans les légendes) et progressiste (le rêve d'une époque où les femmes "commanderaient"). C'est le geste d'Urfé, teinté d'une profonde mélancolie, celui d'un homme du début du XVIIe, s'épanchant, à travers une Gaule mythique, sur ses terres de jeunesse: l'astre (la belle bergère) et le désastre (la noyade manquée). C'est le geste de Rohmer, celui d'un homme du XXe siècle, nourri du geste d'Urfé mais aussi de celui, également féministe, de Madeleine de Scudéry, venu après (au milieu du XVIIe) avec notamment Clélie, geste moins élégiaque, moins tourmenté — en remontant plus loin dans le temps: Clélie est une "histoire romaine" —, de sorte que le texte urféen, repris par Rohmer, emprunte des traits plus légers, de rêverie disons "galante". Soit la "Carte de/du Tendre" qui ferait communiquer les films contemporains de Rohmer avec les Amours d'Astrée..., prolongeant la pente de plus en plus féministe de son œuvre tout en l'inscrivant dans un cadre de pure imagination, rompant du coup avec la temporalité marquée de ses films historiques. C'est là que se trouverait la fusion des horizons évoquée au début. La synthèse recherchée qui, non seulement clôt une œuvre, de la même manière qu'avait été clos chacun des cycles, mais surtout y "dévoile" in fine (à l'envers du travestissement) ce qui aura couru tout au long de l'œuvre: la question du féminin, posée ici à voix haute: "que veut une femme?", l'important demeurant la question, puisque la réponse on ne la connaît pas; une question que Rohmer, en tant qu'artiste, n'a fait que reposer encore et encore... et de la plus belle des manières puisqu'en accord avec L'Art poétique de Boileau pour qui 1) "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement", justifiant 2) qu'il faille sans cesse (vingt fois, oui au moins, dans le cas de Rohmer) "remettre sur le métier son ouvrage". Expliquant que dans le dernier plan du film (et donc de l'œuvre), où Astrée "commande" à Céladon de vivre, la question soit de nouveau posée, en même temps, cette fois, qu'elle y est "déposée": clairement et pour toujours.

  Vert Céladon  2010.

Eric Rohmer disait qu'il était un "cinéaste du muet". Parfait. Voici un extrait des Amours d'Astrée et de Céladon dans une version "muette", avec intertitres ("sous-titres", aurait rectifié Rohmer) et la musique de Sibelius (La Tempête, suite n°1 — "La chanson d'Ariel") pour accompagner.