
Porcherie de Pier Paolo Pasolini (1969).
Un grognement lointain.
"Una foglia sperduta, una porta cigolante, un lontano grugnito."
(Une feuille égarée, une porte qui grince, un grognement lointain)
Pour le spectateur "pasolinien", découvrir Porcherie (Porcile) aujourd'hui n'a évidemment pas la même portée que pour celui de 1969, au moment où le film est sorti. Dans la mesure où la radicalité du film n'a été totalement comprise, au sens de ce qui la nourrissait, que postérieurement, dans les années 70, à travers les nombreux écrits du cinéaste (cf. Empirismo eretico, Ecrits corsaires, Lettres luthériennes...), y affirmant sa haine viscérale de la bourgeoisie et de la société de consommation, considérée comme un "néofascisme", cette espèce de rabbia qui le conduira, après l'abjuration de la "Trilogie de la vie", à Salò et son roman Pétrole, resté inachevé, sans oublier bien sûr sa fin tragique, comparable, aux dires mêmes de son grand ami Alberto Moravia, à celles, "sordides et atroces", qu'il avait décrites dans ses œuvres. En 1969, le spectateur n'avait de Pasolini que l'image renvoyée par ses films, notamment les deux derniers, Œdipe roi et Théorème, qui sont aussi les deux premiers en couleurs, dans lesquels l'auteur faisait déjà le procès du capitalisme, par le recours au symbolique, qui emprunte au mythe et à la parabole, mais pas de façon si brutale ni volontairement obscure (pensez aussi à La ricotta). Pour le cinéphile plus érudit, s'y ajoutait peut-être le portrait qu'avait réalisé Jean-André Fieschi en 1966, Pasolini l'enragé, dans le cadre de l'émission Cinéastes de notre temps; et, pour un cinéphile plus érudit encore, l'apport de Pasolini aux théories du cinéma, via sa notion de "cinéma de poésie", qui est propre à la modernité, un cinéma qu'il ne revendiquait pas pour lui-même (se rangeant plutôt du côté du "cinéma poétique", hérité des classiques), mais qui le "travaillait" quand même, de manière contradictoire, ambigüe, comme toujours chez lui, jusqu'à prôner la division à l'intérieur même d'un film, comme c'est le cas dans Porcherie avec ces deux récits se déroulant parallèlement mais non séparément. Reste un dernier point, que seuls les plus érudits des érudits pouvaient connaître, en rapport avec le théâtre de Pasolini, soit les six pièces de ce qu'il appelait le "théâtre de parole", le seul qui comptait à ses yeux, centré exclusivement sur les mots, le texte, le langage... à l'image du théâtre antique, ce à quoi renvoie la partie allemande de Porcherie, adaptation de la pièce éponyme (1966, cf. son résumé: là), mais aussi d'autres pièces, comme Affabulazione (1967), où le mythe d'Œdipe se trouve inversé (c'est le père qui tue le fils), Orgie (1968), seule pièce mise en scène par Pasolini et qui, par son propos, fait le lien entre Théorème et Porcherie, ou encore Pylade (1969) qui, pour l'anecdote, fut présentée à Taormina la veille de la projection de Porcherie à la Mostra de Venise. Tout ça pour dire qu'en 1969, quand Porcherie sort – Médée le suivra de quelques mois –, le film ne surgit pas de nulle part mais que, pour le spectateur, le côté sulfureux qui caractérise alors Pasolini se résume essentiellement à son film précédent, Théorème, ainsi hélas qu'aux démêlés de l'artiste avec la justice.
Avec Porcherie, on passe à un autre niveau, en termes de "scandale" mais surtout de "réceptivité", le film apparaissant abscons pour beaucoup (Porcile est un film pas facile – pas "fà-chi-le"). En référence à son aversion du consumérisme, Pasolini le qualifiait de "in-consommable", le réservant du coup aux spectateurs haut-de-gamme, capables de "dialoguer" avec le film, sauf que parmi ceux-ci un grand nombre l'ont quand même trouvé "indigeste".
Pocherie raconte deux histoires, on l'a dit, qui s'opposent ou plutôt se font face comme dans un miroir:
– d'un côté, une histoire qui se passe à une époque incertaine (fin du Moyen-Age?) sur une terre volcanique de sable noir (les pentes de l'Etna où fuyait déjà Massimo Girotti, le père, à la toute fin de Théorème)... on y suit le destin d'un jeune homme (Pierre Clémenti) visiblement affamé, qui, après avoir avalé un papillon puis déchiqueté un serpent, découvre l'anthropophagie, est rejoint par des disciples dont des femmes (préalablement violées), le groupe étant poursuivi par des soldats pour avoir ainsi transgressé un tabou, puis capturé et condamné, chacun attaché à des piquets, à être dévoré par des chiens errants. Toute cette partie, filmée caméra à l'épaule, est muette, sauf à la fin quand Clémenti répète avant d'être attaché: "J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie."
– de l'autre, une histoire qui se passe dans l'Allemagne d'aujourd'hui, celle de Bonn (où l'on fabrique de la laine, du fromage, de la bière et des boutons, les canons étant réservés à l'exportation), à Godesberg pour être précis, là où Hitler et Chamberlain préparèrent les accords de Munich... on y suit le destin de Julian (Jean-Pierre Léaud), le fils d'un haut bourgeois nazi (Alberto Lionello en chef de famille, arborant mèche et petite moustache, qui œuvre dans l'agroalimentaire, en l'occurrence l'élevage de porcs – les Allemands sont de grands consommateurs de saucisses, rappellera-t-il); Julian donc, un fils sans opinion, ni obéissant ni désobéissant, qui ne se décide pas à épouser Ida (Anne Wiazemsky dans le rôle d'une pseudo-gauchiste, prétendument révolutionnaire mais foncièrement bourgeoise), préférant au contraire rester vivre à la campagne, dans l'immense villa de ses parents (le film a été tourné à la Villa Pisani de Stra où Mussolini et Hitler se rencontrèrent pour la première fois), jusqu'à tomber en catatonie, car porteur d'un secret inavouable: son amour pour les cochons avec lesquels il entretient depuis l'adolescence des relations pour le moins scabreuses. Parallèlement, le père qui est en fauteuil roulant (et joue de la harpe à ses heures), reçoit, assisté d'un conseiller au comportement bizarre (Marco Ferreri), la visite d'un vieux camarade de classe (Ugo Tognazzi), perdu de vue depuis longtemps, en fait un criminel nazi qui pendant la guerre collectionnait les "crânes de commissaires juifs bolchéviques" (le personnage se nomme Herdhitze, que le père de Julian traduit ironiquement par "foyer ardent" mais dont la traduction littérale est "chaleur du four") et qui depuis s'est fait refaire le visage, aujourd'hui industriel important et rival politique, les deux hommes, prêts à se détruire mutuellement, étant amenés à pactiser (alliance que concrétisera la fusion de leurs entreprises), vu que l'un connaît la véritable identité de l'autre, lequel de son côté dit connaître le secret de Julian. Sorti de sa catatonie, celui-ci n'en demeure pas moins toujours indifférent à tout ("tralala"), comme au fait qu'Ida va finalement se marier avec un autre. La fin du film le montre quitter la villa en direction de la porcherie où il se fera entièrement dévoré par les porcs, ainsi que le rapporte le jardinier (Ninetto Davoli, présent comme "témoin" dans les deux histoires) au nouvel associé du père qui en retour, puisque du jeune homme il ne reste plus aucune trace, impose de ne jamais en parler: "Chut!" Appel ironique à garder le silence étant donné que toute cette partie contemporaine du film s'est révélée extrêmement bavarde, filmée de surcroît, lors des dialogues, de façon très classique, usant du champ-contrechamp, les plans d'ensemble étant, eux, filmés frontalement, à la manière d'une pièce de théâtre (rappelant l'origine du film), ainsi des premiers échanges entre Léaud et Wiazemsky, suivis en légère contre-plongée, comme si le spectateur se trouvait au niveau de l'orchestre.
Porcherie est donc un film qui "heurte", là où Salò, six ans plus tard, nous laissera "sans voix". Mais avant d'aller plus loin, et afin de partir sur de bonnes bases, relisons ce que Bernard Eisenschitz et Serge Daney disaient séparément du film en novembre 1969 dans les Cahiers du cinéma:
"Après Teorema, tout était à craindre, surtout d'un Pasolini persévérant dans la voie du sujet scandaleux, ressassant de plus une parabole en forme de pièce vieille de trois ans. En fait, Porcile a été jugé suivant les mêmes critères absurdes que Teorema, c'est-à-dire en fonction de ce qui y est dit: la déception de la critique, l'indignation (ou même la satisfaction) devant telle ou telle réplique (cannibale, anti-allemande, zoophile ou autre), ont aussi peu de rapport avec le film et sont aussi bon signe qu'était inquiétant l'enthousiasme devant l'œuvre précédente. Là, par exemple, les gens s'excitaient sur l'allégorie; or, c'est précisément ce qu'il y a de plus faible, de plus 'intelligentsia romaine', chez Pasolini. Dans Porcile, l'équivoque n'est plus possible. La parabole atteint un tel simplisme que, une fois énoncée (lue) dès les premiers plans, elle s'efface complètement. Le film peut alors se décider à être, cette fois, véritablement la démonstration d'un théorème, d'une parfaite gratuité. En prenant trop littéralement la référence à Brecht et en oubliant Grosz, on appauvrit le film: après les marionnettes humaines de Che cosa sono le nuvole?, ce sont ici des humains marionnettes. Les références figuratives de l'épisode Clémenti, photographiée avec une élégance très italienne (Nannuzzi?), joué avec une sauvagerie de bon ton, sont plus gênantes que leur absence dans l'épisode Léaud, entièrement admirable, image reflétée à l'infini de la construction binaire du film, ouvert avec l'image des ailes symétriques d'un papillon et clos par celle de Tognazzi coupé en deux par son index vertical. Porcile est le film le plus secret qu'on puisse imaginer, complètement bouclé, n'offrant aucune prise: une mécanique (les rapports – répliques, structure, ton du discours indirect, etc. – avec la 'machine infernale' d'Edipe re sont à dénombrer) qui se déclenche en une heure quarante (Pasolini a raison de parler d'un film fait comme en appuyant sur des manettes). 'Pasolini semble possédé, dirigé par et travaillant à partir d'une vision composée intérieurement... Le film existe dans sa tête et les acteurs l'aident à distribuer une énergie qu'il a en lui.' Ces phrases de Julian Beck (cf. n°194) ne s'appliquent à aucun film de P.P.P. (depuis Uccellacci) mieux qu'à celui-ci: mal fait selon toutes les règles, même celles du dérèglement, sûr de ses moyens au point de dissimuler toutes ses richesses, dans une indifférence calme (ni obéissant ni désobéissant) au reflet (récupération, compréhension, introspection) que peut avoir sa sereine dialectique de la haine." (Bernard Eisenschitz)
"Cette nouvelle machine à faire du sens est la mise en œuvre d'un jeu de mots assez simple: les mots corps et porcs sont, dans un rapport anagrammatique, deux distributions différentes des mêmes lettres, d'une même Lettre (on verra laquelle), de même que Porcile se donne comme le double récit d'un même événement. [à ceux qui objecteraient que le jeu de mots est en français alors que le film est italien, on répondra que ça fonctionne aussi avec "corpo" et "porco", même si c'est "maiale", plus courant que "porco", qui est employé dans le film, ndlr]
1. Quoi de commun – outre les lettres – entre Porcs et Corps? Ce sont des objets de plaisir: les corps sont faits pour être aimés et les porcs pour être mangés. Mais à une condition: qu'ils soient de ce fait méprisés. Surtout s'ils sont – comme c'est ici le cas – entièrement voués au plaisir, "prostitués": nulle partie du corps qui ne soit (plus ou moins) érogène, nulle partie du corps [sic, c'est "porc" qu'il faut lire, ndlr] qui ne soit (plus ou moins) mangeable. On reconnaît là la morale chrétienne qui fait du ressentiment la condition du plaisir, toile de fond de tout l'œuvre pasolinien. Corps et porcs seront donc l'objet d'une même occultation, d'une même dépréciation: cachés, parqués, niés, honnis, censurés. Air trop connu pour qu'on s'y attarde.
2. Or, dans Porcile, un jeune homme au lieu d'aimer les corps, les mange; un autre, au lieu de manger les porcs, les aime. C'est qu'ils se sont trompés de mot et donc de film. Leur transgression est d'abord le résultat fortuit d'une inversion dans les termes, d'une mauvaise lecture, d'une erreur de distribution, dont Pasolini assume toutes les conséquences, attentif à la naissance obligatoire d'(au moins) un sens. Le scandale n'est plus tellement dans la gravité ou l'horreur des thèmes abordés, mais de ce qu'ils (le cannibalisme, la zoophilie) aient été suscités sans nécessité, par jeu.
3. 'J'ai dit: Dieu, s'il savait, serait un porc. Celui qui (je suppose qu'il serait, au moment, mal lavé, décoiffé) saisirait l'idée jusqu'au bout, mais qu'aurait-il d'humain? Au-delà de tout, plus loin et plus loin, lui-même en extase au-dessus d'un vide. Et maintenant? Je tremble.' (Georges Bataille)
4. Condamné et sur le point de mourir, Clémenti, dans un moment magnifique, dit en effet: 'J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie.' Par ailleurs, le père de Léaud se compare volontiers à un porc. Si l'on accepte de voir derrière les Corps et les Porcs la seule image du Père, les deux volets de l'allégorie s'éclairent un peu, mais en sens inverse. Dans le premier, rien n'interdit de voir dans le personnage de Clémenti le Christ refusant d'être le fils de Dieu: au lieu de s'offrir aux fidèles (eucharistie), c'est lui qui mange les autres (et fait même quelques disciples). Etrange réconciliation entre le crucifié et Dionysos. A la mort du Père, correspond la mort du Logos, donc le silence d'un film sans parole. Le logos, les discours, la logorrhée, triomphent au contraire dans l'épisode Léaud; c'est que par son amour des porcs, Léaud affirme sa soumission au père (nazi). Aussi sera-t-il dévoré." (Serge Daney)
Les deux textes sont remarquables. D'abord parce qu'ils se complètent, Eisenschitz s'attachant à la structure du film, Daney davantage au sens qu'il produit, épousant pour le coup le même jeu de réflexion que ce que le film instaure entre les deux histoires, entre celle avec Léaud, correspondant à la pièce de théâtre originelle (ne manque que le passage où le héros rencontre Spinoza), et celle avec Clémenti, correspondant à l'ajout "cinéma" opéré par Pasolini sur sa pièce; mais aussi à l'intérieur de chaque histoire, par tous ses effets de symétrie, qui touchent à la forme du film comme à ses thèmes. Ensuite parce qu'Eisenschitz et Daney se concentrent sur le film et lui seul, y pointant ce qui fait la singularité de Porcherie par rapport notamment à Œdipe roi et Théorème, les deux films structurellement et thématiquement les plus proches, mais qui, ici, du fait entre autres de ce jeu répété avec la symétrie, inverse l'allégorie (Daney) de même que l'aspect binaire de sa construction, en se reflétant à l'infini, rend le film plus secret que jamais (Eisenschitz). De sorte que ne pas avoir connaissance des futurs textes de Pasolini se révèle finalement un avantage – heureux le spectateur de 1969! –, moins tenté qu'on est de vouloir y greffer toutes ces considérations générales sur Pasolini que je citais en préambule (sa haine de la bourgeoisie, de la société de consommation, de la culture de masse, du normatif...), connues à l'époque, mais dont le ressassement dans les textes publiés par la suite, risque d'amplifier démesurément l'aspect "pro domo" de son œuvre, au détriment de ce qui court plus spécifiquement, plus subtilement aussi, à l'intérieur de chacun de ses films. Ainsi dans Porcherie...
Et tout le tremblement.
Des deux textes essentiels d'Eisenschitz et de Daney, retenons, comme autant de mots-clés: à un premier niveau, le plus accessible, les mots: parabole, mythe (monde paysan), nazisme (bourgeoisie), cannibalisme, zoophilie; et à un second niveau, les couples: cinéma/théâtre, symétrie/inversion, père/porc, désir/désordre (et son corollaire: "nos désirs font désordre")... Du premier niveau, on ne s'occupera pas, parce que trop "simpliste" (Eisenschitz) ou trop "connu" (Daney). Passons directement au second. Où il s'agira de faire ressortir non pas ce qui oppose les termes dans chaque couple mais au contraire les fait correspondre, dialectise en quelque sorte leur rapport. Ainsi, pour commencer, de la paire cinéma/théâtre, plus précisément "cinéma poétique"/"théâtre de parole", où le rapport entre ce qui relève de la "poétique" et ce qui relève de la "parole" se situe non pas dans la distinction convenue entre poésie et prose, mais chez Pasolini entre: 1) ce qu'il appelait "l'inexprimé existant", ce à quoi renvoie la partie mythologique (et enfantine ajouterait-il) du film, forme archaïque de "poésie populaire", écho à ce qu'il appelait encore le "proto-langage ", d'où l'absence de paroles; et 2) la prose d'un théâtre uniquement régi par la force du texte, sans action proprement dite, à l'instar du théâtre d'Euripide (et de sa "cage" qui emprisonne les personnages, victimes de leurs passions), ici appliqué à la partie bourgeoise du film, soit le langage de la réalité. Or, il s'avère que la partie archaïque est filmée comme du "cinéma de poésie", ultra-moderne, caméra portée, de sorte qu'on "ressent" la présence de celle-ci, là où la partie bourgeoise, je l'ai déjà dit, est filmée comme du "cinéma de prose", ultra-classique, caméra fixe, de sorte que la mise en scène semble absente. (1)
Qu'en déduire sinon qu'il y a contamination entre les deux histoires, ce que traduira la seule parole prononcée par Clémenti avant de mourir, alors que la manière dont est mort Léaud sera, elle, condamnée au silence. En rompant in fine, d'un côté l'aphasie qui marquait l'épisode Clémenti et de l'autre la logorrhée qui inondait l'épisode Léaud, en conférant ainsi in extremis à la parole comme au silence une fonction libératrice, Pasolini fait sauter le caractère "pathologique" que revêtent aussi bien l'aphasie que la logorrhée, et par-là libère ses deux héros (qui ne font qu'un, bien sûr) du poids que représente aux yeux de la morale (judéo-chrétienne) la transgression d'un interdit. Pour autant, il ne libère pas le film, du moins pas dans le sens attendu. Cette contamination — qui fait que le cannibalisme gagnait tout un groupe et que, par un mouvement inverse, tout un groupe (de "porcs", autrement dit de "bourgeois", cette analogie que Brecht avait mise en scène, Grosz illustrée, même Brel l'avait chantée... reste Bataille, mais dans un autre sens encore, j'y reviendrai) en venait à dévorer "un" des leurs, non parce qu'il se refusait à l'être véritablement – un bourgeois – mais parce que dans le milieu de la haute bourgeoisie on "élimine" ceux qui s'écarte trop des valeurs qu'on dit défendre —, cette contamination, disais-je, trouve sa correspondance dans les jeux de symétrie auxquels recourt Pasolini tout au long du film, ainsi que l'a décrit Eisenschitz, depuis les ailes du papillon, vu au début, jusqu'à l'index de Tognazzi posé sur sa bouche, qui clôt le film. Autant d'effets qui signent l'aspect en "miroir" de Porcherie, évidents à travers le destin des deux principaux personnages, dont la mort s'apparente à un "rite sacrificiel", plus recherchés dans la construction même du film, surtout dans la partie contemporaine, dont le plus spectaculaire est assurément la vue d'ensemble de la villa-château, où la parfaite symétrie gauche-droite se trouve redoublée par son reflet dans le bassin du parc, créant une symétrie supplémentaire: haut-bas. Une double-symétrie qui loin de rétablir l'image à l'endroit renforce, par cet excès de géométrie, l'impression de vertige que suscitent par ailleurs les plans désordonnés de la partie "primitive".
Vertige qui surtout engage, par le biais de la symétrie haut-bas, le couple corps/porcs, pointé par Daney, dans une perspective réellement angoissante. Car si la symétrie gauche-droite conserve quelque chose de rassurant (c'est la symétrie de notre corps à laquelle on est habitués), la symétrie haut-bas n'a rien de naturel pour ce qui est du corps (d'aucuns diront qu'elle est contre-nature)... Si de façon fantasmatique, qui renvoie à la mythologie, on combine ("accouple") l'homme et le porc, c'est toujours dans le sens haut-bas. Soit une tête de porc sur un corps d'homme, ainsi les caricatures de Grosz, que le père de Julian reprend à son compte quand il dit à sa femme – c'est dans la pièce de théâtre, dans le film je ne sais plus – que leur fils doit les imaginer comme dans les tableaux de Grosz: "des porcs sales, gras et laids"; soit une tête d'homme sur un corps de cochon, ce qui correspond peut-être à l'image que ce fait Julian de lui-même. En tout cas, deux représentations qui ne peuvent être que le support d'une angoisse terrifiante, ce que le film, pour revenir à la structure, traduit admirablement. Et ce par l'impression de clôture qui s'en dégage, l'espace du film allant en se rétrécissant, créant ce sentiment d'oppression aussi bien chez Clémenti, essayant en vain d'échapper à ses poursuivants, jusqu'à se retrouver, une fois capturé, enfermé dans le petit périmètre que délimitent les piquets auxquels il est attaché, "cloué" au sol et à la merci des chiens; que chez Léaud, se réfugiant dans la catatonie, puis s'échappant de la villa pour mieux s'enfermer dans la porcherie d'où il ne ressortira pas, son corps qu'on imagine démembré (via la description qu'en fait Davoli) s'effaçant à mesure que les morceaux disparaissent jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien ("niente di niente"). (2)
Resterait (si je puis dire) un troisième niveau, plus secret, qui toucherait non pas à l'image du Juif, du moins directement – les deux nazis, comme ils en conviennent, ne parleront pas, pour une fois, des Juifs mais de porcs, soit indirectement, en tant que nazis et bourgeois, d'eux-mêmes (3) – ni même à celle de l'homosexuel, mais à ce "tremblement de joie" qu'exprime Clémenti et qu'on suppose chez Léaud lorsqu'il se dirige vers la porcherie, tous les deux avant de se faire dévorer. Ce tremblement arrive en conclusion de l'Œdipe (dans sa version mythologique comme dans sa version moderne) et d'un interdit qu'ils ont chacun transgressé. Daney rappelle à juste titre que cela vient de Bataille, en citant sans aller plus loin une note de l'auteur, dont une rapide recherche nous apprend qu'elle est tirée de Madame Edwarda. Un des secrets de Porcherie est-il là, dans cette idée bataillienne de "tremblement"? (cf. Brian T. Fitch, Monde à l'envers, texte réversible. La fiction de Georges Bataille). Car qu'est-ce qui tremble ici? Comme chez Bataille, quelque chose d'éminemment érotique, qui a trait à l'extase, à la jouissance, à la sensation d'être comme suspendu, prêt à pénétrer dans un autre monde (Clémenti), ou comme désintégré, éparpillé en morceaux et par-là perdant de sa substance (Léaud). Oui sûrement. Mais une fois dit ça, on n'en sait pas beaucoup plus. Porcherie reste avec ses secrets.
(1) Sur le cinéma de poésie et le cinéma de prose, cf. Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini, portrait du poète en cinéaste (1995) et la somme que constitue Le Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste (2022).
(2) Sauf que du corps de Julian on en retrouvera dans les boyaux du porc, que l'amateur de saucisses (pas nécessairement allemand) consommera à son tour (le boyau cette fois en tant que contenant), sachant encore que ce qui n'est pas consommé (restes de restes) retournera au porc... (disant cela, je pense à l'Île aux fleurs, le court-métrage génial de Jorge Furtado). Cycle néanmoins imparfait puisque les restes ne sont jamais identiques. Soit l'idée de restance pour parler derridien, d'autant que dans la partie Léaud, c'est aussi l'acte de langage qui est à l'œuvre, conduisant au silence, faute de pouvoir/vouloir exprimer l'entièreté d'une pensée (cf. les circonlocutions auxquelles se livre Tognazzi pour faire comprendre au père de Julian qu'il "sait", sans avoir à préciser quoi, ce que faisait son fils avec les porcs).
(3) Ils n'en parleront pas, mais la référence juive n'en demeure pas moins présente, non pas refoulée mais ironiquement banalisée, à travers cette image qui assimile une porcherie (dans son acception moderne, industrielle, surproductive, bref capitaliste) à un camp d'extermination, voire, de manière plus générale – intégrant la partie archaïque du film –, fait correspondre à la faute originelle, imaginaire, des mythologies, soit le meurtre du père (dans sa version freudienne, celle de Totem et tabou), le crime lui bien réel, véritable fracture dans l'histoire humaine, que fut la Shoah.