22/03/2025

Temps X


  La Jetée de Chris Marker (1962).

  On ne vit que deux fois.

Que veut dire exactement "a free replay"? Lorsqu’on lit le texte de Chris Marker consacré à Vertigo (1), on imagine volontiers le cinéaste actionnant la touche "replay" de son magnétoscope pour sélectionner les passages qui l’intéressent, allant et venant à l’intérieur du film, y naviguant avec d’autant plus de liberté que ce film, il le connaît par cœur (en 1982, il l’avait déjà vu dix-neuf fois, comme il est dit dans Sans soleil). Mais le replay renvoie aussi au jeu: la partie à rejouer. Si voir Vertigo une deuxième fois, comme nous y invite Marker, est indispensable pour relire la partie "Madeleine" à la lumière de la partie "Judy", c’est surtout dans la possibilité offerte au spectateur, via cette seconde partie – un rêve de Scottie, selon Marker (2) –, de revivre l’expérience initiale que se situe l’analogie avec le jeu vidéo. C’est ainsi qu’il faudrait voir Vertigo: une première partie, correspondant au film proprement dit – une histoire de "revenante" – et une seconde où, tel un jeu vidéo, il s’agirait pour le spectateur-joueur de recréer, à l’instar du héros, non pas l’histoire qui vient de lui être racontée, mais, plus simplement, l’image de la femme, de celle, mystérieuse, qu’il a eu sous les yeux pendant plus d’une heure. Recréer une image étant le sujet de Vertigo, on conçoit aisément que cela puisse être aussi le thème d’un jeu dérivé du film. C’est dans ce double programme de "re-création/récréation" que les principes d’immersion et de répétition, qui sont propres au jeu vidéo, trouveraient leur véritable application. Immersion, au sens où le joueur doit s’imprégner le plus profondément possible de l’image de la femme pour la faire exister de nouveau; répétition, au sens où, comme dans tout jeu vidéo, il peut recommencer la partie autant de fois qu’il le désire, une "seconde chance" lui étant systématiquement octroyée.
Revoir, rejouer, recréer... Vertigo est tout entier placé sous le signe de la reprise. C’est aussi le cas de la Jetée. Pour autant, si évident soit aujourd’hui le rapprochement entre les deux films, la reprise n’y est pas du même ordre. Il semble d’ailleurs que, à l’époque où le film de Marker est sorti, personne n’ait fait le rapprochement avec Vertigo. C’est Marker lui-même qui, dans le texte du film publié l’année suivante (3), suggéra le nom d’Hitchcock à propos du nom étranger prononcé par la femme devant la coupe de séquoia (4). Il faut dire que Vertigo ne bénéficiait pas encore de l’aura qu’il possède aujourd’hui. A sa sortie, la Jetée fit davantage penser à Bradbury qu’à Hitchcock, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on considère que chez Bradbury (comme d’ailleurs chez Hitchcock) il est souvent question de ce que Marker appelle "le rapport particulier de la femme à la mort". Pensons simplement à la nouvelle Ainsi mourut Riabouchinska écrite par Bradbury et diffusée à la télévision dans le cadre, précisément, de la série "Alfred Hitchcock présente", une nouvelle qui n’est pas sans évoquer Vertigo (5). Si l’on considère encore que Fahrenheit 451, adapté du même Bradbury, est, comme l’a souligné Dominique Païni, non seulement le "plus coctalien" mais aussi "le plus hitchcockien des films de Truffaut, le plus marqué par Vertigo". Pour étayer sa thèse, Païni s’appuie, outre les nombreuses références au film d’Hitchcock (la musique de Bernard Herrmann, Julie Christie interprétant, à l’instar de Kim Novak, les deux personnages féminins, etc.), sur le fait que Truffaut a préparé et tourné son film en même temps (1962-1966) qu’il élaborait son livre d’entretiens avec Hitchcock (6). Allons plus loin: si 1962 marque la mise en route par Truffaut de ses deux projets (film et livre), c’est aussi l’année où sort la Jetée, comme si le "photo-roman" de Marker se situait, historiquement, au croisement de Vertigo et de Fahrenheit comme si le présent chez lui se conjuguait à la fois au passé (Hitchcock) et au futur (Truffaut), et que, pour accéder à Vertigo à travers la Jetée, il fallait se projeter dans Fahrenheit 451, le film de Marker, et ses images fixes, opérant finalement sur celui d’Hitchcock la même fonction que les expériences sur l’homme pour lui faire "revivre" son image d’enfance.

Sequoia sempervirens.

Si l’on excepte l’image de l’homme grimaçant pendant les expériences sur le temps, reprise possible de celle de James Stewart, dans son lit, lors de la séquence du cauchemar, et surtout l’image de la femme, vue de profil, cheveux relevés en chignon, rappel évident de la première apparition de Kim Novak en Madeleine – lorsque celle-ci croise Scottie chez Ernie’s –, il n’existe qu’une seule véritable citation de Vertigo dans la Jetée: le passage où l’homme et la femme se promènent dans un jardin (il s’agit du Jardin des Plantes) (7). "Ils s’arrêtent devant une coupe de séquoia couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu’il ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de l’arbre. Il s’entend dire: 'Je viens de là'..." Echo à la phrase: "Somewhere in here I was born and there I died", prononcée par Madeleine devant la coupe de séquoia située, elle, à Muir Woods (8), en même temps qu’elle pointe deux repères imaginaires sur l’arbre, correspondant donc à sa naissance et à sa mort, des éléments biographiques qui sont ceux en fait de Carlotta Valdes (1831-1857), l’aïeule devenue folle et dont la jeune femme pourrait être la réincarnation, cent ans après. L’image du séquoia coupé semble ainsi – à travers la question de la femme: "qui est-elle?", "d’où vient-elle?" – interroger le temps de chacun des films. Temps incertain, non localisable, juste "hors de l’arbre", comme dans la Jetée, qui convoque à la fois le futur et le passé, mais un passé proche, qu’on a vécu même si on l’a oublié (9); ou temps plus facile à localiser, "sur l’arbre", comme dans Vertigo, qui est uniquement celui du passé, mais d’un passé lointain, qu’on n'a pas connu même si on l’a peut-être vécu. Deux temps différents, à moins de les inscrire dans un autre temps, plus vaste encore, permettant d’associer le futur antérieur de la Jetée et le passé composé de Vertigo, soit le temps de la mélancolie, marqué par le deuil, ce deuil qu’on dit impossible, donc infini, expliquant qu’on le vive aussi par anticipation.

D’une mélancolie l’autre.

Si la Jetée et Vertigo se rejoignent, c’est bien dans la mélancolie et l’espace temporel si particulier qui lui est propre. C’est là que se situe la répétition. On connaît le mouvement de Vertigo: celui d’une spirale, plus précisément d’une spirale conique ou en hélice, à l’image de la figure tournoyante du générique (signé Saul Bass), du chignon de Madeleine ou encore de l’escalier qui mène au clocher de l’église (ici la spirale est carrée). Un mouvement qui ne se limite pas à traduire le trouble dont souffre le héros (pour cela le fameux "travelling compensé" fait l’affaire), ni l’état de fascination amoureuse proche de l’hypnose dans lequel il "tombe" dès que Madeleine apparaît (une spirale plane suffirait amplement) (10), mais vient signifier la circularité du temps, marqué à la fois par la répétition et l’impossibilité de revivre exactement le même événement puisque les boucles ne repassent jamais par le même point. Dans Vertigo, James Stewart fait l’épreuve de cette impossibilité. Quelque chose se répète et en même temps échoue. Pour autant, la figure de la spirale est insuffisante pour rendre compte de cette capacité, toute mélancolique, à joindre dans le même mouvement énergie et dépression, fantasme et réalité, passé et présent. Cela suppose une figure plus souple, élastique, non orientable. Or une telle figure existe, c’est la bande de Möbius, qu’on peut visualiser sous la forme d’un ruban dont l’un des deux bouts aurait été retourné – faisant subir au ruban une torsion d’un demi-tour – avant d’être fixé à l’autre: il ne persiste qu’une seule face, tantôt interne tantôt externe (11). Si l’on parcourt deux fois la bande, le second tour s’effectue à l’envers puisqu’il débute sur l'"autre" face que celle du point de départ. Mais à terme, c’est bien le point de départ qu’on rejoint puisque le second tour finit cette fois sur la "même" face.
Qu’en déduire? Dans le cas de Vertigo, c’est assez simple, il suffit de suivre Marker dans son approche du film. Et de concevoir les deux parties comme deux tours sur une bande de Möbius, Scottie cherchant lors du second à reproduire le premier, mais de l’autre côté du miroir, ce qui explique qu’il ne peut découvrir la vérité qu’au moment où il voit dans la glace le collier que porte Judy, miroir dans le miroir, brisant la spécularité du film. Car c’est un fait, Vertigo se présente comme un grand jeu de miroirs. Et qui ne se limite pas à la seconde partie. Pour preuve, les "portraits" de profil de Madeleine/Judy, filmée le plus souvent côté droit alors que dans la plupart des tableaux, comme ceux de la Renaissance (pensons au Portrait de femme de Piero del Pollaiolo), les personnages regardent vers la gauche, suggérant ainsi une image inversée. On laissera de côté l’existence d’un "meilleur profil" chez Kim Novak, ou le fait que l’actrice soit gauchère (manifeste dans la seconde partie), pour ne retenir que l’hypothèse d’un film soumis en permanence à des effets de miroir, des allers-retours entre réel et semblant, conscient et inconscient, endroit et envers, qui font de la répétition une figure plus complexe qu’il n’y paraît, qui ne se contente pas de faire revivre le passé (comme le voudrait Scottie) mais vise au contraire, à travers ce qu’en dit Marker, le "retour éternel". Soit une volonté plus forte encore, plus positive, qui est celle du revenir. Quand, la convalescence aidant, vouloir revenir dans la vie, dans cette même vie d’avant la "chute", est vécu si passionnément, si intensément, qu’on voudrait revenir indéfiniment. Avant la rechute.
Et dans la Jetée? Là aussi la spirale n’est pas assez élastique pour figurer la complexité du temps, quand ce n’est pas une temporalité "hors du temps". Si la bande de Möbius semble opérante pour permettre à l’homme de revenir à son point de départ – la grande jetée d’Orly –, comment se fait le retour? Ou, pour le dire autrement: que se passe-t-il à la fin du premier tour, qui marque aussi la fin des expériences souterraines effectuées sur l’homme, quand, invité par d’autres hommes, ceux de l’avenir, à les rejoindre, celui-ci préfère retrouver "le monde de son enfance, et cette femme qui l’attend peut-être" (12)? Il est évident que le mouvement ne se poursuit pas dans le même sens, c’est-à-dire à l’envers de la face de départ, comme dans Vertigo. Mais il ne se poursuit pas davantage en sens inverse, à la fois à l’endroit, sur la même face, et à rebours. En fait, il n’y a pas de second tour – au sens topologique – dans la Jetée. Pour que l’homme réintègre son passé, enfance et amour confondus, pour qu’il le réintègre directement, sans recourir au rêve, au souvenir ou à l’invention, il n’y a qu’une solution: passer à travers la bande, la traverser à l’endroit précis qui correspond au point de départ. (Rappelons que la Jetée relève de la science-fiction, là où Vertigo procède de la fantasmagorie.) Cette brèche, que Lacan appelle "la petite pièce manquante", qui court-circuite le second tour de la bande de Möbius, aurait à voir avec le réel de la jouissance. Pour l’homme, cela équivaut à sortir de la mélancolie, assimilable ici à un monde concentrationnaire. Une sortie qui aurait donc valeur de libération. Sauf qu’en traversant la bande, l’homme s’expose à la chute. Et pas n’importe quelle chute: c’est dans le vide, un vide spatio-temporel, qu’il est entraîné – à la différence de Scottie qui, lui, reste au bord.

Temps X.

Les moments les plus forts sont ceux qui touchent au sentiment amoureux, quand celui-ci est à son apogée, condition nécessaire pour accéder à la répétition. Chris Marker les pointe dans son texte. Concernant Vertigo, c’est la célèbre scène du baiser entre Scottie et Judy, dans la chambre de l’Empire Hotel, une fois la jeune femme "ressuscitée" en Madeleine, à la faveur d’une ultime transformation, et qu’elle apparaît dans la lumière verte que diffuse l’enseigne de l’hôtel. L’effet est si violent sur Scottie – comme si l’imaginaire se déchirait sous l’effet du réel – qu’il ne sait plus où il se trouve, ni surtout qui il tient dans ses bras: Judy ou Madeleine à l’instant de leur dernier baiser, ce que traduit Hitchcock en substituant au décor de la chambre celui de l’étable de Mission San Juan Bautista. Dans la Jetée, c’est le non moins célèbre plan (dans une chambre aussi?) où le visage de la femme endormie s’anime subrepticement via quelques battements de paupières. L’image est si présente dans l’esprit de l’homme qu’il ne sait plus si elle appartient à son passé ou si elle en est détachée. L’ensemble est accompagné de cris d’oiseaux, de plus en plus stridents, rappelant de façon prémonitoire les Oiseaux d’Hitchcock, ce qui ne fait que renforcer l’idée avancée plus haut: la Jetée est un film qui crée sa propre "zone" de temps, convoquant, outre Vertigo, les projets hitchcockiens de Truffaut et ce film qu’Hitchcock était, de son côté, en train de préparer, les Oiseaux donc, son film le plus expérimental, dans lequel la mélancolie fait place à l’angoisse, mais qui partage avec Vertigo une même influence, celle d’Orphée de Cocteau, lors notamment de la dernière séquence, comme l’a bien vu Bill Krohn (13). C’est que l’amour de Vertigo n’est pas que fétichiste chez Marker, il est, lui aussi, empreint de mélancolie, de cette mélancolie qui fait qu’on aime dans l’intensité du moment présent, ce pourquoi Marker a revu si souvent le film. Et quel présent plus intense que celui qui condense, à l’époque où Marker tourne la Jetée, tout ce que Vertigo a d’actuel, autrement dit ce qui vient réactiver le film, à travers les Oiseaux, le "Hitchbook" et l’adaptation par Truffaut du roman de Bradbury.

Vertigo et la Jetée: deux films traversés par la mélancolie, mais de manière différente. Déjà dans Vertigo, c’est une mélancolie à double face qui nous est présentée. Il y a d’abord celle de Madeleine, une fausse mélancolie, puisque simulée, expliquant qu’elle y revêt son aspect le plus traditionnel, pour ne pas dire conventionnel, ancré dans l'imaginaire romantique. Soit la peinture du XIXe siècle, de Friedrich à Khnopff, en passant par les préraphaélites et Böcklin (14). Et puis il y a la mélancolie de Scottie, la vraie, qui rythme toute la seconde partie. Si "power" et "freedom" sont répétés trois fois dans le film, deux fois au début (la deuxième fois comme un rappel) et lors du finale, ainsi que l’a repéré Marker (15), c’est que les deux mots ne renvoient pas à une quelconque nostalgie, celle du San Francisco d’autrefois, quand les hommes avaient le "pouvoir" et la "liberté", tout pouvoir sur les femmes, y compris celui de les abandonner, en toute liberté, mais touchent à une forme particulière de mélancolie, qu’on pourrait qualifier de nietzschéenne, où alternent phases dépressives et phases maniaques. Dans Vertigo, succède ainsi à la phase de mélancolie aiguë, dans laquelle est plongé Scottie après la perte de Madeleine, la phase d’exaltation créatrice, phase "dionysiaque", déclenchée, elle, par la rencontre avec Judy. On notera que la première phase, la plus longue, qui dure plus d’un an, se réduit à une ellipse, ce qui prouve que le temps de Vertigo, s’il est chronologique dans sa première partie, relève davantage du temps vécu dans la seconde, et plus précisément d’un temps vécu positivement. Dans la Jetée, le temps, non linéaire, sans date, témoigne également d’une mélancolie profonde, mais qu’on ne surmonte pas à travers l’image de l’éternel retour. C’est que le temps n’y est pas seulement vécu de l’intérieur, il est aussi saisi de l’extérieur, l’homme étant à la fois créateur de ces images qui recomposent certains instants de sa vie et spectateur de son propre passé. Une position qui ne peut se concevoir que si le passé devient présent. Le temps de la Jetée serait alors comme une sorte de présent déployé, dans lequel l’homme reconnaîtrait le passé mais qu’il ne pourrait vivre qu’en se tournant vers l’avenir. On pense à la répétition au sens où l’entendait Kierkegaard (16). Là aussi, et comme dans Vertigo, il est question d’un amour qui ne peut se vivre. C’est le drame de la répétition. Scottie croit l’atteindre mais il ne fait que s’accorder une seconde chance. L’homme de la Jetée va au-delà. Peut-être accède-t-il à la répétition, à l’instant même où l’image qui l’avait tant marqué devient réelle, quand le passé coïncide enfin avec le présent. L’homme espérait se retrouver de nouveau lui-même, et de façon à en éprouver doublement le sens, mais la réalité est tout autre. C’est qu’on ne s’évade pas du temps, pas plus qu’on n’échappe véritablement à sa mélancolie. Ce que l’homme rencontre in fine c’est sa propre mort, son trou noir. "Après tout, il voulait la répétition et il l’obtint; et celle-ci l’anéantit. (17)" (Vertigo n°46, automne 2013)

(1) Chris Marker, "A free replay" (notes sur Vertigo), Positif n°400, juin 1994.

(2) Du moins dans la version originale du texte. Sur le CD-ROM Immemory, le paragraphe où Marker expose sa thèse a disparu.

(3) Chris Marker, découpage (photos et commentaires) de la Jetée, L'Avant Scène Cinéma n°38, 15 juin 1964.

(4) Dans le livre La Jetée, paru en 1992 aux éditions Zone Books, le nom "Hitchcock" est mentionné sous forme interrogative, comme si Marker n'en était plus très sûr.

(5) Ainsi mourut Riabouchinska raconte l’histoire d’un ventriloque obsédé par sa marionnette, réplique de la femme dont il fut jadis amoureux et qu’il transporte dans une petite caisse ressemblant à un cercueil. Accusé de meurtre (celui d’un homme qui voulait le faire chanter sur son passé), c’est par la "voix" de la marionnette qu’il finit par avouer, après quoi celle-ci n’a plus qu’à disparaître, l’homme perdant ainsi pour la seconde fois l’objet aimé. La nouvelle, initialement publiée dans The Saint Detective Magazine (1953), fait partie du recueil Les Machines à bonheur (1964). L’épisode de la série, diffusé le 12 février 1956, a été réalisé par Robert Stevenson.

(6) Dominique Païni, "Cocteau, Hitchcock, Truffaut... et retour", Cinéma 04, automne 2002.

(7) D’autres images peuvent renvoyer au film d’Hitchcock mais il s’agit plus de correspondances que de citations proprement dites.

(8) Contrairement à ce qu’on peut lire parfois, Marker n’a jamais considéré la Jetée comme un remake parisien de Vertigo. Dans son texte, il écrit seulement que, du fait que la coupe de séquoia du Jardin des Plantes n’existe plus aujourd’hui, alors que celle de Muir Woods est toujours là, au même titre que d’autres décors naturels de San Francisco, un remake de Vertigo à Paris serait impossible. Vertigo est un film-source, qui irrigue toute l’œuvre de Marker, émergeant lors de trois moments clés (essentiellement la Jetée, mais aussi, sous forme de commentaires, Sans soleil et Immemory). On ne fait pas le remake d’un film-source.

(9) Pour Marker, ainsi qu’il le précise dans Sans soleil, "hors de l’arbre" signifie "à l’extérieur du temps". Reste que la femme tend elle aussi le bras et le point qu’elle désigne n’est pas nécessairement celui montré par l’homme, même si c’est dans la même direction, de sorte que lorsqu’elle dit: "Je viens de là", elle peut tout aussi bien commenter son propre geste que répondre à celui de l’homme. Qu’elle vienne d’une zone située hors du temps ou des limbes du temps, peu importe en définitive, puisque c’est justement cette impossibilité à situer qui fait que le temps de la Jetée n’est pas superposable à celui de Vertigo, symbolisé (dans la première partie) par les cernes de l’arbre.

(10) Voir Freud: "Il n’y a manifestement pas loin de l’état amoureux à l’hypnose. Les concordances entre les deux sont évidentes. [...] Simplement, dans l’hypnose les rapports sont encore plus nets et plus intenses, si bien qu’il conviendrait plutôt d’expliquer l’état amoureux par l’hypnose que l’inverse" ("Psychologie des foules et analyse du moi", 1920, Essais de psychanalyse).

(11) La séquence où Scottie suit longuement Madeleine à travers San Francisco dessine – pour qui connaît la ville – une boucle dont la forme, vaguement en huit, évoque une bande de Möbius. Pour le plaisir, rappelons l’itinéraire: The Brocklebank Apartments où habite Madeleine, puis successivement le magasin de fleurs Podesta Baldocchi, le cimetière de Mission Dolores, le palais de la Légion d’honneur, le McKittrick Hotel (qui a depuis disparu) et de nouveau l’immeuble Brocklebank.

(12) On ne sait rien de la femme de la Jetée sinon que pour l’homme elle incarne le bonheur. Bonheur actuel (la rencontre amoureuse)? Ou passé (l’enfance)?, auquel cas l’image de la femme correspondrait à une sorte d’imago maternelle. Les instants de bonheur seraient ceux vécus par l’homme quand il était enfant et se promenait avec sa mère au Jardin des Plantes ou dans le muséum d’Histoire naturelle.

(13) Il s’agit du plan où Rod Taylor, ayant réussi à atteindre le garage, écoute les informations sur la radio de la voiture, à la manière de Jean Marais dans Orphée, écoutant lui aussi sur la radio d’une voiture des messages mystérieux. Voir Bill Krohn, Alfred Hitchcock au travail, 1999.

(14) Citons, parmi les références picturales, la forêt de séquoias où se promènent Scottie et Madeleine, ainsi que le passage à Cypress Point, évoquant les paysages de Friedrich et de Böcklin, ou encore la séquence de la fausse noyade sous le Golden Gate Bridge, quand Madeleine se jette dans la baie, écho à l’Ophélie de Millais et surtout Bruges-la-Morte de Khnopff (tableau inspiré du roman éponyme de Rodenbach dont le thème orphique a largement nourri – via le polar de Boileau-Narcejac – le film d’Hitchcock).

(15) Les deux mots sont d’abord prononcés par Gavin Elster dans son bureau et "Pop" Liebel dans sa librairie (The Argosy Book Shop). Scottie les reprend à la fin, lors de la séquence au sommet du clocher, mais de façon inversée ("freedom and power") puisqu’on est dans la seconde partie.

(16) Sans trop forcer l’analogie, on peut considérer la voix off du film de Marker comme l’équivalent du narrateur (Constantin Constantius) chez Kierkegaard, relatant l’histoire d’un homme qui tente (vainement) d’accéder à la répétition.

(17) Søren Kierkegaard, La Répétition, 1843.

09/03/2025

Pasolini, 1969


  Porcherie de Pier Paolo Pasolini (1969).

Un grognement lointain.

"Una foglia sperduta, una porta cigolante, un lontano grugnito."
(Une feuille égarée, une porte qui grince, un grognement lointain)

Pour le spectateur "pasolinien", découvrir Porcherie (Porcile) aujourd'hui n'a évidemment pas la même portée que pour celui de 1969, au moment où le film est sorti. Dans la mesure où la radicalité du film n'a été totalement comprise, au sens de ce qui la nourrissait, que postérieurement, dans les années 70, à travers les nombreux écrits du cinéaste (cf. Empirismo eretico, Ecrits corsaires, Lettres luthériennes...), y affirmant sa haine viscérale de la bourgeoisie et de la société de consommation, considérée comme un "néofascisme", cette espèce de rabbia qui le conduira, après l'abjuration de la "Trilogie de la vie", à Salò et son roman Pétrole, resté inachevé, sans oublier bien sûr sa fin tragique, comparable, aux dires mêmes de son grand ami Alberto Moravia, à celles, "sordides et atroces", qu'il avait décrites dans ses œuvres. En 1969, le spectateur n'avait de Pasolini que l'image renvoyée par ses films, notamment les deux derniers, Œdipe roi et Théorème, qui sont aussi les deux premiers en couleurs, dans lesquels l'auteur faisait déjà le procès du capitalisme, par le recours au symbolique, qui emprunte au mythe et à la parabole, mais pas de façon si brutale ni volontairement obscure (pensez aussi à La ricotta). Pour le cinéphile plus érudit, s'y ajoutait peut-être le portrait qu'avait réalisé Jean-André Fieschi en 1966, Pasolini l'enragé, dans le cadre de l'émission Cinéastes de notre temps; et, pour un cinéphile plus érudit encore, l'apport de Pasolini aux théories du cinéma, via sa notion de "cinéma de poésie", qui est propre à la modernité, un cinéma qu'il ne revendiquait pas pour lui-même (se rangeant plutôt du côté du "cinéma poétique", hérité des classiques), mais qui le "travaillait" quand même, de manière contradictoire, ambigüe, comme toujours chez lui, jusqu'à prôner la division à l'intérieur même d'un film, comme c'est le cas dans Porcherie avec ces deux récits se déroulant parallèlement mais non séparément. Reste un dernier point, que seuls les plus érudits des érudits pouvaient connaître, en rapport avec le théâtre de Pasolini, soit les six pièces de ce qu'il appelait le "théâtre de parole", le seul qui comptait à ses yeux, centré exclusivement sur les mots, le texte, le langage... à l'image du théâtre antique, ce à quoi renvoie la partie allemande de Porcherie, adaptation de la pièce éponyme (1966, cf. son résumé: ), mais aussi d'autres pièces, comme Affabulazione (1967), où le mythe d'Œdipe se trouve inversé (c'est le père qui tue le fils), Orgie (1968), seule pièce mise en scène par Pasolini et qui, par son propos, fait le lien entre Théorème et Porcherie, ou encore Pylade (1969) qui, pour l'anecdote, fut présentée à Taormina la veille de la projection de Porcherie à la Mostra de Venise. Tout ça pour dire qu'en 1969, quand Porcherie sort – Médée le suivra de quelques mois –, le film ne surgit pas de nulle part mais que, pour le spectateur, le côté sulfureux qui caractérise alors Pasolini se résume essentiellement à son film précédent, Théorème, ainsi hélas qu'aux démêlés de l'artiste avec la justice.
Avec Porcherie, on passe à un autre niveau, en termes de "scandale" mais surtout de "réceptivité", le film apparaissant abscons pour beaucoup (Porcile est un film pas facile – pas "fà-chi-le"). En référence à son aversion du consumérisme, Pasolini le qualifiait de "in-consommable", le réservant du coup aux spectateurs haut-de-gamme, capables de "dialoguer" avec le film, sauf que parmi ceux-ci un grand nombre l'ont quand même trouvé "indigeste".
Pocherie raconte deux histoires, on l'a dit, qui s'opposent ou plutôt se font face comme dans un miroir:
– d'un côté, une histoire qui se passe à une époque incertaine (fin du Moyen-Age?) sur une terre volcanique de sable noir (les pentes de l'Etna où fuyait déjà Massimo Girotti, le père, à la toute fin de Théorème)... on y suit le destin d'un jeune homme (Pierre Clémenti) visiblement affamé, qui, après avoir avalé un papillon puis déchiqueté un serpent, découvre l'anthropophagie, est rejoint par des disciples dont des femmes (préalablement violées), le groupe étant poursuivi par des soldats pour avoir ainsi transgressé un tabou, puis capturé et condamné, chacun attaché à des piquets, à être dévoré par des chiens errants. Toute cette partie, filmée caméra à l'épaule, est muette, sauf à la fin quand Clémenti répète avant d'être attaché: "J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie."
– de l'autre, une histoire qui se passe dans l'Allemagne d'aujourd'hui, celle de Bonn (où l'on fabrique de la laine, du fromage, de la bière et des boutons, les canons étant réservés à l'exportation), à Godesberg pour être précis, là où Hitler et Chamberlain préparèrent les accords de Munich... on y suit le destin de Julian (Jean-Pierre Léaud), le fils d'un haut bourgeois nazi (Alberto Lionello en chef de famille, arborant mèche et petite moustache, qui œuvre dans l'agroalimentaire, en l'occurrence l'élevage de porcs – les Allemands sont de grands consommateurs de saucisses, rappellera-t-il); Julian donc, un fils sans opinion, ni obéissant ni désobéissant, qui ne se décide pas à épouser Ida (Anne Wiazemsky dans le rôle d'une pseudo-gauchiste, prétendument révolutionnaire mais foncièrement bourgeoise), préférant au contraire rester vivre à la campagne, dans l'immense villa de ses parents (le film a été tourné à la Villa Pisani de Stra où Mussolini et Hitler se rencontrèrent pour la première fois), jusqu'à tomber en catatonie, car porteur d'un secret inavouable: son amour pour les cochons avec lesquels il entretient depuis l'adolescence des relations pour le moins scabreuses. Parallèlement, le père qui est en fauteuil roulant (et joue de la harpe à ses heures), reçoit, assisté d'un conseiller au comportement bizarre (Marco Ferreri), la visite d'un vieux camarade de classe (Ugo Tognazzi), perdu de vue depuis longtemps, en fait un criminel nazi qui pendant la guerre collectionnait les "crânes de commissaires juifs bolchéviques" (le personnage se nomme Herdhitze, que le père de Julian traduit ironiquement par "foyer ardent" mais dont la traduction littérale est "chaleur du four") et qui depuis s'est fait refaire le visage, aujourd'hui industriel important et rival politique, les deux hommes, prêts à se détruire mutuellement, étant amenés à pactiser (alliance que concrétisera la fusion de leurs entreprises), vu que l'un connaît la véritable identité de l'autre, lequel de son côté dit connaître le secret de Julian. Sorti de sa catatonie, celui-ci n'en demeure pas moins toujours indifférent à tout ("tralala"), comme au fait qu'Ida va finalement se marier avec un autre. La fin du film le montre quitter la villa en direction de la porcherie où il se fera entièrement dévoré par les porcs, ainsi que le rapporte le jardinier (Ninetto Davoli, présent comme "témoin" dans les deux histoires) au nouvel associé du père qui en retour, puisque du jeune homme il ne reste plus aucune trace, impose de ne jamais en parler: "Chut!" Appel ironique à garder le silence étant donné que toute cette partie contemporaine du film s'est révélée extrêmement bavarde, filmée de surcroît, lors des dialogues, de façon très classique, usant du champ-contrechamp, les plans d'ensemble étant, eux, filmés frontalement, à la manière d'une pièce de théâtre (rappelant l'origine du film), ainsi des premiers échanges entre Léaud et Wiazemsky, suivis en légère contre-plongée, comme si le spectateur se trouvait au niveau de l'orchestre.

Porcherie est donc un film qui "heurte", là où Salò, six ans plus tard, nous laissera "sans voix". Mais avant d'aller plus loin, et afin de partir sur de bonnes bases, relisons ce que Bernard Eisenschitz et Serge Daney disaient séparément du film en novembre 1969 dans les Cahiers du cinéma:

"Après Teorema, tout était à craindre, surtout d'un Pasolini persévérant dans la voie du sujet scandaleux, ressassant de plus une parabole en forme de pièce vieille de trois ans. En fait, Porcile a été jugé suivant les mêmes critères absurdes que Teorema, c'est-à-dire en fonction de ce qui y est dit: la déception de la critique, l'indignation (ou même la satisfaction) devant telle ou telle réplique (cannibale, anti-allemande, zoophile ou autre), ont aussi peu de rapport avec le film et sont aussi bon signe qu'était inquiétant l'enthousiasme devant l'œuvre précédente. Là, par exemple, les gens s'excitaient sur l'allégorie; or, c'est précisément ce qu'il y a de plus faible, de plus 'intelligentsia romaine', chez Pasolini. Dans Porcile, l'équivoque n'est plus possible. La parabole atteint un tel simplisme que, une fois énoncée (lue) dès les premiers plans, elle s'efface complètement. Le film peut alors se décider à être, cette fois, véritablement la démonstration d'un théorème, d'une parfaite gratuité. En prenant trop littéralement la référence à Brecht et en oubliant Grosz, on appauvrit le film: après les marionnettes humaines de Che cosa sono le nuvole?, ce sont ici des humains marionnettes. Les références figuratives de l'épisode Clémenti, photographiée avec une élégance très italienne (Nannuzzi?), joué avec une sauvagerie de bon ton, sont plus gênantes que leur absence dans l'épisode Léaud, entièrement admirable, image reflétée à l'infini de la construction binaire du film, ouvert avec l'image des ailes symétriques d'un papillon et clos par celle de Tognazzi coupé en deux par son index vertical. Porcile est le film le plus secret qu'on puisse imaginer, complètement bouclé, n'offrant aucune prise: une mécanique (les rapports – répliques, structure, ton du discours indirect, etc. – avec la 'machine infernale' d'Edipe re sont à dénombrer) qui se déclenche en une heure quarante (Pasolini a raison de parler d'un film fait comme en appuyant sur des manettes). 'Pasolini semble possédé, dirigé par et travaillant à partir d'une vision composée intérieurement... Le film existe dans sa tête et les acteurs l'aident à distribuer une énergie qu'il a en lui.' Ces phrases de Julian Beck (cf. n°194) ne s'appliquent à aucun film de P.P.P. (depuis Uccellacci) mieux qu'à celui-ci: mal fait selon toutes les règles, même celles du dérèglement, sûr de ses moyens au point de dissimuler toutes ses richesses, dans une indifférence calme (ni obéissant ni désobéissant) au reflet (récupération, compréhension, introspection) que peut avoir sa sereine dialectique de la haine." (Bernard Eisenschitz)

"Cette nouvelle machine à faire du sens est la mise en œuvre d'un jeu de mots assez simple: les mots corps et porcs sont, dans un rapport anagrammatique, deux distributions différentes des mêmes lettres, d'une même Lettre (on verra laquelle), de même que Porcile se donne comme le double récit d'un même événement. [à ceux qui objecteraient que le jeu de mots est en français alors que le film est italien, on répondra que ça fonctionne aussi avec "corpo" et "porco", même si c'est "maiale", plus courant que "porco", qui est employé dans le film, ndlr]
1. Quoi de commun – outre les lettres – entre Porcs et Corps? Ce sont des objets de plaisir: les corps sont faits pour être aimés et les porcs pour être mangés. Mais à une condition: qu'ils soient de ce fait méprisés. Surtout s'ils sont – comme c'est ici le cas – entièrement voués au plaisir, "prostitués": nulle partie du corps qui ne soit (plus ou moins) érogène, nulle partie du corps [sic, c'est "porc" qu'il faut lire, ndlr] qui ne soit (plus ou moins) mangeable. On reconnaît là la morale chrétienne qui fait du ressentiment la condition du plaisir, toile de fond de tout l'œuvre pasolinien. Corps et porcs seront donc l'objet d'une même occultation, d'une même dépréciation: cachés, parqués, niés, honnis, censurés. Air trop connu pour qu'on s'y attarde.
2. Or, dans Porcile, un jeune homme au lieu d'aimer les corps, les mange; un autre, au lieu de manger les porcs, les aime. C'est qu'ils se sont trompés de mot et donc de film. Leur transgression est d'abord le résultat fortuit d'une inversion dans les termes, d'une mauvaise lecture, d'une erreur de distribution, dont Pasolini assume toutes les conséquences, attentif à la naissance obligatoire d'(au moins) un sens. Le scandale n'est plus tellement dans la gravité ou l'horreur des thèmes abordés, mais de ce qu'ils (le cannibalisme, la zoophilie) aient été suscités sans nécessité, par jeu.
3. 'J'ai dit: Dieu, s'il savait, serait un porc. Celui qui (je suppose qu'il serait, au moment, mal lavé, décoiffé) saisirait l'idée jusqu'au bout, mais qu'aurait-il d'humain? Au-delà de tout, plus loin et plus loin, lui-même en extase au-dessus d'un vide. Et maintenant? Je tremble.' (Georges Bataille)
4. Condamné et sur le point de mourir, Clémenti, dans un moment magnifique, dit en effet: 'J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie.' Par ailleurs, le père de Léaud se compare volontiers à un porc. Si l'on accepte de voir derrière les Corps et les Porcs la seule image du Père, les deux volets de l'allégorie s'éclairent un peu, mais en sens inverse. Dans le premier, rien n'interdit de voir dans le personnage de Clémenti le Christ refusant d'être le fils de Dieu: au lieu de s'offrir aux fidèles (eucharistie), c'est lui qui mange les autres (et fait même quelques disciples). Etrange réconciliation entre le crucifié et Dionysos. A la mort du Père, correspond la mort du Logos, donc le silence d'un film sans parole. Le logos, les discours, la logorrhée, triomphent au contraire dans l'épisode Léaud; c'est que par son amour des porcs, Léaud affirme sa soumission au père (nazi). Aussi sera-t-il dévoré." (Serge Daney)

Les deux textes sont remarquables. D'abord parce qu'ils se complètent, Eisenschitz s'attachant à la structure du film, Daney davantage au sens qu'il produit, épousant pour le coup le même jeu de réflexion que ce que le film instaure entre les deux histoires, entre celle avec Léaud, correspondant à la pièce de théâtre originelle (ne manque que le passage où le héros rencontre Spinoza), et celle avec Clémenti, correspondant à l'ajout "cinéma" opéré par Pasolini sur sa pièce; mais aussi à l'intérieur de chaque histoire, par tous ses effets de symétrie, qui touchent à la forme du film comme à ses thèmes. Ensuite parce qu'Eisenschitz et Daney se concentrent sur le film et lui seul, y pointant ce qui fait la singularité de Porcherie par rapport notamment à Œdipe roi et Théorème, les deux films structurellement et thématiquement les plus proches, mais qui, ici, du fait entre autres de ce jeu répété avec la symétrie, inverse l'allégorie (Daney) de même que l'aspect binaire de sa construction, en se reflétant à l'infini, rend le film plus secret que jamais (Eisenschitz). De sorte que ne pas avoir connaissance des futurs textes de Pasolini se révèle finalement un avantage – heureux le spectateur de 1969! –, moins tenté qu'on est de vouloir y greffer toutes ces considérations générales sur Pasolini que je citais en préambule (sa haine de la bourgeoisie, de la société de consommation, de la culture de masse, du normatif...), connues à l'époque, mais dont le ressassement dans les textes publiés par la suite, risque d'amplifier démesurément l'aspect "pro domo" de son œuvre, au détriment de ce qui court plus spécifiquement, plus subtilement aussi, à l'intérieur de chacun de ses films. Ainsi dans Porcherie...

Et tout le tremblement.

Des deux textes essentiels d'Eisenschitz et de Daney, retenons, comme autant de mots-clés: à un premier niveau, le plus accessible, les mots: parabole, mythe (monde paysan), nazisme (bourgeoisie), cannibalisme, zoophilie; et à un second niveau, les couples: cinéma/théâtre, symétrie/inversion, père/porc, désir/désordre (et son corollaire: "nos désirs font désordre")... Du premier niveau, on ne s'occupera pas, parce que trop "simpliste" (Eisenschitz) ou trop "connu" (Daney). Passons directement au second. Où il s'agira de faire ressortir non pas ce qui oppose les termes dans chaque couple mais au contraire les fait correspondre, dialectise en quelque sorte leur rapport. Ainsi, pour commencer, de la paire cinéma/théâtre, plus précisément "cinéma poétique"/"théâtre de parole", où le rapport entre ce qui relève de la "poétique" et ce qui relève de la "parole" se situe non pas dans la distinction convenue entre poésie et prose, mais chez Pasolini entre: 1) ce qu'il appelait "l'inexprimé existant", ce à quoi renvoie la partie mythologique (et enfantine ajouterait-il) du film, forme archaïque de "poésie populaire", écho à ce qu'il appelait encore le "proto-langage ", d'où l'absence de paroles; et 2) la prose d'un théâtre uniquement régi par la force du texte, sans action proprement dite, à l'instar du théâtre d'Euripide (et de sa "cage" qui emprisonne les personnages, victimes de leurs passions), ici appliqué à la partie bourgeoise du film, soit le langage de la réalité. Or, il s'avère que la partie archaïque est filmée comme du "cinéma de poésie", ultra-moderne, caméra portée, de sorte qu'on "ressent" la présence de celle-ci, là où la partie bourgeoise, je l'ai déjà dit, est filmée comme du "cinéma de prose", ultra-classique, caméra fixe, de sorte que la mise en scène semble absente. (1)

Qu'en déduire sinon qu'il y a contamination entre les deux histoires, ce que traduira la seule parole prononcée par Clémenti avant de mourir, alors que la manière dont est mort Léaud sera, elle, condamnée au silence. En rompant in fine, d'un côté l'aphasie qui marquait l'épisode Clémenti et de l'autre la logorrhée qui inondait l'épisode Léaud, en conférant ainsi in extremis à la parole comme au silence une fonction libératrice, Pasolini fait sauter le caractère "pathologique" que revêtent aussi bien l'aphasie que la logorrhée, et par-là libère ses deux héros (qui ne font qu'un, bien sûr) du poids que représente aux yeux de la morale (judéo-chrétienne) la transgression d'un interdit. Pour autant, il ne libère pas le film, du moins pas dans le sens attendu. Cette contamination — qui fait que le cannibalisme gagnait tout un groupe et que, par un mouvement inverse, tout un groupe (de "porcs", autrement dit de "bourgeois", cette analogie que Brecht avait mise en scène, Grosz illustrée, même Brel l'avait chantée... reste Bataille, mais dans un autre sens encore, j'y reviendrai) en venait à dévorer "un" des leurs, non parce qu'il se refusait à l'être véritablement – un bourgeois – mais parce que dans le milieu de la haute bourgeoisie on "élimine" ceux qui s'écarte trop des valeurs qu'on dit défendre —, cette contamination, disais-je, trouve sa correspondance dans les jeux de symétrie auxquels recourt Pasolini tout au long du film, ainsi que l'a décrit Eisenschitz, depuis les ailes du papillon, vu au début, jusqu'à l'index de Tognazzi posé sur sa bouche, qui clôt le film. Autant d'effets qui signent l'aspect en "miroir" de Porcherie, évidents à travers le destin des deux principaux personnages, dont la mort s'apparente à un "rite sacrificiel", plus recherchés dans la construction même du film, surtout dans la partie contemporaine, dont le plus spectaculaire est assurément la vue d'ensemble de la villa-château, où la parfaite symétrie gauche-droite se trouve redoublée par son reflet dans le bassin du parc, créant une symétrie supplémentaire: haut-bas. Une double-symétrie qui loin de rétablir l'image à l'endroit renforce, par cet excès de géométrie, l'impression de vertige que suscitent par ailleurs les plans désordonnés de la partie "primitive". 

Vertige qui surtout engage, par le biais de la symétrie haut-bas, le couple corps/porcs, pointé par Daney, dans une perspective réellement angoissante. Car si la symétrie gauche-droite conserve quelque chose de rassurant (c'est la symétrie de notre corps à laquelle on est habitués), la symétrie haut-bas n'a rien de naturel pour ce qui est du corps (d'aucuns diront qu'elle est contre-nature)... Si de façon fantasmatique, qui renvoie à la mythologie, on combine ("accouple") l'homme et le porc, c'est toujours dans le sens haut-bas. Soit une tête de porc sur un corps d'homme, ainsi les caricatures de Grosz, que le père de Julian reprend à son compte quand il dit à sa femme – c'est dans la pièce de théâtre, dans le film je ne sais plus – que leur fils doit les imaginer comme dans les tableaux de Grosz: "des porcs sales, gras et laids"; soit une tête d'homme sur un corps de cochon, ce qui correspond peut-être à l'image que ce fait Julian de lui-même. En tout cas, deux représentations qui ne peuvent être que le support d'une angoisse terrifiante, ce que le film, pour revenir à la structure, traduit admirablement. Et ce par l'impression de clôture qui s'en dégage, l'espace du film allant en se rétrécissant, créant ce sentiment d'oppression aussi bien chez Clémenti, essayant en vain d'échapper à ses poursuivants, jusqu'à se retrouver, une fois capturé, enfermé dans le petit périmètre que délimitent les piquets auxquels il est attaché, "cloué" au sol et à la merci des chiens; que chez Léaud, se réfugiant dans la catatonie, puis s'échappant de la villa pour mieux s'enfermer dans la porcherie d'où il ne ressortira pas, son corps qu'on imagine démembré (via la description qu'en fait Davoli) s'effaçant à mesure que les morceaux disparaissent jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien ("niente di niente"). (2)

Resterait (si je puis dire) un troisième niveau, plus secret, qui toucherait non pas à l'image du Juif, du moins directement – les deux nazis, comme ils en conviennent, ne parleront pas, pour une fois, des Juifs mais de porcs, soit indirectement, en tant que nazis et bourgeois, d'eux-mêmes (3) – ni même à celle de l'homosexuel, mais à ce "tremblement de joie" qu'exprime Clémenti et qu'on suppose chez Léaud lorsqu'il se dirige vers la porcherie, tous les deux avant de se faire dévorer. Ce tremblement arrive en conclusion de l'Œdipe (dans sa version mythologique comme dans sa version moderne) et d'un interdit qu'ils ont chacun transgressé. Daney rappelle à juste titre que cela vient de Bataille, en citant sans aller plus loin une note de l'auteur, dont une rapide recherche nous apprend qu'elle est tirée de Madame Edwarda. Un des secrets de Porcherie est-il là, dans cette idée bataillienne de "tremblement"? (cf. Brian T. Fitch, Monde à l'envers, texte réversible. La fiction de Georges Bataille). Car qu'est-ce qui tremble ici? Comme chez Bataille, quelque chose d'éminemment érotique, qui a trait à l'extase, à la jouissance, à la sensation d'être comme suspendu, prêt à pénétrer dans un autre monde (Clémenti), ou comme désintégré, éparpillé en morceaux et par-là perdant de sa substance (Léaud). Oui sûrement. Mais une fois dit ça, on n'en sait pas beaucoup plus. Porcherie reste avec ses secrets.

(1) Sur le cinéma de poésie et le cinéma de prose, cf. Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini, portrait du poète en cinéaste (1995) et la somme que constitue Le Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste (2022).

(2) Sauf que du corps de Julian on en retrouvera dans les boyaux du porc, que l'amateur de saucisses (pas nécessairement allemand) consommera à son tour (le boyau cette fois en tant que contenant), sachant encore que ce qui n'est pas consommé (restes de restes) retournera au porc... (disant cela, je pense à l'Île aux fleurs, le court-métrage génial de Jorge Furtado). Cycle néanmoins imparfait puisque les restes ne sont jamais identiques. Soit l'idée de restance pour parler derridien, d'autant que dans la partie Léaud, c'est aussi l'acte de langage qui est à l'œuvre, conduisant au silence, faute de pouvoir/vouloir exprimer l'entièreté d'une pensée (cf. les circonlocutions auxquelles se livre Tognazzi pour faire comprendre au père de Julian qu'il "sait", sans avoir à préciser quoi, ce que faisait son fils avec les porcs).

(3) Ils n'en parleront pas, mais la référence juive n'en demeure pas moins présente, non pas refoulée mais ironiquement banalisée, à travers cette image qui assimile une porcherie (dans son acception moderne, industrielle, surproductive, bref capitaliste) à un camp d'extermination, voire, de manière plus générale – intégrant la partie archaïque du film –, fait correspondre à la faute originelle, imaginaire, des mythologies, soit le meurtre du père (dans sa version freudienne, celle de Totem et tabou), le crime lui bien réel, véritable fracture dans l'histoire humaine, que fut la Shoah.