20/02/2025

Split


  Split de M. Night Shyamalan (2017).

  "Nous" est un autre.

Commençons par la fin. Dans le tout dernier plan du film, celui qui est intégré au générique et qui a valeur de second twist (en fait, c’est le prolongement du premier, ce qui veut dire que ce n'est pas vraiment un twist, nous y reviendrons), on découvre, à la fin d’un long travelling en forme de boucle, Bruce Willis, assis au comptoir d’une cafétéria, pendant que la télévision évoque le cas de Kevin Crumb, le héros-meurtrier du film, un employé du zoo de Philadelphie souffrant du trouble dissociatif de l’identité (TDI), avec pas moins de vingt-trois personnalités et même une vingt-quatrième qui serait l’auteur des meurtres, d’où le surnom de "la Horde" donné à Crumb par la presse (1). Un surnom qui rappelle un autre cas, survenu quinze ans plus tôt, celui du "type en fauteuil roulant". Comment le surnommait-on déjà? "Mr. Glass", répond Willis à la femme assise à ses côtés, avant de finir son café et repenser à cette époque où il rencontra "l’homme de verre" et à ce que lui disait ce dernier à propos des "super-pouvoirs". Car il ne s’agit pas d’un cameo. Bruce Willis réendosse ici le costume de David Dunn – le nom est marqué sur sa chemise –, soit le héros d’Incassable. Si le plan s’inscrit dans une logique marketing, Shyamalan ayant le projet de réaliser une suite (Glass, suite à la fois d’Incassable et de Split, le présent texte a été rédigé avant sa réalisation, ndlr), il sert surtout à établir le lien entre les deux films (le thème musical d'Incassable y est d'ailleurs repris), nous suggérant que Kevin Crumb appartiendrait au même univers fictionnel, celui des super-héros, que David Dunn, lequel, dans le sequel, pourrait donc être opposé à Crumb, qui deviendrait alors l’archenemy, à l'instar de "Mr. Glass". Une fin qui, comme toujours avec les twists (ou pseudo twists), nous oblige à reconsidérer le film à l’aune de ses dernières scènes. Mais pour cela, il faut tenir compte du premier twist (le vrai twist du film, vous suivez?), survenu quelques minutes plus tôt, quand Kevin, devenu la Bête, découvre, au vu des nombreuses scarifications que présente Casey, la jeune captive, sur son corps, que celle-ci est comme lui, un être brisé, au passé traumatique, et qu’à ce titre elle est douée, elle aussi, de facultés extraordinaires, plus mentales que physiques en ce qui la concerne (même si c’est encore à l’état d’ébauche), ce que le film avait laissé entrevoir sans permettre, évidemment, de deviner le retournement final.
Le twist ainsi dédoublé agirait comme un syllogisme: Casey appartient au même monde que Kevin; Kevin appartient au même monde que David; donc Casey appartient au même monde que David. Mieux: elle est une super-héroïne en puissance – appelée dès lors à réapparaître dans le prochain Shyamalan, pour seconder David Dunn dans sa lutte contre la Bête? –, ce qu'évoque d’ailleurs son nom complet, Casey Cooke, les initiales identiques (C.C.) étant la marque des super-héros Marvel, créés par Stan Lee, comme par exemple Peter Parker (alias Spider-Man), Bruce Banner (alias Hulk) ou encore Red Richards (alias Mr. Fantastic), ce qui caractérise aussi le personnage de David Dunn. Parallèlement à la gestation "supranaturelle" de la vingt-quatrième personnalité de Kevin Crumb, Split raconterait donc l’évolution d’une adolescente, son passage, à travers ce qui peut apparaître comme un rite d’initiation, de l’état de teenager, victime depuis l’enfance d’abus sexuels (de la part de son oncle devenu par la suite son tuteur), à celui de supergirl, capable dorénavant, car psychologiquement armée, de se défendre non seulement contre "la Bête", mais, plus généralement, contre toutes les "bêtes". Cet aspect initiatique n’est pas sans rappeler le personnage de Kitai dans After Earth, se libérant peu à peu de ses peurs, jusqu’à l’effacement, qui ne laisse transparaître aucune émotion, pour vaincre le monstre. Si le rite de passage est ici moins manifeste, on peut quand même voir dans la trajectoire de Casey une forme de purification, révélant l’"être pur" qui est en elle, seul être capable d’attendrir la Bête. Cela se traduit par un "dévêtissement" progressif du personnage, abandonnant – à chaque grande étape du film et à la demande de son ravisseur qui ne supporte pas les taches – un habit (veste, chandail, blouson, T-shirt...), jusqu’au dernier qu'elle conserve: un simple top, très court, qui permet à la Bête (et au spectateur) de découvrir les scarifications. D’où les deux plans sur Casey qui encadrent le film: au tout début – c’est le premier plan du film –, qui nous montre Casey, invitée à un goûter d’anniversaire, nous regardant fixement, comme si elle nous prenait à témoin de ce qui allait se passer, alors que celle qui l’a invitée, une des deux camarades de classe avec qui elle sera kidnappée, évoque, sans qu’elle l’entende, son côté asocial et la rumeur selon laquelle elle fuguerait sans cesse; puis à la fin, quand, une fois délivrée et attendant pour être ramenée chez elle, autant dire chez son oncle-tuteur, elle tourne la tête sans répondre vers la femme policière qui lui demande si elle est prête. Les deux regards ne sont pas les mêmes. Si le premier suggérait l’angoisse, le second, embué de larmes, témoigne d’un sentiment plus ambigu, qui mêle chez Casey épuisement (après une telle épreuve), déchirement (à l’idée de retourner chez l’oncle) et détermination (à ne plus subir son emprise).

La Bête.

D’où vient la Bête? D’abord du cerveau de Kevin Crumb, dont elle est la personnalité ultime, la plus puissante, celle qui pourra le protéger. Sauf qu’elle ne relève pas du même casting. Elle n’est pas une personnalité de plus, apparue un bon matin, nouvelle identité habitant le corps de Kevin. Elle est le produit d’une croyance. La croyance en l’avènement de la Bête, par les deux personnalités, Dennis et Patricia, qui chez Kevin ont pris les commandes (ce sont elles qui, avec Hedwig, l’enfant de neuf ans, forment véritablement "la Horde"), une divinité monstrueuse qui se nourrirait de chair humaine et dont il faut préparer l’arrivée en sacrifiant quelques jeunes filles soi-disant "impures". Il y a quelque chose d’eschatologique dans la façon dont est attendue la Bête, à travers notamment ce qu’en dit Dennis, la présentant comme une créature sensible, la plus évoluée de l'espèce humaine, qui croit que le temps de l’humanité ordinaire est terminé. C’est l’extra-ordinaire qui est appelé à venir, pensée magique, syncrétique, relevant de croyances diverses, empruntées aussi bien à l’hindouisme qu’aux civilisations antiques – celles qui pratiquaient les sacrifices humains et le cannibalisme –, aussi bien à Nietzsche, à travers la notion de Surhomme, qu’à Freud, à travers la notion de "horde primitive", et rassemblées en une seule, indestructible, où domine l'idée de grandiose. C’est d’ailleurs par Dennis que va émerger la Bête, lui qui a enlevé les jeunes filles, lui qui souffre de TOC, lui qui se substitue à Barry, l’identité gay, pour rencontrer la psychiatre – parce qu’il ne peut plus "prendre" la lumière – et ainsi bénéficier des effets, positifs ou négatifs, du transfert, ce lien affectif qui se noue avec celle qui a le savoir. Car cette histoire de Bête, elle vient aussi de la psychiatre et de ses théories sur le TDI. C’est elle qui suggestionne Dennis par sa conception de la maladie, considérant que ceux qui en souffrent développent des capacités que nous n’avons pas, que ces êtres qui ont été brisés sont susceptibles de libérer, au niveau psychique, tout leur potentiel et d'accéder à ce qu’on appelle l’inconnu, là où s’origine notre sens du surnaturel. Cette idée d’êtres supérieurs, Dennis l’a faite sienne, comme il fait sien, à l’instar de la psychiatre vis-à-vis de la communauté scientifique, le besoin de prouver au monde – mais aussi à la psychiatre pour qui la Bête ne peut être qu’imaginaire – que ces personnalités existent, qu’elles sont bien réelles, ce qui, pour lui, passe par la démonstration de leur puissance.
Si la Bête est le résultat des pouvoirs psychiques hors norme que développe Kevin, avec l’aide involontaire de la psychiatre, elle est surtout le fruit de l’imagination de Shyamalan qui, dans ce domaine, et en matière de monstres, n’a pas son pareil. Pensons à l’extraterrestre de Signes, aux créatures du Village ("Ceux dont on ne parle pas"), aux "scrunts" de la Jeune fille de l’eau ou encore à l’"ursa" d’After Earth. Dans Split, la Bête tient à la fois de Mr. Hyde et de l’incroyable Hulk, soit un mélange de film d’horreur et de science-fiction, redoublant la dimension "monstrative" du finale, à la différence d’un film purement fantastique, tel The Happening où la part suggestive, tourneurienne, prédominait jusqu’à la fin. Ce qui fait de l’avènement de la Bête une vraie plus-value sur le plan narratif, qui excède la fiction, comme si le récit lui-même se surdimensionnait, à l’image de son personnage principal. On peut évidemment l’interpréter comme la matérialisation chez Kevin des zones les plus obscures de son inconscient, fidèle en cela à la tradition du film d’horreur. Mais dans Split c’est plus complexe. Pour que la Bête apparaisse, que la mutation finale ait lieu, des permutations sont nécessaires, entre certaines identités, conséquence du putsch organisé par "la Horde". Non seulement Dennis prend la place de Barry, lors des séances avec la psychiatre, mais Hedwig aussi, lui vole sa place, celle du grand ordonnateur, qui décide laquelle des identités peut accéder à la lumière, subordonnant ainsi Dennis à sa volonté. Il s’établit dès lors dans la tête de Kevin une sorte de circuit préférentiel: Hedwig – Barry – Dennis – la Bête, qui rappelle, par sa configuration, la gare de triage où la Bête prendra forme, un lieu mystérieux dont on ne sait rien (sinon que le père de Kevin, un jour, est parti en train), conférant à cet aspect du récit un côté lynchien. L’avènement de la Bête procéderait donc à la fois du changement: le passage d’un état à un autre, supérieur, comme dans les rites d’initiation; de la transformation: le passage d’une forme à une autre, via les différentes identités; et de la métamorphose: le passage d’un être, fragile (broken), à un autre, surhumain (unbreakable). Soit le passage, chez Kevin, de Hedwig – l’enfant dont les phrases inachevées ("et cetera") témoignent de son incapacité à conclure mais aussi que quelque chose doit/va arriver – à la forme "adulte" (au sens de la plus développée) que représenterait la Bête dans l’évolution humaine (Hyde/Hulk résonne comme "adult").

Les Grandes Baigneuses.

Entre une conférence sur le TDI, via Skype, et une séance avec Barry, qu’elle soupçonne d’être Dennis, le Dr Fletcher (la psychiatre du film) se rend au musée de Philadelphie (2). On la retrouve devant Les Grandes Baigneuses de Cézanne, à la fois perplexe et souriante, comme si elle entrevoyait une réponse aux questions qu’elle se pose. La présence du tableau, un des derniers de Cézanne, n’a rien d’anodin. En 1906, année de sa mort, Cézanne écrivait à son fils: "Je crois que je suis impénétrable". L’impénétrabilité est bien ce qui définit Les Grandes Baigneuses. On y voit des femmes (quatorze) au bord d’un étang, corps nus, démesurément allongés, au visage sans expression, toutes identiques et pourtant différentes, par leur attitude, à l’image des personnalités de Kevin. Le tableau est symétrique, mais pas tout à fait, comme lorsqu’on compare les deux moitiés d’un visage. Il y a surtout cet équilibre, les corps qui se fondent dans le paysage, épousant la courbure des arbres, ce qui donne à l’ensemble l’aspect d’une arche. C’est toute la quête de Cézanne qui s’exprime dans cette dernière version, inachevée, des "Baigneuses", cette "vérité de la peinture", comme il disait, qu’il a recherchée toute sa vie, s’en approchant au plus près (ouvrant alors la voie à la peinture moderne) sans jamais l’atteindre, vérité qui, pour lui, passait par le retour à un monde primordial, dans lequel sensation et pensée seraient indissociables. L’unité originelle.

"Les Grandes Baigneuses, finalement sont les déesses énigmatiques de Cézanne. On ne les a jamais vues. Elles n’ont aucun trait d’identité d’époque, impossible de les identifier par la toilette, le caractère, l’anecdote biographique. Leur visage sans visage n’est marqué d’aucun souci d’être soi. On ne peut pas non plus les réduire à une mythologie connue: Aphrodite, Vénus, Diane, Nymphes. Celles-là (celles de Bâle, de Londres, de Philadelphie) ne se révèlent, comme dans le poème de Parménide, qu’à celui qui se tient hors de l’égarement des mortels incapables de se décider à propos de la question cruciale de l’être et du non-être. Elles sont sur le chemin très parlant de la vraie sphère, ni cosmologique ni géométrique, celle de l’Un. Elle est "bellement circulaire", "exempte de tremblement" cette sphère, et en voici une coupe. Vous voulez dire l’Un sans l’Autre? Chut, nous allons avoir tous les pouvoirs sur le dos, c’est-à-dire l’Éternel Féminin lui-même, l’Éternel Retour. Mieux vaut se dissimuler pour l’instant dans la gueule du loup, dans la cathédrale." (Philippe Sollers, Le Paradis de Cézanne)

La gueule du loup, évoquée par Sollers, fait écho au film. La cathédrale aussi, d’ailleurs. Autant par ce que nous suggèrent ces deux images (la représentation, pour le moins grandiloquente, de la Bête) que par le mouvement qui les associe, à la fois translationnel, qui déplace les principales identités dans une même direction, et ascendant, la direction étant celle qui mène à la Bête. Ce double mouvement renvoie au mystère de "l’apparaître", cher à Cézanne, et c’est probablement à cela que pense la psychiatre lorsqu’elle regarde Les Grandes Baigneuses, faisant le lien avec Kevin et son histoire de Bête, y devinant l’aspect "transcendant", sans toutefois en mesurer les conséquences.

"We are what we believe we are".

La beauté du film réside ainsi dans sa structure. Au niveau du récit, bien sûr, d’une efficacité redoutable, mais aussi de l’espace, que le film explore dans tous ses recoins, à l’instar des jeunes filles séquestrées, cherchant à fuir, via les faux-plafonds, les conduites et autres corridors qui composent l’antre de Kevin Crumb. L’espace relève ici de l’emboîtement, qui crée un sentiment d’oppression, mais aussi de multiples béances, ouvrant les boîtes, les faisant communiquer entre elles (de sorte que par moments on ne sait plus trop où l'on est). Cette dynamique s’intègre au mouvement général du film, décrit plus haut, où tout finalement évolue dans le même sens. Ainsi des réminiscences de Casey, quand, enfant, alors qu’elle chassait le cerf avec son père et son oncle, celui-ci s’adonnait avec elle à des jeux sexuels: "faire semblant d’être des animaux", ce qui la forçait à se dénuder (expliquant tous ces vêtements superposés, barrières symboliques, que porte désormais l’adolescente), et que se manifestait en elle le désir de tuer la "bête". Autant de flashbacks que la séquestration et la perversion du ravisseur viennent réactiver, de plus en plus violemment. Ainsi également des visites de Barry/Dennis chez la psychiatre, qui apparaissent comme des pauses dans la dynamique du film, mais seulement sur le versant pulsionnel tant la parole, elle, demeure en action, vivace, en quête elle aussi d’une vérité – sur la réalité de la Bête –, l’ensemble convergeant vers ce qui constitue le point d’orgue du film: la rencontre de Casey et de la Bête, ce moment unique, inouï, où s’annihilent la peur de l’un et la colère de l’autre, la course-poursuite n’ayant été au bout du compte qu’une course vers la reconnaissance: de l’un en l’autre.
C’est peut-être pour cela que dans son film Shyamalan ne recourt pas au split screen, effet attendu mais trop facile et surtout inadapté. Car ici il s’agit moins de division (les identités, bien que différentes, et accédant séparément à la lumière, restent connectées), ni même de répartition (si chaque identité occupe une place bien précise, assise sur une chaise, tant qu’elle demeure dans "l’ombre", à l’image des fichiers sur le bureau de l’ordinateur de Kevin, il n’en est plus de même dès qu’elle accède à la lumière), que de révélation – autre sens du mot split –, soit l’arrivée de la Bête, espérée par Dennis, Patricia et Hedwig, lesquels constituent une sorte de noyau familial, faussement structurant. D’où, au contraire, l’usage répété du flou, signe d’un espace incertain, qui déforme les perspectives, efface les détails, mais qu’il faut néanmoins investir, le plus complètement possible (Shyamalan use aussi beaucoup de la contre-plongée), afin d’y saisir cette part de mystère qui entoure l’histoire de la Bête. Etant entendu que derrière la question de la Bête, c’est bien sûr la question de l’identité qui se trouve posée. Le mystère est là, dans l’impossibilité (apparente) de répondre à la question "qui suis-je?", question existentielle par excellence, qui traverse tout le film – c’était déjà le cas d’Incassable, dans lequel Bruce Willis était en proie à une véritable crise d'identité –, qui traverse même tout le cinéma de Shyamalan, cinéma de la conscience, s’il en est.
Avec Split, et ces nombreuses identités qui cherchent à prendre la lumière, autrement dit à accéder à la conscience, Shyamalan démultiplie la question, et ce de façon vertigineuse. D’autant que la conscience, qui est aussi conscience de soi, apparaît ici, littéralement, et pour parler husserlien, comme la conscience de quelque chose, en l’occurrence d’autres consciences. C’est tout le sens du plan-séquence final, avant le générique, introduit par l’image de la sculpture située à l’entrée du zoo: une famille de lions dont la femelle, atteinte par une flèche, est mourante. La caméra pénètre dans l’autre repère de Kevin où celui-ci s’est réfugié, blessé, mais bien vivant. On le retrouve se parlant à lui-même à travers un miroir, alternativement Dennis et Hedwig, les identités étant devenues chaotiques depuis que Casey a prononcé le nom complet de Kevin – Kevin Wendell Crumb –, une sorte d’abracadabra qui a déréglé l’édifice (c’est ainsi que l’interpellait sa mère pour le punir lorsque, enfant, il faisait des saletés – d’où les TOC). "We are what we believe we are" ("Nous sommes ce que nous croyons être"), dit-il/disent-ils, prêt(s) à affronter le monde pour prouver sa/leur puissance. Au-delà de la promesse d’un nouveau film, c’est le réel d’une conscience dédoublée qui se trouve ainsi exprimé. La conscience retournée non pas vers soi mais vers un autre soi. Un cogito originel, d’avant la réflexion, écho au monde primordial de Cézanne, qui sépare, dans un geste rimbaldien, ce qui se réfléchit de ce qui est réfléchi. "Nous est un autre", pourrait-on dire, sachant que l’autre en question, est censé évoluer, au même titre que n’importe quelle chose (dont la Bête qui n’a peut-être pas encore pris sa forme définitive). De sorte qu’à la question "qui suis-je?" il n’y aurait d’autre réponse qu’une histoire en devenir, toujours inachevée: "et cetera"... (Trafic n°103, automne 2017)

(1) Le film est largement inspiré de l’histoire (vraie) de Billy Milligan, qui fut arrêté en 1977 pour la séquestration et le viol de trois étudiantes dans l’Ohio, mais jugé non responsable du fait de son trouble de la personnalité multiple. Comme le Kevin du film, Milligan avait vingt-trois personnalités, dont beaucoup d’"indésirables", et vit surgir, à l’issue de sa thérapie, une vingt-quatrième, fusion des vingt-trois autres et surnommée "le Professeur" à cause de son intelligence hors du commun.

(2) Philadelphie, où Shyamalan a passé sa jeunesse, est toujours très présente dans ses films. Dans Split, c’est surtout le zoo qui, outre le musée d’art et la gare de triage, témoigne de cette présence, renforçant, comme dans les contes pour enfants, par le bestiaire qu’il convoque, la dimension "animale" du héros. Mais il y a aussi le nom de ce dernier, Crumb, qui, plus qu’une déformation du nom Trump, écho à l’aspect paranoïde du personnage, est un clin d’œil à l’auteur de bandes dessinées Robert Crumb, pape de l’underground américain, né justement à Philadelphie. Le rapprochement tient au fait que c’est lors de sa période psychédélique, marquée par la consommation de LSD, que Robert Crumb a inventé ses personnages les plus célèbres, tels Mr. Natural, Mr. Snoïd, Angelfood McSpade, Shuman the Human, Devil Girl, etc., autant de "personnalités" nées du cerveau, devenu pour le coup "hypercréatif", de Crumb.

02/02/2025

L'art du roman


  L'Homme qui aimait les femmes de François Truffaut (1977).

  Les femmes — toutes.

"Vous êtes un narratif. Vous n'avez
pas peur de raconter une histoire."

Que dire qui n'ait déjà été dit sur François Truffaut, l'homme qui aimait les films et qui, en 1977, dans l'un de ses plus beaux films, nous rappelait qu'il aimait aussi les livres et surtout les femmes... L'Homme qui aimait les femmes raconte l'histoire d'une obsession, celle d'un homme pour le corps des femmes et, de façon plus spécifiquement masculine, une partie de ce corps (leurs jambes), mais qui, contrairement à Vertigo d'Hitchcock ou encore le Genou de Claire de Rohmer, ne s'est pas fixée sur une femme en particulier mais concerne vraiment toutes les femmes; obsession dans sa forme la plus extrême, la plus envahissante, occupant dès lors tout le récit, semblable à l'érotomanie d'Adèle dans l'Histoire d'Adèle H., qui voyait le personnage sombrer peu à peu dans la folie, comme à l'inconsolation chez Julien Davenne (joué par Truffaut lui-même) dans la Chambre verte, qui verra le héros, s'adonnant au culte des morts, finir par rejoindre tous ceux, disparus, dont le souvenir le hantait; deux films fondés sur le principe d'accumulation, quant à l'émotion produite, atteignant leur paroxysme dans le finale, alors que dans l'Homme qui aimait les femmes, portrait à peine voilé de l'artiste, ce drôle de personnage au nom d'aventurier (Morane) qu'incarne Charles Denner (1), avec sa cravate en toute circonstance et son blouson de cuir marron rappelant celui de Truffaut dans la Nuit américaine... oui eh bien cet effet d'accumulation se trouve perverti, rendant le film moins massif émotionnellement. Déjà parce que le personnage, s'il se trouve "hanté" lui aussi par une douleur profonde (comme on le découvrira à la fin), celle-ci touche non pas à la mort mais, plus simplement, à la femme et, par déploiement, toutes les femmes, celles qu'il croise dans la rue, qu'il s'agisse de "grandes tiges" ou de "petites pommes", ces femmes dont il ne peut s'empêcher de regarder les jambes (on connaît la formule énoncée d'entrée et tirée du roman qu'il a écrit: "Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.") et, plus encore que cette partie de l'anatomie féminine, le mouvement que la démarche des femmes (avec leurs talons hauts), dès qu'arrivent les beaux jours, imprime à la robe ou à la jupe qu'elles portent ("c'est le tout" précise-t-il, atténuant la dimension purement fétichiste de son obsession) (2).

Toutes ses femmes...

L'Homme qui aimait les femmes est ainsi empreint d'une légèreté qui le distingue du romantisme très sombre d'Adèle H. comme de la tonalité très nostalgique, marquée par le regret (et en cela très jamesienne) de la Chambre verte. Une légèreté que le film exprime dès l'ouverture (la séquence du cimetière), avec le point de vue du mort, depuis sa tombe, sur les jambes de toutes celles qu'il a connues, aimées, et venues-là lui rendre un dernier hommage... légèreté que prolongera les scènes illustrant ce que furent ses conquêtes, tel qu'il le raconte dans son livre, ce livre qu'il s'était décidé à écrire après son échec avec Hélène (Geneviève Fontanel), la vendeuse de lingerie, une belle rousse qui préférait les hommes plus jeunes... autant d'aventures qui trouvent leur apothéose (narrative) dans le long épisode avec Delphine (Nelly Borgeaud) — véritable point d'orgue dans la vie sexuelle de Morane —, la grande bourgeoise, à la fois jalouse, capricieuse, fantasque... (s'étreindre dans les endroits publics était son grand truc, avec en guise de conclusion l'immanquable: "Est-ce bien raisonnable?"), la femme plus, qui incarnait plusieurs femmes à la fois (et à ce titre "intensifiait" la vie du héros) mais a dû passer par la case prison (pour avoir tiré sur son mari), obligeant Morane, pour palier le manque ainsi créé, à multiplier encore plus les rencontres amoureuses. Légèreté encore dans la façon, pour le moins comique, dont mourra le héros — en deux temps —, victime jusqu'au bout de cette obsession pour les jambes des femmes.
Parce que c'est un fait, l'Homme qui aimait les femmes est un film très drôle; d'une drôlerie qui doit d'abord aux stratégies laborieuses mises en œuvre par Morane pour rencontrer ces inconnues qui l'attirent irrésistiblement, à partir d'un détail physique mais aussi parce que justement ce sont des inconnues: d'une simulation d'accident au recrutement d'une baby-sitter, qui voit le héros avouer à celle-ci, une fois chez lui, que l'enfant, eh bien c'est lui... en passant par la standardiste du service de réveil téléphonique — la voix entendue est celle de Nathalie Baye qui joue donc deux rôles dans le film, celui, au début, de la fille que Morane a confondue avec sa cousine et celui, récurrent, de "l'Aurore de 7 heures", qu'il ne cesse de relancer pour qu'elle lui accorde un rendez-vous, les interventions téléphoniques, par l'intimité de plus en forte qui se noue entre les deux — une sorte de Her à l'âge de pierre, enfin, de la bakélite —, la jeune femme se montrant même de plus en plus autoritaire (ses "Debout paresseux!" sont-ils des injonctions à écrire?) — l'ensemble constituant dans le film un second niveau narratif, à la limite du fantastique (3). Une drôlerie qui doit encore au sérieux imperturbable du héros (quelles que soient les situations), ainsi qu'au fait que pour lui les demandes, désarmantes de sincérité par leur spontanéité — "J'ai horreur des dragueurs, je trouve ça lamentable" —, non seulement semblent relever d'un besoin vital mais surtout témoignent d'une logique implacable: "je vous trouve belle, donc je veux vous connaître". C'est aussi simple que cela. Peut-être faudrait-il y ajouter le physique de l'acteur, qui n'est pas à proprement parler celui d'un séducteur, sauf à rappeler que la séduction n'a rien à voir avec la beauté (le film ne cesse de le répéter — se dire aussi que le premier grand rôle de Denner au cinéma était celui de Landru dans le film de Chabrol) (4).

Une enfance.

Le plaisir de raconter est bien en premier lieu ce qui sert de moteur à L'Homme qui aimait les femmes. Si le scénario se nourrit de sources diverses (autobiographiques, journalistiques, etc.), certaines anecdotes, comme celle de la dactylographe qui, trop perturbée par ce qu'elle doit taper, décide d'arrêter la transcription du manuscrit, renvoient directement à l'écrivain Henri-Pierre Roché — l'auteur de Jules et Jim et de Deux Anglaises et le continent que les adaptations de Truffaut ont aidé à faire connaître —, ce qu'on retrouve également dans le reproche de "cruauté" formulé à l'encontre du héros par Fabienne (Valérie Bonnier), celle qui, avant de le quitter, le blâme d'aimer moins l'amour que l'idée de l'amour, voire ce que lui renvoie scandalisée Aurore, lors de leur dernier entretien. De sorte qu'on peut voir en Roché, qui fut lui aussi un grand amoureux des femmes, le modèle littéraire de Bertrand Morane... l'autre référence étant bien sûr Sacha Guitry et son Roman d'un tricheur, auquel il est impossible de ne pas penser, notamment lors des flash-back en noir et blanc sur l'enfance du héros, qu'accompagne off la belle voix de basse baryton de Charles Denner.
L'enfance, nous y voilà. C'est de là que viendrait l'obsession des femmes chez Morane. Une enfance maltraitée, à l'image de ce que fut celle de Truffaut, largement documentée dans les Quatre Cent Coups et régulièrement évoquée par la suite... Qui dit enfance dit rapport à la mère, une mère ici des plus indifférente vis-à-vis d'un enfant que non seulement elle n'a pas désiré mais, pire, dont elle n'a eu de cesse de lui rappeler la non existence à ses yeux, le rejetant pour le coup dans le monde des livres — c'est La peur blanche, le polar de Clinton Seeley, que lit sur sa chaise le petit Morane, dans le silence le plus strict (même pour tourner les pages!), pendant que la mère reçoit ses amants dans la pièce d'à côté (on pense à Marnie). Truffaut joue à ce niveau sur la confusion entre la vie sexuelle de la mère qui dressait la liste de ses amants — ce que reproduit Morane avec ses maîtresses — et le métier de prostituée. Ainsi de faire jouer par la même actrice la prostituée qui "trompait" le client en se déplaçant d'un pas rapide, et la mère du héros à la démarche tout aussi vive, la même démarche au bout du compte que toutes ces femmes qui aujourd'hui sillonnent les rues de Montpellier et fascinent Morane; ou encore le fait d'utiliser le même prénom (Ginette) pour la jeune prostituée avec qui le héros connut sa première expérience sexuelle (souvenir joint à celui d'y avoir découvert une bibliothèque sans livres) et la petite fille avec qui il jouait à cache-cache, scène originelle à partir de laquelle s'est forgée chez lui cette conviction que la "compagnie des femmes" lui était indispensable... sinon leur compagnie, à tout le moins leur "vision", justifiant que, trente ans plus tard, après une journée de travail entouré d'hommes essentiellement, il ne recherche, et ne tolère, passé donc six heures du soir, que la présence des femmes. (5)

Véra.

Morane établit ainsi un lien entre son enfance et sa vision des femmes, qui relierait une mère distante, ses nombreux amants, les livres comme refuge (synonyme de solitude) et son rapport (libre) aux femmes, aimées finalement peut-être moins pour ce que chacune lui apportait de nouvellement séduisant qu'à travers l'idée qu'il s'était faite de la femme en général: l'être unique, indispensable et aussi insondable que... "les mystères de la poste!". C'est ce qu'il écrit. Pour autant quelque chose manque. Ou plutôt quelque chose ment, par omission bien que cela ait été suggéré par Fabienne, la moins valorisée de ses maîtresses, Morane ne l'évoquant qu'à travers leur rupture, mais qui en définitive se révèle la plus lucide sur son compte (6). Pour le dire autrement: si Morane se plaît à nous raconter son histoire, peut-être se raconte-t-il aussi une histoire. La mise en pages serait une mise en scène où manquerait l'essentiel: la raison précise pour laquelle, cinq ans auparavant, il a quitté Paris pour Montpellier, d'autant que s'il situe les origines de son "donjuanisme" dans l'enfance (qui ferait de son roman une sorte d'auto-analyse), il n'explique pas pourquoi celui-ci a débuté à Montpellier. L'explication viendra plus tard, alors que le roman va être édité, avec le personnage de Véra (Leslie Caron). Véra, clin d'œil possible à Vera Miles dont Hitchcock avait voulu faire sa nouvelle Grace Kelly, mais surtout Véra en tant que "vérité". Véra qui aura donc été la grande (et seule) passion de Morane, le départ de celle-ci pour l'Amérique le plongeant dans une effroyable dépression (écho à ce que Truffaut vécut avec Catherine Deneuve?) et dont il ne sortit que très lentement, grâce à la pharmacie. Par sa faute aussi, son esprit d'indépendance l'aveuglant quant au rôle de l'autre dans un couple ("Au début je vous ai aimée sans le savoir, et puis après en le sachant, mais pour vous c'était fini"), tout en ayant pressenti la rupture, le fait que Véra était en train de se "libérer" de lui, ce qu'elle vécut elle aussi douloureusement. Scène-clé, absolument sublime, confortée par ce mélange (très truffaldien) de vouvoiement et de tutoiement qui durant tout le film a caractérisé les relations entre Morane et ses maîtresses, et que vient soutenir la "chaconne" de Maurice Jaubert (7), quand à la fin les deux ex-amants évoquent cette tendresse qu'ils avaient l'un pour l'autre et qu'ils se quittent, à la demande de Morane, sans se dire au revoir. Profondément troublé, comprenant que la raison de son livre, c'était justement Véra dont il n'a parlé à aucun moment, Morane connaît l'angoisse de l'écrivain convaincu d'être passé à côté de son sujet, une angoisse d'autant plus terrible qu'il est trop tard pour y remédier. Tout juste lui sera-t-il possible d'y apporter une petite correction, la plus petite qui soit puisque portant sur un seul mot. C'est ainsi qu'il faut interpréter le changement opéré in extremis (le livre est en cours de fabrication) sur la couleur de la robe de la petite fille (celle en pleurs que Morane avait consolée, cette façon propre à Truffaut, empreinte de bienveillance, de s'adresser aux enfants), passant du rouge au bleu. Le bleu comme symbole de la "vérité", soit pour Morane une manière poétique de citer Véra, après coup, sous la forme d'une simple touche de couleur. 

L'écrivain.

Bertrand Morane avait donc fui Paris pour mieux oublier. Oublier qu'une seule femme avait compté et que pour l'oublier, il lui fallait se perdre dans toutes les femmes. D'où le choix de Montpellier, la "cité des belles dames", la ville où jadis Casanova rencontra la "belle Montpelliéraine" et Sade celle qui inspirera sa Justine... autant dire la ville rêvée pour rencontrer le plus de jolies femmes possible, comme le lui fait remarquer non sans malice Geneviève (Brigitte Fossey), l'éditrice avec qui il vivra sa dernière aventure (8). Reste que c'est aussi le lieu de l'écriture, avec la part de souffrance qu'il lui est inhérente, via tout ce que cela fait remonter à la surface, qui était resté enfoui jusque-là. Lors du premier réveil téléphonique, on découvre, parmi tous les livres qui occupent la chambre du héros, posé à côté du téléphone, L'Enfant brûlé de Stig Dagerman. Le choix n'est pas anodin. Au-delà du titre, trop explicite, c'est la personnalité même de l'écrivain suédois qui est mise en avant, et ce qu'a représenté pour lui l'écriture et, plus encore, ce qui en fut l'issue (le suicide). Dans la préface, Hector Bianciotti écrivait: "Le danger que provoque l'exercice obstiné de l'esprit est de conférer aux idées un empire qu'elles n'ont pas par elles-mêmes: le pouvoir sur le corps, celui de faire souffrir, de tisser des liaisons cachées et proliférantes entre les causes mentales et l'organisme, au point d'arriver à soumettre celui-ci à la minutie meurtrière de la raison, laquelle a des raisons que le corps n'estime pas toujours, mais auquel il lui arrive de succomber.Truffaut ne le montre pas de manière lourde et accablante (le film est léger, disions-nous), se contentant du rêve de Morane où celui-ci se voit en mannequin de cire dans la vitrine de la marchande de sous-vêtements, objet à son tour du regard des femmes (9). Il n'empêche, de tout ça on ne sort pas indemne. L'orage qui gronde, après la nuit d'amour passée avec l'éditrice, annonce la mort de l'écrivain, qui de son côté n'avait pas été jusqu'au bout de son roman, non seulement parce que Véra y était absente mais surtout parce que le héros, contre toute logique narrative, survivait à son histoire. Une anomalie, concernant Véra, qu'il avait pu corriger, symboliquement. Mais pour son héros? Impossible sauf à mourir soi-même. Il est difficile de ne pas voir en effet dans la mort de Morane, un geste suicidaire, surtout qu'il est répété, faute d'avoir abouti la première fois. Mourir en essayant d'atteindre ce qui finalement relevait de l'inaccessible, était bien la seule fin possible.

(1) Morane c'est aussi le nom de l'industriel joué par Michael Lonsdale dans La mariée était en noir (1968). Charles Denner y tenait le rôle de Fergus, le peintre, préfigurant, à travers certaines répliques, le personnage de L'Homme qui aimait les femmes.

(2) Ce qui n'est pas sans évoquer le personnage de Frédéric (Bernard Verley) dans l'Amour l'après-midi de Rohmer, sauf que dans ce film le regard que pose au début le narrateur sur les femmes, toutes ces femmes qu'il croise lui aussi dans la rue, se nourrit d'un fantasme ("gégauvien"?): s'imaginer "possesseur d'un petit appareil qu'on suspend à son cou et qui émet un fluide magnétique capable d'annihiler toute volonté étrangère", en l'occurrence celle des femmes qu'il rêve ainsi de posséder.

(3) La manière dont se termine leur relation crée en effet un doute quant à la réalité de la jeune fille.

(4) Ce n'est bien sûr qu'une coïncidence mais celui que la légende, entretenue par Mérimée et Dumas, a longtemps considéré comme le modèle historique du Don Juan de Tirso de Molina, à savoir Don Miguel de Mañara (en fait un religieux espagnol d'origine corse!), était décrit physiquement comme ayant le teint olivâtre, le regard sombre et le nez busqué. La ressemblance avec Charles Denner, dont il est rappelé plusieurs fois dans le film l'air ténébreux, est troublante, qui ferait finalement de l'acteur le sujet idéal pour camper non pas un "faux" Don Juan mais une autre version du donjuanisme: à la fois "tordue" et candide, autant dire aberrante, au sens premier du mot: qui s'écarte de ce qu'il est convenu d'appeler un "Don Juan".

(5) Morane travaille comme ingénieur dans un laboratoire de mécanique des fluides (il est question aussi d'aérodynamisme) où l'on recourt à des maquettes pour effectuer les essais. Beaucoup ont fait le rapprochement entre les maquettes et la part d'enfance qui persisterait chez le héros (cf. aussi la scène avec la baby-sitter). Pour ma part, j'y verrais plutôt une métaphore des relations de couple, faites de turbulences et d'instabilité, ce à quoi s'opposerait le personnage énigmatique de l'assistante, qu'on imagine amoureuse de Morane (elle n'arrête pas de le regarder) mais que lui ne voit pas.

(6) Fabienne a été la première de ses maîtresses lorsqu'il est arrivé à Montpellier. Si elle se trompe en lui prédisant qu'après l'avoir fait souffrir il doit s'attendre à souffrir à son tour, ne s'imaginant pas que Morane est déjà passé par là, c'est parce que la blessure chez ce dernier, qui nous sera révélée par la suite, est encore trop récente.

(7) A partir d'Adèle H. et jusqu'à la Chambre verte, Truffaut délaisse momentanément Georges Delerue, son musicien de prédilection, pour Maurice Jaubert, le grand compositeur des années 30, celui dont André Bazin rappelait qu'il se proposait, concernant le cinéma, de "rendre physiquement sensible le rythme interne de l'image". La présence de Jaubert, comme celle de Jean Dasté, dans le rôle du médecin qui soigne Morane de sa "blenno", participe de l'hommage rendu par Truffaut au cinéma français d'avant-guerre, de Renoir à Guitry en passant par Vigo, cinéma à la fois de la parole et des envolées lyriques.

(8) Le personnage incarne la jeune femme moderne, nourrie des idées féministes de l'époque, mais d'un féminisme qu'on peut qualifier de doux, nullement revanchard, qui prône simplement le changement des règles du jeu dans les rapports amoureux, des rapports qui ne soient plus des rapports de force, mais à égalité, invitant Morane, qui n'est pas l'incarnation de la virilité mais se dit néanmoins en train de changer, eh bien, de ne pas trop changer non plus. C'est elle, pour le coup, qui prend les devants, inversant en quelque sorte les rôles.

(9) On retrouvera (dans un contexte plus mortifère) l'idée du mannequin de cire dans la Chambre verte.