20/02/2024

Côté jardin


  The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2023).

  L'art et la manière.

C'est que le cinéaste juge ce qu'il montre, et est jugé par la façon dont il le montre.
Jacques Rivette

Et d'abord, une question (il y en aura d'autres, celle-ci est purement rhétorique): pourquoi le film de Glazer se présente-t-il comme une adaptation (très libre) du roman de Martin Amis, dont il reprend le titre, alors qu'il s'inspire (très largement) du roman d'Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant, paru en 2020? A la différence, toutefois, que si dans le livre d'Amis, Rudolf Höss, le commandant du camp, et sa femme Hedwig sont renommés Paul et Hannah Doll (et Auschwitz, "Kat Zet"), dans celui de Stoltz, les Höss servent plutôt de "modèles", pour ce qui est notamment de leur jardin, au couple fictif que sont les Nebel ("Brouillard" en allemand), vivant, non pas comme leurs modèles dans une maison attenante au camp, mais à quelques kilomètres de là — où exactement? on ne sait pas, en tout cas qui ne sort pas de la "zone d'intérêt". Dans le camp, Hans Nebel n'est qu'un Untersturmführer chargé de comptabiliser les décès (et de trafiquer les fiches quant à leurs causes), pendant qu'à la maison l'épouse reproduit à l'identique le style de vie — mondaine — de Frau Höss.

Chez Stoltz, il y a la volonté, par cette mise à distance, de maintenir un "espace" entre la réalité que fut Auschwitz et toute fiction qui s'en ferait l'écho. Chez Glazer pas d'écho, c'est le son du camp que recrée le cinéaste, tel qu'on devait l'entendre de ce côté-ci du mur, des bruits sélectionnés, retravaillés pour qu'ils ne prennent pas, par leur tonitruance, un caractère obscène (c'est le même sound designer que pour Under the Skin), sans pour autant perdre de leur réalisme (le vrombissement continu des crématoires, formant comme un tapis sonore que déchirent régulièrement le bruit des trains, l'aboiement des chiens, les cris, les pleurs, les coups de feu...), mais que ne veut pas entendre, comme elle ne veut pas voir, ne veut pas savoir, Hedwig Höss (Sandra Hüller), la "Reine d'Auschwitz", qui vit confortablement avec ses enfants, "à côté" — côté jardin —, indifférente à cette symphonie de l'horreur que son mari, et plus généralement les siens, les nazis, "exécutent" de l'autre côté du mur, côté cour (et dont ils ne parlent jamais, même à mots couverts), considérant le cas particulier de Rudolf Höss (interprété par Christian Friedel, vu dans le Ruban blanc d'Haneke et Un héros ordinaire d'Hirschbiegel où il incarnait Elser, l'ouvrier qui avait tenté d'assassiner Hitler!), qui, lui, passe indifféremment d'un côté à l'autre — au début du film, on le voit entrer dans le camp, majestueusement, à cheval, et à la fin de la première partie, en sortir en cachette par un tunnel qui semble relier les deux côtés, en tout cas fait communiquer un bunker du camp à la cave de la villa). Avec cette question, née justement du fait que la maison des Höss est contiguë à la machine de mort: où se situe, dans The Zone of Interest, l'écart indispensable que toute œuvre, surtout de fiction, se doit de respecter par rapport à une réalité (la Shoah) longtemps décrétée comme non représentable, dans la mesure où elle touche à l'horreur absolue, suivant une logique qu'on pourrait qualifier de déductive (ce qui est impossible à imaginer est impossible à exprimer est impossible à représenter). Ecart d'autant plus difficile à apprécier qu'il s'est progressivement réduit avec le temps, et qu'aujourd'hui, sur le plan éthique, il est devenu pour l'artiste autant un devoir, sur lequel il ne saurait transiger, qu'un gage de "bonne conscience", vis-à-vis de ceux qui, sur cette question, restent des plus vigilants. Car c'est une réalité: les temps ont changé et l'interdit lanzmannien, quant à la figuration de la Shoah, s'est quand même resserré, comme tout interdit. Par le fait déjà qu'il existe des images d'Auschwitz (devenu par métonymie symbole de la Shoah), de celles déjà connues, filmées par les Allemands, mais aussi de celles qui ont été exhumées, faisant écho à ce que répondait Godard à Lanzmann (comme quoi s'il existait des images des chambres à gaz il faudrait les montrer), telles les quatre photographies prises clandestinement par un Sonderkommando, ces "images malgré tout" dont parlait Didi-Huberman (et qu'évoquait László Nemes dans son film, le très discutable Fils de Saul, bizarrement défendu, et par Lanzmann, et par Didi-Huberman). Mais encore, parce que cette question de la non-représentation de l'horreur dans les camps (à ne pas confondre avec celle de son esthétisation, telle que l'ont posée Rivette et Daney) s'inscrit dans un débat essentiellement français qui ne peut que perdre de sa pertinence à mesure que sortent, contre Lanzmann pourrait-on dire, des films non français qui représentent la Shoah (pensons à The Grey Zone, ce film très confidentiel de Tim Blake Nelson sur les Sonderkommando, quinze ans avant Nemes et jamais distribué en France), la question se déplaçant de "l'impossible représentation" à la "représentation oui, mais" (dans le film de Nelson, la représentation s'arrêtait aux portes de la chambre à gaz), délaissant la notion de vérité, propre au documentaire (via le recueil face caméra de "vrais" témoignages, exemplairement Shoah — même si l'indicible, c'est aussi "l'intémoignable" et que le seul vrai témoignage serait, suivant Primo Levi et Giorgio Agamben, celui du "musulman", justement parce qu'il ne peut témoigner) pour celle moins tyrannique de véracité, au sens de ce qui est conforme à la réalité, ce que peut se permettre la fiction, incluant récit et représentation, quel que soit le sujet, même tabou, dès l'instant que l'auteur ne cherche à aucun moment à tromper le spectateur (par quelques artifices et autres effets pour le coup condamnables — "abjects", aurait dit Rivette), s'attachant non pas à "faire vrai" (l'obscénité est là) mais, puisqu'il s'agit de fiction, à "mentir vrai" et que les erreurs qu'il pourrait commettre, inévitables à ce niveau, n'entachent pas la sincérité de sa démarche. C'est à l'aune du mentir-vrai et de ces deux critères que sont la véracité et la sincérité, qu'il faut interroger The Zone of Interest et l'écart créé entre la réalité de la Shoah et sa représentation, indépendamment du point de vue adopté, ici celui du nazi.

Le film est un dispositif comme les affectionne Glazer, questionnant d'emblée la place du spectateur. A ce titre, on peut trouver étrange le besoin du cinéaste d'imposer, au début du film, ce noir de plus de trois minutes, pendant que se déploie une musique très liturgique (à la Penderecki), signée Mica Levi, et qu'on perçoit, à peine audible, un bruit d'écoulement (une salle de douches?), que remplacent progressivement des chants d'oiseaux. On arguera que Glazer suggère là que le film laissera hors champ l'intérieur du camp pour nous montrer uniquement ce qui se passe au-dehors (la zone dite d'intérêt) et, pour commencer — premier plan du film —, un cadre bucolique, style "partie de campagne", dans lequel on découvre au bord de la rivière, par une belle journée d'été, la famille Höss et leurs amis. Assurément. Mais pourquoi nous annoncer ainsi avec insistance, à travers ce noir, ce à quoi on va être confronté pendant les cent et quelques minutes restantes? Pourquoi, sinon assigner d'autorité au spectateur la place qu'il devra occuper; je veux dire: lui signifier que ce qui va suivre respecte bien le dogme de l'irreprésentable. Parce que certains, peut-être, pourraient ne pas en être convaincus, avant même que le film commence, sachant de quoi il retourne, et qu'il serait bon alors de les rassurer? Et que si, à la fin, il plane toujours un doute, eh bien, rassurons-les une seconde fois avec une installation à haute valeur morale: ce regard-caméra, fulgurant, qui "raccorde" Rudolf Höss (le génocidaire) au présent, via le musée d'Auschwitz et son mémorial... Etant entendu que si, dans ce plan, Höss — alors pris de spasmes (des haut-le-cœur?) mais incapable de vomir (le mal qu'il porte en lui?) — fixe une source lumineuse qui se révèle être l'œilleton d'une porte, en l'occurrence celle de la chambre à gaz du musée que des femmes viennent nettoyer, le mouvement est évidemment inverse, que c'est Höss qui est regardé et non lui qui regarde, que c'est l'Histoire qui, à travers ce plan, est en train de le juger. Il n'est pas question de contester la force d'un tel finale, mais simplement de s'étonner que Glazer se sente obligé d'encadrer son film, au début, par ce qui s'apparente à un avertissement et, à la fin, par un hommage aux victimes. Comme si le fait de filmer la Shoah du point de vue des nazis risquait d'être mal interprété, pire: qu'il ne pouvait en être autrement, qu'il y avait là une ambiguïté, quant à la place accordée aux bourreaux, sinon un vrai danger, celui de se voir accusé de prendre prétexte de l'interdiction de filmer l'horreur pour s'intéresser à des figures qui ne le méritent pas... A tort ou à raison, en tous les cas qui justifierait que Glazer prenne les devants, conscient du risque à nous livrer son dispositif tel quel, sans garde-fous. Alors que la vérité pour l'artiste consiste justement, à défaut de rendre visible l'horreur (à l'ère du tout-image qui en a rétréci considérablement le champ), à faire entendre l'inouï (qui reste à définir)... de sorte que le spectateur fasse par lui-même, en pénétrant directement dans cette "zone d'intérêt" bis qu'est le dispositif du film, l'épreuve de l'œuvre qui lui est adressée. Et donc, sans qu'il y ait besoin de l'accompagner (via une ouverture et un finale)... mais sous réserve que l'écart, dont je parle au début, y soit perçu avec l'acuité nécessaire (ce qui ne veut pas dire de façon spectaculaire), qui trans-figure le dispositif et permette à celui-ci de ne pas s'encombrer de compléments et autres précautions d'usage. Bref, de se suffire à lui-même.

Cet écart, c'est donc au niveau du dispositif (et de ses avatars) qu'il faut le chercher. Avec cette première difficulté qu'ici le dispositif repose sur la juxtaposition des deux espaces que représentent d'un côté l'horreur, que subissent les victimes "hors champ", et de l'autre le bien-être, que connaissent certains de leurs bourreaux, filmé, lui, "plein champ" (à l'aide de grandes focales et sous différents angles lorsqu'on se trouve à l'intérieur de la maison, constituant à ce niveau une sorte de sous-dispositif "loftien" — à la Big brother, donc de type totalitaire —, que renforcent les déambulations du braque allemand, collant aux basques des personnages). D'où un premier écueil: il n'y a pas de "véritable" hors-champ dans The Zone of Interest, si on considère le "hors-champ" dans son acception spirituelle, sinon mystique, ainsi que l'a décrit Deleuze, qui va au-delà de sa dimension spatiale; une spiritualité qui, dans le cadre de la Shoah, demeure la clé de voûte de toute représentation. Or: 1) en privilégiant les plans larges, Glazer élargit "monstrueusement" son cadre (jusqu'à déformer, difformer, par instants, les corps situés à la périphérie), concentrant ainsi toutes les composantes de son dispositif à l'intérieur même du cadre, ce qui tend à réduire le hors-champ à son seul aspect fonctionnel: l'espace non vu autour du cadre; 2) en mettant régulièrement en avant la totalité du dispositif, via ces plans généraux où apparaissent à la fois la propriété des Höss et, au fond, le camp d'extermination, Glazer matérialise un "arrière-plan", auquel se résument pour le coup le camp et l'horreur qui lui est associée; 3) quant au hors-champ que les sons suggèrent par ailleurs, il s'agit là encore d'un hors-champ fonctionnel puisque témoignant simplement de ce qu'on entend sans pouvoir le voir, là où l'idée d'inouï, qui relève également du spirituel — chercher à comprendre une réalité à laquelle vous n'avez jamais été confronté —, n'est qu'effleurée (par exemple avec la mère d'Hedwig). Cette "largeur" démesurée, kubrickienne, du plan, couplée à la matérialisation d'un "arrière-plan", fait du dispositif une scène certes impressionnante, mais trop irréelle, trop manifestement conceptuelle, avec son "côté Tati", pour que les sons venant du camp aient suffisamment d'impact, autre que physique (= saisissant), qui permettent de transcender l'ensemble. Avec quand même cette question (encore une): en quoi remplacer l'image (et le son) par le son (sans l'image) se révèle-t-il plus respectueux de la Shoah dans la mesure où l'on demeure encore et toujours dans la figuration de l'horreur? A la manière de Nemes, quand il recourt à l'immersion et au sensoriel, Glazer, en réduisant Auschwitz intramuros à son espace sonore, auquel il donne du coup plus de relief, ne fait que contourner l'interdit davantage qu'il ne lui obéit, témoignant d'une stratégie (pour figurer malgré tout) et non d'un véritable questionnement sur ce que devrait être le "hors-champ" dans un cas aussi particulier qu'Auschwitz.
Oui mais... le fait que Glazer ait dans son film réduit aussi à la portion congrue ce qu'on appelle la "zone grise", expression forgée par Primo Levi pour qualifier les rapports ambivalents qui pouvaient exister entre nazis et déportés — ainsi, dans le roman d'Amis, du personnage de Szmul, le chef du Sonderkommando —, place non seulement les époux Höss au cœur du récit, mais surtout crée une véritable distorsion dans le dispositif, étant donné que ceux-ci occupent dès lors tout le devant de la scène, le drame juif, loin d'être suggéré par la puissance d'un hors-champ, se trouvant pour ainsi dire "relégué au second plan". Je conçois qu'une telle distorsion ait été insupportable pour beaucoup. Et c'est peut-être, finalement, ce qui a poussé Glazer à encadrer son film, l'ouverture au noir et le raccord avec le présent conférant au film la part de spiritualité que le dispositif échouait à transmettre. Je dis "peut-être" car il y a encore une autre hypothèse. Si le hors-champ dans The Zone of Interest n'est pas celui auquel on pouvait s'attendre, si l'absence de "zone grise" évidente témoigne chez Glazer d'un refus de tout rapport dialectique entre bourreaux et victimes, inhumain et humain, le mal et le bien, justifiant le recours au "négatif" pour illustrer les sorties nocturnes de la petite Polonaise... si le film donc ne fait appel ni au hors-champ (excepté l'ouverture) ni à la dialectique (excepté le finale), c'est que le dispositif conçu par Glazer pourrait avoir une autre fonction.

Il est temps de s'interroger sur le rôle que joue le mur dans ce dispositif. D'emblée, pour le spectateur, il marque la séparation entre un dedans (le camp) et un dehors (la maison Höss). Ou l'inverse, si on se place du point de vue de l'épouse. Mais, à bien regarder, il témoigne surtout de l'effrayante proximité qui existait entre, on l'a vu, d'un côté — non visible — une sorte de "shéol" terrifiant (cf. ce plan hallucinant où l'on voit Höss filmé en contre-plongée, tel un Moloch au-dessus de ce qui pourrait être un gigantesque brasier), et de l'autre — bien visible — un semblant de paradis. Une trop grande proximité, de sorte que le mur apparaît, à l'image du reste, comme une pure construction mentale, un élément parmi d'autres du dispositif. Il ne sépare rien, il est constitutif du plan général qui enclôt du même côté la maison, le jardin et le camp. La "scène" évoquée plus haut — le monde des Höss sur fond d'extermination — ne serait dès lors qu'un trompe-l'œil. Nulle profondeur, tout serait sur le même plan, bi-dimensionnel, expliquant l'absence véritable de hors-champ comme de zone grise. Abscisse et ordonnée. L'horizontalité (extensive) du cadre, à l'image du jardin qu'on parcourt latéralement; la verticalité (fixe) du mirador et de la cheminée du crématoire d'où s'échappe une fumée noire, évoquant un conclave sans fin, qui se prolongerait à l'infini. L'image même du rêve hitlérien, celui d'une Grande Allemagne s'étendant à l'Est, prête à régner mille ans. Cette représentation est celle du couple formé par Höss et sa femme. Si, dans la première partie, avant le départ de Rudolf Höss pour Oranienburg, le dispositif apparaît des plus solide, bien arrimé, c'est qu'il s'appuie sur la vision à deux que les Höss ont de leur destin, de cet "espace vital" qu'idéalise Hedwig, en accord avec l'idée d'un Reich millénaire. Espace synonyme de pureté, que celle-ci soit géographique (les vastes plaines de Silésie) ou ethnique (le pur aryen, à défaut: l'autre rééduqué), d'où cette forclusion chez les Höss, définitivement coupés de la réalité: lui, enfermé dans son rôle de "directeur d'usine", tout entier concentré sur sa tâche, soucieux avant tout de performance et de rentabilité (cf. l'entretien au début du film avec les représentants de Topf und Söhne pour l'installation des nouveaux crématoires, plus adaptés aux crimes de masse); elle, enfermée dans son ambition crasse de réussite sociale, jouissant de son statut et profitant sans scrupule du malheur des Juifs (cf. les vêtements des déportés qu'on lui rapporte du Kanada — entrepôt où étaient stockés leurs effets personnels — s'accaparant ainsi un manteau de vison, les domestiques, des détenues juives, en réalité des Témoins de Jéhovah?, se partageant du vieux linge pour enfants). Signe de la forclusion, le fait que dans le film ne soit jamais évoquée, ou alors vaguement suggérée, l'odeur pestilentielle qui régnait à Auschwitz et se propageait sur des kilomètres (dans le roman de Stoltz, c'est dont se plaint régulièrement l'épouse). Non pas que l'odeur ne pénétrait pas dans la propriété mais que, chez les Höss, la forclusion est telle qu'elle rend l'odeur "acceptable" (pour peu qu'on y adjoint quelques notes agréables: une touche de parfum français, plus que les roses dont on ne sait pas si elles étaient odorantes, 1). S'il doit entrer quelque chose du camp, ce ne peut être que par effraction, par ce qu'on y a déversé, directement, à l'extérieur, là des ossements humains dans la rivière, risquant de contaminer les enfants en train de se baigner (délirante scène de "décontamination" comme s'ils avaient été irradiés), là des seaux remplis de cendres dans les fossés alentour, qui servent d'engrais au jardinier, autant de scènes symbolisant, mais sous forme de restes, cette zone grise que le film n'illustre pas de façon précise, sinon par suggestion (la séquence de la serre où Hedwig et le jardinier fument leur cigarette, écho à la scène de sexe, elle aussi suggérée, entre Rudolf et la déportée).
Dans la seconde partie, Rudolf Höss parti à Berlin (pour superviser l'ensemble des camps de concentration), le dispositif perd de sa solidité. Encore faut-il distinguer, à ce stade du récit, deux aspects du dispositif, suivant qu'il correspond à Höss ou à sa femme, tant la distance entre les deux semble s'être creusée, qui ne se limite plus aux seuls lits séparés. Rudolf Höss, dorénavant loin d'Auschwitz, est confronté à une double réalité: celle de la défaite qui se profile (nous sommes début 44, l'Armée rouge ne se contente plus de résister, elle avance) et celle de la "Solution finale" qu'il faut non seulement poursuivre mais accélérer à un rythme encore plus démentiel (l'extermination des 400 000 Juifs hongrois, justifiant le retour de Höss à Auschwitz); de son côté, Hedwig Höss, restée seule avec ses enfants (pour ne pas perdre le statut acquis), donne l'impression de s'effacer, l'indifférence du début, à l'égard des Juifs, se transformant en pur détachement, vis-à-vis de tout, comme si elle prenait conscience non pas de l'horreur d'Auschwitz, dont elle n'a pas plus cure qu'avant, mais que son rêve d'une Grande Allemagne n'était qu'utopie, peut-être même folie, et qu'il ne se réalisera jamais. Ainsi le dispositif devient-il vacillant, moins tangible, s'ouvrant davantage au faux contrechamp que représente la figure juive, ici la fillette qui dépose la nuit des pommes aux abords du camp, au début en écho avec le conte de Grimm, Hansel et Gretel, que lit Höss à ses filles (et la symbolique pour le moins douteuse du "corps brûlé" — dans le conte, celui de la sorcière — qui hante lourdement le film), et qui là, passant du négatif au positif, du noir et blanc à la couleur, de l'obscurité à la lumière (pour ceux qui n'auraient pas compris) — se révèle être aussi la pianiste qui joue Rayon de soleil, la chanson que Joseph Wulf, un historien juif allemand, survivant de la Shoah, avait écrite à Auschwitz (2)... De sorte encore que le sous-dispositif orwellien qui caractérisait la maison finit par se rétracter, en accord avec la morosité aigre de l'épouse. Je m'appuie sur la façon dont elle répond à son mari quand celui-ci lui annonce au téléphone son retour — quand bien même ce serait la nuit et qu'il l'a réveillée —, comme si c'était trop tard, que quelque chose s'était brisé, définitivement, sans qu'on sache précisément quoi, en tout cas de suffisamment fort pour donner cette impression chez elle d'une "désidéalisation". D'autant qu'on ne saura jamais ce qu'elle savait exactement des chambres à gaz et des fours crématoires. S'il est peu probable qu'elle soit restée jusqu'au bout dans l'explication "hygiéniste" comme quoi on brûlait les corps des déportés morts de maladies infectieuses, notamment du typhus (assimilé à une maladie juive dans la doxa nazie — au moment où se passe le film, régnait à Auschwitz une épidémie de typhus), qu'en est-il pour les chambres à gaz? Lorsque Rudolf Höss, au téléphone, évoque de façon allusive (sous forme de blague) le futur gazage à plus grande échelle encore (les Juifs hongrois) qu'il va devoir diriger, que comprend-elle de son côté? Une réalité qu'elle percevait de façon plus ou moins déformée, qu'elle refusait de "voir" ou dont elle s'accommodait sans états d'âme, s'inquiétant simplement, maintenant, que tout cela pourrait mal finir?

Il en ressort que le dispositif, à la fin, expose au grand jour ce qui a traversé le film tout du long: le monstre dans son effroyable "normalité" (lui, le bourreau, dans le rôle du bon père de famille mais aussi du "manager", avec des objectifs à atteindre, quels qu'ils soient; elle, sa complice, dans le rôle de la "maîtresse de maison", dirigeant son petit monde tel un général, avec un standing à préserver, coûte que coûte). Ce qui nous renvoie à l'incontournable "banalité du mal" dont parlait Hannah Arendt, formule souvent mal comprise, pour signifier le mal absolu commis par des gens ordinaires. Sous réserve toutefois que cette normalité par laquelle on pourrait s'identifier, eh bien, on ne le peut pas, vu que cela supposerait de comprendre ces hommes (et ces femmes) qui ont participé (activement mais aussi passivement) au génocide. Et comprendre des gens dont la normalité est inséparable de leur monstruosité (normalité pour le coup anormale), c'est radicalement impossible. La place du spectateur, évoquée en préambule, se situe précisément là: dans le dispositif bi-dimensionnel, sans profondeur, du film, cohérent avec l'image du nazi, tel qu'il nous est présenté, individu parfaitement ordinaire, sinon médiocre; cohérent également, par sa planéité et le travail sur les sons — c'est le côté "art contemporain" du dispositif — avec l'idée réductrice (heideggérienne?) qu'Auschwitz serait aussi, via sa dimension industrielle et toute la technicité que nécessitait son fonctionnement, le symbole même de la modernité.
Et l'écart, me direz-vous? Si on se place de ce côté-ci, en l'occurrence celui du mal, l'écart se situerait entre monstruosité et normalité, et sur ce plan, on peut dire que The Zone of Interest est un film réellement fascinant, tant Glazer s'attache à entremêler le normal et le monstrueux, réduisant l'écart à presque rien, tout en se gardant de l'annuler, interdisant — et c'était bien là le défi du film — que le spectateur puisse s'identifier, ne serait-ce qu'un instant, aux personnages, à travers leur "apparente" normalité. En revanche, si on se place de l'autre côté, celui du banal, l'écart se situerait plutôt entre la "banalité du mal", incarnée, donc, par tous ces nazis qui de près ou de loin ont contribué à la "Solution finale", et l'horreur que celle-ci atteignit, à un niveau proprement inouï... et là, le résultat est loin d'être convaincant. D'abord parce que cela suppose de réintroduire la question du "hors-champ" et qu'on se retrouve dès lors avec deux types de hors-champ non co-habitables: le hors-champ traditionnel, pourrait-on dire, concernant la Shoah, témoin de ce qu'on ne peut représenter — l'infigurable, je n'y reviens pas —, et le hors-champ du nazi, au sens de ce qu'il ne voit pas, se refuse à voir, finit par ne plus voir... l'horreur qu'il a lui-même créée (tous ces corps réifiés qui peuplaient Auschwitz). Comparer les deux hors-champs serait comme comparer l'impensable auquel renvoie la Shoah et "l'impensable" quant à la possibilité que cela ait pu exister, que des hommes aient pu commettre de telles atrocités. Impossible donc. Ensuite, parce que cela force, d'une certaine manière, à rééquilibrer le tableau, qui ne se contente plus d'un fond sonore et de quelques objets signifiants, mais, au contraire, qui soit capable, figurativement parlant, de se "mesurer" à ce que le film et son dispositif mettent en scène du côté nazi. Une sorte de contrechamp (à l'horreur nazie) qui vise à figurer l'Autre (il était temps diront certains) et qui prend ici la forme d'une allégorie, opposant le poétique au prosaïque, le rêve d'une petite Polonaise (qu'on suppose juive) pleine d'empathie vs. un conte de fées (Grimm) raconté à de jolies blondinettes avant qu'elles s'endorment... Mais dont l'irréalité (la caméra infrarouge), ajoutée aux hyperboles que sont l'ouverture et le finale (le hors-champ et le "vrai" contrechamp qu'offre en dernière instance le "judas" de la chambre à gaz), marque moins une opposition qu'une contradiction par rapport aux enjeux du film. Pour le dire autrement: si le contrechamp à la figure du nazi ne concerne évidemment pas ses actes (puisque ceux-ci relèvent du hors-champ), il ne concerne pas non plus son côté "ordinaire", vu qu'à ce niveau, il n'y a rien à opposer. La mièvrerie qui se dégage des séquences en négatif rend l'écart entre la "banalité du mal" et "le mal en soi" (qui n'a rien de banal), franchement inopérant dans la mesure où face à cette banalité du mal (Rudolf Höss en gentil papa) les séquences n'opposent, par leur joliesse, qu'une sorte de "banalité" du bien. Deux banalités qui ne peuvent que "banaliser" l'ensemble. C'est la limite du film, le piège dans lequel l'auteur, en "ouvrant" son dispositif, était condamné à tomber. Parce que le film n'œuvrant que d'un seul côté, vouloir y inscrire quelque humanité (en plus sous une forme allégorique) — de celle qui pouvait encore exister au sein de la zone d'intérêt — ne saurait apporter un quelconque contrechamp, seulement un contrepoint, plutôt bienpensant, à la figure du mal, prise dans sa triste banalité. Des pommes au lieu des roses...

C'est là le paradoxe de The Zone of Interest qui rend le film à ce point sidérant. C'est dans sa partie la plus ingrate, dérangeante, anguleuse (le dispositif = Auschwitz vu du seul côté nazi) qu'il est le plus cohérent, le plus pertinent. A l'inverse, lorsque Glazer s'oblige à arrondir les angles, pour rendre son film, disons plus confortable sur le plan éthique, via cette ouverture terriblement pompeuse, ce finale tout aussi éloquent et ce "contrepoint" maniéré, censé créer de l'altérité, la "zone d'intérêt", qu'est le film à la base, perd non pas de son intérêt (gardons-nous des jeux de mots faciles), mais de sa puissance figurative — qui demeure, quoi qu'on en dise, l'élément essentiel d'une œuvre, si on la considère du point de vue purement esthétique (au sens empirique du mot), exempte de toute idéologie.

(1) "— Elle provient de l'une des serres du Lagerkommandant.
Il s'est ensuite avancé vers moi. Alors, j'ai pris la rose et j'ai fermé les yeux, puis j'ai respiré profondément: elle ne sentait rien." (Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant)

(2) Pour les scènes tournées en caméra thermique, Glazer s'est-il souvenu du film de Tarkovski, l'Enfance d'Ivan, où l'on voit, lors d'un des rêves-souvenirs d'Ivan, celui-ci et la fillette qui l'accompagne ensemble dans un camion rempli de pommes, avec le paysage qui défile en négatif?

Complément: un extrait de la postface du roman d'Anton Stoltz:

(...) Tout ou presque dans ce récit lacunaire est trompeur.
Jamais un mot n'est dit sur les chambres à gaz, sur les Juifs et les Tsiganes du camp qui y sont quotidiennement assassinés, sur le système d'extermination de masse. Ce que relate Anna Nebel nous en apprend pourtant suffisamment, ses omissions étant souvent révélatrices, sur ce monde fondé sur la terreur et le secret, dont Auschwitz est le plus parfait symbole. Les psychanalystes parleraient de "bloc d'inconscient".
Il n'y a pas de fleurs en Enfer. A quelques kilomètres, on mène une vie bucolique, presque virgilienne, au milieu de fermes, d'écuries, de jardins individuels... Il y a là pour assurer l'intendance des femmes de chambre, des ouvriers, également des jardiniers... On engage des Juifs pour tenir la maison, aussi des fondamentalistes ("Bibelforscher") pour leur docilité, parce qu'ils ne volent ni ne fuient. De fait, la normalité de ce monde est si triomphante qu'on se prend à croire qu'il existe aussi une normalité monstrueuse. Pendant que dans l'enceinte du camp la mort est à l'œuvre, la "comédie" à cours dans l'univers domestique de Frau Nebel, dans ce monde protégé. Si on ne peut mettre sur le même plan ici les problèmes domestiques de Frau Nebel et les meurtres de masse qui sont commis à l'intérieur du camp, dissocier ces deux réalités serait une erreur. Car ce qui a lieu à l'intérieur comme à l'extérieur du camp constitue l'envers et l'endroit d'une même entreprise de dissimulation de la vérité. Ici, on se plaint des odeurs; là-bas, on brûle des corps. Comment le peuple allemand a-t-il pu se laisser contaminer à ce point par une idéologie criminelle et s'aveugler sur ses prétendues "vertus"? Cette dizaine de mois passés par le couple Nebel — représentation quasi archétypale du couple nazi — à Auschwitz, alors que la situation militaire sur le front de l'Est est déjà difficile pour le IIIe Reich, montre l'emprise de cette idéologie mortifère que fut le nazisme sur ceux qui, "muets", "sourds", "aveugles" et "amnésiques", furent trop souvent les complices des bourreaux.

05/02/2024

Fellini Satyricon


Fellini Satyricon de Federico Fellini (1969).

Les roses et le laurier.

Fellini Satyricon, le plus joyeusement délirant des grands films baroques, est sorti en 1969... 69: année satyrique, donc, en même temps qu'érotique, après... 66: année apathique, qui avait vu Fellini, dont le psychanalyste venait de mourir, sombrer dans une grave dépression et abandonner le Voyage de G. Mastorna, son grand projet avec Mastroianni... 67: année terrifique, où Fellini, victime d'un choc septique, avait frôlé la mort d'encore plus près, et 68: année plus tonique (et non plutonique), qui voit Fellini enfin émerger de la nuit, tourner Toby Dammit et préparer Satyricon, "une œuvre de science-fiction", dit-il, un voyage dans le temps, celui de la Rome antique, aussi étrangère pour lui que peut l'être la planète Mars, bref, une nouvelle odyssée, après celle de 2001 sorti la même année
...

Sur cette période, cf. Bloc-notes d'un cinéaste, le documentaire réalisé par Fellini pour la chaîne de télévision NBC.

"[...] il y a des analogies déconcertantes entre la société romaine avant l'arrivée définitive du christianisme, cynique, impassible, corrompue et effrénée, et la société d'aujourd'hui, dont les traits ressortent de façon moins nette parce que plus problématique, plus confuse... Si l'œuvre de Pétrone est la description réaliste, sanguinaire, savoureuse des coutumes, des caractères et des milieux d'alors, le film que nous voulons librement en tirer pourrait être une fresque dans le genre fantastique, une satire allégorique puissante et synthétique de notre monde actuel. Les hommes sont toujours les mêmes et tous les personnages importants du film semblent être d'aujourd'hui: ainsi Encolpe et Ascylte, deux étudiants, mi-beatnicks mi-vitelloni, comme l'on peut en voir aujourd'hui place d'Espagne [à Rome], ou à Paris, ou à Amsterdam, ou à Londres, qui passent d'une aventure à l'autre, même la plus effroyable, sans la moindre retenue, avec le naturel innocent et la splendide vitalité de deux jeunes animaux. Leur révolte n'a rien de ce qui caractérise habituellement les révoltes, elle n'en a ni la foi, ni le désespoir, ni la volonté de changement, ni celle de détruire, mais elle reste toujours une révolte, marquée par une ignorance absolue et leur détachement vis-à-vis de la société qui les entoure." (Federico Fellini, 1968)

1. Le "i" grec.

Satyricon, Satiricon... si le "roman" de Pétrone (dont l'identité reste incertaine — était-il un ou plusieurs? — de même que l'époque où il a vécu, probablement bien après Néron), si son roman, donc, supporte les deux orthographes, pourquoi Fellini a-t-il privilégié la "grecque" (au grand dam de Lacan)? "Satyricon" avec un "y" renvoie aux drames satyriques, aux effets essentiellement comiques, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillé de lie, imitaient les danses grotesques et les propos grivois des divinités des bois, écho au satyre de la mythologie grecque, avec sa queue de bouc, ce à quoi correspond, peu ou prou, le personnage de Vernacchio vu au début du film. "Satiricon" avec un "i" renvoie, lui, à la satire, du latin satura = pot-pourri, dont il faut distinguer deux types: la satire proprement dite, telle que l'ont pratiquée Horace, Juvénal et plus tard Boileau, une forme poétique, faite de propos acerbes, sarcastiques (les fameux iambes), où l'on s'attaque aux travers de l'esprit humain; et la "ménippée", qui vise aussi à se moquer mais de façon plus douce et surtout plus variée, embrassant toutes les scènes de la vie, empruntant tous les styles, en prose comme en vers. On la trouve chez Varron, Boèce, Rabelais... Elle se caractérise, selon Bakhtine, outre le mélange des genres, de prose et de vers, par le rire — un rire non dénué de cynisme (le mot "ménippée" vient de Ménippe, un philosophe cynique sans grande envergure dont Velázquez fit un portrait et qui, dans le Fellini, prend les traits du poète Eumolpe, vrai-faux cynique qui, comme Ménippe, en s'enrichissant, semble abandonner l'idéal vertueux des cyniques mais pour mieux y revenir lors de l'épisode anthropophagique qui clôt le film) — le rire donc, mais aussi la dimension fantastique, le goût de la provocation, le "naturalisme des bas-fonds", les grandes questions philosophiques, le voyage au royaume des dieux ou aux enfers (ou comme ici dans le ventre de la terra materna?), les rêveries extravagantes, les conduites scandaleuses, le jeu violent des contrastes (cf. chez Fellini les rapports non pas maîtres/esclaves mais esclaves/affranchis), les problèmes socio-politiques contemporains, ici la question de la jouissance... (j'y reviendrai)

"Actualité déconcertante, disions-nous, de l'œuvre de Pétrone: mais mon intention est de faire du film une composition plus hétérogène, en y mêlant de façon volontairement arbitraire, guidé par les seuls choix de l'imagination, un matériel fragmentaire tiré d'autres très beaux textes de l'antiquité classique: L'Ane d'or d'Apulée, par exemple, avec son goût fabuleux des métamorphoses, où Lucius, épiant par le trou de la serrure, surprend la magicienne Pamphile au moment où elle se transforme en oiseau, en hibou, émet une plainte stridente et s'envole à tire d'aile [séquence qui finalement n'est pas dans le film]. Ou les Métamorphoses d'Ovide, les Satires d'Horace. Horace lui-même me semble un personnage fascinant, vieux poète exilé, à demi-aveugle, le visage déformé par sa maladie de l'œil. Et puis la romanité, celle cruelle, dégénérée, folle, décrite par Suétone dans les Vies des douze Césars. Une galerie de "stars": figures fabuleuses, impudentes, tyranniques, luxurieuses, dont les incarnations actuelles ne sont ni moins nombreuses ni moins folles, même si elles ont moins d'importance, ce qui nous donne en outre le moyen de faire jouer avec une auto-ironie évidente les "stars" réelles d'aujourd'hui [sauf que les "stars" initialement envisagées, comme Terence Stamp ou Boris Karloff, furent finalement remplacées par des acteurs moins connus voire inconnus]. Un autre aspect très tentant de cette opération cinématographique est l'évocation de ce monde, non à travers une documentation scolaire, livresque, d'une fidélité littérale, mais comme l'archéologue reconstruit, avec des fragments de terre cuite, quelque chose qui évoque la forme d'une amphore ou d'une statue: notre film à travers la suite parfois fragmentée de ses épisodes, devrait restituer l'image d'un monde disparu sans le compléter, comme si ces personnages, ces mœurs, ces milieux, nous apparaissaient par une force médiumnique, sortis de leur silence par un rituel sorcier... (Federico Fellini)

Relevant manifestement de la ménippée, le Satyricon, celui de Pétrone comme celui de Fellini, aurait dû s'écrire Satiricon. Sauf que satire et satyre ont souvent été confondues, à Rome comme à Athènes — une confusion des langues que traduit admirablement le film (et pas seulement grecque et latine, l'Empire romain couvrant tout le bassin méditerranéen) —, de sorte que le mot satyricon serait dérivé de satyra, variante hellénisée de satura, qui privilégierait ainsi le plaisir de la satyre aux prétentions de la satire, et ferait finalement du Satyricon une sorte de "recueil satyrique de satires".

Fellini n'a peut-être jamais autant parlé d'un de ses films qu'à l'occasion de Satyricon, que ce soit lors de sa préparation qu'au moment de la promotion. Comme un besoin vital. A mettre sur le compte de sa "sortie" de dépression (on notera d'ailleurs l'étrange similitude avec Bergman qui lui aussi, à la même époque, avait traversé une terrible dépression). Et d'une crainte chez lui que son film ne soit pas "compris" comme il le devrait, qu'on y voit qu'un péplum fantasmagorique, qui plus est incompréhensible, du fait de son récit parcellaire et de sa structure éclatée, alors que cette incompréhensibilité fait justement partie du film, à l'image de certaines pratiques ou de certains gestes des personnages, "extravagants dans leur indéchiffrabilité: grimace, signes, tics, mouvements dont nous avons perdu le sens".
Et Fellini d'enfoncer le clou: "Ce qui importe (...), me semble-t-il, ce n'est pas la précision descriptive, la fidélité historique, l'anecdote complaisamment érudite, l'organisation narrative, mais que les personnages, à travers leurs aventures, vivent devant nos yeux comme s'ils étaient pris par surprise, avec la même liberté avec laquelle se déplacent, se battent, se déchirent, naissent, meurent les bêtes dans la jungle quand elles ne savent pas qu'on les observe. Le film devrait suggérer l'idée de quelque chose qui a été déterré, les images devraient évoquer la terre, la poussière, et pour cela le film sera fragmentaire, inégal; les épisodes longs et nets seront suivis d'autres plus lointains, plus flous, presque non reconstituables: fragments, morceaux, miettes, poussière d'un monde disparu. Certes, il est difficile d'effacer de notre conscience deux mille ans d'histoire et de christianisme, de nous placer devant les mythes, les attitudes, les mœurs de peuples qui nous ont précédés, sans les juger, sans en faire l'objet d'une complaisance moralisante, sans réserve critique, sans inhibition psychologique, sans préjugés; mais je crois que l'effort doit être justement d'essayer d'évoquer ce monde et de savoir le regarder d'un œil clair, serein et détaché."

Voilà pour l'exposition, il nous faut maintenant aller plus loin, avec d'abord le texte de Pierre Baudry (une lecture psychanalytique du film, très inspirée de Lacan et son séminaire L'envers de la psychanalyse) paru dans les Cahiers:

2. Un avatar du sens.

(...) Les premières images de Fellini Satyricon montrent Encolpio, le personnage principal, en ombre chinoise devant un mur couvert de graffiti indéchiffrables, les dernières l'intègrent dans une fresque fragmentaire. Le film tout entier constitue ce déchiffrement et cette mise en place; mais selon quels chemins le trajet se construit-il? La dimension du politique est clairement indiquée comme réductible ou non déterminante: le coup d'état est une sorte de "rite barbare" incompréhensible, les parvenus (Trimalcione et certains de ses invités) doivent leur richesse d'avoir, pendant leur jeunesse, servis les jeux sexuels de leurs patrons: cette évacuation du politique indique la double direction du contenu manifeste: le rite et le sexe.
a) Le rite.
Dans les décors et paysages que traversent Encolpio et Ascilto, des "Romains" accomplissent continuellement une foule de gestes et de rituels; Giton pratique parfois un mystérieux langage par gestes; dans l'antiquité, la richesse n'implique pas la "consommation" mais l'excès: Trimalcione, sans cesse, accumule le même; nombre de personnes parlent en latin, en grec ou dans des langues aux consonances tantôt germaniques, tantôt orientales. Cette accumulation, loin de produire une connaissance de la romanité, la montre comme inconnaissable: le "Romain" nous est étrange(r).
La liste des monstruosités physiques dans Fellini Satyricon serait longue à dresser: l'inconnaissable est synonyme pour nous de monstrueux, dans la mesure où s'y déploient des signifiants dont les signifiés nous échappent: c'est ainsi qu'il faut lire les déclarations de Fellini donnant son Satyricon comme un film de science-fiction. Le sens, s'il n'est pas absent, est du moins suspendu (en tout cas dans la première partie, puisque, comme on va le voir, l'épisode de "la villa des suicidés" réintroduit le sens comme moteur du récit). Ce principe n'a guère de précédents dans l'histoire du cinéma, sinon, avorté sitôt conçu, dans la Terre des pharaons.
b) le sexe.
Ce suspens du sens prend son modèle dans le type de désir qu'implique le comportement des personnages: Trimalcione mange, excrète et copule sans arrêt, mais la loi du passage, si l'on peut dire, d'une zone érogène à l'autre ne nous est pas donnée. Tout cela se passe comme si l'inconscient n'existait pas, comme si le désir n'était pas intériorisé, mais représenté à l'extérieur. 

Avec l'épisode dit de "la villa des suicidés", quelque chose de nouveau s'enclenche dans la fiction: la mise en scène de la castration produit la brusque irruption du symbolique (Cette entrée du symbolique pose un problème: celui de ce qui, dans la fiction, la cause ou la prépare. Remarque hasardeuse: pour Fellini et pour nous — mais non dans le film —, c'est la présence d'Alain Cuny, et le poids du souvenir de son suicide dans La dolce vita.); jusqu'alors, les mutilations étaient réelles (la main de l'esclave dans le théâtre, la tête de Lica) et opérées sous les yeux d'Encolpio; ici au contraire, le suicide stoïcien, le départ des enfants et des esclaves ont eu lieu avant l'arrivée d'Encolpio dans la villa, qui trouve les cadavres déjà là.
Dès lors, les aventures d'Encolpio se poursuivent par une série de dénis: les jeux en compagnie d'Ascilto et de la jeune esclave de la villa (rien ne prouve qu'Encolpio fasse l'amour avec la jeune esclave), l'épisode de la nymphomane, le rapt de l'hermaphrodite (dérision du narcissisme, s'il en est), la lutte contre le Minotaure, éblouie par la lumière solaire, l'impuissance au moment d'"affronter" Arianna en public (L'impuissance comme déni de la castration, rien n'est moins sûr que ce soit dans Pétrone; ce serait là la distance "moderne" du film au roman.), tout cela répète, réitère le caractère problématique pour Encolpio de son rapport au sexe.

Parler des "obsessions de Fellini" (en ajoutant, après le Satyricon: "qui nous sont maintenant familières") est la manière courante de commenter certaines constantes thématiques, telles que les suicides et les femmes fortes. Or le terme "obsession" n'est pas pertinent: certes ces thèmes sont obsédants pour le spectateur, dans la mesure où il les retrouve d'un film à l'autre, mais, loin d'opérer un blocage (ce qui est un caractère de l'obsession au sens strict) dans la fiction, ils ont au contraire un rôle nodal et même résolutoire (Ils sont quelque chose que nous appellerons ici, de manière fruste et provisoire, des figures rhétoriques de contenus — autre exemple: le rôle des portes chez Bresson.)
Ainsi, Encolpio "retrouve sa virilité" dans les bras d'Enotea; la légende de la jeunesse de celle-ci donne lieu à une véritable "représentation de castration": Enotea a "conservé le feu entre ses cuisses" et les villageois viennent y allumer leur torche (c'est-à-dire y trouver le phallus, comme partie du corps détachable). Enotea est donc bien la "magicienne" grâce à qui Encolpio peut mettre en place ("résoudre") son complexe de castration. (Dario Zanelli a tort d'écrire: "L'extraordinaire apparition de la magicienne Enotea, symbole de la femme maternelle, nature vivifiante, qui procure à Encolpio mutilé la possibilité réconfortante de retourner au sein régénérateur de la mère", car si Enotea était une image de la mère, cela rejetterait Encolpio vers une position au mieux œdipienne. Elle est plutôt, comme la Saraghina de 8 ½, une sorte de femme initiatrice — de plus, que Fellini soit fasciné par les femmes fortes, c'est certain mais cela n'a guère d'importance dans la structure. A noter que les deux grands moments d'articulation (celui-ci et les suicides dans la villa) s'indiquent comme tels par un système de "contrechant": couleurs, dialogue, discrétion de la musique, lenteur de l'action, les placent en opposition aux séquences qui les précèdent.)
Le film cesse dès lors d'être répétitif: Encolpio peut littéralement aller vers quelque chose d'autre: en compagnie de marins dont le rire a des résonances nietzschéennes, il part vers d'autres religions et un Orient dont on ne sait rien.

Comme on vient de le voir, tant dans l'espace produit par la mise en suspens du sens que dans le récit de ce qu'on pourrait nommer la bildung sexuelle du héros, Fellini Satyricon joue sur des effets de répétition; ces répétitions, au lieu de combler le manque, ne peuvent que le réitérer (Si donc il y a une "clef" du film, elle n'est pas à trouver dans l'épisode de l'insula (l'insula qui s'écroule = le monde romain qui "s'écroule"!), mais dans celui de la nymphomane.). Il ne faut pas aller chercher ailleurs le motif des déclarations de déception aux sorties de salles, déclarations vite démenties: Fellini Satyricon est un film dont le propos même est de décevoir et d'épuiser. (Pierre Baudry, Cahiers du cinéma n°219, avril 1970)

"A suivre" écrivait Baudry à la fin de son texte, mais de suite il n'y en eut jamais. A nous de jouer, donc...

Bonus: un extrait du film de Gideon Bachmann, Ciao Federico!, sur le tournage de Satyricon, où l'on voit entre autres Max Born (Giton) chanter "Don't Think Twice, It's All Right" de Bob Dylan.

3. Les roses et le laurier.

Oublions momentanément le roman de Pétrone. Oublions même les déclarations de Fellini, quant à l'analogie entre la Rome antique, au début de l'ère chrétienne, et le monde contemporain, à la fin des années 60; entre décadence et liberté sexuelle, ce rapprochement que le cinéaste établit et sur lequel il insiste beaucoup (dans ses propos, pas dans le film) à travers notamment cette vision de la jeunesse, symbolisée par les personnages "latinisés" d'Encolpe, Ascylte et Giton, eux-mêmes incarnés par trois jeunes anglais davantage représentatifs de leur époque, celle de la contre-culture, que de l'Antiquité romaine; jeunesse dont il assimile la vie à celle d'animaux sauvages, magnifiques mais ignorants et uniquement gouvernés par leurs instincts/pulsions. Fellini en parle de façon euphorique, signe chez lui de ce regain de vitalité qu'il connaît alors, après sa période dépressive. Cette jeunesse le fascine, c'est indéniable, quand bien même il ne la comprend pas (l'image des fauves renvoie surtout à Encolpe et Ascylte, personnages parfaitement amoraux). On peut d'ailleurs transposer l'incompréhension qu'il dit ressentir à l'égard du monde romain d'il y a deux mille ans, qu'il compare à la planète Mars, à celle que lui inspire cette nouvelle jeunesse, de sorte que le vrai Martien, ou le vrai "monstre", parmi tous ceux qui composent le film (la dimension tératologique qui caractérise l'univers fellinien — plus grec que romain pour le coup, à l'image du "y" du titre et de la figure du satyre — est ici à son comble), c'est, plus encore que l'étudiant délinquant de l'ancienne Suburre, le jeune d'aujourd'hui, mi-beatnik mi-vitellone, ainsi que le décrit Fellini.

Satyricon est tout entier placé sous le signe de la jouissance, une jouissance qui passe par tous les états. C'est d'abord la jouissance de l'œil tant le film stimule le regard, l'excite même, ce qui n'est pas sans créer quelque angoisse quand le regard croise celui d'un personnage, le plus souvent une simple figure surgissant brutalement dans le plan, au détour d'un travelling, comme lorsqu'on parcourt une fresque murale (pompéienne) et que ce regard de l'autre vous fixe intensément, comme s'il nous prenait à témoin que ce que nous regardons là c'est l'image d'un monde qui n'existe plus, disparu à jamais avec ses mystères; comme si l'artiste lui-même, à la manière d'un Velázquez ou d'un Goya (les "peintures noires"), en même temps qu'il redonne vie à ce monde, nous rappelait que l'œuvre aussi nous regarde, abolissant ainsi, le temps de la projection, la frontière entre les deux époques. Un jeu de regardant/regardé qui, en se répétant tout au long du film, fait de la jouissance, celle du spectateur, subjugué par ce qu'il voit, celle de Fellini, dans l'acte même de créer, le principe esthétique du film, en accord avec la jouissance des principaux personnages, dans leur quête insatiable de plaisirs. Une jouissance marquée, elle aussi, par la répétition et l'excès. Dans Satyricon, tout se répète excessivement. Ainsi Trimalcion, un ancien esclave devenu affranchi, qui s'est racheté et par la suite enrichi, ce qu'il perpétue en continuant de racheter tout ce qui s'offre à lui. Au plaisir du sexe, du temps où il était esclave et devait satisfaire les désirs de ses maîtres, s'est substitué le plaisir de l'enrichissement, ce que moque Eumolpe le poète philosophe (avant d'y céder lui-même). Jouissance dans l'étalage de sa richesse (et de sa pseudo-culture), à l'occasion du fameux banquet (l'acteur qui joue Trimalcion était dans la vie patron d'un restaurant!), où l'on s'en met plein la panse, où l'on en met plein la vue... C'est une jouissance triste, comme le sont probablement les plaisirs copulatoires de Trimalcion, semblable aux autres mises en scène qu'il organise, tel le simulacre de ses funérailles. Et face à ça, ou plutôt à côté, la jouissance qu'incarnent Ascylte et Encolpe, jouissance joyeuse pour le premier (c'est l'étalon du film, c'est lui qui affronte la nymphomane), plus tourmentée pour le second (impuissant face au Minotaure, lors d'une parodie du mythe — on fête le dieu Rire —, il l'est aussi au moment d'honorer Ariane et ne retrouvera sa "virilité" que dans les bras d'Œnothéa, la prêtresse — devenue obèse — de Priape).

Si l'amour disons purement hétéro — alors qu'Ascylte est bisexuel et Encolpe beaucoup plus homo que bi — n'est pas exclu du film (ainsi le récit de "la matrone d'Ephèse", quoique sa morale: "mieux vaut pendre un mari mort que perdre un amant vivant" n'est pas spécifique à l'hétérosexualité), il apparaît comme exceptionnel et se limite pour l'essentiel (outre les images de lupanars) à l'épisode des stoïciens (le suicide du praticien et de son épouse, dont les biens vont être confisqués avec l'arrivée du nouveau César), sous sa forme la plus pure, loin des "passions", telle qu'on l'imagine chez les stoïciens, ou sur un mode au contraire récréatif, telle la scène très soft de triolisme dans l'impluvium de la villa, entre Ascylte, Encolpe et la jeune esclave noire, évoquant surtout l'amour libre du summer of love; alors que la séquence dans le jardin des délices, quelque part en Asie mineure, où de jolies jeunes femmes fouettent Encolpe sur les fesses avec des baguettes (chez Pétrone ce sont des orties), ce qu'on pourrait prendre pour une pratique sadomaso, n'est en fait qu'un moyen thérapeutique pour le guérir de sa "panne", dans un cadre disons "hétérosexué" (des images du Kamasutra ornent les murs), et se révèle au final un échec. C'est bien l'homosexualité qui dans Satyricon semble célébrée, surtout dans la première partie (le film est divisé en deux parties égales), qui va de la dispute entre Encolpe et Ascylte, à propos de Giton (le bien nommé) que chacun veut récupérer, jusqu'au mariage du premier avec Lycas, et la mort de celui-ci (épisode inventé par Fellini). Soit deux types de couples: un premier qu'on qualifiera de libre, n'obéissant à aucune règle précise, qui se fait et se défait, en fonction du désir, en l'occurrence, ici, celui de Giton; et l'autre, plus codifié, qui voit un homme, à l'instar de Lycas, d'un certain âge, socialement aisé (il est propriétaire du navire qui transporte les esclaves), ayant déjà une femme, décider de se marier avec un homme beaucoup plus jeune. Or de ces deux types de couples, il s'avère, du moins dans le film de Fellini, qu'aucun ne survit. Giton disparaît purement et simplement à la fin de la première partie (on ne le reverra plus); idem pour Lycas, décapité, sa tête finissant dans la mer. Si un couple demeure, dans la seconde partie, c'est celui, antithétique, formé par Encolpe et Ascylte, mais plus amis-rivaux qu'amants, un couple qui de toute façon, lui non plus, ne survivra pas, Ascylte mourant (une invention de Fellini là encore) au moment où Encolpe est enfin guéri (incarnaient-ils les deux faces d'un même personnage?), laissant ce dernier seul avec... la dépouille d'Eumolpe, le film se terminant sur une plage, avec les captateurs de testaments qui, conformément aux volontés du vieux poète, pour bénéficier de sa fortune, acceptent de manger son cadavre, pendant qu'Encolpe embarque pour des rivages inconnus, du côté de l'Afrique. "Sur une île couverte de hautes herbes parfumées... j'ai rencontré un jeune Grec qui m'a raconté que dans les années..." Et Satyricon de s'arrêter là, net, à la manière du livre inachevé de Pétrone, sur l'image pétrifiée d'Encolpe. 

Voilà pour les premières strates, les plus superficielles, quand on commence à creuser le film, telles des fouilles archéologiques. Ce qui apparaît en premier, derrière ces regards scrutateurs, aux yeux maquillés, ces visages plâtreux, empourprés, beaux, hideux, grotesques, ces corps gracieux, androgynes, virils, difformes... qui accompagnent le film en tant que "voyage", via les aventures d'Encolpe. Et, à un niveau plus profond, tous ces signes indéchiffrables, ces gestes mystérieux, que font par moments certains personnages (esclaves), leur langage tout aussi énigmatique... autant d'éléments qui viennent souligner la part d'insondable du film, ce qui résiste à sa lecture et, plus encore, à son interprétation. Satyricon suit ainsi une ligne accidentée, en rapport avec l'errance d'Encolpe, en rapport surtout avec l'aspect fragmenté du livre, laissant de véritables trous. Et de revenir au roman, et aux déclarations de Fellini. Si celui-ci a rajouté des épisodes au Satyricon, il en a aussi soustraits, à commencer par l'une des trois histoires qui nous sont racontées dans le livre: "L'éphèbe de Pergame" (les deux autres sont "Le festin chez Trimalcion" et "La matrone d'Ephèse"), histoire de couple homosexuel, là aussi, mais sous son aspect le plus politique: le couple pédérastique que formaient dans la Grèce classique, l'éraste, un adulte généralement influent dans la cité, et l'éromène, un adolescent que l'aîné prenait en charge pour faire son apprentissage sur le plan à la fois intellectuel et sexuel. Pourquoi Fellini n'a-t-il pas conservé le récit? Et l'a remplacé d'une certaine façon par l'épisode du mariage de Lycas et Encolpe (soit deux adultes). Non pas que la pédérastie était un sujet tabou (nous sommes en 1968 — qui plus est, dans la Grèce antique, les notions d'homo et d'hétérosexualité n'existaient pas encore, la sexualité ne tenant pas compte du genre), mais que la critique par Eumolpe de ce type de relation — qui fait de l'éraste un personnage corrupteur (il essaie d'acheter l'adolescent pour l'avoir dans son lit) et de l'éromène un personnage cupide (il précipite les choses pour obtenir les présents que lui promet l'adulte) — risquait de trop engager le film sur la question homosexuelle (comme c'est le cas dans le roman). Pour le dire autrement: plus que l'homosexualité, c'est un autre thème qui court dans le film, parallèlement à celui de la jouissance dont il représente le pôle négatif: l'impuissance. L'histoire de Satyricon n'est rien d'autre que celle d'un impuissant, et ce dès le début du film (expliquant la rage d'Encope envers Ascylte, fier, lui, de son glaive, et le fait que Giton l'abandonne justement pour ce dernier). Cette impuissance, d'abord cachée dans la première partie, se révèle au grand jour, en pleine lumière pourrait-on dire, dans la seconde, poussant Encolpe, humilié, à chercher par tous les moyens comment la guérir, puis, une fois le feu retrouvé, à recommencer une nouvelle vie. Cette "impuissance", évidemment, est celle de Fellini, au moment de sa dépression, impuissance créatrice qui le fit renoncer au Voyage de Mastorna... (et de voir Toby Dammit comme son Œnothéa?). Rien de nouveau nous dira-t-on, l'aspect autobiographique du film — qui fait qu'on a dit de Satyricon que c'était "8 ½ en sandales" —, tout ça est connu. Mais Satyricon, c'est aussi, au bout du compte, le film d'une renaissance. Renaissance de l'artiste, de son art et des formes auxquelles il recourt, qu'elles soient narratives ou visuelles, expliquant la folle modernité du film, une œuvre absolument sidérante, unique à tous points de vue. Rien de nouveau, là non plus, tout ça a été dit. Impuissance et renaissance. Et c'est tout, il n'y a rien à dire de plus, sinon qu'il y a des moments dans la vie d'un artiste où l'euphorie créatrice est telle que l'œuvre en vient à dépasser son auteur. Fellini Satyricon est de ces œuvres, qui gardent ainsi enfoui, et pour toujours, le mystère de leur révélation.