C'est que le cinéaste juge ce qu'il montre, et est jugé par la façon dont il le montre.
Jacques Rivette
Et d'abord, une question (il y en aura d'autres, celle-ci est purement rhétorique): pourquoi le film de Glazer se présente-t-il comme une adaptation (très libre) du roman de Martin Amis, dont il reprend le titre, alors qu'il s'inspire (très largement) du roman d'Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant, paru en 2020? A la différence, toutefois, que si dans le livre d'Amis, Rudolf Höss, le commandant du camp, et sa femme Hedwig sont renommés Paul et Hannah Doll (et Auschwitz, "Kat Zet"), dans celui de Stoltz, les Höss servent plutôt de "modèles", pour ce qui est notamment de leur jardin, au couple fictif que sont les Nebel ("Brouillard" en allemand), vivant, non pas comme leurs modèles dans une maison attenante au camp, mais à quelques kilomètres de là — où exactement? on ne sait pas, en tout cas qui ne sort pas de la "zone d'intérêt". Dans le camp, Hans Nebel n'est qu'un Untersturmführer chargé de comptabiliser les décès (et de trafiquer les fiches quant à leurs causes), pendant qu'à la maison l'épouse reproduit à l'identique le style de vie — mondaine — de Frau Höss.
Chez Stoltz, il y a la volonté, par cette mise à distance, de maintenir un "espace" entre la réalité que fut Auschwitz et toute fiction qui s'en ferait l'écho. Chez Glazer pas d'écho, c'est le son du camp que recrée le cinéaste, tel qu'on devait l'entendre de ce côté-ci du mur, des bruits sélectionnés, retravaillés pour qu'ils ne prennent pas, par leur tonitruance, un caractère obscène (c'est le même sound designer que pour Under the Skin), sans pour autant perdre de leur réalisme (le vrombissement continu des crématoires, formant comme un tapis sonore que déchirent régulièrement le bruit des trains, l'aboiement des chiens, les cris, les pleurs, les coups de feu...), mais que ne veut pas entendre, comme elle ne veut pas voir, ne veut pas savoir, Hedwig Höss (Sandra Hüller), la "Reine d'Auschwitz", qui vit confortablement avec ses enfants, "à côté" — côté jardin —, indifférente à cette symphonie de l'horreur que son mari, et plus généralement les siens, les nazis, "exécutent" de l'autre côté du mur, côté cour (et dont ils ne parlent jamais, même à mots couverts), considérant le cas particulier de Rudolf Höss (interprété par Christian Friedel, vu dans le Ruban blanc d'Haneke et Un héros ordinaire d'Hirschbiegel où il incarnait Elser, l'ouvrier qui avait tenté d'assassiner Hitler!), qui, lui, passe indifféremment d'un côté à l'autre — au début du film, on le voit entrer dans le camp, majestueusement, à cheval, et à la fin de la première partie, en sortir en cachette par un tunnel qui semble relier les deux côtés, en tout cas fait communiquer un bunker du camp à la cave de la villa). Avec cette question, née justement du fait que la maison des Höss est contiguë à la machine de mort: où se situe, dans The Zone of Interest, l'écart indispensable que toute œuvre, surtout de fiction, se doit de respecter par rapport à une réalité (la Shoah) longtemps décrétée comme non représentable, dans la mesure où elle touche à l'horreur absolue, suivant une logique qu'on pourrait qualifier de déductive (ce qui est impossible à imaginer est impossible à exprimer est impossible à représenter). Ecart d'autant plus difficile à apprécier qu'il s'est progressivement réduit avec le temps, et qu'aujourd'hui, sur le plan éthique, il est devenu pour l'artiste autant un devoir, sur lequel il ne saurait transiger, qu'un gage de "bonne conscience", vis-à-vis de ceux qui, sur cette question, restent des plus vigilants. Car c'est une réalité: les temps ont changé et l'interdit lanzmannien, quant à la figuration de la Shoah, s'est quand même resserré, comme tout interdit. Par le fait déjà qu'il existe des images d'Auschwitz (devenu par métonymie symbole de la Shoah), de celles déjà connues, filmées par les Allemands, mais aussi de celles qui ont été exhumées, faisant écho à ce que répondait Godard à Lanzmann (comme quoi s'il existait des images des chambres à gaz il faudrait les montrer), telles les quatre photographies prises clandestinement par un Sonderkommando, ces "images malgré tout" dont parlait Didi-Huberman (et qu'évoquait László Nemes dans son film, le très discutable Fils de Saul, bizarrement défendu, et par Lanzmann, et par Didi-Huberman). Mais encore, parce que cette question de la non-représentation de l'horreur dans les camps (à ne pas confondre avec celle de son esthétisation, telle que l'ont posée Rivette et Daney) s'inscrit dans un débat essentiellement français qui ne peut que perdre de sa pertinence à mesure que sortent, contre Lanzmann pourrait-on dire, des films non français qui représentent la Shoah (pensons à The Grey Zone, ce film très confidentiel de Tim Blake Nelson sur les Sonderkommando, quinze ans avant Nemes et jamais distribué en France), la question se déplaçant de "l'impossible représentation" à la "représentation oui, mais" (dans le film de Nelson, la représentation s'arrêtait aux portes de la chambre à gaz), délaissant la notion de vérité, propre au documentaire (via le recueil face caméra de "vrais" témoignages, exemplairement Shoah — même si l'indicible, c'est aussi "l'intémoignable" et que le seul vrai témoignage serait, suivant Primo Levi et Giorgio Agamben, celui du "musulman", justement parce qu'il ne peut témoigner) pour celle moins tyrannique de véracité, au sens de ce qui est conforme à la réalité, ce que peut se permettre la fiction, incluant récit et représentation, quel que soit le sujet, même tabou, dès l'instant que l'auteur ne cherche à aucun moment à tromper le spectateur (par quelques artifices et autres effets pour le coup condamnables — "abjects", aurait dit Rivette), s'attachant non pas à "faire vrai" (l'obscénité est là) mais, puisqu'il s'agit de fiction, à "mentir vrai" et que les erreurs qu'il pourrait commettre, inévitables à ce niveau, n'entachent pas la sincérité de sa démarche. C'est à l'aune du mentir-vrai et de ces deux critères que sont la véracité et la sincérité, qu'il faut interroger The Zone of Interest et l'écart créé entre la réalité de la Shoah et sa représentation, indépendamment du point de vue adopté, ici celui du nazi.
Le film est un dispositif comme les affectionne Glazer, questionnant d'emblée la place du spectateur. A ce titre, on peut trouver étrange le besoin du cinéaste d'imposer, au début du film, ce noir de plus de trois minutes, pendant que se déploie une musique très liturgique (à la Penderecki), signée Mica Levi, et qu'on perçoit, à peine audible, un bruit d'écoulement (une salle de douches?), que remplacent progressivement des chants d'oiseaux. On arguera que Glazer suggère là que le film laissera hors champ l'intérieur du camp pour nous montrer uniquement ce qui se passe au-dehors (la zone dite d'intérêt) et, pour commencer — premier plan du film —, un cadre bucolique, style "partie de campagne", dans lequel on découvre au bord de la rivière, par une belle journée d'été, la famille Höss et leurs amis. Assurément. Mais pourquoi nous annoncer ainsi avec insistance, à travers ce noir, ce à quoi on va être confronté pendant les cent et quelques minutes restantes? Pourquoi, sinon assigner d'autorité au spectateur la place qu'il devra occuper; je veux dire: lui signifier que ce qui va suivre respecte bien le dogme de l'irreprésentable. Parce que certains, peut-être, pourraient ne pas en être convaincus, avant même que le film commence, sachant de quoi il retourne, et qu'il serait bon alors de les rassurer? Et que si, à la fin, il plane toujours un doute, eh bien, rassurons-les une seconde fois avec une installation à haute valeur morale: ce regard-caméra, fulgurant, qui "raccorde" Rudolf Höss (le génocidaire) au présent, via le musée d'Auschwitz et son mémorial... Etant entendu que si, dans ce plan, Höss — alors pris de spasmes (des haut-le-cœur?) mais incapable de vomir (le mal qu'il porte en lui?) — fixe une source lumineuse qui se révèle être l'œilleton d'une porte, en l'occurrence celle de la chambre à gaz du musée que des femmes viennent nettoyer, le mouvement est évidemment inverse, que c'est Höss qui est regardé et non lui qui regarde, que c'est l'Histoire qui, à travers ce plan, est en train de le juger. Il n'est pas question de contester la force d'un tel finale, mais simplement de s'étonner que Glazer se sente obligé d'encadrer son film, au début, par ce qui s'apparente à un avertissement et, à la fin, par un hommage aux victimes. Comme si le fait de filmer la Shoah du point de vue des nazis risquait d'être mal interprété, pire: qu'il ne pouvait en être autrement, qu'il y avait là une ambiguïté, quant à la place accordée aux bourreaux, sinon un vrai danger, celui de se voir accusé de prendre prétexte de l'interdiction de filmer l'horreur pour s'intéresser à des figures qui ne le méritent pas... A tort ou à raison, en tous les cas qui justifierait que Glazer prenne les devants, conscient du risque à nous livrer son dispositif tel quel, sans garde-fous. Alors que la vérité pour l'artiste consiste justement, à défaut de rendre visible l'horreur (à l'ère du tout-image qui en a rétréci considérablement le champ), à faire entendre l'inouï (qui reste à définir)... de sorte que le spectateur fasse par lui-même, en pénétrant directement dans cette "zone d'intérêt" bis qu'est le dispositif du film, l'épreuve de l'œuvre qui lui est adressée. Et donc, sans qu'il y ait besoin de l'accompagner (via une ouverture et un finale)... mais sous réserve que l'écart, dont je parle au début, y soit perçu avec l'acuité nécessaire (ce qui ne veut pas dire de façon spectaculaire), qui trans-figure le dispositif et permette à celui-ci de ne pas s'encombrer de compléments et autres précautions d'usage. Bref, de se suffire à lui-même.
Cet écart, c'est donc au niveau du dispositif (et de ses avatars) qu'il faut le chercher. Avec cette première difficulté qu'ici le dispositif repose sur la juxtaposition des deux espaces que représentent d'un côté l'horreur, que subissent les victimes "hors champ", et de l'autre le bien-être, que connaissent certains de leurs bourreaux, filmé, lui, "plein champ" (à l'aide de grandes focales et sous différents angles lorsqu'on se trouve à l'intérieur de la maison, constituant à ce niveau une sorte de sous-dispositif "loftien" — à la Big brother, donc de type totalitaire —, que renforcent les déambulations du braque allemand, collant aux basques des personnages). D'où un premier écueil: il n'y a pas de "véritable" hors-champ dans The Zone of Interest, si on considère le "hors-champ" dans son acception spirituelle, sinon mystique, ainsi que l'a décrit Deleuze, qui va au-delà de sa dimension spatiale; une spiritualité qui, dans le cadre de la Shoah, demeure la clé de voûte de toute représentation. Or: 1) en privilégiant les plans larges, Glazer élargit "monstrueusement" son cadre (jusqu'à déformer, difformer, par instants, les corps situés à la périphérie), concentrant ainsi toutes les composantes de son dispositif à l'intérieur même du cadre, ce qui tend à réduire le hors-champ à son seul aspect fonctionnel: l'espace non vu autour du cadre; 2) en mettant régulièrement en avant la totalité du dispositif, via ces plans généraux où apparaissent à la fois la propriété des Höss et, au fond, le camp d'extermination, Glazer matérialise un "arrière-plan", auquel se résument pour le coup le camp et l'horreur qui lui est associée; 3) quant au hors-champ que les sons suggèrent par ailleurs, il s'agit là encore d'un hors-champ fonctionnel puisque témoignant simplement de ce qu'on entend sans pouvoir le voir, là où l'idée d'inouï, qui relève également du spirituel — chercher à comprendre une réalité à laquelle vous n'avez jamais été confronté —, n'est qu'effleurée (par exemple avec la mère d'Hedwig). Cette "largeur" démesurée, kubrickienne, du plan, couplée à la matérialisation d'un "arrière-plan", fait du dispositif une scène certes impressionnante, mais trop irréelle, trop manifestement conceptuelle, avec son "côté Tati", pour que les sons venant du camp aient suffisamment d'impact, autre que physique (= saisissant), qui permettent de transcender l'ensemble. Avec quand même cette question (encore une): en quoi remplacer l'image (et le son) par le son (sans l'image) se révèle-t-il plus respectueux de la Shoah dans la mesure où l'on demeure encore et toujours dans la figuration de l'horreur? A la manière de Nemes, quand il recourt à l'immersion et au sensoriel, Glazer, en réduisant Auschwitz intramuros à son espace sonore, auquel il donne du coup plus de relief, ne fait que contourner l'interdit davantage qu'il ne lui obéit, témoignant d'une stratégie (pour figurer malgré tout) et non d'un véritable questionnement sur ce que devrait être le "hors-champ" dans un cas aussi particulier qu'Auschwitz.
Oui mais... le fait que Glazer ait dans son film réduit aussi à la portion congrue ce qu'on appelle la "zone grise", expression forgée par Primo Levi pour qualifier les rapports ambivalents qui pouvaient exister entre nazis et déportés — ainsi, dans le roman d'Amis, du personnage de Szmul, le chef du Sonderkommando —, place non seulement les époux Höss au cœur du récit, mais surtout crée une véritable distorsion dans le dispositif, étant donné que ceux-ci occupent dès lors tout le devant de la scène, le drame juif, loin d'être suggéré par la puissance d'un hors-champ, se trouvant pour ainsi dire "relégué au second plan". Je conçois qu'une telle distorsion ait été insupportable pour beaucoup. Et c'est peut-être, finalement, ce qui a poussé Glazer à encadrer son film, l'ouverture au noir et le raccord avec le présent conférant au film la part de spiritualité que le dispositif échouait à transmettre. Je dis "peut-être" car il y a encore une autre hypothèse. Si le hors-champ dans The Zone of Interest n'est pas celui auquel on pouvait s'attendre, si l'absence de "zone grise" évidente témoigne chez Glazer d'un refus de tout rapport dialectique entre bourreaux et victimes, inhumain et humain, le mal et le bien, justifiant le recours au "négatif" pour illustrer les sorties nocturnes de la petite Polonaise... si le film donc ne fait appel ni au hors-champ (excepté l'ouverture) ni à la dialectique (excepté le finale), c'est que le dispositif conçu par Glazer pourrait avoir une autre fonction.
Il est temps de s'interroger sur le rôle que joue le mur dans ce dispositif. D'emblée, pour le spectateur, il marque la séparation entre un dedans (le camp) et un dehors (la maison Höss). Ou l'inverse, si on se place du point de vue de l'épouse. Mais, à bien regarder, il témoigne surtout de l'effrayante proximité qui existait entre, on l'a vu, d'un côté — non visible — une sorte de "shéol" terrifiant (cf. ce plan hallucinant où l'on voit Höss filmé en contre-plongée, tel un Moloch au-dessus de ce qui pourrait être un gigantesque brasier), et de l'autre — bien visible — un semblant de paradis. Une trop grande proximité, de sorte que le mur apparaît, à l'image du reste, comme une pure construction mentale, un élément parmi d'autres du dispositif. Il ne sépare rien, il est constitutif du plan général qui enclôt du même côté la maison, le jardin et le camp. La "scène" évoquée plus haut — le monde des Höss sur fond d'extermination — ne serait dès lors qu'un trompe-l'œil. Nulle profondeur, tout serait sur le même plan, bi-dimensionnel, expliquant l'absence véritable de hors-champ comme de zone grise. Abscisse et ordonnée. L'horizontalité (extensive) du cadre, à l'image du jardin qu'on parcourt latéralement; la verticalité (fixe) du mirador et de la cheminée du crématoire d'où s'échappe une fumée noire, évoquant un conclave sans fin, qui se prolongerait à l'infini. L'image même du rêve hitlérien, celui d'une Grande Allemagne s'étendant à l'Est, prête à régner mille ans. Cette représentation est celle du couple formé par Höss et sa femme. Si, dans la première partie, avant le départ de Rudolf Höss pour Oranienburg, le dispositif apparaît des plus solide, bien arrimé, c'est qu'il s'appuie sur la vision à deux que les Höss ont de leur destin, de cet "espace vital" qu'idéalise Hedwig, en accord avec l'idée d'un Reich millénaire. Espace synonyme de pureté, que celle-ci soit géographique (les vastes plaines de Silésie) ou ethnique (le pur aryen, à défaut: l'autre rééduqué), d'où cette forclusion chez les Höss, définitivement coupés de la réalité: lui, enfermé dans son rôle de "directeur d'usine", tout entier concentré sur sa tâche, soucieux avant tout de performance et de rentabilité (cf. l'entretien au début du film avec les représentants de Topf und Söhne pour l'installation des nouveaux crématoires, plus adaptés aux crimes de masse); elle, enfermée dans son ambition crasse de réussite sociale, jouissant de son statut et profitant sans scrupule du malheur des Juifs (cf. les vêtements des déportés qu'on lui rapporte du Kanada — entrepôt où étaient stockés leurs effets personnels — s'accaparant ainsi un manteau de vison, les domestiques, des détenues juives, en réalité des Témoins de Jéhovah?, se partageant du vieux linge pour enfants). Signe de la forclusion, le fait que dans le film ne soit jamais évoquée, ou alors vaguement suggérée, l'odeur pestilentielle qui régnait à Auschwitz et se propageait sur des kilomètres (dans le roman de Stoltz, c'est dont se plaint régulièrement l'épouse). Non pas que l'odeur ne pénétrait pas dans la propriété mais que, chez les Höss, la forclusion est telle qu'elle rend l'odeur "acceptable" (pour peu qu'on y adjoint quelques notes agréables: une touche de parfum français, plus que les roses dont on ne sait pas si elles étaient odorantes, 1). S'il doit entrer quelque chose du camp, ce ne peut être que par effraction, par ce qu'on y a déversé, directement, à l'extérieur, là des ossements humains dans la rivière, risquant de contaminer les enfants en train de se baigner (délirante scène de "décontamination" comme s'ils avaient été irradiés), là des seaux remplis de cendres dans les fossés alentour, qui servent d'engrais au jardinier, autant de scènes symbolisant, mais sous forme de restes, cette zone grise que le film n'illustre pas de façon précise, sinon par suggestion (la séquence de la serre où Hedwig et le jardinier fument leur cigarette, écho à la scène de sexe, elle aussi suggérée, entre Rudolf et la déportée).
Dans la seconde partie, Rudolf Höss parti à Berlin (pour superviser l'ensemble des camps de concentration), le dispositif perd de sa solidité. Encore faut-il distinguer, à ce stade du récit, deux aspects du dispositif, suivant qu'il correspond à Höss ou à sa femme, tant la distance entre les deux semble s'être creusée, qui ne se limite plus aux seuls lits séparés. Rudolf Höss, dorénavant loin d'Auschwitz, est confronté à une double réalité: celle de la défaite qui se profile (nous sommes début 44, l'Armée rouge ne se contente plus de résister, elle avance) et celle de la "Solution finale" qu'il faut non seulement poursuivre mais accélérer à un rythme encore plus démentiel (l'extermination des 400 000 Juifs hongrois, justifiant le retour de Höss à Auschwitz); de son côté, Hedwig Höss, restée seule avec ses enfants (pour ne pas perdre le statut acquis), donne l'impression de s'effacer, l'indifférence du début, à l'égard des Juifs, se transformant en pur détachement, vis-à-vis de tout, comme si elle prenait conscience non pas de l'horreur d'Auschwitz, dont elle n'a pas plus cure qu'avant, mais que son rêve d'une Grande Allemagne n'était qu'utopie, peut-être même folie, et qu'il ne se réalisera jamais. Ainsi le dispositif devient-il vacillant, moins tangible, s'ouvrant davantage au faux contrechamp que représente la figure juive, ici la fillette qui dépose la nuit des pommes aux abords du camp, au début en écho avec le conte de Grimm, Hansel et Gretel, que lit Höss à ses filles (et la symbolique pour le moins douteuse du "corps brûlé" — dans le conte, celui de la sorcière — qui hante lourdement le film), et qui là, passant du négatif au positif, du noir et blanc à la couleur, de l'obscurité à la lumière (pour ceux qui n'auraient pas compris) — se révèle être aussi la pianiste qui joue Rayon de soleil, la chanson que Joseph Wulf, un historien juif allemand, survivant de la Shoah, avait écrite à Auschwitz (2)... De sorte encore que le sous-dispositif orwellien qui caractérisait la maison finit par se rétracter, en accord avec la morosité aigre de l'épouse. Je m'appuie sur la façon dont elle répond à son mari quand celui-ci lui annonce au téléphone son retour — quand bien même ce serait la nuit et qu'il l'a réveillée —, comme si c'était trop tard, que quelque chose s'était brisé, définitivement, sans qu'on sache précisément quoi, en tout cas de suffisamment fort pour donner cette impression chez elle d'une "désidéalisation". D'autant qu'on ne saura jamais ce qu'elle savait exactement des chambres à gaz et des fours crématoires. S'il est peu probable qu'elle soit restée jusqu'au bout dans l'explication "hygiéniste" comme quoi on brûlait les corps des déportés morts de maladies infectieuses, notamment du typhus (assimilé à une maladie juive dans la doxa nazie — au moment où se passe le film, régnait à Auschwitz une épidémie de typhus), qu'en est-il pour les chambres à gaz? Lorsque Rudolf Höss, au téléphone, évoque de façon allusive (sous forme de blague) le futur gazage à plus grande échelle encore (les Juifs hongrois) qu'il va devoir diriger, que comprend-elle de son côté? Une réalité qu'elle percevait de façon plus ou moins déformée, qu'elle refusait de "voir" ou dont elle s'accommodait sans états d'âme, s'inquiétant simplement, maintenant, que tout cela pourrait mal finir?
Il en ressort que le dispositif, à la fin, expose au grand jour ce qui a traversé le film tout du long: le monstre dans son effroyable "normalité" (lui, le bourreau, dans le rôle du bon père de famille mais aussi du "manager", avec des objectifs à atteindre, quels qu'ils soient; elle, sa complice, dans le rôle de la "maîtresse de maison", dirigeant son petit monde tel un général, avec un standing à préserver, coûte que coûte). Ce qui nous renvoie à l'incontournable "banalité du mal" dont parlait Hannah Arendt, formule souvent mal comprise, pour signifier le mal absolu commis par des gens ordinaires. Sous réserve toutefois que cette normalité par laquelle on pourrait s'identifier, eh bien, on ne le peut pas, vu que cela supposerait de comprendre ces hommes (et ces femmes) qui ont participé (activement mais aussi passivement) au génocide. Et comprendre des gens dont la normalité est inséparable de leur monstruosité (normalité pour le coup anormale), c'est radicalement impossible. La place du spectateur, évoquée en préambule, se situe précisément là: dans le dispositif bi-dimensionnel, sans profondeur, du film, cohérent avec l'image du nazi, tel qu'il nous est présenté, individu parfaitement ordinaire, sinon médiocre; cohérent également, par sa planéité et le travail sur les sons — c'est le côté "art contemporain" du dispositif — avec l'idée réductrice (heideggérienne?) qu'Auschwitz serait aussi, via sa dimension industrielle et toute la technicité que nécessitait son fonctionnement, le symbole même de la modernité.
Et l'écart, me direz-vous? Si on se place de ce côté-ci, en l'occurrence celui du mal, l'écart se situerait entre monstruosité et normalité, et sur ce plan, on peut dire que The Zone of Interest est un film réellement fascinant, tant Glazer s'attache à entremêler le normal et le monstrueux, réduisant l'écart à presque rien, tout en se gardant de l'annuler, interdisant — et c'était bien là le défi du film — que le spectateur puisse s'identifier, ne serait-ce qu'un instant, aux personnages, à travers leur "apparente" normalité. En revanche, si on se place de l'autre côté, celui du banal, l'écart se situerait plutôt entre la "banalité du mal", incarnée, donc, par tous ces nazis qui de près ou de loin ont contribué à la "Solution finale", et l'horreur que celle-ci atteignit, à un niveau proprement inouï... et là, le résultat est loin d'être convaincant. D'abord parce que cela suppose de réintroduire la question du "hors-champ" et qu'on se retrouve dès lors avec deux types de hors-champ non co-habitables: le hors-champ traditionnel, pourrait-on dire, concernant la Shoah, témoin de ce qu'on ne peut représenter — l'infigurable, je n'y reviens pas —, et le hors-champ du nazi, au sens de ce qu'il ne voit pas, se refuse à voir, finit par ne plus voir... l'horreur qu'il a lui-même créée (tous ces corps réifiés qui peuplaient Auschwitz). Comparer les deux hors-champs serait comme comparer l'impensable auquel renvoie la Shoah et "l'impensable" quant à la possibilité que cela ait pu exister, que des hommes aient pu commettre de telles atrocités. Impossible donc. Ensuite, parce que cela force, d'une certaine manière, à rééquilibrer le tableau, qui ne se contente plus d'un fond sonore et de quelques objets signifiants, mais, au contraire, qui soit capable, figurativement parlant, de se "mesurer" à ce que le film et son dispositif mettent en scène du côté nazi. Une sorte de contrechamp (à l'horreur nazie) qui vise à figurer l'Autre (il était temps diront certains) et qui prend ici la forme d'une allégorie, opposant le poétique au prosaïque, le rêve d'une petite Polonaise (qu'on suppose juive) pleine d'empathie vs. un conte de fées (Grimm) raconté à de jolies blondinettes avant qu'elles s'endorment... Mais dont l'irréalité (la caméra infrarouge), ajoutée aux hyperboles que sont l'ouverture et le finale (le hors-champ et le "vrai" contrechamp qu'offre en dernière instance le "judas" de la chambre à gaz), marque moins une opposition qu'une contradiction par rapport aux enjeux du film. Pour le dire autrement: si le contrechamp à la figure du nazi ne concerne évidemment pas ses actes (puisque ceux-ci relèvent du hors-champ), il ne concerne pas non plus son côté "ordinaire", vu qu'à ce niveau, il n'y a rien à opposer. La mièvrerie qui se dégage des séquences en négatif rend l'écart entre la "banalité du mal" et "le mal en soi" (qui n'a rien de banal), franchement inopérant dans la mesure où face à cette banalité du mal (Rudolf Höss en gentil papa) les séquences n'opposent, par leur joliesse, qu'une sorte de "banalité" du bien. Deux banalités qui ne peuvent que "banaliser" l'ensemble. C'est la limite du film, le piège dans lequel l'auteur, en "ouvrant" son dispositif, était condamné à tomber. Parce que le film n'œuvrant que d'un seul côté, vouloir y inscrire quelque humanité (en plus sous une forme allégorique) — de celle qui pouvait encore exister au sein de la zone d'intérêt — ne saurait apporter un quelconque contrechamp, seulement un contrepoint, plutôt bienpensant, à la figure du mal, prise dans sa triste banalité. Des pommes au lieu des roses...
C'est là le paradoxe de The Zone of Interest qui rend le film à ce point sidérant. C'est dans sa partie la plus ingrate, dérangeante, anguleuse (le dispositif = Auschwitz vu du seul côté nazi) qu'il est le plus cohérent, le plus pertinent. A l'inverse, lorsque Glazer s'oblige à arrondir les angles, pour rendre son film, disons plus confortable sur le plan éthique, via cette ouverture terriblement pompeuse, ce finale tout aussi éloquent et ce "contrepoint" maniéré, censé créer de l'altérité, la "zone d'intérêt", qu'est le film à la base, perd non pas de son intérêt (gardons-nous des jeux de mots faciles), mais de sa puissance figurative — qui demeure, quoi qu'on en dise, l'élément essentiel d'une œuvre, si on la considère du point de vue purement esthétique (au sens empirique du mot), exempte de toute idéologie.
(1) "— Elle provient de l'une des serres du Lagerkommandant.
Il s'est ensuite avancé vers moi. Alors, j'ai pris la rose et j'ai fermé les yeux, puis j'ai respiré profondément: elle ne sentait rien." (Anton Stoltz, Le Jardin du Lagerkommandant)
(2) Pour les scènes tournées en caméra thermique, Glazer s'est-il souvenu du film de Tarkovski, l'Enfance d'Ivan, où l'on voit, lors d'un des rêves-souvenirs d'Ivan, celui-ci et la fillette qui l'accompagne ensemble dans un camion rempli de pommes, avec le paysage qui défile en négatif?
Complément: un extrait de la postface du roman d'Anton Stoltz:
(...) Tout ou presque dans ce récit lacunaire est trompeur.
Jamais un mot n'est dit sur les chambres à gaz, sur les Juifs et les Tsiganes du camp qui y sont quotidiennement assassinés, sur le système d'extermination de masse. Ce que relate Anna Nebel nous en apprend pourtant suffisamment, ses omissions étant souvent révélatrices, sur ce monde fondé sur la terreur et le secret, dont Auschwitz est le plus parfait symbole. Les psychanalystes parleraient de "bloc d'inconscient".
Il n'y a pas de fleurs en Enfer. A quelques kilomètres, on mène une vie bucolique, presque virgilienne, au milieu de fermes, d'écuries, de jardins individuels... Il y a là pour assurer l'intendance des femmes de chambre, des ouvriers, également des jardiniers... On engage des Juifs pour tenir la maison, aussi des fondamentalistes ("Bibelforscher") pour leur docilité, parce qu'ils ne volent ni ne fuient. De fait, la normalité de ce monde est si triomphante qu'on se prend à croire qu'il existe aussi une normalité monstrueuse. Pendant que dans l'enceinte du camp la mort est à l'œuvre, la "comédie" à cours dans l'univers domestique de Frau Nebel, dans ce monde protégé. Si on ne peut mettre sur le même plan ici les problèmes domestiques de Frau Nebel et les meurtres de masse qui sont commis à l'intérieur du camp, dissocier ces deux réalités serait une erreur. Car ce qui a lieu à l'intérieur comme à l'extérieur du camp constitue l'envers et l'endroit d'une même entreprise de dissimulation de la vérité. Ici, on se plaint des odeurs; là-bas, on brûle des corps. Comment le peuple allemand a-t-il pu se laisser contaminer à ce point par une idéologie criminelle et s'aveugler sur ses prétendues "vertus"? Cette dizaine de mois passés par le couple Nebel — représentation quasi archétypale du couple nazi — à Auschwitz, alors que la situation militaire sur le front de l'Est est déjà difficile pour le IIIe Reich, montre l'emprise de cette idéologie mortifère que fut le nazisme sur ceux qui, "muets", "sourds", "aveugles" et "amnésiques", furent trop souvent les complices des bourreaux.