20/11/2025

Mizoguchi, 1953


  Gion bayashi (la Fête de Gion) de Kenji Mizoguchi (1953).

  Mizo "aguiché" (par la geisha).

Gion bayashi, "traduit" par les Musiciens de Gion (alors qu'il n'y a pas de musiciens dans le film, tout au plus des musiciennes) quand il est sorti en France la première fois, puis rebaptisé plus judicieusement la Fête de Gion avant d'être réédité à nouveau sous le titre les Musiciens de Gion, peut-être parce qu'il existe un film de Mizo au titre similaire, la Fête à Gion (Gion matsuri, 1933, film aujourd'hui perdu), les termes matsuri et bayashi renvoyant tous les deux à l'idée de musique et de fête, et plus particulièrement au festival d'été de Gion (à Kyoto), célèbre pour sa parade des chars... bref, un film à l'horizon festif (mais seulement l'horizon, la fête on ne la verra pas), qui date de 1953, moins connu que les Contes de la lune vague après la pluie sorti la même année, et pourtant le préféré de Mizoguchi. C'est que la Fête de Gion, qui reprend le thème des Sœurs de Gion (1936), en moins sombre (sans fête à l'horizon celui-là), n'est pas loin de la perfection. Il appartient à la dernière période de Mizoguchi, celle des chefs-d'œuvre (n'en déplaise à Noël Burch), produits par la Daiei, la nouvelle société de production créée par Masaichi Nagata et qui contribua à révéler le cinéma japonais au public occidental, via des films de prestige, le plus souvent historiques, "destinés" aux festivals (exemplairement celui de Venise), expliquant entre autres que Naruse, hormis un ou deux films, ou encore Gosho et surtout Ozu, lui carrément persona incognita pendant plus de dix ans, ne seront découverts que tardivement en Occident. De cette période qui, pour la critique française, fut la première en termes de découverte, la Fête de Gion est longtemps resté la pièce manquante — plus encore qu'Une femme dont on parle (1954), resté lui aussi longtemps inédit mais qui semble avoir été vu assez tôt, sous le titre Une femme crucifiée, lors de rétrospectives consacrées à Mizoguchi).

Donc 1953. Tout juste auréolé de son Lion d'argent pour la Vie d'Oharu, femme galante (1952), Mizoguchi est à Venise, prêt à en recevoir un second pour les Contes de la lune vague (un troisième lui sera décerné l'année suivante pour l'Intendant Sansho!). A cette occasion, il rencontre le "vieux Wyler" (comme il l'appelle alors qu'il est plus âgé que lui) qui un temps l'inspira, via son travail sur la profondeur de champ et le plan-séquence, jusqu'à le surpasser avec Oharu (dont la virtuosité pourrait apparaître comme un pur exercice de style s'il n'y avait ces moments d'extrême tension qui confèrent au film toute sa charge émotionnelle) et les Contes de la lune vague, par la dimension cosmique que les longs plans-séquences viennent apporter. Car Mizoguchi, qu'on a décrit comme un opportuniste, non seulement politique (là où il faut plutôt voir l'artiste s'imprégnant des réalités de l'époque) mais également esthétique, qui se nourrissait de ce que produisait Hollywood, était surtout ce qu'on appelle un "compétiteur", toujours prêt à rivaliser pour prouver (en fait se prouver, comme souvent chez les autodidactes) qu'il pouvait faire (beaucoup) mieux que les autres. Et dans le cas de Wyler, la preuve avait été faite pour Mizoguchi avec ses deux derniers films, Oharu donc et les Contes, et que s'il n'abandonna pas par la suite ce qui définira son style, il ne recourra plus à des profondeurs de champ aussi énormes comme à des plans-séquences aussi virtuoses. Ainsi, dès le film suivant, qui marque de surcroît le retour de Mizo au gendai-geki, voire au shinpa, ce genre rattaché au mélo dont l'un des principaux représentants fut, à-côté du grand Kyōka Izumi, le romancier Matsutarō Kawagachi, ami d'enfance de Mizoguchi — ils ont vécu dans le même quartier populaire d'Asakusa à Tokyo, à ne pas confondre avec celui d'Akasaka — et collaborateur, pour les derniers films, de Yoshikata Yoda, le scénariste attitré de Mizoguchi. La Fête de Gion est tiré d'une de ses histoires.

Par où commencer? Eh bien par le début... un début qui voit un personnage arriver, comme souvent chez Mizoguchi. C'est Eiko, la jeune héroïne entrant dans le plan, précédée de son baluchon, à l'instar de la Juliette de Sade, débarquant "son paquet sous le bras" chez la Du Buisson, qu'elle "supplie de la protéger" (le rapprochement n'est pas de moi, mais de Gérard Legrand). C'est Daney qui sinon trouvait Mizoguchi sadien en plus d'être le seul cinéaste à avoir fait des films marxistes. Sadien et marxiste, c'est possible ça? Oui, si on se place du côté des surréalistes, lesquels, comme Breton et Eluard, voyaient en Sade un précurseur de Marx. Le fait est que la Fête de Gion démarre comme du Sade mais du Sade plutôt soft — "Eiko ou les infortunes de la vertu". Reste qu'il est difficile d'aller plus loin sur ce terrain (au contraire des films historiques de Mizoguchi), et quand bien même le film se poursuit, non sans cruauté, avec les "sévices" psychologiques que les hommes et la patronne (Okimi, qui régente les maisons de thé du quartier) vont infliger à Eiko et sa "grande sœur" Miyoharu (personnage davantage balzacien) qui s'est endettée pour payer l'éducation de la jeune fille (en tant qu'apprentie geisha = maiko) et par la suite ses coûteuses tenues, tous ces kimonos plus magnifiques les uns que les autres... la patronne ne leur fournissant plus de clients parce que la première s'est refusée à un client important, jusqu'à lui mordre la lèvre quand il l'a l'embrassée de force, alors que la seconde, faute d'éprouver de l'amour, s'est elle aussi refusée à son client, client au demeurant plus important encore que l'autre, financièrement parlant. Ce qui nous amène à Marx, à travers la question de l'exploitation, en l'occurrence celle des femmes que dénonce une nouvelle fois Mizoguchi, dans la société ultra-patriarcale qui est celle du Japon, même de l'après-guerre, et ici le rôle de monnaie d'échange, équivalent "capitaliste" du traditionnel giri qui au Japon préside, sous la forme du donnant-donnant, aux bonnes relations entre personnes et auquel doivent se prêter également les geishas pour rembourser leurs dettes (à moins d'avoir trouvé un riche mari), que la prostitution soit consentie ou non, et la geisha indépendante, enfin presque (comme Miyoharu qui a sa propre maison, deux serviteurs et une bonne) ou sous la coupe d'un protecteur.
Un peu de Sade et de Marx, d'accord, mais qu'est-ce qui œuvre plus profondément, de façon plus profondément mizoguchienne, à l'intérieur de la Fête de Gion? Pour répondre à la question, je me référerai aux textes décisifs de Jean Douchet et Pascal Bonitzer, avec à l'esprit ceux de Philippe Demonsablon (critique aujourd'hui oublié mais qui fut le premier à ma connaissance à parler de Mizoguchi autrement que de manière "lointaine" et anecdotique) et celui célèbre de Jacques Rivette dont je retiens surtout la fin, quant à ce "temps pur qui est celui de l'éternel présent", avec comme "seul suspense celui de cette irrépressible ligne ascendante vers un certain palier d'extase" (Rivette ne la nomme pas mais c'est de sublimation dont il parle), vision qui s'applique avant tout aux grands films historiques de la dernière période, où "tout s'accorde à la recherche d'un lieu central (...) qui est aussi celle de la caméra: placée toujours au point exact, tel que le plus léger déplacement infléchit toutes les lignes de l'espace, et bouleverse le visage secret du monde et de ses dieux. Un art de la modulation." (1)

Mais revenons à l'ouverture du film. Le personnage qui entre ainsi dans le plan comme par effraction et s'enfonce dans la profondeur du champ, c'est, outre l'héroïne, Mizoguchi lui-même, qui suit son personnage et va le suivre tout du long, accompagné que sera celui-ci (le personnage) de son double plus âgé (Eiko/Miyoei et Miyoharu ne font qu'un à quinze ans d'intervalle, ce que traduira la fin du film). Et si c'est Mizoguchi qui est là derrière, dans la position de celui qui s'apprête à sonder quelques vérités, c'est parce que ce plan a tout d'une signature. Se rappeler que les deux idéogrammes qui forment le nom Mizoguchi, à savoir 溝口, veulent dire pour le premier "sillon, échancrure, faille..." et pour le second "bouche, orifice, entrée...", soit p. ex. l'entrée d'une faille. Bon, je ne m'aventurerai pas davantage, pas plus qu'avec Sade et Marx, sinon pour dire qu'on est là avec ce premier plan dans une sorte de couloir, voire de tunnel, et qu'on y entre sans trop savoir ce qu'on va trouver. C'est l'amorce du "mouvement" mizoguchien, à la fois magique et mystérieux, soit les 3M (rien à voir avec le ruban adhésif) qui fondent le cinéma de Mizoguchi: Mouvement, Magie, Mystère. Parce que ce mouvement est aussi bien celui des multiples lignes qui composent l'art musical de Mizoguchi que celui que suit le pinceau dans l'art en même temps pictural du cinéaste. Eh oui, chez Mizoguchi la musique est peinture et vice-versa (va-t-en comprendre). C'est pourquoi encore, il sera plus facile de rendre compte de ce mouvement dans un film moins virtuose comme la Fête de Gion, où les travellings latéraux (le long des lattes et autres cloisons ajourées derrière lesquelles les geishas semblent emprisonnées) et les changements d'axe à 180° (qui voit la caméra passer de l'autre côté des personnages) sont finalement plus fréquents que les longs plans-séquences "à la Mizoguchi", one scene, one cut — plus rares et plus courts, ceux-ci s'en trouvent plus emblématiques, j'y reviendrai à propos de la séquence de l'agression sexuelle —, où l'on trouve même des champs-contrechamps (qui ne se limitent pas au "conflit" homme-femme), un vilain gros plan aussi, celui du père (qui certes est vu de 3/4 dos, renforçant le caractère ignoble du personnage). De sorte que si, dans le film, le mouvement est celui à la fois du désir (celui non réfréné des hommes, qui comme toujours chez Mizo, ainsi que l'a bien vu Douchet, circule à l'extérieur des personnages, que sont ici les deux geishas, et non entre les personnages, par défaut de réciprocité entre l'homme et la geisha — cf. le plan où Kanzaki, le fonctionnaire corrompu, regarde dans le miroir Miyoharu qui, elle, ne le regarde pas, évitant même son regard) et, corrélativement, celui de l'argent, c'est que le regard qui y est posé, peut bien prétendre à quelque universalité, c'est d'abord celui, éminemment subjectif, de Mizoguchi, prolongeant en ce sens l'ouverture du film, et qu'à ce titre il se situera à l'endroit de la plus grande acuité pour l'œil du cinéaste (qui "aimait la grue et les plans en mouvement" rappelait Kinuyo Tanaka, après avoir incarné Oharu), et à travers lui le spectateur, qui le recevra de manière la plus saisissante qui soit. Ce qui fait que bien souvent la caméra sera placée là où ne l'aurait jamais placée non seulement un réalisateur occidental (comme l'a montré Tag Gallagher), mais, en fait, n'importe quel réalisateur, qu'il soit occidental ou japonais. L'important n'étant pas de savoir pourquoi la caméra a été placée là et non ici, mais de découvrir ce qu'offre le fait d'avoir été placée à tel endroit, indépendamment des règles syntaxiques.

C'est que Mizoguchi, comme tous les grands metteurs en scène (enfin la plupart), avant d'être le fleuron d'un cinéma aussi singulier que pouvait l'être à cette époque le cinéma japonais aux yeux de l'Occident, tout en cherchant à "rendre ce cinéma-là universel" (Tanaka, toujours)... oui eh bien il est un artiste, certes autocentré, ayant une haute opinion de lui-même en tant que cinéaste, mais surtout qui, à travers ses films — du moins les plus personnels — tente d'exprimer, sinon de libérer, des choses infiniment plus intimes, inscrites au cœur de son œuvre, et dont la plus importante concerne évidemment son rapport aux femmes, et tout particulièrement ces deux femmes (aux statuts souvent confondus) que sont la geisha et la prostituée, personnages qui traversent toute l'œuvre, d'Orizuru Osen [litt. "la grue en papier (origami) d'Osen"] / la Cigogne en papier (1935), son dernier film muet (d'après une nouvelle d'Izumi), et déjà sublime (cf. ) à Akasen chitai [litt. "le quartier (à la lumière) rouge"] / la Rue de la honte (1956), son dernier film tout court (d'après une nouvelle de l'écrivaine Yoshiko Shibaki), au dernier plan si bouleversant. Ce qui fait que, à l'instar de Bonitzer, pour comprendre l'œuvre de Mizoguchi, je considère plus éclairant (que l'inscription de celle-ci dans le patrimoine culturel japonais) ces trois événements qui ont marqué sa vie:
1) 1905 (Mizoguchi a 7 ans). Son père, décrit comme tyrannique et que Mizo détestait, qui s'était lancé au début de la guerre du Japon contre la Russie dans le commerce d'imperméables en caoutchouc pour l'armée, mais qui a vu la fin de la guerre survenir avant que son entreprise n'ait pris forme, se retrouve ruiné. Il vend alors sa fille aînée Suzu, âgée de 14 ans, à une maison de geishas. Suzu sera épousée par un riche aristocrate (à moins qu'elle n'en ait été que la maîtresse), ce qui lui permettra de subvenir aux besoins de la famille, dont ceux de Mizo qu'elle aidera initialement à trouver du travail, notamment chez un fabricant de yukatas (kimonos légers qu'on utilise comme peignoirs), pour lequel il dessinera les modèles, y révélant un réel talent.
2) 1925 (Mizoguchi a 27 ans). Devenu cinéaste un peu par hasard (au départ acteur, il se reconvertit au poste d'assistant-réalisateur à cause d'un trop grand nombre d'acteurs masculins par rapport aux rôles disponibles du fait que les studios, sensibles au succès des films étrangers, avaient mis fin à la règle, issue du théâtre et imposée au cinéma, de ne faire jouer les rôles féminins que par des acteurs masculins), et alors qu'il tourne à Kyoto (où il a emménagé, suite au tremblement de terre de 1923 qui a détruit les studios de Tokyo) un de ses nombreux films muets pour la Nikkatsu (une cinquantaine dont ne subsiste aujourd'hui quasiment plus rien), il est frappé d'un coup de couteau par sa maîtresse de l'époque, une prostituée nommée Yuriko Ichijo (rencontrée dans une de ces maisons closes que fréquentait le cinéaste), rendue jalouse probablement parce que Mizo ne lui était pas fidèle et/ou voulait la quitter. Un épisode qui le marquera profondément, le thème de la femme humiliée qui cherche à se venger — jusqu'à recourir au poignard comme Kinuyo Tanaka dans Cinq Femmes autour d'Utamaro (1946) — se retrouvant dans nombre de ses films. Il est rapporté qu'un jour Mizoguchi, alors qu'il entrait dans un bain public, répondit à un assistant-réalisateur qui s'étonnait de sa profonde cicatrice sur le dos (c'était pendant le tournage d'Oharu): "C'est grâce à cette cicatrice que je suis arrivé à décrire une femme" (sous-entendu dans mes films).
3) 1941 (Mizoguchi a 43 ans). Pendant le tournage de Genroku chūshingura (les 47 Ronins), un de ses premiers véritables jidai-geki, il doit faire interner pour démence (liée à une neuro-syphilis) sa femme Chieko, une danseuse de music-hall qu'il avait épousée en 1926 ou 27 (peu après l'épisode Yuriko). Bien que les tests biologiques le concernant se révèlent négatifs, Mizoguchi gardera longtemps un sentiment de culpabilité, persuadé d'avoir contaminé son épouse (ou tout simplement de ne pas s'en être suffisamment occupé). Femmes de la nuit (1948), son film le plus noir, au style néoréaliste, très rossellinien, dans lequel deux sœurs (dont l'une jouée par Tanaka), confrontées à la prostitution, découvrent qu'elles sont atteintes de syphilis, en porte manifestement la trace. A noter que le frère de Chieko ayant été tué pendant la guerre, Mizo s'occupera par la suite de sa veuve (qu'il épousera dit-on) et ses deux enfants. 

Il ressort de tout cela que le vrai grand sujet de Mizoguchi est bien la femme, avec une prédilection pour la geisha et la prostituée, de par leur fonction sociale, qui permet d'aborder la question sous un angle progressiste, voire marxiste selon Daney, en tout cas féministe, et parce que lui-même, Mizo, y est viscéralement attaché, ne cachant pas son amour de ce type de femme, sous l'angle non plus seulement humaniste mais du désir, le paradoxe mizoguchien étant là, dans ce conflit entre indignation, quant au sort réservé à la femme, et désir, attiré que se trouve Mizoguchi, depuis l'adolescence, par le corps de la femme, sa beauté, son érotisme... Sachant que cet appétence s'inscrit pour une bonne part dans une conception de l'érotique qui est propre au Japon (on la retrouve d'ailleurs chez Ozu), relevant de ce qu'on appelle "l'esprit de plaisir", qui touche aussi bien aux arts et aux divertissements qu'aux plaisirs sexuels, tout ce qui fait oublier la dureté du quotidien, axé sur le travail. A ce niveau, la Fête de Gion — de même qu'Une femme dont on parle, situé lui aussi dans une maison de geishas à Kyoto (et vu à travers le regard "moderne", au départ hostile, de la fille de la patronne) — se trouve au milieu du gué, entre Femmes de la nuit qui se passe dans l'immédiat après-guerre, marqué par une déliquescence morale de la société japonaise, alors que l'interdiction de la prostitution dite "encadrée" pousse les prostituées à travailler dans la rue, et la Rue de la honte, qui dépeint sans concession la vie de prostituées dans un bordel de Yoshiwara (à Tokyo), pendant qu'est débattu un projet de loi visant à rendre la prostitution illégale (loi qui sera votée l'année suivant la sortie du film — et quelques semaines avant la mort de Mizoguchi —, mais sans caractère véritablement coercitif, avec surtout pour effet de clarifier la distinction entre la geisha et la prostituée). Dans la Fête de Gion, il s'agit moins pour Mizo de décrire la triste réalité de la prostitution (en tant que phénomène multiséculaire, via la notion de "courtisane") que de démythifier (aujourd'hui on dirait déconstruire) l'image de la geisha: le premier mot entendu dans le film est le mot "mensonge". Et ce, à travers l'itinéraire d'Eiko, assimilable à un rite de passage, qui voit l'apprentie geisha non seulement perdre ses illusions (cette image de la "geisha de carte postale" qui, pour le touriste occidental, est un des symboles du Japon, le symbole de la beauté japonaise, aussi emblématique que le mont Fuji, le théâtre nō et la cérémonie du thé), mais surtout faire l'expérience de ce qu'implique le métier de geisha, et dès lors soit y renoncer soit l'accepter, et dans ce cas, s'y soumettre (à l'image de la geisha traditionnelle) ou trouver la force, le courage, qui garantisse, à défaut de liberté, un certain libre arbitre concernant les relations sexuelles (préfiguration de la geisha moderne). Pensons à ce passage (qu'on pourrait qualifier de pré#MeToo quant à la question du consentement) où Eiko, pas encore Miyoei, demande à sa professeure si, lors d'un "engagement", un client qui vous courtise de force (anticipant ce qui va lui arriver), c'est une violation de la Constitution, justifiant de porter plainte. En tous les cas, pour revenir à cette autre force nécessaire au métier de geisha, il s'agit, on l'aura compris, de la force qui naît de l'union, de celle que forment à la fin du film Eiko et Miyoharu (dans son nouveau rôle de "patron-protecteur") et que Mizoguchi célèbre par cette harmonie des corps que représente leur étreinte, Eiko dans les bras de Miyoharu, scellant ainsi l'union, à la façon d'un mariage (tel qu'il apparaîtra dans le dernier plan), entre une femme-mari, qui depuis trop longtemps souffrait de sa solitude, et sa "toute jeune femme", au désir fort d'émancipation (elle se définit elle-même comme une fille de "l'après") et à l'énergie débordante — cf. l'extraordinaire travelling qui, après les reproches adressées par Eiko à Miyoharu (d'avoir accepté de coucher avec Kanzaki pour qu'elle ne se sacrifie pas elle-même en retrouvant Kusuda, levant ainsi le blocus) puis la prise de conscience du caractère injuste de ses reproches, nous la montre se précipiter vers Miyoharu, la caméra balayant la scène à toute vitesse, mouvement qui annonce l'étreinte car chez Mizo, si l'idée de l'action prime sur l'action (Douchet), ici c'est plus précisément l'idée de la violence du sentiment qui, en propulsant Eiko en direction de Miyoharu, augure la puissance émotionnelle de l'étreinte qui va suivre.

C'est qu'il est temps de parler plus en détail de la forme dans la Fête de Gion. Et de s'occuper, ainsi qu'annoncé précédemment, de la scène-clé du film qui est celle de l'agression sexuelle. Rappelons les faits: dans le but de conclure un marché a priori juteux entre un industriel (Kusuda) et un haut fonctionnaire (Kanzaki), il est convenu, entre l'émissaire de Kusuda et Okimi, la patronne, auprès de laquelle Miyoharu a contracté sa dette (ne sachant pas qu'Okimi a elle-même emprunté à Kusuda l'argent qu'elle lui a prêté, d'où la "redevabilité" de chacune), d'organiser une soirée à Tokyo (la ville des affaires), permettant à Kanzaki de retrouver Miyoharu qui visiblement l'attire (il aime les femmes entre deux âges), pendant que Kusuda, séduit, lui, par la fraîcheur et l'insolence d'Eiko, envisage de "courtiser" celle-ci. Alors que dans une des pièces la relation tarde à se nouer entre Kanzaki et Miyoharu, dans la pièce d'à-côté, Eiko, qui pensait partir s'amuser à Ginza, et pour cela avait revêtu une tenue de circonstance, se voit au contraire subir les assauts de Kusuda, qu'elle tente de repousser, lui reprochant d'abîmer sa coiffure, avant que, tombés à terre, celui-ci ne l'embrasse de force. C'est le plan-séquence A, où la violence est filmée de manière à la fois frontale et horizontale, qui suit l'affrontement entre les deux personnages, l'homme, plus fort, imposant (non sans résistance) le déplacement vers la droite de la caméra (qui finit par basculer avec les personnages). Comme le souligne Bonitzer, s'appuyant lui-même sur Douchet, l'instant précis où Eiko mord Kusuda n'est pas montré, l'acmé de la scène restant hors-champ. La vérité est à saisir après. Alertée par les cris d'Eiko, Miyoharu accourt et trouve Kusuda allongé sur le sol, se tordant de douleur, et Eiko agenouillée, visiblement choquée, un filet de sang au coin de la bouche. C'est le plan-séquence B, qui voit la caméra, une fois Miyoharu entrée dans le champ, panoter sur la gauche en descendant, ce qui permet de découvrir Kusuda gémissant par terre, en même temps que Miyoharu se porte à son secours, puis, par un mouvement arrière, le visage en gros plan d'Eiko, l'air hagard, que vient rejoindre Miyoharu, la questionnant sur ce qui s'est passé, et, en l'absence de réponse, repartant à l'arrière du plan pour s'occuper de Kusuda, pendant que s'élargit le champ et qu'on voit Eiko s'écrouler au premier plan, puis qu'entre à son tour Kanzaki dans le champ, se demandant ce qui se passe. Du point de vue dynamique, la séquence est entièrement régie par les déplacements de Miyoharu et l'aller-retour qu'elle effectue entre Kusuda et Eiko, parallèlement à l'élargissement du plan. Le spectateur devine ce qui s'est passé, mais la construction de la séquence, plus que de nous le confirmer (c'est dans la scène suivante, qui nous montre Kusuda à l'hôpital, un pansement énorme sur la bouche, qu'on a la confirmation de ce qui s'est réellement passé), vient surtout traduire l'état de panique (l'aller-retour) grandissant (le recul de la caméra) de Miyoharu, confrontée à une situation qui la dépasse. Or, j'ai trouvé sur Internet un photogramme qui ne correspond pas à la séquence. Si on y voit, identique au film, Miyoharu aux côtés d'Eiko hébétée, à l'arrière-plan c'est différent, Kanzaki apparaissant penché sur Kusuda qui est à genoux. Comme si Mizoguchi avait dans un premier temps opté pour une construction symétrique: d'un côté, à l'avant, les deux geishas; de l'autre, à l'arrière, les deux hommes. Et s'il l'a abandonnée (coupant la fin de la séquence au moment où entre Kanzaki), c'est peut-être qu'il l'a trouvée trop facile, trop évidente, préférant centrer la séquence non pas sur l'opposition entre les femmes et les hommes, mais la complémentarité, plus géométrique, qui existe entre les déplacements dans la profondeur du champ de Miyoharu et l'effondrement sur place d'Eiko. Autrement dit, déplacer la dynamique de la séquence du seul côté féminin, laissant l'homme se tortiller seul au fond.

Parce que, c'est vrai, le mouvement mizoguchien, si magique et mystérieux soit-il, renvoie à quelque chose de féminin — le féminin dans ce qu'il peut avoir justement, pour certains artistes masculins, de magique et de mystérieux, expliquant qu'ils n'auront de cesse d'y revenir. Sans pour autant accréditer l'idée que les plans-séquences chez Mizoguchi seraient par leur délicatesse et leur côté soyeux équivalents à des caresses (sur le corps d'une femme). Evitons la surenchère interprétative. Plus intéressante est l'idée avancée par Bonitzer, comme quoi dans le one scene, one cut de Mizoguchi, le one scene correspondrait à la caméra tournant autour de l'acte, et le one cut marquerait, lui, le temps de l'acte, sans que l'acte ne soit véritablement montré. Faut-il voir alors la scene, et sa latéralité (relative), du côté féminin, et le cut, et son caractère tranchant (perforant dit Bonitzer = "père-forant", en rapport avec la haine du père), du côté masculin, sans que la perforation ne soit visible puisque contraire à l'esthétique mizoguchienne? On nous objectera que dans la séquence de l'agression, il semble se passer l'inverse: one scene du côté masculin, et one cut du côté féminin. Je répondrai (mais c'est une hypothèse, comme tout — ou presque — ce qu'on peut dire à propos de Mizoguchi) que le one scene, lorsqu'il semble du côté masculin, est justement à lire de manière inversée (comme en miroir). Dans la séquence en question, où répond à la violence de l'homme (l'agression) une violence de pure défense chez la femme (sa réaction), deux types de violence qu'on ne saurait évidemment comparer, le one scene (tout en latéralité du coup) exprimerait la violence contenue dans le one cut (la pulsion sexuelle qui anime l'homme); et par voie de conséquence, le one cut viendrait "couper", avant qu'il ne soit parfaitement visible l'acte de défense de celle qui a "dit non" (la morsure de la lèvre) (2). Mais c'est surtout qu'il faut considérer les deux plans-séquences ensemble, puisque seulement séparés par l'ellipse de la morsure. Soit deux plans-séquences comme deux moitiés accolées: au one scene du premier, accompagnant l'agressivité de Kusuda, répondrait le one scene du second, marquant l'effondrement d'Eiko et la détresse de Miyoharu, les déplacements de celle-ci s'effectuant selon une diagonale. En combinant les deux, on retrouve l'image du V utilisée par Douchet pour décrire la violence du désir chez Mizoguchi, avec ses deux lignes: dans le plan-séquence A, la ligne droite, comme axe agressif (l'homme = l'action); dans le plan-séquence B, une ligne oblique, comme axe défensif (la geisha = la contemplation). Quant au one cut, disons qu'au premier, la morsure pas vraiment vue d'Eiko, répondrait dans le second le couperet de la sanction qui attend les deux femmes, Eiko, sous le choc, et Miyoharu, comme résignée au fond du plan.
Les personnages féminins, du moins les héroïnes, semblent interchangeables chez Mizoguchi (encore plus dans la Fête de Gion, où non seulement Eiko, une fois devenue Miyoei, prend les traits immuables de la geisha, mais surtout, on l'a vu, qu'elle et Miyoharu, en scellant leur union, entérinent ce qu'elles ont de profondément commun), comme s'il n'existait qu'une sorte de femme pour Mizoguchi, la Femme, qu'elle soit geisha ou prostituée, paysanne ou impératrice... en tout cas, toujours opprimée et/ou sacrifiée. Pour ce qui est de l'homme, c'est moins univoque. Certes, ils sont toujours montrés vils et lâches. Mais du fait que Mizoguchi ne saurait s'exclure de cette communauté des hommes, pour le moins peu glorieuse, on distinguera deux types: 1) l'homme auquel il ne s'identifiera jamais, qui correspond à l'image du père, le père haï, tel ici le père d'Eiko, renvoyant, dans son abjecte ignominie, au propre père de Mizo; 2) l'homme méprisable, déloyal... notamment dans son rapport aux femmes, et à travers lesquels, pour ce qui est de certains, Mizoguchi semble s'identifier, exprimant par là un sentiment de culpabilité vis-à-vis de femmes qu'il aurait blessées. Dans la Fête de Gion, il y a ainsi Kusuda et Kanzaki, sachant que les deux sont quand même très différents (on ne saurait les réunir comme Eiko et Miyoharu). Dans le passage étudié, leur comportement avec les deux geishas (Kusuda le plus vieux avec Eiko la plus jeune, Kanzaki le plus jeune avec Miyoharu la plus âgée) témoigne d'une sensibilité opposée. Plus encore, à la fin de la séquence, le seul qui est debout (par rapport aux trois autres), contemplant le désastre, c'est Kanzaki. Faut-il y voir une projection de Mizoguchi? 

(1) Sur Mizo en général dans les Cahiers du cinéma: Jacques Rivette, "Mizoguchi vu d'ici" (n°81, mars 1958); Pascal Bonitzer, "Violence et latéralité" (n°319, janvier 1981); Jean Douchet, "La réflexion du désir" (n°463, janvier 1993).

(2) Il est amusant de lire que, selon les textes, Eiko mord, ou la lèvre de Kusuda, ou sa langue (sans que la distinction atteste d'une vision occidentale ou non du baiser). Et comme on ne saura pas avec certitude ce qui a été mordu, l'interprétation est laissée au spectateur. Imaginer la langue, avec l'idée de pénétration que cela induit (la métaphore du one cut selon Bonitzer), assimile plus facilement l'acte à un viol, même si le gros pansement qu'arbore Kusuda par la suite laisse à penser qu'il s'agit plutôt de la lèvre. Ou alors des deux: la lèvre et la langue.


  Cinq Femmes autour d'Utamaro de Kenji Mizoguchi (1946).

31/10/2025

Eloge du camp

  Le Roi des roses de Werner Schroeter (1986, réal. 1984).

  La mort en ce jardin.

Générique: gros plan sur l'éclosion d'une rose. En surimpression, le nom de l'actrice, Magdalena Montezuma. Le rapprochement est immédiat: la rose est une rose "Montezuma". Sauf que le nom de cette rose ne vient pas de celui de l’actrice (en fait, un pseudonyme) mais de celui de l’empereur aztèque (Moctezuma II) qui, au début du XVIe siècle, accueillit par des présents et des sacrifices humains les conquistadors espagnols venus conquérir le Mexique, persuadé que leur chef était l’incarnation du dieu Quetzalcóatl, le "serpent à plume". Beauté et cruauté, amour et sacrifice. Le climat du film est posé d’entrée. Quelques plans plus loin, on découvre celui, nocturne, des pas de l’actrice, laissant sur le sol leur empreinte, renvoi possible aux premiers pas de l’homme sur la Lune. L’histoire aurait donc un début: 1969, date d’arrivée d’une mère et son fils dans un coin perdu du Portugal... Date aussi du premier long métrage de Werner Schroeter, Eika Katappa, première grande incursion dans l’univers si particulier du cinéaste – avec déjà Magdalena Montezuma qui, jusqu’à sa mort survenue peu après le tournage du Roi des roses, en sera la figure centrale. La rose, c’est bien elle, en premier lieu: Magdalena Montezuma, reine des roses. Le film ne lui est pas seulement dédié, il lui est aussi consacré. Magdalena Montezuma, personnage iconique et dreyerien: regard lumineux, exorbité, sinon halluciné, gestes lents et décomposés, comme au théâtre, comme à l’opéra, comme au cinéma au temps du muet. Elle est là, impressionnante, oiseau terrifié et terrifiante, aux prises avec les toiles d'araignée, rose malade et maléfique, aux prises avec les autres roses.

Un art primitif.

De tous les films de Schroeter, le Roi des roses est le plus schroeterien tant il apparaît comme la concentration, mieux, la concentration, de toutes les images mentales qui jalonnent son œuvre. Jamais autant que dans ce film l’imaginaire de Schroeter ne s’est exprimé avec une telle puissance. Tout y est célébré de manière quasi extatique, depuis la symbolique des roses – qu’il s’agisse de la fleur elle-même, image de la passion amoureuse, ou de ses épines, métaphore de la souffrance christique – jusqu’à celle, plus souterraine, du plaisir homoérotique, à travers la scène de la fontaine (et ses robinets phalliques), où l’on voit le héros, à la fois béat et concupiscent, s’abandonner au bien-être de la jouissance urophile.
Une mère et son fils, donc, venus d’Allemagne (on suppose) habiter une grande demeure, aujourd’hui délabrée. La mère, qui semble vivre dans le passé d’un ancien amour, est hantée par une croyance populaire: "si deux enfants s’embrassent quand ils ne peuvent pas parler, l’un d’entre eux mourra", véritable leitmotiv du film. Le fils, rosiériste en quête de la rose idéale, a peur des étoiles filantes car – autre croyance – "lorsque apparaît une étoile filante cela signifie que quelqu’un va mourir. La mort est ainsi omniprésente, annoncée depuis le début (le film est proche en cela de la Mort de Maria Malibran), et comme glorifiée, via un cérémonial totalement dément pratiqué par le fils sur le corps de son amant arabe "librement" séquestré. Croyance et sacrifices (humains, mais aussi animaux: chat crucifié, à l’œil crevé, crapaud emprisonné au fond de l’eau) confèrent à l’ensemble une dimension moins mystique que primitive, dont participe la folie de la mère lorsque, par exemple, celle-ci apparaît le visage enduit de peinture noire. Dimension primitive qu’il faut entendre au sens d’archaïque, à travers tout ce rituel qui accompagne le film, mais aussi au sens, plus large, d’originel, tant le film nous renvoie à la nature opératique du cinéma – l’opéra et le cinéma (qui en est, en quelque sorte, le prolongement), surtout le cinéma muet hollywoodien, partageant la même "impureté": même emprunt aux autres arts, même rapport à l’industrie (moyens techniques, coûts de production), même culture de masse, même fascination pour les divas et autres "monstres sacrés"…
Sauf que Schroeter ne se contente pas de cette correspondance – le monde comme drame lyrique – mais cherche aussi à renouer avec la trivialité qui sied au cinéma (un art dont les origines sont d’abord foraines) en recourant à d’autres formes, plus légères, telles l’opérette et la chanson populaire. Ainsi dans le Roi des roses où coexistent, sans hiérarchie aucune, Verdi, Mozart et l’opérette viennoise, la Callas et Melina Mercouri. Mais aussi: des prières napolitaines et des extraits du Coran, des poésies (The Raven d’Edgar Allan Poe, lu par Basil Rathbone, un poème de Pablo Neruda lu par l’auteur) et une pièce radiophonique (interprétée par Gloria Swanson), un assemblage sonore des plus hétéroclites, dont il n’est pas question de chercher la signification tant, on l’imagine, tout cela renvoie à des choses secrètes, au même titre que les images où se mêlent souvenirs (les enfants chahuteurs?) et fantasmes, jusqu’au plus fou des fantasmes, point d’orgue du film, qui en est aussi l’apothéose: la création d’un homme-fleur – la "rose idéale" –, délire suprême qui voit le fils greffer sur le corps du jeune amant les plus belles roses de son jardin, avant d’aller mourir avec lui, en pleine nuit, dans la roseraie.

Baroque? Kitsch? Camp?

Chant funèbre, drame liturgique, ordalie: le Roi des roses se situe au-delà de la représentation classique. C’est le projet formel qui, pour parler biettien, gouverne le film où, à l’instar du fils incisant la chair de son amant, Schroeter creuse la matière de son film pour y greffer ses propres roses, des images à la poésie sauvage et mystérieuse. Cette extravagance qui caractérise son œuvre suffit-elle pour qualifier celle-ci de baroque? Le baroque, on le sait, ne veut pas dire grand-chose lorsqu’on cherche à l’appliquer au cinéma. Des cinéastes dits "baroques", tels Ophuls ou Ruiz, furent d’ailleurs les premiers à contester l’appellation, s’étonnant qu’on assimile leur style aux figures baroques (arabesques ophulsiennes, trompe-l’œil ruizien) présentes dans leurs films. Qu’il y ait du baroque chez Schroeter, on n’en disconviendra pas  (1). Mais peut-on définir comme "baroques" des formes qui, comme celles de Schroeter, relèvent autant de la dépense que de l’accumulation, autant de la prolifération à l’infini (le fameux "pli" deleuzien) que de la sédimentation, autant de la métamorphose que de la cristallisation? Il y aurait là comme une contradiction. Sinon que le baroque se nourrit précisément – se gave même – des figures antinomiques qu’il convoque pour mieux les surpasser (quoi de plus baroque qu’un oxymore?). Et le Roi des roses abonde en antinomies, à l’image de la rose, on l’a vu, mais aussi de toutes ces oppositions (l’amour/la mort, le rouge/le noir, le nord/le sud, l’eau/le feu, etc.) qui saturent le film, l’excèdent même. Au point de fusionner pour ne plus former, à travers le corps supplicié et en même temps magnifié de l’amant, qu’une seule entité, régie par le principe de dualité? Non, car chez Schroeter il n’y a pas cette ambition totalisante. Son œuvre ne vise pas à révéler le double sens des choses, mais à dire simplement, et avec une certaine ironie, que chaque chose, si naturelle soit-elle, peut aussi se concevoir comme pur artifice, sans que sa valeur s’en trouve nécessairement dépréciée.
Parler de "kitsch", à propos du cinéma de Schroeter, serait donc plus approprié. À condition de ne pas limiter le terme aux seules notions de "surcharge" et de "mauvais goût" qui lui étaient associées à l’origine, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle, à l’époque de Louis II de Bavière; à condition de ne pas l’entendre au sens uniquement péjoratif, accordé initialement au post-modernisme, celui d’un ersatz culturel, produit industriellement – autrement dit en masse et bon marché – pour satisfaire le goût des nouvelles classes moyennes, au milieu du XXe siècle; mais de lui prêter, au contraire, un sens plus favorable, celui que prit par la suite le post-modernisme en tant que manifeste de la contre-culture et, surtout, rejet des impasses de la modernité quand celle-ci n’est plus que "tradition" du nouveau.
Pour autant, lorsqu’on demande à Schroeter ce qui le fascine dans le kitsch, il répond : "Le kitsch produit une amplification des choses dans une forme gracieuse. Mais je préfère encore le terme de camp. Le camp permet aux choses d’advenir dans une forme très jolie. Il y a très peu de kitsch dans la vie. C’est à l’art de le prendre en charge. Je pourrais tout à fait mener à bien des films de facture classique. Mais je ne vois pas pourquoi je me forcerais alors que je peux me manifester comme je me sens, comme je me vois, au maximum de ma subjectivité  (2)..." Le camp, c’est exactement cela: une sensibilité, davantage qu’une idée ou une conception, telle que Susan Sontag l’a décrite en 1964 dans un texte  (3) devenu célèbre et qu’il nous suffira de suivre pour comprendre en quoi le Roi des roses et le cinéma de Schroeter en général sont résolument camp.
Du camp, Sontag ne donne pas de définition précise, préférant en souligner les multiples formes à travers de simples notes. On retiendra ainsi que l’idéal du camp n’est pas la beauté mais bien "un certain degré d’artifice, de stylisation" tel qu’on le trouve, par exemple, dans "les lampes aux abat-jour de mousseline", "la mise en scène de Salomé et de Dommage qu’elle soit une p… par Visconti", "certaines cartes postales en couleurs, style Belle Époque" ou encore "les boas à plumes, colliers et robes à franges de la mode féminine des années 1920"…; qu’il y a du camp chez Cocteau mais pas chez André Gide, dans les opéras de Richard Strauss mais pas dans ceux de Wagner; que le modern style ("les installations d’éclairage en forme de parterres de roses", "le salon qui en fait est une grotte", etc.) est typique du style camp; que le goût camp prise autant la figure androgyne d’une Greta Garbo que la féminité "appuyée et exubérante" d’une Jayne Mansfield ou la virilité "excessive" d’un Victor Mature; que "voir le côté camp dans les êtres et les choses, c’est se les représenter jouant un rôle" ("l’image de la vie comme représentation théâtrale"); que le camp c’est le triomphe du style équivoque (voir l’atmosphère du Chevalier à la rose de Strauss); que si le camp aime certains objets vieillots, "ce n’est pas simplement par goût de l’ancien, mais parce que le vieillissement procure le détachement nécessaire" qui permet à ces objets de prendre du relief, de même que "le temps libère l'œuvre d'art de ses conséquences morales et la livre à la sensibilité camp", ou encore qu’"il rétrécit le domaine de la banalité" ("ce qui fut banal peut, avec l’aide du temps, devenir fantastique"); que le goût camp s’intéresse à la "présence du personnage" – qu’il voit sans cesse "dans un état de tension et d’incandescence" – plus qu’à son évolution, expliquant son inclination pour l’emphase scénique et non pour l’étude de caractère (ainsi Le Trouvère de Verdi); que le goût camp "ne déclare pas que le bon est mauvais et le mauvais, bon", mais "apporte un supplément, un autre jeu de critère – dans l’art ou dans la vie"; que le camp représente la troisième forme de sensibilité créatrice, après celle de la grande culture, qui "se fonde solidement sur la morale", et celle de l’excès, qui anime souvent l’avant-garde et "tire avantage d’une perpétuelle tension entre l’esthétique et la morale", alors que le camp (qui ne cherche pas l’harmonie, mais "s’efforce de peindre, dans un sombre environnement, des scènes de violence et des conflits sans solution", et surtout "insiste sur l’impossibilité de s’en tenir à la notion ancienne de perfection"), "c’est une expérience du monde vu sous l’angle (exclusif) de l’esthétique", exprimant ainsi "une victoire de l’esthétique sur la moralité, de l’ironie sur le tragique", même si le pathos et un certain sentiment de cruauté y sont fréquemment retrouvés; que le camp "peut se moquer du sérieux et prendre la frivolité au sérieux", qu’il est "le dandysme du temps moderne", goûtant aux plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse, appréciant la vulgarité, car pour lui "le bon goût excède les limites du 'bon goût'", ou, pour le dire autrement, "il existe un bon goût du choix des objets de mauvais goût" (voir Notre-Dame-des-Fleurs de Genet); que le goût camp, finalement, est une façon de "trouver son plaisir sans s’embarrasser d’un jugement de valeur". "Son but: la jouissance. Le cynisme, la malice: purs artifices".
Bref, le Roi des roses, c’est du vrai camp – et du meilleur.

Travail au noir.

De toutes les figures camp qui ornent le film de Schroeter, celle, finale, du corps de l’amant greffé de roses, est évidemment la plus manifeste. Mais il existe dans le film un autre aspect du camp, moins ostensible, qui touche à la peinture de Georges de La Tour. La Tour camp? Susan Sontag en parle dans son texte. Pour l’essayiste, Georges de La Tour (dont les œuvres sont "extraordinairement théâtrales") annonce le goût camp, au même titre que les peintres maniéristes italiens, comme Pontormo et Rosso, et bien sûr le Caravage, qui l’ont précédé. Dans le Roi des roses, des tableaux de Georges de La Tour sont aperçus à plusieurs reprises. On voit Magdalena Montezuma regardant elle-même une reproduction du Tricheur à l’as de carreau. L’inclinaison de la photo et l’éclairage font ressortir le personnage situé au centre du tableau – la courtisane – dont le regard en coin, dirigé vers l’hôtesse qui elle-même surveille le tricheur (lequel prend le spectateur à témoin), évoque immanquablement celui de l’actrice, qui dans le film apparaît toujours aux aguets, sans qu’on sache, à l’instar de la femme du tableau, si elle dirige les événements ou s’en inquiète. En même temps, on l’entend expliquer que chez La Tour les figures émergent du fond noir et qu’il n’y a pas d’espace, écho peut-être à cette présence du personnage qui, selon Sontag, intéresse davantage le camp que la manière dont va évoluer le personnage. Or que nous montre le film? Magdalena Montezuma, les doigts recouverts de peinture noire, de cette même peinture qu’elle applique sur son visage, geste in-sensé qui semble épouser le mouvement inverse de celui de Georges de La Tour, soit donc la disparition du personnage. Comme si, par ce geste, celui-ci rejoignait le fond noir d’où il avait émergé. Impression renforcée par cet autre passage du film où l’on voit Magdalena Montezuma barbouiller de noir les différentes reproductions des œuvres de La Tour, des fragments parmi lesquels on reconnaît, entre autres, la bougie réfléchie dans le miroir de la Madeleine en pénitence et le visage de la femme en pleurs du Saint Sébastien soigné par Irène, deux références qu’on serait tenté d’interpréter – Madeleine et Magdalena, Saint Sébastien et le personnage de l’amant… –, mais sans s’y risquer, tant cela relève justement de l’ironie camp.
Le geste de Schroeter est-il donc vraiment le contraire de celui de La Tour? Ne faut-il pas y voir plutôt, au-delà des jeux de regards et de dupes ("Qui trompe qui?" se demande Magdalena Montezuma) qui font correspondre Le Tricheur et le Roi des roses (sans parler des jeux de lumières), une sorte de mise en abyme de l’œuvre schroeterienne à travers le style pré-camp de Georges de La Tour? Autrement dit, un mouvement non pas inverse mais réflexif, à l’image du tricheur regardant vers le spectateur (préfiguration des Ménines de Velázquez). Magdalena Montezuma observant la peinture de Georges de La Tour, c’est Werner Schroeter analysant son propre travail: goût de l’artifice, affection pour le théâtral, jouissance de la forme. En souillant l’œuvre de matière noire – il y a une dimension scatologique, peut-être même pasolinienne, dans le geste de Montezuma –, il exprime à la fois la perversion de ses personnages ("l’essence de l’homme", selon Lacan), soit le rite barbare comme manifestation de la part originellement sadique qui existe en l’homme, et sa position d’artiste, volontiers irrespectueuse, vis-à-vis non pas de La Tour mais de la réception de son œuvre. Ce que refuse Schroeter à travers ce geste, c’est moins l’esthétisme du peintre lorrain que les considérations éthiques (exemplairement la question de l’argent dans Le Tricheur à l’as de carreau) qui lui sont associées, puisque, comme le dit encore Magdalena Montezuma à propos de La Tour, rien n’y est vrai. "On est séduit par le camp quand on s’aperçoit que la vérité ne suffit pas », écrit Susan Sontag. Le Roi des roses en est la preuve éclatante. (Vertigo n°38, automne 2010)

(1) De la même manière qu’on reconnaîtra des motifs baroques chez (outre Ophuls et Ruiz) Eisenstein et Welles, Cocteau et Franju, Fellini et Bergman, Resnais et Godard, Hitchcock et Kubrick, Oliveira et Bene, Rocha et Rocha (ou le baroque lusitano-brésilien), Syberberg et Fassbinder, Argento et De Palma, Lynch et Cronenberg, Greenaway et Almodóvar, Burton et Cameron (liste elle-même baroque et non exhaustive), autant dire tout cinéaste qui fait preuve d’un imaginaire florissant et/ou d’une certaine virtuosité stylistique.

(2) Werner Schroeter, "Le maître de la voix", entretien par Hélène Frappat, Jean-Marc Lalanne et Charles Tesson, Cahiers du cinéma n°573, novembre 2002.

(3) Susan Sontag, "Notes on Camp", in Against Interpretation and Other Essays, 1966; trad. in "Le style 'camp”, L’œuvre parle, 1968, rééd. Christian Bourgois, "Titres", 2010, p. 421-450.

Complément: sur la Mort de Maria Malibran par Jean-Claude Guiguet.

Epris d’opéra, fasciné par Maria Callas dont il réalisa en 1968 deux courts portraits en 8 mm, Werner Schroeter visualise ici quelques-uns des épisodes marquants de la vie de Maria Malibran qui fut "la plus célèbre cantatrice de l'époque romantique. Sévèrement éduquée par son père qui, des coulisses, la menaçait d'un couteau lorsque sa voix faiblissait en scène, elle consuma sa vie entre de prodigieux triomphes auprès du public et des amours sans espoirs. Elle mourut à vingt-six ans en 1836, laissant dans la mémoire du public des opéras, un ineffaçable souvenir".
Le résultat est une œuvre singulière, inquiétante et chaotique qui brille d'une clarté nouvelle et apparaît déjà comme une date marquante dans l'histoire du jeune cinéma allemand qui est en passe de devenir l'un des plus passionnants d'Europe.
La nouveauté chez Schroeter se nourrit d'insolences et de paradoxes. La narration est constamment saccagée au profit de la représentation. Le cinéaste ne raconte jamais ni de près ni de loin la vie de Maria Malibran, il étire certains instants de cette existence dans le champ filmique, instants qui sont donnés comme étant déjà reconstruits, repensés, voire représentés, sous les projecteurs d'un théâtre fictif ou d'un théâtre possible. Il joue avec les lieux, les décors irréels et les paysages réels, le XIXe siècle et les années trente, les visages de femmes et ceux d'incertains travestis... C'est dire si la vérité dite historique et datée se fait brutalement "remettre en place" au profit d'une intense circulation en circuit fermé de tous les mythes issus du cinéma, des revues à grand spectacle ou du drame lyrique que les goûts (ou plutôt les engouements) personnels de Schroeter colorent d'une manière unique comme autant de produits nouveaux injectés dans une combinaison chimique déjà fort complexe. Pendant près de deux heures on navigue dans un univers saturé de références allant de Puccini au blues, de Marlène à Médée, de Norma à Joséphine Baker où d'authentiques couchers de soleil prennent le relais de décors peints en trompe-l'œil, où Nosferatu surgit avec un visage d'emprunt des neiges de Bavière pour suivre une jeune fille qui se laissera arracher un œil "pour une bouchée de pain", où les hauts fourneaux de l'Allemagne industrielle se profilent derrière les affrontements vocaux de quelque opéra wagnérien, etc...
Ceci est le côté insolent de Werner Schroeter. Il provoque par le choix de la redondance. La boursouflure l'enivre ou le protège, mais ce choix est de toute évidence un besoin vital. Cette hypertrophie du sens et du signe n'est pas gratuite. Et si elle l'était encore faudrait-il analyser cette gratuité. Le délire ici n'est pas cultivé pour lui-même dans le seul but de satisfaire un public snob et marginal toujours prêt à s'installer dans la frivolité pourvu qu'on lui en offre l'occasion. Ce film sera sans aucun doute la nouvelle pâture de toute une intelligentsia avant-gardiste qui ne fait aucune différence entre Cukor et Goulding du moment que Garbo porte un chapeau comme on peut en acheter, les dimanches et jours fériés, aux Puces de Clignancourt. Dans le monde spécial de Schroeter et de sa Malibran le charme insidieux de l'outrance décorative n'est qu'un piège. C'est le ricanement terrible d'un jeune auteur de films qui ne se fait a priori aucune illusion sur la manière dont il sera compris et qui ne cherche peut-être pas à rectifier la réputation (ou la non-réputation) dans laquelle on va s'empresser de l'enfermer.
La Mort de Maria Malibran est une impressionnante méditation sur la douleur et le malheur de vivre. Le film s'ouvre sur une mutilation sanglante (l'œil arraché d'une jeune fille) et s'achève sur le sang sortant de la bouche mi-close de Maria Malibran foudroyée en scène sous les lumières dilatées d'un opéra fabuleux. Les premiers mots du film annoncent la nature de la malédiction qui va colorer chaque plan, chaque séquence et décider de l'orientation des situations jusqu'à l'issue finale: "Je suis de la race de ceux qui meurent quand ils aiment". Dès lors ces visages hypermaquillés sont perçus différemment. On doit repousser la solution de facilité qui consiste à fourguer le film de Schroeter dans la rubrique "kitsch" qui recouvre tout et rien. C'est "kitsch" dit-on. Après, on peut commencer à bailler en attendant le nouveau produit "kitsch".
L'univers de cette œuvre sous le signe des mirages, des songes, du cauchemar ou des réminiscences lointaines est quelque chose comme un sur-expressionnisme allemand où les couleurs et les sons viendraient prendre le relais des jeux d'ombre et de lumière des films muets d'autrefois. Il s'agit d'un film baroque au plein sens du terme et d'abord parce que Werner Schroeter développe jusqu'à l'enflure un style résolument ostentatoire. Il représente le monde en s'attachant passionnément aux formes, aux jeux des apparences, aux tonalités. C'est un débordement de fards, de costumes, de bijoux, d'étoffes chatoyantes, de couleurs obsessionnelles inoubliables (il y a là quelques-uns des plus beaux rouges de l'histoire du cinéma qui iront rejoindre dans la mémoire ceux de Minnelli, de Nicholas Ray ou de Max Ophuls). Mais ce style ostentatoire est l'expression d'une tension, d'un désir, d'une volonté éperdue de rendre sensible quelque chose d'interne et de douloureux. Pourtant, dans le même mouvement on sent qu'une pudeur instinctive vient bloquer l'essor de cet élan. Les visages que la caméra explore en très gros plans cachent un secret derrière leur carnation lisse, immobile et hermétique comme ces photos glacées illustrant les magazines féminins de luxe. Ils dissimulent un secret que le pouvoir du cinéma s'efforce de rendre visible dans l'intervalle fulgurant d'un éclair.
On n'oublie plus ce mal mystérieux qui les ronge de l'intérieur et que le film s'acharne en vain à masquer sous la profusion de séductions épidermiques. Neutralisées par la mise en scène, elles cessent d'occulter le sens dans le champ libre de la frivolité pour laisser la voix libre à l'introspection. Multipliant les signes et les reflets de l'extériorité, en vrai poète de la vie intérieure, Werner Schroeter parvient ainsi et souvent contre sa volonté à "dire par l'image ce qui est sans image". Contrairement aux apparences, la Mort de Maria Malibran est une œuvre marginale d'une surprenante austérité, et la démarche de Werner Schroeter complètement, volontairement suicidaire, le spectacle n'étant plus ici qu'un incertain point de repère, quelque chose comme l'esquisse d'une cérémonie secrète. (Jean-Claude Guiguet, La Revue du cinéma n°281, février 1974, repris in Lueur secrète, 1992)

18/10/2025

Notes sur Desplechin


  Jimmy P. d'Arnaud Desplechin (2013).

  L'homme qui en savait trop.

J’ai toujours eu du mal avec le cinéma de Desplechin et le "trop-plein" de ses fictions (ce qu'il en est des pleins chez Desplechin, écrivais-je je ne sais plus où), saturées de références, de récurrences, de "revenances", comme dans Un conte de Noël, film qui me sert d'étalon pour juger de l'évolution du cinéaste depuis 15 ans.

Paris-Roubaix.

Donc Un conte de Noël... Un vrai pudding. Le début est assez pénible dans la façon dont procède Desplechin pour mettre en place son récit. La scène du cimetière et les paroles prononcées par Roussillon, trop lourdement signifiantes pour une scène d’ouverture, le petit théâtre d’ombres chinoises pour raconter la maladie et la mort du premier fils, l’aversion éprouvée par Deneuve ("Junon" dans le film, rien que ça!) pour Amalric, le deuxième fils conçu dans le seul but de sauver le premier par une greffe de moelle osseuse — au cas où celle-ci aurait été compatible, ce qui évidemment n'a pas été le cas —, la découverte de la même maladie chez Deneuve, à nouveau la nécessité d’une greffe de moelle, la question des donneurs dans la descendance, la folie du petit-fils, le "bannissement" d’Amalric par sa sœur aînée (pour des raisons qui ne seront jamais clairement expliquées), etc. etc. Ainsi Desplechin balance-t-il d'entrée tous les trauma familiaux, au spectateur ensuite de se débrouiller avec, d'autant qu’il lui faut aussi se débrouiller avec la manière très tarabiscotée dont Desplechin a construit son récit... c'est dire si on n'est pas au bout de nos peines. On retrouve là cet art du bon gros tissage qui caractérise le cinéma de Desplechin (il n’est pas originaire de Roubaix pour rien), où l’auteur aime entrecroiser éléments autobiographiques (la famille dans ce qu’elle a donc de plus pathologique: la maladie génétique, la folie, l’alcoolisme, les haines et les rancœurs...), lectures diverses (ici un livre de médecins sur les conséquences psychologiques de la greffe), références cinéphiles (Bergman évidemment, à travers Saraband, mais également Wes Anderson — dixit Desplechin, évoquant la Famille Tenenbaum — sans oublier Hawks et Hitchcock puisqu'un bon "auteur" est forcément hitchcocko-hawksien) et bien sûr littéraires (ici Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare — on voit d’ailleurs un extrait du Midsummer Night’s Dream de Dieterle — mais aussi Emerson, Nietzsche et la tragédie grecque); où l'auteur aime mixer séquences dramatiques et scènes de comédie, sauf que la comédie ce n’est pas son truc, il le dit lui-même, ce qui n’est pas un problème puisqu’il a lu Stanley Cavell qui, lui, en parle très bien, surtout de la comédie hollywoodienne, celle des années 30 où justement Shakespeare côtoie Emerson... Le plaisir de Desplechin c’est de mêler des choses très disparates (dont il a une connaissance souvent indirecte: ce qu'on en dit plus que ce qu'il y est dit) jusqu’à ce que cela communique, que ça fasse écho, même de façon très lointaine, voire purement allusive, une sorte de "connotation faible" que lui seul évidemment est à même de repérer. Reste à savoir si tout cela va bien ensemble, ce qui est d’ailleurs le grand sujet du film: la compatibilité. Ce n’est pas tout de mélanger les genres et les récits, de complexifier à l’envi la structure d’un film, encore faut-il que ça soit compatible. On ne peut pas mêler n’importe quoi, embrouiller la fiction (et le spectateur avec) et nous dire simplement à l’arrivée: "bah oui, la famille c’est complexe, les secrets y sont enfouis sous des couches de non-dits, les personnages ne savent rien d’eux-mêmes et leurs comportements sont souvent contradictoires". Car finalement que voit-on ici? Des personnages d’une même famille, dont certains se détestent (c’est leur droit), mais qui, sur le plan fictionnel, ne relèvent pas tous du même registre. Quel est le lien, en termes de fiction, entre une Deneuve qui dans le film représente ainsi une figure mythologique, celle de la mère monstrueuse, et un Roussillon qui lui est un simple roc, plein d’humanité, qui lit les philosophes? Idem entre Deneuve et Amalric dont le rôle n’a rien de mythologique non plus, au sens tragique du terme, relevant davantage de la fantaisie shakespearienne (Puck dans Le Songe d’une nuit d’été?). On pourrait multiplier les exemples et montrer à quel point Desplechin fait s’affronter des personnages fictionnellement incompatibles. Cela donne des scènes qui souvent sonnent faux, parce que complètement artificielles, limite détestables (ainsi Deneuve et Amalric, devisant avec cynisme dans le jardin sur leur désamour réciproque), parfois franchement ridicules (les mêmes à l’hôpital, jouant à pile ou face les risques que la moelle greffée soit rejetée). Pourtant tout n’est pas raté dans ce film, il y a aussi de jolies choses, mais des choses disons périphériques: les scènes de cuisine, comme on dirait de "coulisses", derrière le rideau (à l’instar du finale d’Esther Kahn), quand Amalric annonce qu’il est donneur compatible ou lorsqu’il se fait casser la gueule par Hippolyte Girardot, la scène aussi où le même Girardot, mathématicien de génie, aide Roussillon à calculer les chances de survie de Deneuve en cas de greffe (c'est Cédric Villani, le futur médaillé Fields, qui paraît-il aurait fait les calculs de probabilités), écho au film d’Hitchcock, le Rideau déchiré, quand Newman et le professeur échangent leurs formules sur le grand tableau noir, une citation autrement plus originale que la trop convenue scène de musée de Vertigo), bref, tout ce qui dans le film est plutôt léger. Car pour le reste, avec tous ces nœuds narratifs, c'est vraiment surchargé à l'extrême et d'autant plus que chez Desplechin le goût du compliqué se trouve lui-même compliqué d’un autre penchant, tout aussi écrasant, le penchant pour l'exhaustion, qui épuise les hypothèses offertes dans le récit par l'ouverture de chaque nouvelle piste, et ainsi de les intégrer sous forme de questions latentes, non résolues, mais bien présentes, pesant de tout leur poids sur le film. Ce qui fait au bout du compte que ce conte n’a rien d’un conte. Pour remonter dans le Nord des origines (un Nord qu’on ne saurait confondre avec le Faro bergmanien ou le Connecticut des comédies hollywoodiennes), Desplechin n’y va pas par quatre chemins. Comme toujours, c’est le chemin le plus tortueux, le plus "pavé" (et pas que de bonnes intentions), qu’il choisit d’emprunter. Qui veut le suivre doit vraiment s’accrocher. Personnellement, j’en suis sorti complètement rincé...

Totem et tabous.

Pas d'erreur, Jimmy P. (sous-titré "Psychothérapie d'un Indien des Plaines"), c’est du Desplechin, où l'on retrouve toutes les obsessions du cinéaste, à commencer par les conflits familiaux et leurs lots de traumatismes, sauf qu'ici, miracle, ça se passe en douceur. Exit la famille-panier de crabes qui conférait au romanesque de Desplechin un côté de plus en plus bazinien (Hervé, pas André) — le petit théâtre hystérisé des haines et des jalousies, des humiliations et des rancœurs —, avec Jimmy P., Desplechin revient aux fondamentaux, à travers le cas d'un Indien des Plaines, où l'on se pose les mêmes questions, quant aux rapports aux femmes et à la filiation, quant à la maladie, à la médecine et à la mort, mais de manière apaisée, comme pacifiée, au risque de rendre le film par moments un peu lénifiant (la scène où la maîtresse d'Amalric récite face caméra la lettre qu'elle lui a envoyée apparaît comme l'envers, sinon l'antidote, de celle — insupportable — de Rois et Reine avec Maurice Garrel). Jimmy P. c’est l’histoire d’une rencontre, la rencontre entre un Indien Blackfoot, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, qui souffre de troubles psychiques sévères, et l'ethnopsychiatre Georges Devereux, venu le soigner dans un hôpital du Kansas. Les westerns psychanalytiques, ça existe, il y en a même eu d'excellents (Pursued de Walsh par exemple). Là, cela aurait pu être l'inverse, de la psychanalyse sous forme de western, avec ses décharges émotionnelles, ses accès de violence, mais non, c'est de la thérapie pépère et bon enfant, basée davantage sur les signes que sur le réel du trauma, qui fait de Jimmy P. un film aconflictuel, aux angles arrondis, dans lequel on converse gentiment (c'est d'ailleurs dit dans le film), assez loin de ce qu'est véritablement l'analyse. On pourrait le regretter, se dire que c'est de la psychanalyse pour les nuls, axée uniquement sur l'interprétation, reste que c'est justement ce qui fait la réussite du film. Certes la thérapie apparaît pour le coup idéalisée, avançant sans trop d'entraves jusqu'à son terme, Desplechin ne retenant que les bons moments des séances, ceux qui se révèlent productifs, comme autant de bonnes actions, jusqu'à la croyance utopique en la "guérison" du patient.
Si cela fonctionne, c'est d'abord parce qu'il ne s'agit pas d'analyse proprement dite (en fait si, mais "déguisée"), surtout pas de celle prônée à cette époque aux Etats-Unis (très influencée par la psychologie du moi), mais de quelque chose de nouveau, puisque "transculturel", imposant le face-à-face, et en même temps plus facile à mettre en scène, voire plus cinématographique, ce qui explique que la "guérison" de Jimmy, via quelques rêves "élucidés" (même si les images mentales, très resnaisiennes, alourdissent pas mal le film), quelques souvenirs qui refont surface, dont l'inévitable scène primitive, et le fait que Jimmy sait maintenant que "Celui dont tout le monde parle" (son vrai nom indien) est aussi celui qui se connaît le mieux, bref que la "guérison" est là, entérinée, et la thérapie terminée, une fois que son symptôme — son incapacité à affronter les femmes, véritable impuissance — a disparu. Mais si ça fonctionne, c'est surtout que la guérison de Jimmy n'est pas le véritable enjeu du film. A mesure que l'histoire progresse on devine que c'est dans l'autre sens que la thérapie opère le plus. Devereux a presque plus besoin de Jimmy que Jimmy de Devereux. Si l'énigme quant aux troubles dont souffre Jimmy se trouve en fin de compte si facilement, si banalement, résolue, c'est que les clés y sont apportées comme sur un plateau. Les rêves et les souvenirs que Jimmy rapporte c'est du pain béni pour Devereux. Comme s'il ne faisait qu'exaucer le désir de Devereux, son désir (contrarié) d'être analyste. Quand Jimmy raconte son rêve de chasse qui le voit incapable de tuer l'ours brun au contraire du renard, il offre à Devereux, qui l'accompagne dans la scène, l'image d'un esprit protecteur, autrement dit d'un totem, soit l'image, étayante pour Devereux, du bon thérapeute. Et si plus tard il lui reproche de le faire douter, quant à ses croyances religieuses (scène qu'on peut voir comme une amorce discrète de transfert négatif), cela ne remet pas en cause la qualité du travail, les reproches de Jimmy signifiant au contraire que la thérapie avance, ce qui ne peut que conforter Devereux dans son rôle d'analyste. Jimmy est ainsi comme un pilier. C'est l'armature du film sur laquelle Devereux peut s'appuyer. Le côté massif de Benicio del Toro renforce cette impression. L'acteur porte bien son nom, c'est un taureau, et lorsqu'on le voit comme ça, assis de dos, avec la plaine au loin, c'est à... Sitting Bull que l'on pense (oui je sais, Sitting Bull était un Sioux et non un Blackfoot, mais bon, c'était quand même un Indien des Plaines). A coté, Amalric dans le rôle de Devereux, avec son accent à couper au couteau de juif hongrois fait penser à Polanski (oui je sais, Polanski est d'origine polonaise et non hongroise, mais bon, lui aussi est devenu français). La rencontre des deux est détonnante mais cohérente, surtout lorsqu'on interprète le film en sens inverse (l'interprétation étant le moteur du film, pourquoi se priver). Jimmy P. c'est l'Amérique dans ce qu'elle a d'originel — l'Indien —, Topeka où est censé se dérouler le film est d'ailleurs située sur une ancienne réserve indienne. Devereux, c'est Desplechin, via Amalric son alter ego.
OK, mais après? L'Amérique n'est pas là pour soigner Desplechin. La thérapie porte moins sur l'homme Desplechin (travail déjà effectué avec l'Aimée, son film le plus personnel, peut-être son meilleur) que sur l'état de son cinéma, sérieusement malade au vu du film précédent (Un conte de Noël, du mauvais Bergman à la sauce Cavell, une sauce particulièrement aigre). La question est alors celle-ci: que peut l'Amérique pour le cinéma de Desplechin? Je n'ai pas la réponse, et il n'y a peut-être pas de réponse. Disons juste deux ou trois choses. D'abord que l'Amérique pour Desplechin c'est moins l'image de l'Autre (à travers l'Indien et tous les clichés que cette image véhicule) qu'un espace "vierge" (celui justement des Indiens avant la colonisation), à l'image des grandes plaines, où il peut se réinventer en tant que cinéaste. Il est frappant que dans son film le lien historique qui rapproche Jimmy P. et Devereux, à savoir l'ethnocide des Indiens d'Amérique, d'un côté, et l'extermination des Juifs, de l'autre, soit complètement refoulé, comme si la question était taboue. Certes, en 1948, on ne parle pas encore vraiment de la Shoah, les survivants eux-mêmes préférant se taire, culpabilisant à l'idée d'avoir survécu... Lorsqu'à la fin du film le psy de Devereux lui demande s'il éprouve de la culpabilité, celui-ci répond qu'il ne se sent pas coupable des crimes commis contre les Indiens, en écho à sa propre histoire d'émigré juif, compliquée par le fait qu'il s'est converti (très tôt) au catholicisme pour échapper au nazisme, en même temps qu'il changeait de nom (mais tout ça le film ne le dit pas). Si le thème du génocide est abordé si tardivement, et à mots couverts, c'est que la question de la judéité ne se pose pas vraiment dans Jimmy P., pas plus que celle de l'indianité. Non pas que Desplechin ne s'y intéresse pas, mais qu'il préfère privilégier le rapport déraciné/exilé. Si Devereux c'est lui en tant qu'exilé, l'Indien c'est peut-être, comment dire..., une réserve en matière de cinéma, le témoin d'un territoire aujourd'hui disparu mais dont le cinéma américain conserverait la trace. L'occasion pour Desplechin d'accéder enfin à une écriture plus simple, plus directe, au sens où ce qui est vu à l'écran doit être utile à l'action, expliquant la citation du Young Mr. Lincoln de Ford (le passage où Lincoln, venu se recueillir sur la tombe de la femme qu'il aimait, décide d'étudier le droit). Il est ainsi amusant d'entendre Devereux/Desplechin dire à la fin qu'il n'aime pas les grands mots comme celui de complexe, de la même manière qu'il résume le mal dont souffrait Jimmy d'un simple mot: trauma psychique. Mais c'est un fait: avec Jimmy P. le cinéma de Desplechin perd de sa complexité, il s'éclaircit et devient même sympathiquement respirable, même s'il reste encore pas mal de scories. Jadis on y disséquait un crâne, dernièrement on y pratiquait la greffe de moelle, là on se contente d'injecter un peu d'air dans le cerveau... c'est mieux, non?

J'ai rien senti.

Jimmy P. n'était pas un tournant dans la filmo de Desplechin, juste une respiration. Avec Trois Souvenirs de jeunesse, on revient au pudding, mais un pudding quand même plus digeste. Déjà parce qu'il est découpé en tranches: deux petites (l'enfance cauchemardée, bien mastoc; un voyage scolaire en Russie, plus léger, héroïque, peut-être fantasmé) et une grosse tranche, celle qui touche à l'histoire d'amour avec Esther autant qu'à la vocation scientifique (l'anthropologie) de Paul Dédalus, qui le libère, plus que de Roubaix, de tout un système de conventions, dont l'amour fait partie, soit la part la plus romanesque du film (vrai-faux prequel de Comment je me suis disputé…), où se dévoile toute la dimension truffaldo-stendhalo-joycienne du personnage. Le Truffaut des années 70, le Stendhal autobiographique et pré-freudien, le Joyce de Dedalus... que Desplechin intègre de façon plus ou moins heureuse. Heureuse au sens où le film arrive par instants à se dégager de l'emprise exercée par son auteur (emprise d'autant plus désagréable que chez Desplechin la citation semble toujours accompagnée de son commentaire), créant ainsi de petites épiphanies, qu'il serait exagéré d'assimiler à celles de Joyce (quand, selon Lacan, inconscient et réel se nouent par erreur), mais qui s'en approchent malgré tout. Ainsi ce plan aux reflets bleutés, entre chien et loup, le plus beau plan du film, où l'on voit Esther à sa fenêtre, seule et abandonnée, alors qu'au-dessous un train passe, signe d'une jeunesse qui s'enfuit en même temps que Paul, filant vers d'autres horizons. Rien n'est dit (tant mieux) et ça rayonne, l'épiphanie est là... Ce qu'on retrouve, à un degré moindre, dans la lecture des lettres (effet de style à valeur de signature chez Desplechin), à travers non pas tous ces "regards caméra" qui objectivent de manière insistante la séparation des deux jeunes amants, mais au contraire ce qui finit par s'extraire du dispositif, révélant au détour d'une phrase ou d'un geste ce qu'il y a d'impossible dans leur amour.
Pour le reste, ça fonctionne nettement moins bien. Je pense, entre autres, à la scène où Paul se fait tabasser par l'ex-petit ami d'Esther, en écho avec la scène où il est battu par son père (première partie) puis celle où, en URSS, il demande à son camarade de le frapper pour simuler une agression et justifier ainsi le vol de son passeport (deuxième partie), chaque scène se concluant par un retentissant: "J'ai rien senti". Pourquoi ça ne fonctionne pas alors qu'il s'agit d'une scène-clé, la seule qui revient dans les trois parties? C'est que sa répétition, loin de participer à la construction du personnage, ne semble relever ici que du pur plaisir de la citation. Le "j'ai rien senti" de la troisième partie évoque le fameux passage où, dans Portrait d'un artiste en jeune homme, Stephen Dedalus (c'est-à-dire Joyce) reçoit une raclée de la part de Héron et ses amis (pour avoir affirmé que Byron, et non Tennyson, était le plus grand des poètes) et qu'il n'en éprouve par la suite aucune colère, comme s'il en avait été dépouillé, "aussi aisément qu'un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre". Là serait l'épiphanie. Ici nullement. Pourquoi? Parce qu'on ne peut s'empêcher de raccorder la scène aux deux autres et qu'à ce niveau ça ne colle pas, la première scène s'inscrivant dans un registre éminemment freudien ("Un enfant est battu") alors que la notion d'insensibilité que manifeste Dédalus à propos de cet épisode renvoie davantage à Stendhal lorsqu'il était enfant. La deuxième scène en serait le prolongement, témoignant d'une éventuelle jouissance (masochiste?) chez Dédalus, ce qui est en contradiction avec cette idée du non-senti et l'approche joycienne de la troisième scène.
Qu'en déduire? Rien sinon que l'hybridation des citations, de citations pas nécessairement compatibles (travers qui plombait Un conte de Noël) — quid finalement de la combinaison Truffaut-Stendhal-Joyce? —, tend à appauvrir le personnage plus qu'à l'enrichir. Parce que pour faire tenir ensemble les trois scènes, expliquer que Dédalus aille ainsi au devant des coups et proclame ensuite qu'il n'a rien senti, il ne reste plus grand-chose, si ce n'est l'esprit de bravade, ce qui est non seulement décevant, vu tout ce que le film propose par ailleurs, quant au personnage, mais surtout inutilement tortueux (OK, le personnage s'appelle Dédalus). Que ce comportement ne soit dicté que par le goût de la bravade, pourquoi pas, mais en noyant le poisson, en inscrivant — via la citation — le comportement de son héros dans tout un réseau de significations, qui en plus restent vagues, Desplechin complique artificiellement les choses (en même temps qu'il en impose au spectateur), ce qui n'est pas forcément déplaisant (on peut aimer ça) mais fait quand même pas mal poseur (chez lui aussi il y a de la bravade). Simplifie nom de Dieu!, serait-on de lui dire, sachant, bien sûr, que d'autres soutiendront l'inverse: "Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?". Affaire de goût, comme toujours...

Je passe sur les Fantômes d'Ismaël, qui conclut (définitivement?) la saga des Vuillard dans une sorte de grand mix fictionnel, bardé de références, évidentes ou non (outre ses précédents films, les classiques Bergman, Truffaut, Hitchcock — Marion Cotillard en "Carlotta", lol —, Joyce, Shakespeare... auxquels Desplechin, pas rassasié, ajoute Claude Lanzmann, parce que le mystère de Shoah contiendrait avec celui de Vertigo tout le cinéma, Flannery O'Connor, Bob Dylan, Jackson Pollock, Zwy Milshtein, etc. — on a l'impression que toute sa bibliothèque y est passée — des références qui hantent le film (il y a même Kechiche), même si bien sûr chez Desplechin les fantômes sont ailleurs, mais sans véritable pouvoir d'émotion, tant le cinéaste semble se complaire dans le ressassement de ses propres démons. Je passe sur Roubaix, une lumière, le polar (dylanien?) qui voit Desplechin se frotter au "réel" (à la manière, dit-il, d'Hitchcock avec le Faux Coupable, hum), à partir d'un documentaire de Mosco Boucault, mais transformé ici en une assez pauvre "série à la française", avec son commissaire-héros "à qui on ne la fait pas" et ces deux meurtrières genre "c'est pas moi, c'est l'autre", film trop loin des bases du cinéaste (hormis Roubaix, joliment éclairé) pour convaincre — Desplechin n'est pas Chabrol ni même Tavernier. Quelques mots sur Tromperie, d'après Philip Roth, film qui prolonge Roubaix, une lumière, dans cette volonté — louable mais laborieuse — chez Desplechin, d'abandonner ses grosses pièces montées (fictionnelles), en "linéarisant" davantage ses films, sans que ce soit pour l'instant très probant, ainsi de cette double "autofiction", assez pénible par l'espèce de "connivence intellectuelle" qu'il y règne tout du long, entre l'écrivain et sa maîtresse, mais aussi entre Desplechin et ses personnages, dans sa façon de "penser" chaque plan, de filmer savamment les poses qui accompagnent les répliques pour que ça ne fasse pas théâtre, donnant à l'ensemble un côté très factice, où chacun finalement est dans son rôle, qu'il campe sans véritablement évoluer: l'homme, admiratif de l'esprit de la femme dont il va pouvoir se servir pour écrire son roman; la femme, se piquant au jeu qu'elle ponctue régulièrement de petits sourires en coin et parfois de larmes, quant à sa vie conjugale, sans que ça prête à conséquence...

Alors oui, on saura gré à Desplechin de vouloir dorénavant nous épargner le côté sédimenté, multi-couches, qui sur-épaississait la fiction de ses "grands films bergmaniens", ceux qui touchaient aux névroses familiales (ainsi de la famille Vuillard, de Rois et Reine aux Fantômes d'Ismaël en passant par Un conte de Noël), en imprimant à ses derniers films une facture plus linéaire, qui ne passe pas non plus par le circuit "dédalesque" de ses autres films névrotiques, tels Comment je me suis disputé... et Trois Souvenirs de ma jeunesse... mais pour le reste, ou plutôt la suite, les films qui ont suivi les Fantômes d'Ismaël, s'ils se révèlent ainsi plus "digestes", la vérité est qu'ils nous laissent toujours sur notre faim. Le problème avec Desplechin, c'est qu'il voudrait être un cinéaste du mystère (il s'en est approché dans des films comme Esther Kahn, l'Aimée ou encore Jimmy P., ses meilleurs films), mais se révèle avant tout un cinéaste de "l'explicite caché" (à distinguer de l'implicite qui suppose une démarche moins volontariste). Et quand ça touche à un affect aussi violent que la haine, avec le sous-texte fragmenté qui l'accompagne (+ les motifs bien cognés que sont le deuil, la honte, l'affliction...), la réception est franchement pénible. Desplechin en est d'ailleurs conscient, évoquant comme thème de ses derniers films moins la haine (ou la honte) que la façon d'en sortir. Sauf que la question: comment s'en sortir, ces films ne la posent jamais vraiment.

Va, je te hais. Point.

Ainsi dans Frère et Sœur où Desplechin se contente juste de rendre cette "sortie" effective, à la toute fin, quand il est temps de conclure. Ce qui fait que durant les 4/5e du film, le spectateur se sera fadé non pas ce qui aurait dû orienter le film vers sa résolution finale, puisque seule une rencontre accidentelle (le hasard), une fois les parents morts, pouvait selon Desplechin mettre fin à la haine, mais bien ce qui, au niveau de la fiction (avec tout l'intellectualisme qui est propre au cinéma de Desplechin, qui passe par le savoir — le savoir médical sur lequel s'appuient régulièrement ses films —, les mythes, les symboles, la religion juive et le tragique: Frère et Sœur c'est un peu Desplechin lisant par dessus l'épaule de Joyce, lui-même en train de lire Shakespeare)... ce qui au niveau de la fiction, donc, permet de retarder au maximum l'intervention du hasard, signe de l'attrait qu'exercent chez Desplechin (mais ça on le savait) les passions tristes.
Si les cinéastes du mystère n'en savent pas plus que leurs spectateurs, ne "découvrant" souvent leurs films que lorsque ceux-ci sont finis, les cinéastes de l'explicite caché, eux, en savent toujours trop, c'est pourquoi ils sont obligés de dissimuler. Le problème est de savoir ce qu'on dissimule (ou pas), jeu d'équilibriste dont Desplechin ne sort pas ici gagnant. Qu'on ne sache pas exactement le pourquoi originel de cette haine entre la sœur et son frère, se limitant à des indices volontairement inopérants (on suppose quelque chose de plus grave — justifiant la prison? — qu'une blessure narcissique chez la sœur actrice ou qu'un besoin de narcissisation chez le frère écrivain), OK... mais que Desplechin soit aussi peu inspiré pour mettre en scène ce qui, après "l'accident" dans le supermarché, vient dénouer la relation de haine qu'entretiennent depuis des lustres le frère et la sœur, réduisant la question (et sa réponse) à une petite scène faussement anodine qui, convoquant le passé, suggère quelques secrets inavouables (je n'en dirai pas plus), précipitant d'un coup d'un seul la réconciliation sans que cela ouvre d'autres horizons que celui faiblard d'une vie dorénavant apaisée (l'envie très ancienne d'Afrique pour la sœur, le goût retrouvé de la poésie pour le frère)... oui eh bien, ce pauvre finale, en regard de ce que la haine avait nourri d'irrationnel et d'irréversible (apparemment) chez chacun d'eux, ne fait qu'entériner l'idée, soupçonnée tout au long du film, que "sortir de la haine" (et ainsi pardonner) n'intéressait pas Desplechin et que mettre un terme à cette haine ne fut pour lui qu'une façon de "bien finir" son film — comme on met du baume sur un bleu — sans que rien finalement n'ait été résolu.

Sinon pas vu Spectateurs!, découragé à l'avance à l'idée de retrouver Paul Dédalus dans un film méta! Et donc pour finir: Deux Pianos.

L'explicite caché.

Avec Deux Pianos, Desplechin poursuit ses essais de "démixage" qui consiste à déplier davantage ses récits, ici via deux films en un, sur fond de musique classique, de Bruch et Bartók à Chopin et Bach, en passant par Debussy. Et pour que ça s'articule au mieux, quant au parcours volontairement chaotique et discordant, et même désaccordé, du héros: Mathias (François Civil), pianiste virtuose longtemps exilé au Japon, de retour à Lyon, sa ville natale, et à peine arrivé tombant nez à nez sur son amour de jeunesse, si violemment ému qu'il en tombe par terre, et même... dans les pommes! — à la manière des jeunes femmes chez Jane Austen? — oui eh bien, pour que ça tienne au niveau structure, y mettre: plus de fugato dans la partie du film la plus musicale (techniquement), avec Elena (Charlotte Rampling), la mentore de Mathias, qui a fait revenir ce dernier pour une série de concerts, personnage narcissique et autoritaire, sinon tyrannique, rappelant celui qu'incarnait Cate Blanchett dans Tár de Todd Field; et plus de rubato dans la partie plus romantique, par son rythme pour le moins "troublé", avec Claude (Nadia Tereszkiewicz), l'amante d'autrefois, imprévisible autant qu'inconséquente, avec qui Mathias a eu un enfant, trompant à l'époque son meilleur ami, cet ami que Claude préféra épouser, parce qu'aux épaules plus solides, même s'il n'était pas le père de l'enfant.
On retrouve dans Deux Pianos les mêmes défauts que dans Frère et Sœur, soit la difficulté chez Desplechin pour donner à la ligne du film (ici donc dédoublée), du fait d'un récit dorénavant moins foisonnant, toute l'intensité nécessaire. Qui voit ainsi le personnage de Rampling s'effilocher peu à peu avant de disparaître, et celui de Nadia T. s'embourber dans l'image, très stéréotypée, de la jeune femme capricieuse et contradictoire (le personnage serait un mélange de Madame de Rênal et de Mathilde de La Mole dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, autant dire un mixte improbable de naïveté et d'orgueil, de réserve et de passion), désorientant pour le coup le film, à l'image des scènes (affreusement convenues) où Mathias, malheureux comme les pierres, se soûle la gueule. Dérive qui ne peut conduire qu'à une fin bâclée (l'artiste fragile "acceptant", trop facilement au niveau du récit, d'abandonner femme et enfant, au grand plaisir de son agent!), un subterfuge narratif comme les aime Desplechin. De sorte que du film, pourtant bien lancé avec l'historiette juive (trouvée chez Martin Buber?), l'histoire de cette femme saisissant la kippa de son mari plongé au fond d'une cuve à eau en même temps que celui-ci, parti en fait à l'autre bout du pays, voit sa kippa s'envoler avec le vent... blague qui ouvre allégoriquement autant qu'allègrement le film, alors que les autres références juives (véritable motto chez Desplechin) vont tomber, elles, comme des cheveux sur la soupe (pas tant le discours raté de Claude à l'enterrement de son époux que le "Lèche mon cœur", sorti tout droit de Shoah, que balance au barman un Mathias complètement ivre)... du film donc, on retiendra surtout, outre les scènes de répétition à l'auditorium, l'unheimliche (ou plutôt l'étrange-fantastique selon Todorov) des séquences où Mathias (personnage stendhalien lui aussi, truffaldien également, et joycien tant qu'on y est, pour faire "bonne figure") croise, interloqué, sa propre image à travers celle de l'enfant dont il ne sait pas encore qu'il est le sien, autant de temps forts qui, hélas, vont eux aussi aller en s'épuisant à mesure que l'étrangeté se dissipera. C'est dans le premier tiers du film que Desplechin se montre vraiment inspiré, pour initier ce qui constituera les moteurs (affectifs et forcément tristes) du récit, déjà moins performants une fois ceux-ci bien en place, avant de s'éteindre inexorablement. Délitement dont le seul intérêt (soyons positif) est de faire ressortir par contraste les seconds rôles, ainsi l'agent artistique de Mathias (Hippolyte Girardot, toujours truculent chez Desplechin) et la belle-sœur de Claude (Alba Gaïa Bellugi).
On finira avec la scène où Mathias passe l'audition à l'aveugle (pour un poste à l'Orchestre National de Lyon) et qu'il se saborde en interprétant non pas le Chopin demandé mais du Bach. Outre le suspense (relatif, l'issue est attendue), quant à sa décision de rester à Lyon ou de poursuivre une carrière de soliste, il y a un élément que le spectateur n'est pas censé savoir, le fait que c'est François Civil lui-même qui joue le morceau de Bach. Un détail qui résume assez bien le cinéma de Desplechin, quand se trouvent intégrées mais cachées, déjà parce que non nécessaires au bon déroulé de l'histoire, toutes ces références que le cinéaste se plaît à glisser (que ces références renvoient à ses propres films, à sa cinéphilie et plus généralement à toutes ses lectures qui témoignent chez lui d'un savoir) et dont la majorité restent inaccessibles au spectateur, mais qui, pour les initiés, par une sorte de "connivence" intellectuelle, sinon de snobisme, se présentent comme un plus (entre gens cultivés) et feront qu'ils adhèrent plus ou moins au film. On peut bien sûr parfaitement s'en passer pour apprécier le film, sauf que c'est aussi par cette voie, pour le moins aléatoire (que j'appelle "l'explicite caché"), que le cinéma de Desplechin est à même de gagner en intensité dramatique, et le fait de ne pas le percevoir pour un grand nombre réduit fortement l'émotion que voudrait/pourrait apporter le cinéaste à telle ou telle scène. Ainsi celle de l'audition ratée, dont l'échec reposera pour la plupart des spectateurs sur le non-respect par Mathias de la commande (Bach à la place de Chopin), alors que pour l'initié (en l'occurrence le spectateur mélomane) s'y ajoutera l'interprétation musicalement honnête (mais sans commune mesure avec la virtuosité qui est censée être celle du personnage) qu'en donne François Civil (pas de "génie Civil" à ce niveau). Une oreille avertie, qui du coup en vaut deux, aura repéré le petit plus que représente l'interprétation par elle-même du morceau de Bach et qui confère plus d'impact à la scène, plus que le simple fait que Mathias ne joue pas du Chopin (et a donc décidé de partir), le fait que le Bach qui le remplace est joué de manière disons appliquée (pardon François Civil), manière de mettre plus en avant encore non seulement l'esprit de liberté finalement revendiqué par le personnage (il joue de surcroît pieds nus), et à travers lui, Desplechin... mais surtout cette espèce de morgue, pas des plus sympathique, qui l'accompagne. Un mix d'arrogance et de mépris qui, en passant outre les contraintes et/ou les joies de la paternité (sous la pression de la mère, certes, et vu la relative indifférence de l'enfant, mais sans trop de résistance non plus), ne peut que faire tiquer.

PS. Relisant ce qui précède, je trouve mon blabla horriblement tortueux et compliqué, comme si j'avais fait moi-même du Desplechin. Lol.