17/08/2025

Les mondes de Jacques Tourneur

  Canyon Passage de Jacques Tourneur (1946).

Il y a plus de vingt ans, suite à la rétrospective organisée par le Centre Pompidou, j'écrivais mon premier texte sur Jacques Tourneur. C'était dans feu La lettre du cinéma. Le voici:

Plaisirs impromptus.

L'a-t-on remarqué? Dans le superbe collector DVD des Editions Montparnasse, regroupant les trois films "fantastiques" de Jacques Tourneur produits par Val Lewton (Cat PeopleI Walked with a ZombieThe Leopard Man), la photographie qui orne la tranche du coffret n’est pas celle du cinéaste, comme on serait en droit de l’attendre, mais celle de son père, Maurice [ndr: l'erreur a été corrigée lors de la réédition du coffret]. Confusion pour le moins étonnante dans la mesure où non seulement le père ne ressemble pas au fils, mais surtout que les films du second ont depuis longtemps effacé, dans la mémoire cinéphile, ceux du premier. Comme si, au-delà de la simple renommée artistique, l’ombre du père continuait de planer sur l’œuvre du fils. Que vient donc trahir ce "lapsus photographique"? Plus que l’omniprésence du père, c’est peut-être la discrétion du fils qu’il faut voir dans cet effacement de son image, ce que d’aucuns interpréteront aussi comme une manifestation de sa croyance aux fantômes (étant entendu que les fantômes, on le sait, n’impressionnent pas la pellicule). Mais encore: n’est-ce pas l’essence même du cinéma de Jacques Tourneur qui nous est ainsi accidentellement (?) révélée par le biais d’une photo erronée, cette façon inimitable de troubler le spectateur en faisant surgir l’inattendu? Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jacques Tourneur: faire jaillir l’imprévu, à tout moment et sous toutes ses formes. Qu’en est-il alors de ce fameux secret qui alimente tant les exégèses? S’il existe un mystère Tourneur, il existe aussi un "mythe", celui véhiculé par tout ce qu’on a pu dire justement sur ce mystère. La récente rétrospective, organisée par le Centre Pompidou (décembre 2003 — janvier 2004), en permettant à de nombreux cinéphiles, jeunes et moins jeunes, de découvrir des films qu’ils n’avaient fait jusqu’à présent que rêver, fut sur ce point des plus instructives et, en ce qui me concerne, l’objet d’un étonnement d’autant plus profond que rien ne le laissait présager (le présent texte est né de cet étonnement): beaucoup des films découverts ne répondaient pas à l’image attendue d’un Jacques Tourneur grand prêtre de l’invisible. Ce n’est pas que la vision de ces films ait véritablement modifié mon approche de l’œuvre mais, disons, qu’elle a révélé de façon assez violente l’écart qui peut exister entre ce que l’on sait généralement d’une œuvre, à travers les textes — même les plus brillants (ainsi ceux de Lourcelles, Biette ou encore Skorecki: cf. infra) — qui lui ont été consacrés, et l’œuvre proprement dite, à l’instant de sa découverte, écart d’autant plus troublant que s’y trouve reproduit au niveau de la connaissance de l’œuvre, ce qu’on éprouve déjà lors de la vision de chacun de ses films, entre ce que l’on s’attend à voir et ce que l’on perçoit réellement.

Motifs de l'émotif

Des visions enrichies de l’œuvre il ressort alors ceci: l’essentiel chez Tourneur est moins ce que l’on ne voit pas que ce que l’on discerne, malgré tout; moins dans le non vu, cet art de l’invisible auquel on assimile un peu trop facilement son œuvre, que dans le perçu, ces images fulgurantes dont l’apparition, au détour d’un plan, vient littéralement vous assaillir. Si le cinéma de Tourneur a été défini comme un cinéma en creux, c’est en référence évidemment au travail effectué par le cinéaste à l’intérieur du genre, mais c’est aussi parce que son œuvre, en refusant l’univocité des choses, est appelée à se remplir de tout ce qu’elle convoque de l’imaginaire. Or ce pouvoir d’évocation touche autant la part "obscure" de l’œuvre que sa part "lumineuse": ce qui reste en surface, parfaitement visible, parfois si évident qu’on ne s’y arrête même plus. Un exemple? La scène est connue: derrière une porte, une jeune fille, poursuivie par un fauve en pleine nuit, hurle à sa mère de lui ouvrir. En vain. Un filet de sang apparaît sous la porte. De l’attaque nous n’avons rien vu, bien sûr, puisque nous sommes dans un film de Tourneur, en l’occurrence The Leopard Man, le dernier de la trilogie lewtonienne. Pourtant quelque chose nous saisit qui dépasse l’horreur de la situation. Pourquoi la simple vue d’une coulée de sang au bas d’une porte provoque-t-elle en nous un tel malaise? Certes, le plan s’inscrit dans la continuité dramatique de la scène — et à ce titre ne peut que susciter l’effroi — mais il semble aussi, paradoxalement, s’en détacher. Le malaise naît de ce décalage. Au-delà de l’horreur, attendue, autre chose se dégage, inattendu, en rupture avec la violence de la scène: du sang s’écoule, ténu, à l’intérieur d’une maison. L’impression de malaise vient de cette image insolite qui correspond à ce qu’on appelle une aberration, c’est-à-dire à la fois une altération de la réalité (le sang n’a aucune raison de s’écouler de la sorte — il devrait plutôt se répandre en tache d’huile) et un trouble du jugement (a-t-on déjà vu du sang entrer ainsi, comme par effraction, dans une maison?). Autant dire que si la scène provoque une si forte émotion, ce n’est pas parce que l’horreur n’y est pas montrée (ce qui se passe derrière la porte, on ne le devine que trop bien), voire simplement suggérée, mais parce qu’à la place quelque chose a surgi, là, sous nos yeux. Ce qui saigne n’est plus seulement le corps d’une pauvre fille terrorisée par le noir, c’est la nuit elle-même s’infiltrant, sous la forme d’une petite veine noirâtre, dans un carré de lumière; ce n’est plus uniquement la chair meurtrie d’une innocente, c’est le mal lui-même pénétrant, sous la forme d’une simple déchirure, à l’intérieur d’un espace. L’invisible sert aussi (et surtout) à mieux révéler les puissances du visible. Un art du surgissement qui chez Tourneur n’est pas que visuel: voir (et aussi écouter), dans I Walked with a Zombie, la fameuse séquence où l’héroïne et la femme-zombie traversent un champ de cannes à sucre pour rejoindre le houmfort. Il y a ce mouchoir blanc égaré dans la nuit et dont l’apparition soudaine semble inverser les images habituelles de la peur. Ce n’est plus l’obscurité diffuse de la nuit qui nous inquiète mais la simple vision d’une petite tache blanche. Et puis il y a ce bruit insolite, sorte de vibration métallique, qui vient se surajouter brusquement, tel un glissando, au fond sonore que composent déjà le bruit du vent, le crissement des tiges sous les pas des personnages et, à mesure que l’on se rapproche du lieu de la cérémonie, le chant vaudou rythmé par les tambours. Le bruit est impossible à identifier (il est hors-champ) et ce n’est qu’au plan suivant (mais pas un de plus car le suspense ne dure jamais longtemps chez Tourneur) que sa source nous est révélée sous la forme d’une petite calebasse trouée, suspendue à une branche, et résonnant sous l’effet du vent. Là encore, ce n’est pas le silence de la nuit, ni la stridence d’un cri, qui nous alarme mais simplement le trémolo d’un petit objet.

Ces deux exemples appartiennent aux premiers films fantastiques de Tourneur, ceux qui lui ont assuré — avec son film noir Out of the Past — sa réputation de maître des ombres. Ils jouent un rôle "euphémisant" qui est propre au genre fantastique et font naître, par cette neutralisation des contraires, un sentiment de douce violence. Pour autant, ils ne sauraient résumer l’ensemble de l’œuvre. Chez Tourneur, les émotions sont d’autant plus variées que les formes ne sont jamais les mêmes. Certes, l’impression d’étrangeté (le mouvement d’un train, dans Berlin Express, révélant que l’image du coupable perçue à travers la vitre n’était en fait que son reflet; le battement d’une portière de voiture sur le site de Stonehenge, dans Night of the Demon, la main surgissant sur la rampe d'escalier dans le même film, créant une atmosphère menaçante...) représente, avec la réaction de fascination (une robe jaune — en fait un déshabillé — éclairant la jungle où s’aventurent les "révoltés de la Claire-Louise" / Appointment in Honduras), l’affect dominant chez Tourneur, mais à bien y regarder c’est toute la gamme de l’émotif qui se trouve déclinée dans son œuvre, et ce jusqu’aux sensations les plus violentes (ainsi l’effet de sidération produit dans Wichita par la mort de l’enfant, atteint en plein cœur par une balle perdue). A cet égard, je ne peux résister au plaisir de citer deux autres types d’émotion tant l’envie est grande de décrire les scènes qui les génèrent (au point que l’on peut se demander si la meilleure façon de parler de Tourneur ne passe pas par l’énumération — jeu éminemment cinéphile — de toutes ces scènes, plus géniales les unes que les autres, qui jalonnent ses films): 1) l’ahurissement, différent de la fascination par le côté "scandaleux" qu’il sous-entend, comme dans le générique d’Experiment Perilous, une terre sauvage tapissée de fleurs (qui n'est autre, comme on le découvrira par la suite, que la terre natale du personnage incarné par Hedy — Heidi? — Lamarr), s’animant sous l’action du vent, puis s’assombrissant sous l’effet des nuages et de l'orage, avant de disparaître, comme irradié par l’éclair, pour laisser place à ce plan hallucinant, qui ouvre véritablement le film, d’un train longeant, la nuit, un remblai sur des rails gorgés d’eau (anticipation du finale où l'on voit, dans une maison en feu, des aquariums géants exploser et se répandre au milieu des flammes). L’emboîtement des deux plans est ici d’autant plus ahurissant qu’il survient à l’entrée du film, surgissant non plus de l’invisible mais littéralement du néant; 2) l’enjouement — car la bonne humeur n’est pas étrangère, loin de là, au cinéma de Tourneur —, quand l’élément "irruptif" ne fait qu’ajouter une petite touche badine à la scène qui le contient. Ainsi dans Circle of Danger, lorsque le couple se promène sur la lande et se retrouve au bord d’un lac baigné de silence. Le blanc sonore qui accompagne momentanément la scène suggère évidemment la naissance de l’amour. Mais l’éternuement de la fille, allergique au brin de bruyère que l’homme arbore à sa boutonnière, ne vient-il pas, en rompant brutalement cette pause romantique, évoquer de manière autrement plus inventive l’émoi amoureux du personnage?

Une leçon de choses

Chez Tourneur, certaines ellipses apparaissent si incongrues — on parlerait volontiers d’éclipses — qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’authentiques "ruptures", visant à briser le rythme du film, ou de la simple volonté, un peu maladroite, de supprimer tout ce qui ralentit l’action. Je ne pense pas ici à cette façon, tout aussi caractéristique chez lui, de camper l’action en deux ou trois plans mais à ce que l’on pourrait appeler des "accrocs" dans la mise en scène, lorsque la fin d’une scène semble brutalement manquer (conséquence d’une coupe abrupte) ou que le raccord entre deux plans devient soudainement perceptible (comme si un plan intermédiaire avait disparu dans la collure), autant de micro-événements, trop discrets pour rompre la continuité du récit mais suffisamment marqués pour créer un vrai sentiment d’incertitude. Ce sentiment, on le retrouve partout chez Tourneur, comme à l’état naturel, jusque dans sa manière de conduire le récit. Non pas dans les incohérences du scénario, comme celles qui émaillent Out of the Past — ce qui faisait dire à Robert Mitchum que des pages du script avaient dû s’égarer lorsqu’on l’avait passé à la photocopieuse — car c’est le propre des films noirs que de cultiver de telles incohérences (et sur ce plan, Out of the Past n’est pas plus incohérent que The Big Sleep), mais dans ce relâchement narratif qui fait le charme des films de Tourneur, même les moins personnels; dans cette nébulosité, un peu cotonneuse, du point de vue qui empêche souvent de s’identifier totalement au personnage. Ainsi qui parle dans I Walked with a Zombie? D’où vient cette fameuse voix off? Si, au début, c’est bien l’infirmière qui nous raconte l’histoire, la narration semble, par la suite, glisser de la première à la troisième personne, passant insensiblement du "je" romanesque — l’infirmière — au "il" documentaire — le chanteur de calypso ou le zombi noir — pour finalement se perdre dans une sorte de "on" métaphysique où plus personne ne sait vraiment qui parle. Une incertitude, quant à l’instance narratrice, qui finit par bouleverser le temps du récit, comme si la narration était initialement conduite au passé (temps de l’évocation) par l’héroïne, puis au présent (temps de la relation) par un personnage extérieur à l’action, enfin projetée dans un temps "non historique" (temps de l’invocation) où le locuteur semble dialoguer avec les dieux (dans le plan final, la haute stature du zombi noir, se profilant au-dessus des vagues, dégage une telle profondeur d’âme que le film rejoint en intensité des œuvres aussi puissantes que Tabou de Murnau ou le Fleuve de Renoir, œuvres marquées elles aussi par le choc des cultures et l’humanisme de leurs auteurs).

On dit généralement que l’artiste est le moins bien placé pour parler de son œuvre. Soit il s’en éloigne par de savantes digressions, parfois éblouissantes, soit il la banalise par un discours de circonstance, agrémenté d’anecdotes plus ou moins savoureuses. Ce que dit Tourneur de ses films relève manifestement de la seconde catégorie. Reste que l’ingénuité de ses propos n’est pas sans faire écho à l’espèce de candeur que dégagent ses films. Il existe une incontestable innocence dans le regard de Tourneur, celle de la voyure enfantine — à ne pas confondre avec le point de vue du petit garçon dans Stars in My Crown —, où se mêlent à proportions variables (tout dépend du genre abordé) la peur du noir, l’expérience angoissante de la disparition (et de l'apparition), la croyance en toutes choses et le don d’émerveillement. Peur, angoisse, croyance, émerveillement: des mots qui résonnent chez Tourneur comme un code d’accès, permettant d’entrer dans son œuvre et d’en saisir les infinies subtilités. De sorte que la modernité n’apparaît jamais frontalement. C’est toujours de biais qu’elle vient nous interpeller par la seule grâce de la chose artiste, quand le spectateur ressent subitement, à travers la fulgurance d’un plan, toute la force émotionnelle du geste créateur, soit: la rencontre de l’artiste et de ses formes. Si Jacques Tourneur partage avec la modernité ce même goût de l’événement, il le partage presque malgré lui et c’est cette "inconscience" qui, d’un autre côté, le préserve de tout maniérisme. Ce qui frappe ainsi dans ses films, c’est qu’on n’y perçoit jamais le procédé: tout semble guidé par l’émotion des premières impressions. Comme si le film n’était qu’une suite de "premières fois". Peu importe alors qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit film, qu’il ait bénéficié de moyens conséquents ou qu’il n’ait, au contraire, disposé d’aucun: la chose artiste reste la même. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de films majeurs ou mineurs chez Tourneur — qui se disait lui-même "un cinéaste moyen" — mais simplement des films, des films dont la simplicité représente, à l’égard de la modernité, une vraie "leçon de choses"... (version remaniée d'un texte paru dans La lettre du cinéma n°28, automne 2004)



"La beauté d'un tel film [Wichita, 1955] est celle qu'on peut trouver à une partie d'échecs ou un match de football. Elle est mathématique. Avant de dénoncer ses postulats, apprenez à vous mouvoir à l'aise dans cet espace euclidien. Vous aurez fait vos classes, et vous pourrez parler." (Eric Rohmer)

Complément: Vous l'avez vu?

Sinon un texte de Louis Skorecki:

Tourneur n’existe pas.

Au moment de sa splendeur (c’est-à-dire, pour lui, quand il tournait à Hollywood et, pour nous, quand nous le découvrions, éblouis, au début des années soixante, dans des cinémas de quartier pourris, et sous forme de V.F. au moins aussi pourries), il était déjà ailleurs. Ailleurs: inconscient de sa propre importance, étourdi de cinéma mais trop éperdu d’admiration pour un modèle par essence hors d’atteinte (son père, Maurice, cinéaste prestigieux que Jacques, toute sa vie, sera persuadé de ne jamais pouvoir égaler) et surtout éloigné de ses collègues, les artisans de série B les plus doués (Ulmer, Dwan, Heisler, Ludwig), par une sorte d’orgueil de dernière minute qui lui a toujours permis, quand même, de savoir qu’au bout du compte le génie, c’était lui.
(...) Jacques Tourneur: "J’ai remarqué que, dans la plupart des films, les acteurs ont tendance à crier. Le même dialogue, dit moitié plus bas, est mieux retenu, il a plus d’intensité. En dehors de cela, le son lui-même est très important, et je n’aime pas mélanger les sons. Je suis toujours de très près la synchronisation et le montage sonore de mes films. Je prends parfois de grandes libertés. Si quelqu’un est en train de parler, qu’il se lève et qu’il commence à marcher, je coupe tout le son et on n’entend pas le bruit des pas. Si un malfaiteur entre dans une maison et doit monter un escalier, je sais qu’après mon départ, les techniciens vont conserver tous les sons, l’escalier, la porte, les pas. C’est pourquoi je fais mon propre doublage de son sur le plateau. Aussitôt que l’acteur a fini de parler ou d’ouvrir la porte, je coupe le son et il y a un silence complet pendant qu’il monte et qu’il traverse la pièce. Ainsi je sais pertinemment que lorsque le film sera terminé et que je ne serai plus là, les techniciens ne feront pas de bêtises au doublage. Il m’arrive souvent de faire la chose suivante: je laisse un acteur jouer d’abord la scène comme il l’entend. Puis je lui dis: C’est très bien. Refaites exactement la même chose, mais parlez deux fois moins fort. On me reproche souvent que, de cette façon-là, mes scènes deviennent un peu ternes, un peu grises. C’est peut-être juste, mais je trouve que cela leur ajoute quand même un élément de vérité".
Tout est dit. Quel autre cinéaste hollywoodien (à part peut-être John Ford, qui se méfiait tellement des monteurs qu’il évitait de tourner un mètre de pellicule de trop, qui aurait pu servir à bricoler une autre version derrière son dos), quel autre cinéaste a, ainsi, mis au point un système hollywoodien bis — tout en le préservant par avance des altérations que le Hollywood n°un déciderait à coup sûr de lui faire subir? Aucun. Il n’y a personne d’autre.
Le plus miraculeux, c’est que l’œuvre de Jacques Tourneur est restée jusqu’à aujourd’hui exactement conforme à ce qu’il en dit. Revoyez Appointment in Honduras (si vous pouvez dénicher une copie): vous entendrez effectivement des acteurs, Ann Sheridan en particulier, qui ne hurlent pas. Chose rare: des personnages vous murmurent leur texte. Et bien sûr, toute la mise en scène suit: une manière unique (et inimitable) de filmer les acteurs comme de doux fantômes, des ombres familières. Cette tendresse pour des acteurs-revenants, alliée à une préciosité insensée du travail sur les couleurs (la robe jaune d’Ann Sheridan qui déteint littéralement, effaçant tout autour d’elle), c’est encore aujourd’hui ce qui fait le génie incroyablement timide du cinéma de Tourneur.
Un cinéma dont il faut quand même avouer qu’il nous est de plus en plus inutile, à nous qui espérons bêtement des films qu’ils ne vont pas continuer à s’enfoncer dans ce néo-classicisme mou, ultime sursaut de ciné-téléastes désespérés d’avoir perdu la recette (studios + fric + ingénuité d’artistes-artisans + inventivité d’un art industriel en plein boom) du vrai vieux cinéma classique. Un cinéma dont Jacques Tourneur représente la phase perverse la plus aboutie.
Alors, une seule question: que faire de ces films trop parfaits, de ces essences de chefs-d’œuvre, quand par hasard nous les rencontrons? Cette question s’est trouvée posée l’autre dimanche (exactement le 27 octobre 1985) quand Brion a programmé au Cinéma de Minuit, sur FR3, un des films les plus rares de Tourneur, Canyon Passage (1946). (...) ce Tourneur s’est avéré une merveille. Mais pour le voir vraiment, pour apprécier son intelligence si classique, quel effort il fallait faire! Oublier activement les films dont le cinéma et la télé nous gavent à longueur d’année, désapprendre les frous-frous d’images et de sons qu’on nous balance à coups de zooms furieux, changer de rythme de vision. Il fallait se laver les yeux.
A cette seule condition (qu’il est plus facile d’énoncer que de "remplir"), on pouvait entrer droit dans le Passage: de l’ouverture mizoguchienne (la pluie ruisselle sur un toit au premier plan, un cavalier se rapproche, la caméra redescend se mettre à sa hauteur) à une succession de vignettes paresseuses défilant au rythme le plus speed qui soit — celui de l’ellipse. Bagarres d’ombres sur un mur, un voleur aperçu fuyant à travers une vitre brisée, des paysages de rêve traversés à la vitesse du technicolor: tout Wenders qui défile en 30 secondes!
Et encore: lourdeur des corps, sentiments en suspension. Comme cette incroyable provocation de Brian Donlevy à Dana Andrews: "Pourrais-tu faire mieux ?", dès qu’il a fini d’embrasser sa Susan Hayward de fiancée. Et Dana de s’exécuter: il embrasse goulûment la fille-Susan à pleine bouche, Brian reste immobile, tassé de tout son corps trapu. La fille s’éclipse en un instant. On est déjà passé à autre chose.
Et encore: une maison qui se construit collectivement, convivialement — le sentiment du bonheur qui passe (peut-être pour la première fois) sur un écran. Des indiens à moitié nus qui apparaissent tout à coup — comme si on n’avait jamais vu d’indiens au cinéma.
Et ainsi de suite. Quel autre cinéaste saurait, le temps d’un seul film, inventer une scène aveugle dans laquelle un homme (Ward Bond) cogne de toute sa haine sur un poteau; une autre où une idée naît littéralement sur un visage (Brian Donlevy décide de devenir assassin); une autre qui attrape le regard terrifié de deux enfants (à la vitesse de la balle meurtrière — d’enfant elle aussi — de Wichita)? Personne. Il n’y a personne.
Tourneur n’existe pas, il est le seul. Pas le dernier cinéaste: le seul. Canyon Passage: à la fois une saga américaine, un western documentaire, une histoire de bonheur perdu, une épopée domestique, la fresque de mille désirs qui se croisent et le plus beau mélodrame homosexuel jamais mis en scène.
Personne ne l’a filmé avant, personne ne le filmera après. C’est comme ça. Lumière invente les images. Tourneur se charge de les détruire. Cinéma, anti-cinéma, et puis basta. Bonjour madame télévision.
J.T.: "Quelqu’un a dit l’autre jour quelque chose d’amusant: Une fleur qui se cueille toute seule commet un suicide". (Caméra/stylo n°6, mai 1986)

12/08/2025

Le cas Moullet


  Les Naufragés de la D17 de Luc Moullet (2002).

  Bande à part et contrebande.

Ex fan des sixties, où sont tes années folles?
Que sont devenues toutes tes idoles? 
Disparus Eustache, Truffaut, Demy
Pialat, Rohmer, Chabrol 
Idem Rivette, Mocky
Godard, Straub, Vecchiali 
         
          Et puis Rozier (roses et rosaces... rosarum rosis rosis)

Reste donc Moullet, l'iconoclaste, ou encore l'homme des Roubines, pour le dire vite, en "courant" (Gérard), ou à vélo... moins maintenant. Bref, retour sur son œuvre.

Et pour commencer: Un steak trop cuit (1960), le premier film de Moullet.

Jeunesse d'un repas. 

Un steak trop cuit est un film très cru (pour l'époque). Grossier mais pas vulgaire, comme on dit, où se devine en germes, comme on dit aussi, le futur cinéma de Moullet (le steak préfigure — à l’envers — l’itinéraire du thon et de la banane dans Genèse d’un repas, on y pratique déjà l’escalade, celle d’une porte, on y parle même du Parpaillon, qu’on monte sur le treize dents...). Jojo, le petit frère qui jure comme un charretier (un gros mot à la minute), bouffe comme un cochon, éructe, va aux chiottes (on lui refile les Cahiers en guise de papier toilette), crache (ah, le vol de la saucisse!), se fout de la pureté des jugements synthétiques et de Kant en général ("les noumènes c’est de la merde!"), tout ça pour embêter sa sœur qui a rendez-vous avec son amoureux, se révèle à l’arrivée un bon garçon (il restera faire la vaisselle).
La référence, précise Moullet, c'est le Michel Simon des années trente (On purge bébé et Boudu de Renoir, l’Atalante de Vigo...), plus qu’un mixte Léaud-Belmondo. Dans ce film "vomitif", défécatoire, expulsionnel, Moullet libère une énergie, à la fois potache (il n’a que 23 ans) — où fleurissent les jeux de mots foireux ("Comment Françoise va-t-elle?", "Tu es beaucoup trop moulée", etc.) — et vivifiante, parce que brute de décoffrage, comme si le "steak" en question, trop cuit, était la réponse ironique de Moullet, non seulement à la "bonne cuisine" du cinéma français de l’époque (la fameuse "qualité française"), mais aussi au "steak" plus tendre, plus raffiné, qu’avait cuisiné Rohmer, cinéaste kantien s’il en est, dans Charlotte et son steak, son premier film à lui aussi, un petit "conte moral" avant l'heure. Ici on ne mange pas avec délicatesse, la bouche en cul-de-poule (comme Godard dans le film de Rohmer), mais au contraire avec les mains, sans retenue, et peu importe les taches puisqu’on a pris soin dès le départ d’enlever son costume. Pour ce premier film, pas de savoir-faire, pas de savoir-vivre, Moullet fonce pieds nus, la braguette ouverte...

Ci-dessous: "Notes sur Luc Moullet" par Louis Skorecki.

1. Si ce texte est écrit à la première personne, c’est qu’il vient d’un endroit très particulier où je vis depuis bientôt vingt ans: hors du cinéma, loin de lui... le plus loin possible.
2. Il y a eu un pays où j’ai vécu longtemps, un pays que j’aimais appeler "le pays du cinéma", il n’existe plus pour moi, je m’en suis insensiblement, et presque malgré moi, exilé.
3. Ce pays n’existe plus mais certains de ses habitants — des cinéastes, des spectateurs — m’envoient régulièrement de leurs nouvelles. A vrai dire, je ne sais même pas s’ils m’envoient quoi que ce soit, mais ces nouvelles, je les reçois.
4. Luc Moullet m’écrit souvent, même s’il n’en sait rien.
5. Au moment de terminer la troisième partie d’un film, les Cinéphiles, que j’avais commencé vingt ans plus tôt, en 1987, j’ai écrit un petit papier sur les Sièges de l'Alcazar qui passait à la télévision sur l’une des chaînes programmées par l’ami Bruno Deloye. Je me suis rendu compte, et je l’ai écrit peut-être immodestement mais je m’en fous, que c’était avec Cinéphiles 3, la seule fiction qui s’attaquait de front à la cinéphilie, un truc bête et merveilleux, idiot et aventureux, qui avait sans qu’on s’en rende compte — digitalisation tout terrain et DVD aidant — viré en abrutissement marchand.
6. Les Sièges de l’Alcazar, comme tant d’autres films de Moullet — du long métrage inattendu à la miniature imprévue — prouve le génie modeste et singulier d’un réalisateur étrange, le seul cinéaste de ces trente dernières années (avec Brisseau) digne de l’appellation de cinéaste — qui est une appellation contrôlée. Qui la contrôle? Moi.
7. Je ne parle pas d’auteur, sinistre distinction qui n’a plus de sens depuis des lustres. Je parle juste de cinéaste. Presque contemporain de Godard, Moullet vient comme lui des Cahiers du cinéma. Comme lui, il en est sorti (même s’il écrit aux Cahiers de temps en temps, il n’y est plus du tout, ni physiquement, ni intellectuellement, ni artistiquement). Sous ses airs de Tati (maladresse feinte, naïveté calculée, génie du plan), Moullet ose des fictions obliques, des durées inédites, des gags qui ridiculisent Keaton.
8. Au fait, l’Alcazar est un cinéma. S’y affrontent deux cinéphiles rivaux, peut-être amoureux (avec les cinéphiles, on ne sait jamais). Jeanne est à Positif, Guy est aux Cahiers. Ça se passe en 1955, mais par commodité, Moullet filme ça (c’est le présent du tournage) en 1989. A force d’aller à l’essentiel, à force d’ellipse, le film ne fait plus que 52 minutes. Qui s’en plaindrait? Pas moi.
9. Le garçon et la fille s’engueulent sur Cottafavi. Qui s’engueule encore sur Cottafavi? Qui connaît Cottafavi? Savez-vous que le dernier long métrage de Moullet parle de la mort de Godard. Celui qui ne rit pas est mort. Toi, au fond de la classe, tu ne ris pas? Pan! Tu es mort.

P.S. J’ai peu parlé de ce qu’on appelle encore ici et là le "cinéma". Entendons-nous bien: tout ça me fatigue. Je tiens quand même à dire deux ou trois choses de plus sur cet E.T. merveilleux qui s’appelle Luc Moullet. A un jeune cinéphile qui voulait en savoir plus sur Moullet et qui n’avait presque rien vu à part Barres — ou les différentes manières d’escroquer joyeusement l’État et la RATP —, j’ai répondu: "Essayez de voir sa trilogie personnelle (pour ne pas dire "autobiographique", un terme qui va mal à Moullet), une trilogie qui n’en est pas vraiment une: Anatomie d’un rapportMa première brasseGenèse d’un repas, vous verrez, c’est tout simplement sublime de drôlerie, de simplicité, de génie timide et décalé... il a aussi fait en 26 minutes la plus belle adaptation de Henry James (ça vaut l’œuvre complète de James Ivory), le Fantôme de Longstaff, que j’ai attrapé un soir au vol dans une programmation "surprise" de Canal +... même pas annoncée". Je me cite, c’est prétentieux, mais je ne peux pas faire beaucoup mieux.
P.S.2 Il y a une bonne trentaine d’années, le jeune Moullet disait à un jeune journaliste que quand il rencontrait un problème de récit (de mise en scène, disons, dans ce que ce terme a de central et de méconnu), il se demandait ce que Mizoguchi ferait à sa place... et il le faisait. Il s’inspirait bêtement, platement, génialement, des conseils indirects, inattendus, du plus mystérieux cinéaste à avoir posé les pieds sur notre terre d’images et de sons. J’ai cru à l’époque qu’il exagérait, ou que c’était un gag de plus pour distraire la galerie des gogos et des godiches. Je sais aujourd’hui que c’était vrai. Personne d’autre que lui ne peut dire ça. Personne.

Sinon le texte de Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, introduction à leur entretien avec Luc Moullet paru en 2003 dans La lettre du cinéma:

Un tocard déchire son permis de conduire. Il était coureur automobile, il est tombé amoureux de sa copilote. Les amants sautent sur la voiture, la cabossent, y mettent le feu. La fin des Naufragés de la D17, un film de Luc Moullet. Que s’est-il passé? Dans le cinéma? Dans le film? Dans la tête du réalisateur? Pendant deux minutes, finis l’accumulation de détails sans hiérarchie, l’acharnement à ne jamais outrepasser les petits faits divers et variés, le dosage au gramme près des éléments distinctifs, le ricanement cynique, la maîtrise du souffle, le statu quo désespérément reconduit. Le ras-le-bol explose enfin dans la dépense improductive: l'amour. On appelle ça une révolution. Mais ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace. Moullet, prudent, parle de renversement onirique ou de deus ex machina.
Né en 1937, critique, réalisateur, acteur, jamais dupe, toujours sur ses gardes, Luc Moullet ne se laisse pas embarquer dans l'emphase. Il fait un cinéma critique et réflexif. "Je suis de la même génération que Godard". Comme tous les cinéastes modernes, il doit se dépatouiller avec le lyrisme.
La fin des Naufragés est donc doublement étonnante: pour Moullet, et pour le cinéma moderne (dont Luc Moullet a poussé la tendance théorique jusqu'à l'anti-théorie). Et triplement invraisemblable: pour les personnages, pour le film pris dans sa continuité, et pour le système Moullet.
La logique de Luc Moullet est analytique: distinguer, trouver un principe pour chaque chose, faire des listes. "La fin des Naufragés, c'était le principe stonien". Au terme de l'analyse, on trouve un principe pour chaque choix, une multitude de principes pour chaque film, mais le principe organisateur reste introuvable. Les principes, les choses et les places ne s'entremêlent pas, et il n'y a ni transversale ni porosité dans les films et dans la langue de Moullet. Bonjour la contradiction. Moullet classe des petits cailloux les uns à côté des autres, il les dissémine les uns à côté des autres — le caillou couleur (et le principe pictural) et le caillou musique (le déclencheur du lyrisme), le caillou expérience personnelle (la fac) et le caillou référence savante (amore e vita), et puis le caillou ligne ("Le comique, c'est dans ma nature"), le caillou réalisateur ("Un réalisateur doit garder sa ligne"), le caillou grand réalisateur ("Un grand réalisateur fait de grands films dans tous les genres"), bref, tous les cailloux du cinéma, bien rangés, bien éparpillés. Au terme de ce concours de grimaces, la synthèse est impossible. En bon sceptique, Moullet a singé la logique.
Moullet dit "Je vais aux chiottes" de la même manière que Montaigne ne veut absolument rien taire. C'est par une stratégie de sceptique qu'il a pu proposer un cinéma du "je": essai de la bouteille de Coca sur soi (Essai d'ouverture), du MLF sur soi (Anatomie d'un rapport), de la nage sur soi (Ma première brasse), comme autant de spécimens d'"une vie basse et sans lustre" — spécimens exemplaires donc monstrueux, puisque "chaque homme porte en soi la forme entière, de l'humaine condition" (Montaigne, Essais III, 2, "Du repentir").
Toujours, on revient à la case départ (les ContrebandièresAnatomie d'un rapport). La table de travail: une table rase. Le scénario: écrit au poids — dès que Moullet a collecté ses idées, une par feuille, et que l'ensemble pèse cent grammes, c'est fini (les Minutes d'un faiseur de films). Le plan: pas plus d'une action ou d'une idée par plan.
On trouve dans le cinéma et dans la langue de Moullet les principes d'un cinéma et d'une langue minéraux, faits de ces petits cailloux, sans principe de développement organique, sans dialectique — le contraire d'un cinéma et d'une langue liquides où les choses, les places et les principes se fondent les uns dans les autres pour enfler en vagues, charrier d'autres choses, principes et places, et souffler. Moullet, on le sait, n'aime pas l'eau (Ma première brasse).
Cinéaste du "et puis", "et puis", "et puis", on l'imagine pourtant faire le rêve de l'alchimiste: "Et si j'arrivais à fondre tout ça, à transformer les petits cailloux en roche en fusion...". Il admirait et citait de Godard, dès avril 1960 (Cahiers n°106), ce principe idéal: "Du seul fait que je dis une phrase, il y a forcément un lien avec celle qui précède".
Luc Moullet a beaucoup écrit sur les films, au cas par cas, et défriché à droite et à gauche et par intuition (parfois aussi par provocation...) les films "intéressants". Dans ses films, la prolifération d'anecdotes est inépuisable et le jeu avec les petites choses du concret permanent. La ressent-on vraiment, cette effervescence du critique et du cinéaste devant les détails du monde?
Parfois, l'ambition du film-monde, l'accumulation des spécimens, exemples et monstres, ne prennent pas. Le collectionneur, plongé dans le cycle infernal de la mélancolie, reste dans son cabinet de curiosités, interrogeant le raccourci mondial qu'il a sous les yeux et enfermé sous clé (Genèse d'un repas).
Le monde est chaotique. Parfois, une goutte d'eau fait déborder le film, et l'accumulation vole en éclats (les Naufragés de la D17). Parfois, simplement, c'est la jouissance accomplie et le plaisir pris dans cette "vie basse et sans lustre", la provocation à faire vivre l'abstraction et à la rendre terre-à-terre (Brigitte et Brigitte), la joie destructrice de voir les valeurs s'effondrer les unes après les autres, sans révolte, entièrement cynique (la Comédie du travail). (Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, "Simiologie", La lettre du cinéma n°22, avril-mai-juin 2003)

Et puis aussi le texte de Serge Bozon, prononcé dans le cadre de la rétrospective Moullet au Centre Pompidou (2009). Bozon était censé présenter Terres noires et Brigitte et Brigitte, mais, tenant compte du lieu, préféra évoquer le rapport qui existe entre l'œuvre du cinéaste et l'art contemporain. Voici une version légèrement remaniée (par l'auteur himself) de son intervention:

"Je ne parlerai pas des films de ce soir pour la raison suivante: quand on va au cinéma, c’est pour découvrir quelque chose, donc moins on en sait, mieux c’est.
Nous sommes dans un musée. Partons donc de la classification basique suivante des critiques de cinéma dans leur rapport à la culture. Il y a les critiques pour qui le cinéma a précédé la culture et ceux pour qui le cinéma n’a pas précédé la culture. Des premiers, on peut vraiment dire qu’ils sont nés dans le cinéma. Je mets par exemple Truffaut, Moullet, Skorecki, Biette dans la première famille, Bazin, Sadoul, Rohmer, Bonitzer dans la seconde. Quelqu’un comme Godard est intéressant parce qu’il est entre les deux. Cette distinction masque des différences plus subtiles, par exemple la famille fascinante des critiques dont on ne sait pas si la culture a précédé ou non le cinéma mais dont on sait qu’une vie matérielle aventureuse, manuelle et douloureuse a précédé le cinéma, disons Michel Delahaye ou Manny Farber.
Restons-en à ma dichotomie de base. On pourrait se dire que les premiers sont plus étrangers au musée que les seconds, enfouis que seraient les premiers dans la solitude de l’obsession cinéphilique sinon la haine explicite du musée, comme chez Skorecki. Je crois que l'œuvre de Moullet prouve le contraire. Ce sera l’objet de ma petite présentation. Pour ne pas être trop long, je me limiterai à un seul film, celui de l’ouverture de cette rétrospective, Essai d’ouverture. On y voit Moullet explorer systématiquement et sans succès toutes les possibilités d’ouverture d’une bouteille de Coca, que ce soit par la température (froid vs chaud), les organes (main vs pied), la technique (outil vs machine), etc.
Je ne suis pas du tout un connaisseur d’art contemporain, mais il me semble évident que ce projet est proche d’un certain art contemporain qui s’expose entre autres ici, à Beaubourg. La preuve en quelques rapides exemples fournis par un ami plus cultivé que moi, Vincent Julliard. D’abord, une photo de William Wegman (1971), avant qu’il ne devienne mondialement célèbre avec des photos de son chien qu’on croirait toutes droit sorties de l’Empire de Médor, photo qui s’intitule Three Mistakes et qui "montre" toutes les possibilités d’erreur qu’on peut faire en versant une bouteille de lait dans un verre posé sur une table. A savoir: si le verre n’est pas posé verticalement sur la table, mais couché horizontalement; si le verre est posé verticalement, mais à l’envers, i.e. avec l’ouverture contre la table; et si enfin le verre est bien posé, mais que celui qui verse le lait vise mal. Y a-t-il d’autres erreurs possibles? Je vous laisse juger.

William Wegman, Three Mistakes, 1971.

Plus généralement, tout le monde sait que les objets de consommation massive fascine les plasticiens d’un point de vue pataphysique souvent proche de celui de Moullet, y compris dans l’investissement biographique du ratage volontaire de leurs installations. De coca à caca, il n’y a qu’une lettre à changer, et puisque Moullet est le grand cinéaste de "la vie basse et sans lustre", comme l’ont montré Bodet et Levaufre dans La Lettre du cinéma, son œuvre est en droit scatologique. Elle l’est aussi en fait: pensez aux jeux de mots sur le caca et la région Paca dans son dernier film (le Prestige de la mort) ou aux injures scatologiques lancées non stop par le héros de son premier film (Un steack trop cuit). Or une star de l’art contemporain comme Wim Delvoye, qui a d’ailleurs travaillé, comme tout le monde depuis Warhol, sur les bouteilles de Coca (en tentant de les hybrider avec les bouteilles de la marque anti-scatologique par excellence, Monsieur Propre), a fait son petit scandale de rigueur en exposant dernièrement à Montréal des machines qui transforment pour de bon des restes de cafétéria en caca, "machine à caca" plastiquement très proche de la plus grosse machine industrielle utilisée par Moullet pour essayer d’ouvrir sa bouteille de Coca dans Essai d’ouverture. On pourrait continuer longtemps, par exemple du point de vue du goût de Moullet pour l’accumulation encyclopédique et les classifications poussées jusqu’au non-sens, en le comparant par exemple au goût similaire de Claude Closky. J’insiste: il n’y a pas beaucoup de cinéastes français qu’on peut ainsi rapprocher de l’art contemporain. Essayez toujours avec Pialat, Rozier, Dietschy, Treilhou, Truffaut, Biette, Mocky, Rohmer, les Larrieu, pour me limiter à des cinéastes proches de Moullet, cela ne marchera pas. Les seuls pour qui ça pourrait marcher, et moins bien, c’est Jean Eustache, Quentin Dupieux, Jacques Tati, Rabah Ameur-Zaïmeche, Jean-Philippe Toussaint, Valérie Mréjen, Tariq Teguia.
Mais ce qui m’intéresse, c’est justement de savoir en quoi Moullet échappe à ce qui peut ainsi sembler si proche, disons un certain art contemporain conceptuel, minimaliste, ultra-concret, antisocial et sarcastique. Une parenthèse: si Demy me semble si important, c’est que dans les années 60, il a enchaîné (en exceptant la Baie des anges) des films en comparaison desquels tous ceux de la Nouvelle Vague (de la même décennie) paraissent aussi minimaux et sarcastiques que du Moullet dans sa baignoire. I.e. que la densité de son écriture filmique me semble aujourd’hui un antidote méthodologique au génial minimalisme de la Nouvelle Vague (minimalisme poussé à son comble par Moullet). Fin de la parenthèse pro-lyrique. En quoi Moullet échappe alors? Je ne vois pas d’autre réponse, sans doute vague et passe-partout, que celle-ci: par le récit.
Je m’explique. Les cinéastes de la Nouvelle Vague ne sont pas des grands cinéastes du récit, à part Chabrol. Pour Godard et Rivette, c’est évident car délibéré. Pour Rohmer, c’est juste que c’est tellement épuré et économe qu’il s’agit plus d’essence abstraite de récit que de récit, au sens prosaïque et minimalement touffu du terme (cf. les grands auteurs du dix-neuvième avant le tournant Stevenson — qui le premier a conçu des romans disons de la "taille" d’un film). Truffaut, comme Moullet l’a exposé dans un texte génial ("La balance et le lien"), est plus un cinéaste du micro-climax, des sentiments et des idées fixes qu’un maître de la narration au sens classique du terme. Reste Chabrol, qui est fort là dessus mais n’utilise pas toujours ses talents. Bien sûr présenter Moullet comme un maître du récit serait un paradoxe facile. Je veux juste dire que dans tous les films de lui que j’aime profondément, il y a quelque chose de cet ordre qui résiste (à l’art contemporain). Et je crois que ses derniers films plaisent moins précisément parce qu’ils n’ont plus le confort du dispositif, contrairement aux films de lui que les gens préfèrent (Genèse d’un repasMa première brasseBarresImphyFoix, etc.), qui sont aussi les plus efficaces, je le reconnais, et qui ne sont par ailleurs pas à mettre tous sur le même plan, justement parce que ses meilleurs "films-dispositifs" ne sont jamais, contrairement à Foix par exemple, du strict art contemporain, au quintuple sens précisé ici: pour me limiter encore à Essai d'ouverture, ce qui y échappe, c’est le récit de soi, i.e. la manière dont le spectateur voit quelqu’un, comme chez Leiris ou Gainsbourg, se mettre à nu jusqu’au sordide et au comique (l’un n’allant pas sans l’autre) sur une vie entière — le fait que Moullet se soit filmé à différents âges dans sa croisade d'ouverture est là décisif. Quand je dis récit, cela implique aussi émotion. Au risque de paraître nunuche, c’est ce qui est le plus important pour moi au cinéma, l’émotion.
Donnons alors, parmi de nombreux possibles, juste deux exemples émotifs, l’un lié au ton, l’autre à la narration. Dans l’œuvre anti-lyrique de Moullet, la scène finale des Naufragés de la D17, où Bouchitey et Haudepin cassent tout, m’a ému justement parce qu’elle touche par son lyrisme à quelque chose liée à cette première famille cinéphilique dont je parlais au début, à savoir les fins paroxystiques d’un certain cinéma hollywoodien, disons exemplairement Vidor (Ruby GentryDuel au soleil), dans lequel Moullet est né (par l’écriture). C’est une scène d’amour fou, donc romantique. De même, à la fin du Prestige de la mort, il y a quelque chose de romanesque dans le long rapport narratif qui se déploie entre le personnage joué par Moullet et ce flingue qui finira par le tuer, i.e. dans la construction fictionnelle de cette seconde descente vers la mort, la première étant une supercherie auto-promotionnelle ratée. Et j’ai trouvé cela poignant. Mais il faudrait définir "romantique" et "romanesque".
D’où ma conclusion: à quand l’adaptation annoncée des Ambassadeurs de Henry James par Moullet?"

Et puis, dans la foulée de la rétrospective, un extrait du texte de Jean Narboni paru dans Trafic.

[...] Je crois que l'archi-terrien Moullet a été content quand je lui ai dit que Debussy n'avait pas écrit [La Mer] au bord de la mer, mais pour la plus grande part en Bourgogne. Je lui ai rappelé aussi la remarque d'Erik Satie au compositeur quand il a découvert l'œuvre, dont le premier mouvement s'intitule "De l'aube à midi sur la mer": "J'aime beaucoup le passage entre onze heures et demie et midi moins le quart." Commentaire aigre-doux à un musicien très ami, et bien dans la manière de perversité sournoise de Moullet, dont la parenté avec Satie — le personnage et l'artiste — m'a depuis longtemps frappé. Rapprochement que je crois peut-être mieux fondé que celui avec certains noms avancés à son propos en de brillantes formules: Courteline, Brecht, Queneau, Tati, Jarry... Chez l'un et l'autre, une excentricité, une "originalité" tranquilles et comme naturelles, un même goût de la raillerie contre les conformismes, les absurdités, les travers grotesques, la grandiloquence, les illogismes, l'esprit de sérieux et les injustices sociales; un même alliage de rusticité voire de plouquerie, et de dandysme; un même art de la provocation méchante; un même goût pour l'exercice physique et une harmonie idéale du corps et de l'esprit (Satie faisait deux heures de marche pour rentrer chez lui à Arcueil); un même tempérament de solitaire adoré de ses pairs (la liste des artistes amis du musicien serait trop longue, et peu de cinéastes auraient pu, comme Moullet, mobiliser autant d'admirateurs pressés de présenter ses films à Beaubourg); un même orgueil quant à sa propre valeur, parfois coquettement déniée par l'outrance dans l'autodénigrement; une même incertitude quant à la boussole politique (Satie a écrit dans L'Humanité, mais il disait que "les camarades bolchéviques ne valaient pas mieux que les bourgeois"). Et pour ce qui est du geste de création (et sans trop forcer la comparaison), on relèvera une manière commune d'inventer en se tenant aussi bien à l'écart de l'académisme de son temps que des avant-gardes homologuées, la création de formes neuves, simples, frontales et émotionnellement efficaces, sans artifices rhétoriques mais complexes, un goût pour le dépouillement et la raréfaction expressifs, un même génie des titres enfin (j'ai un faible, entre mille exemples, pour le moullétien Sport et divertissement, et Vexations, bref motif mélodique devant être répété 840 fois et composé après une déconvenue amoureuse, faute peut-être que Satie ait connue Anatomie d'un rapport). La gymnopédie, nom rendu universellement célèbre par le musicien, était une danse autrefois pratiquée à Sparte par des acteurs dénudés. Le terme musical, mais aussi les valeurs paradoxales prônées dans cette cité [de l'audace des vêtements féminins qui dévoilaient de larges parties du corps au droit de voler mais à condition de ne pas se faire prendre (1)] s'accordent bien avec l'exhibitionnisme contrôlé de Moullet, sa frugalité, son économie politique, son écologisme hédoniste, mais aussi son courage. Moullet serait-il le seul exemplaire à ce jour de cinéaste encyclogymnopédiste? (Jean Narboni, "Le gai savoir de Luc Moullet", Trafic n°71, automne 2009)

(1) Moullet s'enorgueillit d'avoir triché avec l'ANPE et d'avoir pu ainsi "acheter des maisons (?). De même, il dit avoir pu réaliser un film grâce à l'argent d'un chèque destiné à une entreprise homonyme qu'il avait reçu par erreur.

Et maintenant, retour à ma propre prose avec quelques notes sur le Prestige de la mort (2007), "le seul film de l'histoire du cinéma où l'on trouve à la fois des calanques, des roubines, des lapiaz, des sengles et des sphaignes" (dixit Moullet):

LM/LM ou Comment faire remonter sa côte auprès des gens du PAF en se faisant passer pour mort. (clin d'œil aux titres français des romans de Tom Sharpe, un des auteurs préférés de Moullet)

— C’est Truffaut qui avait décrété que la perfection au cinéma c’était abject, indécent, immoral et obscène. Et qu'à l'inverse le ratage c’était le talent. Vu comme ça, on peut dire que Moullet est le plus talentueux des cinéastes. Mais on aurait pu aussi citer Beckett et son fameux "rater mieux" (étant entendu que ce qui compte dans l’expression c’est surtout le terme "mieux"), car chez Moullet les meilleurs films ne sont pas réussis parce qu'ils sont ratés, ce qui n'aurait aucun sens, mais parce qu'ils sont génialement ratés. L'important est moins le ratage que la manière dont ça rate. Cf. Essai d'ouverture. Dans le Prestige de la mort, ça rate du début à la fin avec une belle réussite, ce qui fait tout le prix du film. D'autant que Moullet, qui tient aussi le rôle principal comme dans la plupart de ses films, ne s'attaque pas à une simple bouteille de Coca. C'est sa propre mort qu'il rate ici magnifiquement.
— La force émotionnelle des films de Moullet repose sur cette présence du cinéaste, présence qui ne relève pas de l’autobiographie (ce qui serait d’un ennui mortel), encore moins de l’autofiction (ce qui serait purement artificiel), mais de l’autoportrait, ce qui nous renvoie à nouveau à Beckett et tous ces artistes qui se risquent à montrer un peu d’eux-mêmes, ce "peu de soi" auquel semble les réduire leur acte de création. Il y a là comme un besoin, sans quoi le processus ne fonctionnerait pas (ou alors moins bien, c’est manifeste chez Moullet), qui évidemment n’a rien à voir avec l’égo de l’artiste. Et lorsque, en plus, l’autoportrait porte comme ici sur le vieillissement, ce que Moullet semble refuser admirablement, l’émotion ne peut aller que croissante, jusqu'au finale, réellement bouleversant, quand il décide de faire mourir, pour de bon cette fois, son personnage et qu'il l'abandonne sur le bord de la route.
— Quand je parle d’autoportrait, ce n’est pas par rapport au personnage du cinéaste que joue Moullet (et encore moins bien sûr à celui de l’énarque véreux auquel il prête ses traits), un "Luc Moullet" ringard, en quête de gloire et d’argent, et dont le plan — on pense au vieux réalisateur dans le Metteur en scène de mariages de Bellocchio —, très simple (un enfant de dix ans le comprendrait, même un fœtus, précise Moullet au flic borné) mais foireux, est au début perturbé par la "mort" impromptue de Godard (beaucoup y ont vu une sorte de "meurtre du père"), mais bien parce que l’écriture du film épouse les caractéristiques de l’homme Moullet, à savoir sa voix neutre, son élocution heurtée, ses gestes hésitants et un peu maladroits, son allure flegmatique. Parce que le vrai Moullet, finalement, c'est plutôt la mort du prestige.
— Bon, peut-être faudrait-il trouver un autre terme que ratage. Car le ratage chez Moullet n’est en fait qu’une impression, ressentie lorsqu’on découvre ses films la première fois, simplement parce qu’ils heurtent nos habitudes, celles qu’on prend à voir à longueur d’année des produits formatés. C’est d’autant plus vrai que ce qui semble raté, par exemple au niveau du rythme d’une scène ou du jeu de l’acteur, l’est déjà beaucoup moins au niveau du cadrage (toujours très classique, voire élémentaire, avec de temps en temps ce fameux travelling latéral très rapide pour éviter le contrechamp) et de la construction générale du film (dans le Prestige de la mort, Moullet semble respecter sa règle des 2/5 qui veut que pour redonner de l'intérêt à un film, on le fasse partir, peu avant sa moitié, dans une autre direction; soit ici le passage où le personnage rêve des Remèdes désespérés de Thomas Hardy — c'est la séquence la plus longue, celle sur la lande, filmée de manière radicalement différente —, extrait du grand film romantique que Moullet devait réaliser au départ s'il en avait eu les moyens — un premier extrait montre ironiquement ce que cela aurait donné avec un petit budget: tournage dans les Alpes et non en Angleterre, pour supprimer les frais d'Eurostar, et avec des figurants à poil, pour réduire les frais de costumes!).
— Car bien sûr le Prestige de la mort est d'abord un film très drôle...

Un petit mot également sur la Terre de la folie (2019), le dernier long de Moullet, revu récemment. L'impression est toujours aussi forte. Et la phrase entendue au début du film: "l’arrière-petit-neveu du bisaïeul de ma trisaïeule avait tué un jour à coups de pioche le maire du village, sa femme et le garde-champêtre, coupable d’avoir déplacé sa chèvre de dix mètres", toujours aussi efficace. C'est que tout Moullet est dans cette phrase. Durée et surface... lignée, accumulation, éclatement... Pourtant quelque chose a changé, Moullet n’est pas au centre du film, il en est légèrement décalé, comme s'il avait fait un pas de côté (au risque de tomber dans le vide, comme à la fin du film, répétition d’un autre geste manqué, du haut d’un pont, celui-là...). L’autoportrait se trouve diffracté en plusieurs personnages qui, selon un dispositif emprunté au reportage télé, racontent (au journaliste Moullet) quelques faits divers sordides, ou les commentent, parfois à toute vitesse, comme celle qui parle aussi vite qu’elle pense, plus vite même, ce qui fait qu’elle doit répéter ce qu’elle dit. Tout le film est ainsi placé sous le signe de la répétition. Répétition d'actes, plus fous les uns que les autres, dans un territoire bien délimité des Basses-Alpes, "le pentagone de la folie", un pentagone élastique que Moullet réajuste à un moment donné pour lui donner une forme plus régulière, lui conférant alors une dimension symbolique, voire cosmologique: la terre (la roubine), l’eau (un sac-poubelle dans une rivière), le feu (une immolation), le vent (une des causes recensées par Moullet pour expliquer ce taux anormalement élevé de folie meurtrière, au même titre que l'isolement géographique, la consanguinité, les sectes, le manque d’iode, le nuage de Tchernobyl...) et le vide qui semble contaminer le film. Répétition à la manière d’un motif, comme dans le burlesque, mais aussi d'un rituel, comme s'il fallait conjurer la mort (Moullet se félicite au bout du compte de n'avoir jamais tué personne bien que lui non plus ne soit pas, dit-il, tout à fait normal). Répétition dans la fixité des plans, dans leur frontalité, mais pas dans le rythme (Moullet sait jouer du braquet), de sorte que ça ne reste pas sur place, que finalement ça se prolonge plus que ça ne se répète, à l’image du coup de feu initial, réentendu à la fin, ce qui inscrit le film dans l’espace sonore d’une double détente, mais si espacée qu'on n'est pas sûr de l'écho. Chez Moullet les films résonnent (raisonnent?) toujours, même à des kilomètres...

Et pour finir, quelques mots de Moullet lui-même:

— La présentation de son livre sur le Rebelle de King Vidor.

"Le Rebelle (1948) de King Vidor est pour beaucoup de cinéastes le film de chevet. L’architecte qui dynamite des HLM conçues par lui, parce que les commanditaires ont défiguré son projet, évoque évidemment le cas de tous ces cinéastes qui n’ont pu bénéficier du fameux final cut.
Le dynamitage du Rebelle a profité d’un nouveau regain d’actualité avec les implosions récentes de HLM en banlieues. Ou: Gary Cooper à La Courneuve...
C’est un film malin, savant, glacé, hyperpro, mais aussi un film abrupt, brutal, cinglant, condensé, convulsif, déchiqueté, déjanté, délirant, discrépant, érotique, étourdissant, fascinant, frénétique, grossier, haché, hystérique, mal poli, romantique, surréel, torride, trépidant. Un objet barbare, un météorite.
S’il ne fallait conserver de toute la production hollywoodienne qu’un seul film, ce serait celui-ci. Je l’ai vu une bonne douzaine de fois, et j’ai peur de le regarder à nouveau, tant il m’émeut. En évoquant le comment, je dirai pourquoi le Rebelle demeure l’une des plus sublimes créations du génie humain."

— Les trois dogmes du critique (c'est sur la quatrième de couverture de son recueil Piges choisies, paru chez Capricci).
"Mon dogme n°1, c'est de toujours faire rire le lecteur.
Dogme n°2: chaque film intéressant engendre une approche critique spécifique au film en question: pas de grille.
Dogme 3: le critique doit toujours partir d'un exemple précis, avant de généraliser, et non du Général (et encore moins s'y cantonner).
Pour moi, l'Austérité, la Grille et le Général sont les trois Cancers de la critique."

BonusJean-Luc selon Luc de Luc Moullet (2006). 

Quand Luc reluque Jean-Luc.

"Un petit film tourné en une matinée dans mon appartement, et monté en quatre heures. Comme il y avait une exposition Godard, avec rétrospective, à Beaubourg, on m’a alors demandé de faire une vidéo sur lui. Je suis parti de la célèbre séquence des Carabiniers (dont mon frère était l’un des deux protagonistes), où nos deux "héros" alignent toutes les merveilles et richesses de la terre, réduites en cartes postales, révélant ainsi la vanité de la possession et de la vie humaine. Réponse du berger à la bergère, j’ai donc essayé d’identifier quelques traits caractéristiques de l’œuvre godardienne à l’aide de cartes postales.
Il s’agit d’une œuvre multiforme d’une centaine d’heures. Et, bien sûr, en cinq minutes, je ne pouvais inclure que très peu de choses. Je regrette d’avoir perdu du temps utile avec des éléments futiles, tels l’amour de Godard pour les cigarettes Boyard. J’aurais mieux fait d’insister sur la création d’une ambiance chromatique et plastique identique, perceptible dans les trois derniers longs métrages."

21/07/2025

Mods en mode majeur


  Mods de Serge Bozon (2003).

  Vivre (ensemble) le cinéma.

Mods raconte l’histoire d’un étudiant qui, atteint d’une maladie étrange, reste enfermé dans sa chambre, alors que les autres — par crainte de propager la maladie? — sont confinés à l’intérieur du campus. C’était il y a plus de vingt ans, bien avant la pandémie... Depuis le film a atteint sa majorité, et demeure toujours aussi beau.

De quelle maladie souffre Edouard, le héros prostré de Mods? Si le personnage ressemble (même beauté angélique) au jeune homme mystérieux qui, dans les Belles Manières de Jean-Claude Guiguet, restait lui aussi reclus dans sa chambre, il s’en distingue ici par un mutisme total. Geste de protestation? Caprice d’adolescent? Son état semble né du refus d’une fille, d’un "non" épistolaire et définitif, pas vraiment dit, ni même écrit (les caractères ont été accolés comme dans une lettre anonyme), mais dont on imagine volontiers qu’il vient sceller la fin d’une histoire, quitte à ce qu’il soit répété puisque — c’est la morale du film — "aux garçons, il faut toujours tout expliquer deux fois". On pourrait voir le film de Serge Bozon comme une version inversée et en creux du classique boy meets girl, une sorte de girl leaves boy, mais il s’agirait sûrement d’une fausse piste. Dans Mods, le mal paraît plus profond qu’un simple chagrin d’amour, du moins pour le collectif, au point d’ailleurs qu’on redoute qu’il se propage (la réclusion serait alors une forme de quarantaine). Que craint-on dans cet univers estudiantin qui puisse gagner tous ses occupants? Au-delà des peines de cœur qui viennent vous placer momentanément "en retrait du monde", il existerait une autre maladie beaucoup plus sévère: le repli studieux dans les livres. Edouard est atteint de boulimie littéraire. Il lit sept livres par semaine, soit un livre par jour, soit environ (j’ai fait le calcul) dix pages à l’heure, s’il lit sans pratiquement s’arrêter, même la nuit (ce qui est probable). Un record que d’autres, telle la fille de la cafétéria, aimeraient bien battre. Voilà où se situe la véritable contagion: se perdre dans la lecture comme dans un puits sans fond. Mais est-ce le temps passé à lire qui finit par vous couper du monde? Ou est-ce le livre lui-même qui parfois vous plonge dans un état quasi mystique ("mutique et mythique", dit-on dans le film)? Ainsi celui d’Eckhart Tollé, Le Pouvoir du moment présent, un guide d’initiation à la méditation, que la fille en question ne peut quitter des yeux et qui doit circuler (c’est une hypothèse) entre les étudiants du campus. Le pouvoir du moment présent… Est-ce la clé du film? Ce qui soulève une autre question (une de plus, le film n’en est pas avare): de quel présent s’agit-il ici? Peut-être de celui qu’on vit à l’adolescence, quand le sujet perd sa carapace — Dolto parlait du "complexe du homard" —, cette période si fragile entre le passé sous protection de l’enfance et le futur sans pitié de l’âge adulte. Un état de repli narcissique qui ne peut que favoriser l’isolement dans les livres, la musique (pop le plus souvent) et bien sûr le cinéma. N’est-ce pas cela le vrai pouvoir du moment présent? Quand, le temps d’un roman, d’un morceau de rock ou d’un film, le reste de la vie n’a plus d’importance. Moment privilégié, instant magique, que cherche à revivre, par la suite, tout féru de littérature, tout mélomane, tout cinéphile. En un sens, Mods pourrait participer de cette recherche: retrouver, par la grâce de la cinéphilie, ce pouvoir du moment présent.

Il existerait, selon Barthes, un fantasme de vie particulier: le "vivre-ensemble" de petits groupes, à l’intérieur desquels chacun vivrait à son propre rythme tout en respectant les règles de la cohabitation, "quelque chose comme une solitude interrompue d’une façon réglée" (1). S’appuyant sur le modèle religieux des monastères du mont Athos, Barthes qualifiait cet imaginaire d’"idiorrythmique"; il le retrouvait dans certaines œuvres romanesques mais aussi dans des situations de la vie courante, quand on cherche à s’isoler sans se couper totalement du monde. Le rapprochement avec Mods peut paraître hasardeux, d’autant qu’on y croise deux systèmes foncièrement opposés à l’idiorrythmie ("phalanstériens", dirait Barthes): d’un côté, la vie militaire (les deux frères du héros), et de l’autre, le pensionnat; des systèmes hiérarchisés autour d’un pouvoir (même s’il n’est pas représenté ou semble vacillant) et rythmés collectivement selon un timing très cadencé, métronomique. Or, tout le plaisir du film réside justement dans sa capacité à faire dysfonctionner l’ensemble. D’abord, en incorporant le premier système dans le second, ce qui permet de créer des situations burlesques — un burlesque poétique, très langdonien — tant les deux systèmes sont antinomiques. Ensuite, en faisant gripper lesdits systèmes, en leur insufflant ce petit grain de sable, de folie (toujours Langdon) qui, au détour d’un plan ou d’une réplique, viendra troubler l’aspect hiératique et un peu théâtral de l’ensemble. Tel me semble l’enjeu du film: introduire de l’idiorrythmie dans des systèmes a priori hostiles. Ce qu’on pourrait définir comme une esthétique de désaliénation, une façon quelque part de contester la loi — qui touche au règlement et non à la règle — et le pouvoir. Il y a toujours un petit côté asocial dans l’idiorrythmie. Les quatre mods sont là pour le rappeler. Mais c’est évidemment dans les chorégraphies que l’on perçoit le mieux la vocation idiorrythmique du film. C’est là, dans les scènes de danse dirigées par Julie Desprairies, que le film prend non pas son envol — nulle grâce aérienne dans ces mouvements saccadés et répétitifs de corps toujours prêts à tomber — mais une tournure qui, loin de contredire le reste de l’œuvre, vient au contraire renforcer son côté rock, ce goût pour la pose, à l’image encore des quatre mods, rappelant, par son mélange de provocation et de dérision, celles que prenaient certains groupes pop, au milieu des sixties, sur la pochette de leurs disques.

Dans Mods, l’espace est celui de la Cité universitaire. Il fait écho à l’espace intime de l’adolescence, voire de la post-adolescence, cet espace incertain où s’affrontent, aussi douloureusement que maladroitement, désir de liberté et tendance au repli. Au son d’un rock garage connu des seuls aficionados (ce qui est bien dans l’esprit mod), les chorégraphies nous montrent des personnages à la gestuelle mécanique et mal assurée, un manque d’assurance qui, évidemment, renvoie autant à l’inexpérience de l’adolescence qu’à l’énergie insouciante du garage américain (ces riffs enfiévrés, à défaut d’être techniquement maîtrisés, qui faisaient "cracher" les microsillons), mais qui, surtout, vient poser la question centrale de l’idiorrythmie, celle de la distance entre les corps. Une question qui, selon Barthes, conduit à une aporie: comment à la fois édicter des règles de distance, pour supprimer le trouble induit par le désir de l’autre, et ne pas tuer ce désir qui, on le sait, est le moteur de l’humain (l’homme est une machine désirante pour parler deleuzien)? Dans les séquences dansées, les corps semblent en permanence à la recherche de cette distance "idyllique" et, de fait, impossible. Confrontés aux éléments qui les entourent (les massifs d’un jardin dans lesquels on frappe du pied, les meubles d’une chambre dont on épouse les formes, les piliers d’un hall que l’on racle…), les personnages ne sont jamais à la bonne distance. Ils ne peuvent échapper à ce que Barthes nommait la "civilisation du rectangle" — dans la mesure où le rectangle n’existe pas dans la nature —, les limites d’un cadre à l’intérieur duquel ils restent prisonniers. D’où ce cadrage frontal, en plans généralement larges, seulement agrémentés de quelques travellings, témoin de l’"encadrement" rigide dont les personnages cherchent à se libérer. Comment? Par la danse justement, le mouvement des corps qui permet, en multipliant les poses, d’occuper pleinement l’espace. Déhanchements, balancements, flexions, contorsions... autant de courbes effectuées par les corps, car pour "subvertir" le rectangle, rien de tel — toujours selon Barthes — que l’arrondi. Mais ce n’est pas assez: il faut aussi prolonger la pose, la maintenir suffisamment longtemps pour qu’une présence s’affirme et finisse par rompre le cadre qui la contient. De sorte que ce sont, une fois encore, les mods qui semblent les plus aptes à subvertir le rectangle car également les plus proches de la distance idiorrythmique. Dans la pose mod, chaque corps est à la fois autonome, libre, et déterminé par celui des autres. Pour Barthes, la meilleure distance est celle qui maintient les corps en alerte. Le corps du mod n’est-il pas, à sa façon, un corps en alerte?

Il se dégagerait ainsi de Mods — au-delà de l’apathie qui progressivement envahit tous les personnages — une véritable tension. Tension à l’intérieur des corps. Tension à l’extérieur, entre les corps. Comme si les corps étaient reliés entre eux par un fil mystérieux, les confinant dans un même lieu, leur faisant vivre la même expérience, sans qu’ils éprouvent pour autant les mêmes sensations. Ce corps sous tension, en état d’alerte permanent, mobilisant dans sa seule pose toute l’énergie qui le conditionne, c’est celui du cinéphile. Si le groupe idiorrythmique ne peut exister réellement, son fantasme demeure et il est présent dans tous ces films dont la cinéphilie est au cœur. Il y aurait un "vivre-ensemble" de la cinéphilie, autrement dit un espace dans lequel s’inscrirait le corps cinéphile et son désir (2). Mods est tout entier porté par ce désir. Un désir qui vient de loin, ce qui donne au film ces allures de météorite dans le paysage cinématographique français. Il y a le désir proprement dit du film, celui qui a présidé à sa genèse et qui peut, déjà, venir de loin — Mods est né d'un ancien projet avorté: faire un film avec Bill Murray et Leonor Silveira, casting improbable où l'on devine l'envie de marier l'esprit du film de campus (Rushmore de Wes Anderson) et la "lettre" oliveirienne (le thème des amours frustrées). Mais il existe un autre désir, plus lointain, celui qui nourrit le film de toute une culture cinéphile. Schématiquement, la cinéphilie peut s'exprimer de deux façons dans un film: les citations, dont l'abondance risque de transformer l'œuvre en quiz pour spectateurs cinéphiles; et l'évocation, ce dont relève Mods, sorte de flux enchanteur véhiculant plus secrètement la mémoire cinéphile. Mods est traversé par un courant évocatoire, si ce n'est incantatoire, qui trouve sa source dans la cinéphilie des années 60. On connaît l'attachement de Serge Bozon pour une certaine cinéphilie, celle qui célèbre la passion "aventureuse" du cinéma. Pas la grande aventure qui s'inscrit au fronton de l'Histoire (du cinéma), mais la petite, l'aventure buissonnière, souvent négligée par les historiens: l'escapade cinématographique, ouverte à l'aléa. Un cinéma dans lequel il s'agit d'aller de l'avant, sans garde-fou, sans garantie sur le résultat final, et non de suivre la voie toute tracée d'un art sous contrôle, soumis aux impératifs de la réussite (commerciale ou critique) à tout prix. Bref, un cinéma de la tangente, on pourrait dire de la "diagonale", Serge Bozon se réclamant d'une famille de cinéastes, les cinéastes Diagonale, tels Vecchiali (le fondateur), Biette, Treilhou, Guiguet..., qui ont toujours cherché non pas à reproduire le cinéma qu'ils aimaient mais à "revivre" les conditions, souvent artisanales, dans lesquelles il avait été produit. Une famille héritée de la Nouvelle Vague, qui s'en distingue pourtant — outre une plus grande homogénéité, c'est pour cela qu'on parle de famille — par une approche moins "ambitieuse" de la notion d'auteur.

Derrière la culture mod et l’enthousiasme garage, c’est donc la cinéphilie qu’il faut voir, celle qu'on vivait dans un même espace — les premiers rangs de la salle de cinéma — et qui aurait disparu avec les utopies de Mai 68, sacrifiée sur l’autel de la critique idéologique et théorisante. C’est ce fantôme cinéphile que toute une génération de cinéastes a, par la suite, cherché à ressusciter. Par la forme qui s’y prêtait le mieux, la forme justement "fantomale" d’un cinéma défunt, celui de série B. Mods en porte la trace: temps ulmérien (le film dure juste une heure), espace dwanien (les personnages se fondent dans la géographie des lieux)… Mais c’est surtout la magie de Tourneur qui infiltre le film. Comment ne pas ressentir l’esprit de Vaudou dans cette histoire d’amour impossible et de malédiction? Edouard, le héros du film, est un zombi sur lequel une gouvernante-infirmière, sortie tout droit d’un roman de Henry James ou de Charlotte Brontë (Vaudou est inspiré de Jane Eyre), semble veiller. Et le groupe mod? S’il "commente" l’action à la manière d’un chœur antique (sauf qu’ici la tragédie se résume au rituel de la vie de collège, avec ses horaires implacables), il n’est pas sans évoquer le chanteur de calypso du film de Tourneur. Faut-il voir alors les chorégraphies comme des cérémonies vaudou, visant à sortir le héros de sa léthargie? Des échos qu'on aurait tort de prendre pour des citations. Mods n'est pas un film citationnel, on l'a dit, car l'inspiration qui l'anime se situe à un autre niveau, plus souterrain, peut-être même inconscient. C’est que Vaudou est bien plus qu’une simple référence (ce n’est pas un hasard si Jean-Claude Biette l’avait placé en couverture de sa Poétique des auteurs). A l’instar du Moonfleet de Fritz Lang, il est le film de cinéphile par excellence, une œuvre matrice qui ne peut qu’irriguer l’imaginaire de tout cinéphile. Plus encore, il est le film de la cinéphilie, le film-culte du cinéaste le plus emblématique de la cinéphilie. Autant dire un film sur la cinéphilie, sur sa croyance dans les pouvoirs du cinéma, le culte rendu à ses auteurs (fétiches, évidemment) et le transport quasi extatique que procure la vision de leurs films. Mods ne cherche pas à recréer un tel état de fascination, bien sûr, mais il le prolonge en quelque sorte, via le cinéma français des années 70, sous une forme plus somnambule qu’hypnotique, plus "enchantée" qu’envoûtée, car inévitablement affectée d’un manque: l’innocence du cinéma de série B, cette fameuse innocence qui conférait aux films de l’époque un charme inégalable. De sorte que Mods serait moins une tentative, fatalement vouée à l’échec, pour retrouver l’innocence de la série B qu’une réponse, parfaitement moderne — mod est l’abréviation de modern —, à la question de la cinéphilie aujourd’hui. Où il s’agirait de défendre ce qui, actuellement, est le plus menacé au cinéma, à savoir le personnage, de loin ce qu’il y a de plus fragile (car de plus exposé) dans un film. L’enjeu de Mods, c’est peut-être cela: "sauver" le personnage du repli autistique auquel semble le condamner tout un pan de la modernité (en gros, celle qui prône une approche plus "sensualiste" du réel). Et de voir les cinq chorégraphies comme autant d’étapes dans la (re)construction d’un vrai personnage de cinéma, qui plus est "héroïque". Dans la première chorégraphie, le personnage n’est qu’une idée de cinéma, un sujet dont on parle — les lettres que lisent les deux frères — mais qui n’a pas de réelle consistance sur le plan narratif (les massifs pas assez fermes du jardin); dans la deuxième, l’idée se développe, le personnage prend corps — les caractéristiques du héros —, ébauche du récit à venir (les marches de la résidence); puis il est couché… sur le papier, lors de la troisième chorégraphie, temps de l’écriture — on y évoque l’enfance —, qui donne au personnage toute l’épaisseur nécessaire mais pas cette dimension "irradiante" qui est propre au héros de cinéma (la chambre trop exiguë); c’est dans la quatrième qu’il fait ses premiers pas, forcément hésitants, à l’occasion de ce qui pourrait être les répétitions (dans le grand hall), avant de se tenir enfin "debout", par la force d’une dernière séquence qui, elle, serait celle du tournage (autour du lit), ultime étape dans le processus d’incarnation qui permet à un personnage d’exister véritablement, cette incarnation que l’on chercherait en vain dans beaucoup de personnages du cinéma contemporain. Où il apparaît finalement que ces cinq chorégraphies — que l’on peut aussi interpréter comme les "cinq règles de l’héroïsme, ainsi qu’il nous l’est suggéré dans le film — ne seraient qu’une seule et même danse: la danse de la cinéphilie.

Comme on le voit, ce qui caractérise Mods, c'est son rapport à l’unicité, ce qu'on retrouve aussi bien chez le cinéphile que chez le mod. Cela porte un nom: le dandysme. Mods est un vrai film "dandy". Non seulement parce qu’il ne ressemble à rien de connu — ce qui fait son "exquise originalité" — mais surtout parce qu’il touche au paradoxe du dandysme, quand celui-ci se pose au-dessus des règles et, cependant, reste soumis à celles qui le gouvernent (les règles de son propre cercle). Paradoxe qui n’est pas sans rappeler l’idiorrythmie. C’est ce qui distingue le dandysme de l’élégance, au sens "mondain" du terme, ce qui sépare, par exemple, Bozon de son presque homonyme Ozon (sans B, le cinéma d'Ozon est un cinéma de "qualités", le contraire même de la série B), ce qui sépare Mods d'un film comme 8 Femmes (qui date de la même époque). Là où le film de Bozon vise à l’unicité, celui d’Ozon ne vise qu’à l’unité. Partant du principe (stendhalien) que "le beau est promesse de bonheur", 8 Femmes exalte, à travers l’harmonie de sa composition (cf. le travail sur les couleurs), la magie du beau qui vient reconstituer l’unité édénique du monde. Mais il ne façonne, au bout du compte, qu’un cinéma "chic", très haute couture, qui met en avant le savoir-faire de son auteur et revendique, par l’admiration qu’il est censé produire, sa place de modèle. Tout autre est le projet de Mods. Le film de Serge Bozon peut bien être un film mod, il n’est pas un film de "mode". Pour rester dans la métaphore vestimentaire, on peut dire que si 8 Femmes est porté par son costume, Mods doit sa singularité à la façon dont il le porte. A ce titre, il n’a rien d’exemplaire. Car le film "dandy" n’est pas là pour faire école même s’il suscite, malgré lui, l’imitation. Si certains ont perçu dans Mods des accents bressoniens, là où d’autres ont vu la théâtralité d’Oliveira, c’est avant tout parce que l’art de Bresson et celui du maître de Porto sont marqués au sceau du dandysme. Ce qu’on retrouve, en fait, dans le film de Bozon, c’est une sorte de "geste" aristocratique qui le singularise et, en même temps, l’introduit dans le club (très fermé) des œuvres authentiquement "dandy". Quel est ce geste? Difficile à dire, d’autant qu’il vise justement à échapper à tout discours. Disons que c’est un geste d’effacement. C’est le geste qui vient révéler, à travers le mutisme d’Edouard, les paroles "insignifiantes" des mods et les dialogues souvent surréalistes entre les personnages (ainsi les scènes avec le médecin ou avec la femme sur la terrasse), la vanité du discours où chacun, loin de s’adresser véritablement à l’autre, ne fait qu’exprimer son propre désir. Plus exactement, c’est l’impassibilité des personnages, soulignant encore plus le semblant du discours, qui finit par conférer au film cette espèce de détachement qui caractérise le geste "dandy". Détachement qui n’est bien sûr qu’apparent. Car si Mods ne se soutient d’aucune autorité, s’il ne délivre aucun message, s’il semble indifférent au monde, c’est qu’il touche, peut-être à l’indifférence stoïcienne, mais surtout à cette forme de sensibilité absolue, quand le dandy, tel le poète, tel le moine du mont Athos, trouve l’accord parfait avec le monde, l’accord qui lui permet de ne plus ressentir le monde. Le pouvoir du moment présent.

(1) Roland Barthes, Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), 2002.

(2) La cinéphilie est d’abord une affaire d’espace (la salle de cinéma) et de cadre (l’écran de cinéma) que le cinéphile investit mentalement, et d’autant plus fortement que ce qu’il voit à l’écran — une séquence, un plan, voire un simple détail de l’image — l’attire irrésistiblement. Phénomène qui ferait du dispositif cinématographique une métaphore du coup de foudre amoureux, lorsque l’imaginaire recourt, comme le soulignait Barthes, à l’"image cadrée", quand il "engage le sujet dans des images coalescentes, auxquelles il colle" et qu’il "requiert impérieusement le cadre, la découpe rectangulaire, le cerne" pour faire apparaître l’objet aimé (Roland Barthes, op. cit.).