14/01/2025

Les règles du jeu


  Le Château de Pointilly d'Adolpho Arrietta (1972).

  Une petite aria.

Deux et deux ne font plus quatre, tous les murs peuvent s’abattre, chèvre, chèvre, chèvre blanche, coq de bruyère et bouc cornu. (Udolfo Arrieta dans Merlin, d'après Jean Cocteau)

Adolpho Arrietta est un mystère. Déjà, on ne sait jamais comment écrire son nom: Arrieta, Arietta ou Arrietta? Et son prénom: Adolfo, Adorfo, Udolfo, Alfo, Adolpho...? (1) Mais plus encore, c’est le destin d’Arrietta-cinéaste qui a quelque chose de mystérieux. Considéré à la fin des années 60 comme l’un des pionniers du cinéma underground espagnol, et français par la même occasion, il n’a pourtant jamais accédé à une vraie reconnaissance de la part de la critique, en dehors d’un petit cercle d’aficionados, parmi lesquels Jean-André Fieschi et Jean-Claude Biette, lequel voyait en lui un des rares cinéastes dont les films donnent envie de faire soi-même des films, moins d’ailleurs pour leur côté artisanal et faussement amateur (laissant croire que c’est à la portée de tous) que pour le bonheur de filmer qui s’en dégage, presque miraculeusement. Le mystère est d’abord là, qui fait que depuis quarante ans Arrietta ne cesse d’être redécouvert – à peu près tous les dix ans – sans que jamais ces découvertes répétées ne débouchent, pour lui, sur des projets de film qui soit à la mesure de son génie créatif. Certes, Arrietta se trouve ainsi préservé du risque d’embourgeoisement qui menace l’artiste reconnu, mais gageons que si quelques producteurs s’étaient montrés plus aventureux, il nous aurait offert une œuvre, d’abord moins confidentielle, mais surtout plus accomplie, et sans que disparût nécessairement ce qui fait le prix – inestimable – de ses films: l’innocence du regard. Au lieu de cela, plutôt que de s’investir dans de nouveaux projets [le présent texte a été écrit en 2010, avant la réalisation de Belle dormant, ndlr], Arrietta en est réduit à remonter ses anciens films, tels le Château de Pointilly (1972) et Grenouilles (1983), entreprises salutaires en ce qui le concerne, tant il ne supporte pas les versions initiales (surtout celle de Grenouilles), mais malgré tout dommageables dans la mesure où ces films se retrouvent pour le coup largement amputés. Grenouilles est réduit d’un bon tiers: on y voit encore quelques hommes (et femmes)-grenouilles, mais il ne reste quasiment rien du personnage de l’espionne russe interprété par Anne Wiazemsky, et celui de la baronne Kempf, joué par Arrietta lui-même, se résume à une apparition. Quant au Château de Pointilly, devenu Pointilly, c’est près de la moitié qui a été coupée, de sorte que lorsqu’on lit le texte que lui avait consacré Marguerite Duras à l’époque, certains passages deviennent difficilement compréhensibles.

Les deux Pointilly, ou l'oreille de Biette.

La comparaison des deux films est instructive. Dans la nouvelle version, Arrietta a surtout réduit les plans où Françoise Lebrun évoque de façon un peu trop explicite le fantasme freudien de l’inceste paternel (il ne reste ici que le château de Pointilly comme symbole de l’interdit), mais aussi les séquences où l’image semble redondante par rapport au texte. Ainsi, par exemple, quand l’héroïne raconte qu’elle a l’impression d’être espionnée et que, dans le plan suivant, on découvre l’oreille d’un homme en train d’écouter (2). Dans la version remontée, Arrietta n’a conservé que le plan de l’oreille – c’est Jean-Claude Biette qui figure l’espion –, privilégiant la dimension onirique du film à son discours, au point que l’on se demande si ce nouveau Pointilly n’est pas finalement une réponse d’Arrietta au texte de Duras. Non pas que cette version soit antidurassienne, en célébrant on ne sait quelle revanche de l’image sur le texte, mais parce que, dans son texte, Duras défend l’usage du pléonasme, une figure qui, pour elle, est "la seule voie possible pour arriver à rendre compte d’une donnée générale à travers une donnée particulière et cela, sans que l’histoire particulière, le vécu-par-une-seule [celui de l’héroïne], ne l’emporte en importance, en intérêt immédiat, sur le vécu-par-tous [ce qui touche à l’universel, ce que Duras appelle "le sort commun"]" (3), autrement dit qu’en répétant, via l’image, ce qui vient d’être dit, en répétant également les mêmes plans, il se crée un phénomène qui à la fois banalise le singulier (puisque cela conduit au général) et lui donne, paradoxalement, plus d’éclat (au niveau de l’écriture) du fait même de cet usage répété du pléonasme. Or, en coupant nombre de plans qui apparaissaient comme redondants, Arrietta rompt en quelque sorte le mécanisme décrit par Duras. Son film gagne en puissance visuelle ce qu’il perd au niveau du récit. C’est toujours le même film, mais condensé, comme si Arrietta n’avait gardé de son film que le strict nécessaire, du moins ce qu’il juge comme tel, trente-cinq ans après. C’est infiniment plus beau, c’est mieux structuré, mais qu’en est-il de la respiration du film? Biette disait à propos de Merlin que c’est un film "inspiré", ajoutant que les films inspirés se caractérisent par des hauts et des bas, des moments où il y a l’inspiration et des moments où elle n’y est pas, ce qui leur donne cette "vie particulière". Tous les films d’Arrietta répondent à ce modèle (sauf peut-être Flammes dont l’inspiration semble ne jamais faiblir), mais dans la version courte de Pointilly, on a le sentiment que, finalement, le cinéaste a aussi éliminé ce qui lui semblait "non inspiré" – pensons à certains plans d’intérieur, quasi documentaires, ou au long plan-séquence qui se déroule sur la place Furstenberg –, détruisant (en partie) cette part "vivante" qui faisait toute la réussite de la première version. Remonter une œuvre n’est donc pas sans risque, à l’image du finale – le retour à Pointilly – qui, une fois coupés quelques plans jugés là encore superflus, voit la chanson de Marlene Dietrich, "I’ve been in love before", littéralement déborder le film.

Echos de Narcisse.

Ce principe de répétition n’en est pas moins un vrai motif qui structure les films d’Arrietta, comme le soulignait Duras, et ce jusqu’à se matérialiser dans Eco y Narciso sous la forme de l’écho, bien sûr, mais aussi du reflet. Echo et Narcisse, c’est d’abord le son et l’image, soit le cinéma, Arrietta nous dévoilant à travers ce film autant sa vision du mythe (différente en cela de la version, contemporaine et jazzy, qu’en a donné Pierre Zucca), via le livre III des Métamorphoses d’Ovide, qu’une forme d’ars poetica où se trouvent exposés, comme à l’état brut, à la fois le noyau narratif de ses films – des bribes d’intrigues et d’actions vécues dans l’intensité du moment, reliées entre elles par quelque fil secret et entrecoupées de plans sur un personnage tantôt songeur tantôt sommeillant (ici Bacchus), de sorte qu’on ne sait jamais, à l’instar du Jouet criminel, quelle est la part de rêve dans ce qui nous est montré –, et les bases de son esthétique, qui empruntent pour beaucoup au cinéma muet, ici à travers la couleur, rappelant (outre les aplats de bleu, de vert ou de rouge des tableaux de Matisse) les teintages et la technique du pochoir des films primitifs, alors que dans ses films en noir et blanc le rapport au muet s'établit davantage par la vitesse de défilement des images, la naïveté des trucages – l’ange aux ailes de papier et habillé d’un drap, figure récurrente des premiers Arrietta – et l’expression de certains personnages, surtout féminins (voir les Intrigues de Sylvia Couski où le jeu "musidorien" d’Hélène Hazera n’est pas sans évoquer le cinéma de Feuillade). Echo et Narcisse, c’est encore l’occasion pour Arrietta de nous rappeler que ces répétitions – à l’intérieur de chaque film, comme autant de variations sur un même motif, mais aussi d’un film à l’autre (citons, en dehors de l’image de l’ange, celle du globe terrestre, présente dans Pointilly et Tam Tam, mais également dans Flammes, sous la forme d’un atlas géographique, trois films où se répète le son du tam-tam) – relèvent justement du jeu, d’un jeu qui, artistiquement parlant, prend sa source dans le Crime de la toupie, film-matrice s’il en est, au point d’ailleurs que le mouvement du globe terrestre, tournant sur son axe au début de Tam Tam, peut être vu comme la reprise du mouvement originel de la toupie, en équilibre sur sa pointe. Mais Echo et Narcisse, c’est surtout, concernant Arrietta, l’expression du désir. A bien écouter, c’est sur le mot "amor", répété par Echo, que disparaît Narcisse. A bien regarder, c’est en rose rouge qu’il se trouve métamorphosé. Ni "adieu" ni narcisse. Ce qui se joue là n’est autre que la passion: passion amoureuse, passion de filmer. Si le cinéma d’Arrietta a à voir avec l’univers de l’enfance, celui féerique des contes, le regard que, lui, porte sur le monde n’a évidemment rien d’enfantin, bien qu’empreint de cette innocence qui caractérise l’enfance, à l’instar du cinéma de Jacques Tourneur (4). Ce qui meut les films d’Arrietta, au sens où ses films sont en mouvement perpétuel, toujours en devenir (c’est ainsi finalement qu’il faut comprendre ce besoin chez lui, quasi pulsionnel, de les retravailler, moins par souci de perfection que par volonté de prolonger le mouvement), c’est bien le désir, autant le sien que celui de ses personnages (que seule la mort – qu’il s’agisse d’un meurtre ou d’une simple envie de dormir – semble capable d’épuiser). Le désir est là, présent, tapi dans les recoins de chaque film. Il traverse littéralement le Jouet criminel (dont le début évoque une scène de drague homosexuelle), Pointilly et Flammes, qui forment un ensemble (lui-même résonnant avec cet autre ensemble, germanopratin, que représentent Sylvia Couski et Tam Tam), où se dégage la même impression de désir lointain, inatteignable, à travers les personnages de Florence Delay, Françoise Lebrun ou Caroline Loeb (on pourrait y ajouter celui d’Elisabeth Bourgine dans Grenouilles), des personnages mélancoliques, souvent perdus dans leurs pensées et en définitive assez durassiens (5).

Un cinéma no straight.

Dans Eco y Narciso, quand Narcisse disparaît et se transforme en fleur, Arrietta ne montre rien, juste un plan monochrome, entièrement rose, qui rappelle le fond bleu de Merlin, marquant la vision du Graal, ou encore le plan de ciel bleu dans la version actuelle du Jouet criminel, le seul plan en couleur du film, ellipse extatique de ce qui semble être une scène d’amour fantasmée entre Jean Marais et Javier Grandes (le double d’Arrietta), après que le premier a dit au second qu’il ne peut faire partie de son rêve, autrement dit, que son désir est impossible. Mais ici, de quoi l’insert rose est-il l’ellipse? Blanchot, pour qui, à l’instar de Schlegel, "le poète est Narcisse", resituait le mythe dans sa dimension imaginaire: "Narcisse ne se reconnaît pas en l’image fluide que lui renvoient les eaux", il n’est pas amoureux de sa propre image, il est seulement fasciné par "l’inconnu d’une représentation sans présence". (6) Si Arrietta demeure dans l’interprétation ovidienne, quant à l’attrait qu’offre à Narcisse le reflet de son image, il semble néanmoins suivre Blanchot sur un point: contrairement au mythe, Narcisse n'y meurt pas. Ce que suggère Arrietta, c’est que Narcisse, après sa rencontre avec Echo, découvre qu’il n’aime finalement que les garçons, ceux qui sont à son image. En disparaissant, il quitte un monde antique, sinon mythique, et son modèle unisexe, ainsi que nous le montre le film – Narcisse attirant tous les regards, des filles comme des garçons –, pour rejoindre, via l’insert rose, la réalité, celle de la différence des sexes qui fait de l’hétérosexualité la norme dominante. En un sens, Echo y Narciso – qui au départ s’intitulait simplement Narciso – préfigure, rétroactivement, tout le cinéma d’Arrietta; c’est le film qui précéderait le Crime de la toupie et toute la série des "anges aux ailes de papier", manifestation d’une homosexualité clandestine, ghettoïsée, ce que révèlent les scènes de placard dans le Jouet criminel, où l’on enferme l’ange, écho au concept de closet, véritable point de départ de la culture gay. A ce titre, on peut voir la séquence de Pointilly où les ailes de papier sont jetées par la fenêtre, et ainsi révélées au grand jour, comme une sorte de coming out, marquant la fin du "placard". Fin de l’ange, mais pas de l’être-ange. Avec les Intrigues de Sylvia Couski et Tam Tam, Arrietta célèbre la femme transgenre et, à travers elle, la dissociation genre-sexe. L’affirmation queer, héritée de Foucault, comme quoi la sexualité n’a rien de naturel, s’accorde idéalement avec sa manière de filmer: disruptive, antinormative, politique aussi... Qu’il s’agisse de Marie France, d'Hélène Hazera, de Gaétane Gaël, de Jacquie Severo Sarduy ou de Maud Molyneux, la femme transgenre jouit ici de l’aura qui est propre aux divas les plus divagantes. Telle une star du muet ou du music-hall (Sylvia Couski), du cinéma des années 30 ou du théâtre (Tam Tam), elle est le centre toujours fluctuant d’un cinéma de pure jouissance. Exit le discours œdipien qui, selon l’auteur, alourdissait et donc "figeait" un peu trop la première version du Château de Pointilly. Sylvia Couski et Tam Tam sont moins des films-spectacles (quid de la représentation?) que des films-réceptacles, ouverts à l’événement, à l’imprévu, débarrassés de tout souci de vérité dans la mesure où ce qui compte ne sont pas les personnages en tant que tels mais bien ce qui les fait agir, et réagir, autant de forces intensives (au sens deleuzien du terme) révélant, derrière l’aspect chaotique de l’ensemble, la principale caractéristique de l’art arriettien: la spontanéité du geste – en quoi il est résolument moderne.

De Ravel en Cocteau.

Arrietta n’a pas toujours filmé pauvrement, il a parfois eu des moyens – disons, un peu plus de moyens. Et par deux fois. D’abord en 1977 pour Flammes; puis, surtout, en 1990 pour Merlin. Deux œuvres magnifiques, où se manifeste, mieux qu’ailleurs, son talent d’enchanteur. Flammes est le plus ravélien des films d’Arrietta, non seulement parce qu’on y entend Ma mère l’Oye et son finale prodigieux, "Le Jardin féerique" (7), mais surtout parce que la fluidité du film évoque celle de Ravel, laquelle doit d’ailleurs beaucoup à la figure de la répétition (8). Répétition mais également dissonance, à travers ce que Ravel appelait les "sonorités cassées", telles celles d’un piano désaccordé, quand on ne s’en est pas servi depuis longtemps, ce qu’Arrietta avait reproduit à sa manière dans le Crime de la toupie, en accélérant l’enregistrement du morceau de Scarlatti joué par sa mère, retrouvant par là le son des petits pianos mécaniques de l’enfance. Précision du rythme, délicatesse du ton, richesse des couleurs..., Flammes est le plus abouti des films d’Arrietta. Et le fait qu’il épouse la ligne esthétique de Ravel n’y est sans doute pas étranger tant leurs univers se rejoignent. Pensons à l’extraordinaire séquence qui précède l’arrivée des pompiers. On n’y entend quasiment pas de musique, et pour cause, c’est la séquence tout entière qui est musique, jusqu’aux silences (chez Arrietta, il faut toujours tendre l’oreille), ceux de la nuit, dont on sait l’importance pour créer un climat. Le temps ici est celui de Barbara (Caroline Loeb), qui divise la séquence en deux: d’abord le temps de l’ennui (telles ces notes de musique, pianotées sans conviction), rythmé par les pages de l’atlas que déplie le frère (Pascal Greggory); puis, après l’appel téléphonique ("Au feu les pompiers!"), le temps de l’impatience, qui transforme le livre en "invitation au voyage" (l’Amérique du Sud, le lac Titicaca, le bruit des tams-tams). Univers chatoyant, charmant, où l’on rêve du pompier-fantôme, mais aussi fragile et menacé: une inquiétude sourde imprègne l’œuvre. C’est que l’émerveillement est là aussi pour masquer des peurs plus profondes, parfois terrifiantes, qui touchent non seulement à l’enfance, mais également à la cruauté du monde. Comme chez Ravel, comme chez Tourneur... Comme chez Cocteau.
Si la fluidité ravélienne ne se dévoile que progressivement chez Arrietta pour finalement éclater, véritable apothéose, dans Flammes, l’héritage de Cocteau est lui, au contraire, présent depuis le début, à travers la figure de l’ange (exemplairement dans l’Imitation de l’ange) et celle de la Bête (via Jean Marais dans le Jouet criminel) – l’adage "Qui fait l’ange fait la bête", au sens où le réel est l’ambiguïté même, pourrait servir d’exergue à l’ensemble de son œuvre – et de nombreux "blasons" coctaliens, parmi lesquels on retiendra: la chambre, le sommeil, les sortilèges, mais aussi le 16 mm (que Cocteau surnommait "le grand seize") et les faux raccords. Avec Merlin, Arrietta adapte pour la première et unique fois Cocteau. On peut s’amuser à comparer le film et la pièce (Les Chevaliers de la Table ronde), elle-même à comparer au mythe arthurien. Outre la volonté de renouer avec l’image originelle, maléfique, de Merlin, qui recourt à l’opium comme moyen d’enchantement, et certains détails, comme "la fleur qui parle", inspirée d’un fait divers ("une plante émet des ondes en Floride comme un poste de TSF" – 9), la grande différence par rapport au mythe est le personnage de Ginifer, totalement inventé par Cocteau. Il s’agit du valet de Merlin, un démon invisible, sauf lorsqu’il prend la forme d’autres personnages, tels Gauvain et Guenièvre, entraînant chez ces derniers un comportement bizarre, un peu queer (c’est la seule façon de le repérer, outre son incapacité à bien prononcer les x), ce qui permet à Cocteau de brouiller les classiques jeux de l’amour (voir la relation pour le moins trouble entre Gauvain/Ginifer et Artus et celle, autrement plus virile, entre Guenièvre/Ginifer et Lancelot – 10). Car si le dédoublement est à mettre en parallèle avec les nombreuses figures duelles, gémellaires, qui peuplent l’univers de Cocteau, il est davantage ici une variante de la figure transgenre. Idem quant au couple formé par Merlin et Ginifer: le premier est, selon la légende, né de l’union d’une vierge avec le démon, alors que le second est capable de s’incarner en n’importe quel personnage, homme ou femme. Le cinéaste interprétant lui-même le magicien, une question se pose, inévitable: Arrietta est-il Merlin, de la même manière que Cocteau était Orphée? Oui, si l’on s’en tient à la seule fonction enchanteresse de son cinéma et au fait que c’est bien Merlin le metteur en scène des événements. Mais ce serait oublier la nature ici pernicieuse du personnage. On sait que la pièce est placée sous le signe de l’opium, écrite par Cocteau après une nouvelle cure de désintoxication, et que s’il fallait choisir un personnage de la pièce auquel identifier l’auteur, ce serait autant celui de Merlin que celui d’Artus, lorsqu’à la fin, une fois "désintoxiqué", la réalité se révèle au Roi dans toute sa violence. Car si le poète est aux ordres de la nuit, comme le rappelait Cocteau, l’opium n’est pas sa muse. Merlin incarne autant les pouvoirs de la poésie que les subterfuges auxquels on a recours pour créer l’illusion d’un monde meilleur, simplement parce qu’il est endormi. Pour Cocteau, le dilemme est là, entre le plaisir d’une fausse vie et la douleur du monde réel. A la fois Merlin et Artus. Mais pour Arrietta? Qu’il soit Merlin, c’est évident, mais il lui faut également un "double" qui vient pondérer, à défaut de neutraliser, l’aspect négatif du personnage. Et comment ne pas voir en Ginifer le double facétieux qui, non seulement fait du film d’Arrietta une vraie comédie, où l’on se poursuit autour d’une table, mais dévoile aussi, de manière éclatante, la dimension ludique qui parcourt toute son œuvre. Plus encore, ne faut-il pas y voir, au-delà de la figure transgenre, l’essence même du cinéma d’Arrietta: un drôle de jeu – aux règles mystérieuses – avec la réalité, où l’important n’est pas dans la ressemblance, ni même la différence, mais bien dans l’écart qui existe entre les deux, qui fait du monde arriettien une copie imparfaite, souvent émouvante, parfois grotesque, mais toujours vivante – et en cela indispensable – de notre propre monde. (Vertigo n°39, hiver 2011)

(1) Lorsqu’on lui demande les raisons de ces orthographes multiples, Arrietta reste évasif. Sur l’orthographe actuelle – Adolpho Arrietta – il explique: "Adolpho a 7 lettres, Arrietta a 8 lettres. 7+8=15; 1+5=6. Et 6 est un chiffre très commercial." Il y aurait donc une cause numérologique à toutes ces orthographes. Mais puisque le cinéma d’Arrietta renvoie à l’enfance, au monde des rêves, comme à l’univers poétique des contes, que lui-même se dit très superstitieux, jouons le jeu et avançons notre propre explication. Si l’on considère l’orthographe officielle – Adolfo Arrieta –, nous avons: 6+7=13, 1+4=4, soit le chiffre 4. Or, d’un point de vue numérologique, le 4 est lié au carré, il symbolise le respect des règles et des lois, alors que le 6, chiffre correspondant à l’orthographe actuelle, est plus lié au cercle et symbolise la recherche de l’harmonie. Si "Adolfo Arrieta", c’est bien le nom-du-père, "Adolpho Arrietta" aurait-il à voir avec la chose artiste?

(2) Ce gros plan de l’oreille, on le retrouvera dans Merlin – il s’agit cette fois de l’oreille d’Arrietta –, signe d’un monde non pas sous écoute, mais plutôt à l’affût. Chez Arrietta, la curiosité prime sur le besoin d’espionner.

(3) Marguerite Duras, "Le Château de Pointilly", in Le Monde extérieur, Outside 2, P.O.L, 1993.

(4) Grenouilles apparaît tourneurien dans son rapport au noir et à la nuit. Pensons à la longue scène de piscine, évoquant Cat People, que l’on retrouve d’ailleurs dans Eco y Narciso. Pensons aussi à ces hommes-grenouilles, sortis d’on ne sait quelle Atlantide, tels les hommes-poissons du dernier film de Tourneur, War-Gods of the Deep / The City Under the Sea. Il n’est pas jusqu’à la première apparition d’Elisabeth Bourgine, dont la robe jaune fait écho à celle – fétichisée par toute une génération de cinéphiles (il s’agit en fait d’un déshabillé) – qu’arbore Ann Sheridan dans Appointment in Honduras.

(5) Le rapprochement entre Arrietta et Tourneur passe aussi par la mélancolie qui imprègne nombre de personnages féminins. La mélancolie féminine n’est-elle pas le vrai sujet d’un film comme I Walked with a Zombie dont Biette trouvait, à juste titre, qu’il faisait penser au cinéma de Duras?

(6) Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980.

(7) A travers ce finale, réduit à un seul plan (la "Belle au bois dormant" et le pompier/prince charmant réunis dans le cockpit d’un avion), Arrietta résout le plus élémentairement possible une question majeure du cinéma: comment finir une œuvre?, question qui fut aussi pendant très longtemps celle de la musique classique, surtout romantique, et à laquelle Ravel sut apporter de splendides réponses.

(8) Ainsi les fameuses notes répétées de Scarbo, en écho avec l’anaphore "que de fois..." qui scande le poème d’Aloysius Bertrand dans son recueil Gaspard de la nuit.

(9) Jean Cocteau, Les Chevaliers de la table ronde, Gallimard, 1937, préface.

(10) Le prénom "Ginifer" est dérivé de "Jennifer", équivalent anglais de "Guenièvre", ce qui laisse supposer que le personnage serait surtout l’incarnation pour Cocteau de la double face, hystérique, de la reine, sinon de la femme en général: à la fois séductrice et castratrice.


Merlin (1991).

Complément:

J'ai bien dormi à Belle Dormant.

Une nymphe à gosier charmant
Dans les ariettes excelle
Ceux qui marchent tout doucement
Expriment le nom de la Belle
(poème du XVIIIe s.)

Il existe des films du sommeil, pas du rêve à proprement parler, mais du sommeil, des films dont la vocation est de vous plonger dans une douce torpeur, de façon irrésistible, ce qui les rend très agréables à suivre, parce qu'on les suit très bien, peut-être même mieux à moitié endormi que les yeux grands ouverts. Belle Dormant (2016) est de ceux-là... "Belle Dormant", traduction littérale de Sleeping Beauty, mais aussi condensation (si l'on s'attache au travail du rêve) du titre original: La Belle au bois dormant, qui fait ressortir les deux intensités que sont "Belle" et "dormant" par rapport au "bois", qui n'est qu'accessoire. Sachant de surcroît que la beauté du film est dans sa capacité à endormir. Parce qu'il vous jette un sort, que quelque chose vous pique, non pas le doigt mais les yeux, pour que subitement vous vous endormiez, non pas pour cent ans mais le temps du film, jusqu'à ce que l'enchantement soit rompu, à la faveur non pas d'un baiser mais d'une caresse, comme un chuchotement au coin de l'oreille. C'est de cela qu'il s'agit: Belle Dormant est un film qui s'écoute (et ce d'autant plus qu'Arrietta, prénommé Ado au générique, est un cinéaste de l'oreille), dans la pure tradition des contes d'autrefois. Parce que les contes, ça s'écoute, ça ne se regarde pas, ça ne se lit même pas, c'est ce qu'on vous racontait le soir, quand vous étiez enfant, pour vous endormir. Les contes, ça sert d'abord à ça: une histoire à dormir debout mais surtout couché dans son lit ou, comme ici, bien installé dans son fauteuil, bercé par des voix, une musique, des silences... Et dans Belle Dormant, on peut dire que ça fonctionne très vite, dès les premières mesures de batterie (tams-tams d'aujourd'hui), qui annoncent le sortilège et continueront de le scander tout au long du film.
Quel est donc ce sortilège? Je dirais: le "fuseau" numérique – fuseau: petite bobine, mieux "toupie", de forme allongée et pointue aux deux extrémités qui servait jadis à la quenouille, et dont on sait le risque criminel chez Arrietta. Il est un fait que visuellement parlant, au niveau de la lumière comme des couleurs (on croirait le film bidouillé avec iMovie), Belle Dormant n'est pas d'une grande beauté; pour le moins est-il d'une beauté agressive... c'est ça qui pique les yeux. L'enchantement ne passe pas, ne passe plus, par l'image, quand bien même Arrietta essaierait désespérément, et de façon presque touchante, de lui donner une vieille teinte argentique (à la différence de Merlin), mais par le son, moins abîmé par les ravages du numérique et pour le coup plus à même de vous envoûter... Belle Dormant c'est la beauté endormie, et l'émotion qui va avec. Pas la beauté pour la beauté, ni l'émotion pour l'émotion (n'importe quel documentaire animalier est à la fois beau et émouvant), mais la "beauté émouvante" des films d'avant, techniquement moins parfaits, mais plus proches de la réalité, de celle que voit l'œil humain, forcément imparfait... Certes il y a encore du beau dans Belle Dormant, le regard se trouve par instants ébloui, là par des échos "coctaliens" aux anciens films d'Arrietta (les ailes de l'ange, Narcisse se mirant dans l'eau, etc.), là par quelques "peintures" (la reine de Kentz écoutant la prophétie d'une grenouille bleue – Nathalie Trafford, coproductrice du film, ressemble à Edith Clever dans la Marquise d'O... de Rohmer –, un tel plan ça réveille), mais l'émotion est ailleurs, dans ce qui fait le présent du film, parce que Arrietta, alias Arrieta alias Arietta = ariette en espagnol: petite aria, soit un air léger, est aussi, comme les cinéastes en "ette", Biette et Rivette, un cinéaste du présent. Et le présent ici c'est ce qu'on écoute les yeux mi-clos. Alors? Alors rien. Juste ça: j'ai bien dormi à Belle Dormant et j'ai beaucoup aimé.

En attendant – espérons-le – El misterio del anorak rojo...

08/01/2025

Mille Sabor


  Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar (2019).

  "El primer deseo".

On a souvent évoqué Fellini (8 ½, pour son thème – un réalisateur en proie à la dépression – où se mêlent souvenirs et fantasmes) et Bergman (Les Fraises sauvages, pour sa construction, basée sur de nombreux flash-backs) à propos de Douleur et Gloire, le film d’Almodóvar. Trois cinéastes qui ont en commun, avec beaucoup d’autres, d’avoir traversé – Fellini et Bergman quasiment à la même époque – une période dépressive, suite à l’incapacité, sinon la peur, de ne pouvoir maintenir l’inspiration qui les avaient guidés jusque-là. Douleur et Gloire suit le trajet d’un cinéaste pour sortir de ce long tunnel qu’est la dépression, avec son cortège de douleurs et autres symptômes associés – largement documentés dans le film, comme toujours chez Almodóvar où la physiologie est très présente –, qui fait du personnage almodovarien un personnage-corps. En ce sens, le film prolonge Julieta, le précédent, avec lequel il forme une sorte de diptyque, en même temps qu’il ouvrirait un nouveau cycle dans l’œuvre d’Almodóvar, qui touche toujours au désir, mais inscrit cette fois dans le cadre austère du vieillissement et du deuil (idéalement traduit par la musique, intimiste et organique, d’Alberto Iglesias). Comment ressusciter le désir quand on s’est détaché de tout, à commencer par le cinéma, cette passion dévorante de raconter des histoires, et qu’on s’est enfermé dans une bulle sensorielle, loin des autres, à l’écoute de son corps, un corps particulièrement bavard dans le cas de Salvador (Antonio Banderas), le double d’Almodóvar, que seule l’immersion dans une piscine, à l’image du premier plan du film, permet de faire taire momentanément. Et ainsi d’entrevoir le petit bout de lumière recherchée.

Le nom complet du personnage est Salvador Mallo qui résonne, phonétiquement, comme une construction plus ou moins anagrammatique de "Salva Almodóvar", qu’on traduira par "Sauvez Almodóvar", Salva étant aussi le diminutif de Salvador dans le film.

MLB.

L'ouverture de Douleur et Gloire – Salvador comme en suspension dans l’eau, au fond de la piscine – a quelque chose d’amniotique. C’est l’image de la "régression intra-utérine", celle, théorisée par Eisenstein, du MLB, d’après l’expression allemande MutterLeiB (versenkung), elle-même empruntée à Sándor Ferenczi et traduite en français par "plongée dans le sein maternel". Chez Ferenczi, on sait à quoi cela renvoie: le stade de toute-puissance que vit l’enfant dans le ventre de sa mère, par rapport à un monde extérieur qui existe à peine, état qui "réalise l’idéal d’un être soumis à son seul plaisir", ce que l’enfant cherchera à reproduire après la naissance sur un mode magique. Pour Eisenstein, cette expérience prénatale serait ancrée en nous, gravée pour toujours dans ce qui constitue notre histoire. Et le cinéaste de la découvrir – via le thème du MLB – de façon rétroactive dans ses œuvres ainsi que celles d’autres artistes (Dostoïevski, Degas). Non pas que chez Almodóvar on retrouve dans la première scène du film le mouvement en spirale des "Baigneuses" de Degas (ainsi que l’a décrit Eisenstein), mais que, de façon plus générale, ses films, et plus encore celui-là, épousent un mouvement d'embrassement qui couvre toute l'étendue du récit, ne laissant quasiment rien hors champ, ce qui cadre avec l’idée d’exploration, de remontée aux sources, pour mieux enrichir l’histoire et par-là les questions disons existentielles que le réalisateur se pose, le but n’étant pas d’y répondre mais de les rendre plus éclairantes. On notera d’ailleurs que ce n’est pas la position du fœtus que Salvador reproduit dans la piscine mais, avec ses bras en croix, l’image de la dualité, conférant au plan, par la symétrie gauche-droite qu’il crée, une dimension d’équilibre et d’harmonie. Elle rappelle une autre figure du MLB évoquée par Eisenstein, celle du "vol plané", un état de flottement – que ce soit dans l’espace ou dans l’eau –, avec ce que cela suppose, là aussi, de quiétude et de félicité. Si pour Salvador, la position se veut d’abord antalgique (le soulager de son mal de dos, à l’instar d’Almodóvar qui souffrait des mêmes douleurs), elle inaugure surtout ce que sera le cheminement du personnage (et à travers lui de l’artiste): la quête d’un bonheur perdu, qui voit le film lui-même "flotter" tout du long dans l’entre-deux, entre réel et fiction, corps et psyché, forme et contenu.

La rivière.

C’est par l’analepse (retour en arrière), procédé habituel chez Almodóvar, que le récit va donc avancer et le personnage se transformer. La scène qui vient juste après celle de la piscine, déclenchée par la sensation de soulagement qu’éprouve Salvador, est un souvenir d’enfance: lui-même, au bord de la rivière aux côtés de sa mère (Penélope Cruz) et d’autres femmes du village qui lavent le linge en chantant, tout en plaisantant sur leur sexualité, pendant que l’enfant regarde au fond de l’eau les "poissons-savonniers". Le moment de bien-être ressenti dans la piscine ravive un autre moment heureux vécu, lui, dans l’enfance. C’est l’élément aquatique qui assure la transition, entre réminiscence et remémoration. Mais déjà, à travers cette scène, solaire et joyeuse, l’auteur s’éloigne des références trop symboliques (l’eau, la mère, le féminin) pour en privilégier l’élan vitaliste, évoquant le néoréalisme italien, avec Penélope Cruz en "Sophia Loren", et toutes ces voix de femmes qui ont bercé l’enfance d’Almodóvar, contrepoint adouci, puisque perçu à travers le regard de l’enfant, à la rudesse de l’époque qui était celle de l’Espagne franquiste. Aujourd’hui, il ne reste de ces images que des petits flashs lumineux, aux effets bénéfiques certains mais passagers, qui ne peuvent calmer durablement Salvador de toutes ses souffrances, liées à ses problèmes de dos, à l’opération qu’il a subie, mais aussi au décès récent de la mère et l’état dépressif qu'il s'est ensuivi, sans oublier le côté hypocondriaque. Cela fait beaucoup... d’où cette nuée de symptômes et de phénomènes psychosomatiques dont Almodóvar nous dresse l’inventaire à partir d’images en 3D, le réel du corps vs. son image virtuelle, la jouissance face à laquelle la science, qui se plaît à exhiber et morceler le corps, à l’analyser de toutes parts, se montre impuissante. (Ce que Daniel Pennac constatait dans Journal d’un corps: "Plus on l’analyse, ce corps moderne, plus on l’exhibe, moins il existe".) Pour Salvador, il faut aller plus loin, dans les profondeurs de sa mémoire et de son passé, pour consolider le récit – sans qu’il perde de sa souplesse, à l’inverse de sa colonne vertébrale –, la ligne à suivre, bien que non tracée d’avance, et se rapprocher de cette lumière censée le guérir, lumière à ce stade encore bien lointaine.

Les années 80.

Car si le travail de remémoration est nécessaire, il faut aussi des rencontres, qui ressuscitent le passé et rendent le travail plus efficace. Deux rencontres vont présider au renouveau progressif de Salvador: 1) La rencontre avec Alberto (Asier Etxeandia), l’acteur avec lequel il était fâché depuis plus de trente ans (trente-deux exactement, soit 1987, l’année de la Loi du désir dans la filmographie d’Almodóvar), convaincu d’avoir été trahi par la façon dont celui-ci avait interprété son rôle dans "Sabor", le grand succès de Salvador, film qu’ils doivent présenter ensemble à l’occasion de sa restauration. "Sabor" renvoie directement à la Loi du désir et plus précisément à ce qu’en disait Pedro Almodóvar à Frédéric Strauss dans son livre d’entretiens, et qui touche au non-rapport sexuel: "J’aimerais me rappeler de la Loi du désir avec plus de précision car c’est un film-clé dans ma carrière et dans ma vie. Il parle de quelque chose de très dur et en même temps de très humain qui est ma vision du désir. Je veux dire la nécessité absolue de se sentir désiré et le fait que, dans cette ronde du désir, il est très rare que deux désirs se rencontrent et se correspondent, ce qui est une des grandes tragédies de l’être humain." 2) La rencontre avec Federico (Leonardo Sbaraglia), l’amant toxicomane qui fut son grand amour, il y a longtemps aussi, avant que celui-ci le quitte et parte à Buenos-Aires fonder une famille. Ces retrouvailles renvoient à un passé commun, le début des années 80, époque underground de la Movida madrilène, dont Almodóvar fut une figure emblématique (Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, le Labyrinthe des passions), marquée par la libération des mœurs, l’exubérance en tout genre – mondes transgressifs où seule la jouissance fait loi – et sur le plan esthétique, ce goût très kitsch pour les couleurs bigarrées et saturées, contrastant avec ce qu’avait été l’enfance d’Almodóvar: l’univers moraliste, étouffant, dans lequel il a vécu; l’éducation religieuse, véritable carcan, qu’il a reçue, notamment chez les Pères Salésiens.

Son rapport à la religion et à l’Église – qui dans Douleur et Gloire fait dire à Salvador: "lorsque je souffre, que les douleurs sont trop nombreuses, je prie Dieu, et quand ça va mieux, qu’il n’y a qu’une douleur, je suis athée –, Almodóvar y a consacré son film la Mauvaise Education qui n’était pas à proprement parler autobiographique, à la différence des scènes évoquées ici qui nous montrent Salvador intégrer la chorale de l’école, en devenir le soliste par la qualité de sa voix qui séduit le prêtre, et se retrouver ainsi "l’Elu", dispensé des matières dispensables, comme l’histoire et la géographie, pour se consacrer au chant, manière simple trouvée par le cinéaste pour suggérer l’ambiguïté des relations qu’entretenait le prêtre avec les enfants. Image surtout de l’Église comme entrave au savoir, qui a fait de Salvador un "parfait ignorant", ce qu’il a compensé par lui-même, à travers les livres et plus tard ses nombreux voyages. Pedro Almodóvar considère Douleur et Gloire comme le dernier volet d’une trilogie débutée avec la Loi du désir, son film le plus "gay", et poursuivie avec la Mauvaise Education, son film le plus noir.

Sabor.

Pour lier les deux figures d’Alberto et de Federico que tout oppose, celle de l’acteur-ami qu’on a fini par honnir et celle de l’amant dont on a gardé le plus brûlant des souvenirs (cf. le baiser fougueux qu’ils échangeront par la suite), Almodóvar recourt à un artifice: la drogue. Ce qui est aussi le point commun des deux personnages, faisant jouer la drogue sur plusieurs niveaux: l’écho à la Movida, au temps où la drogue, omniprésente, coulait à flots; son pouvoir "anesthésiant" qui voit Salvador s’adonner à l’héroïne, initié par Alberto; l’addiction qu’elle entraîne, ce dont a souffert l’ex-amant et dont témoigne le monologue ("L’addiction") écrit par Salvador et qu’interprétera Alberto (une fois les deux hommes réconciliés), sous les yeux rougis de Federico venu assister au spectacle. Dans Douleur et Gloire, la drogue fait fonction de lien entre le passé et le présent, qui permet à Salvador, en "chassant le dragon", de s’abandonner à la douceur du souvenir.

Fidèle à son habitude, Almodóvar fait dialoguer le souvenir avec des chansons d’époque, véritables "madeleines", telles "Come sinfonia", chantée par Mina, et surtout "La noche de mi amor" qu’interprète Chavela Vargas, la grande chanteuse de rancheras, amie d’Almodóvar (il a utilisé beaucoup de ses chansons dans ses films) et dont la vie associa également passion et addiction.

Et ainsi établir, sans ordre chronologique précis, des passerelles entre les différentes époques, des époques pas toujours heureuses mais dont Salvador retient ce qu’elles avaient de plus délectables. Saveur (sabor) d’autrefois – en comparaison de la vie devenue "fade" d’aujourd’hui – qui est celle de la passion amoureuse: les trois années passées avec Federico, à voyager pour fuir Madrid et tenter de le sortir de l’enfer de la drogue, en vain, "l’amour capable de soulever des montagnes, échouant à sauver l’être aimé". Mais saveur aussi de l’enfance, ainsi des séances de cinéma en plein air, où se mêlaient à la brise de l’été, l’odeur de pisse (les enfants allaient uriner à côté du grand écran blanc) et celle du jasmin. Saveur, enfin, de la cinéphilie, qu’Almodóvar convoque par le biais de la citation, comme dans tous ses films: ici – outre Niagara avec Marilyn Monroe – la Fièvre dans le sang d’Elia Kazan (déjà évoqué dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça?), au titre original beaucoup plus explicite: Splendor in the Grass, l’expression étant tirée d’un poème du poète anglais William Wordsworth, le bien nommé (la "valeur des mots"), dont Natalie Wood cite un passage à la fin du film: "Though nothing can bring in the hour / Of splendor in the grass, of glory in the flower / We will grieve not, rather find / Strength in what remains behind".

"Bien que rien ne puisse ramener l’heure de la splendeur dans l’herbe, de la gloire dans la fleur, ne pleurons pas, cherchons plutôt la force dans ce qui subsiste." (William Wordsworth, Ode: Intimations of Immortality from Recollections of Early Childhood)

La splendeur dans l'herbe.

Pour Almodóvar, la "splendeur dans l’herbe", c’est le temps de l’innocence, à l’image du film de Kazan, quand le monde s’ouvre à nous, que l’on croit que tout est possible en dépit des obstacles, un temps avec lequel il faut ensuite apprendre à vivre, à partir de ce qu’il en reste. Il se dégage de ce travail de remémoration, élaboré sur plusieurs plans, une impression de plénitude que seul l’artiste arrivé à un certain âge est capable d’atteindre. Soit une troisième phase dans l’œuvre d’Almodóvar (après la phase dionysiaque des années 80, jusqu’à la Loi du désir, film charnière, et celle, plus apollinienne, de la maturité, où l’on trouve ses plus beaux films, avec toujours leur lot de névroses mais aux accents plus "sirkiens"), phase de la sérénité, qui englobe en même temps qu’elle les recycle les deux phases précédentes, quand le projet autobiographique prend de plus en plus les allures d’un autoportrait (Antonio Banderas, acteur privilégié d’Almodóvar, arbore ici le même look que le réalisateur, jusque dans sa tenue vestimentaire, l’appartement de celui-ci ayant même servi de modèle pour les décors du film). Un autoportrait bien particulier dans Douleur et Gloire, puisque c’est celui de l’artiste vieillissant, avec toutes ces pertes qui se succèdent, l’enfance qui fait retour, les paroles de la mère, celles dont on se souvient, mais aussi la langue maternelle, celle des origines. Et face à ce réel du corps qui s’abîme, la force du désir: arriver à sublimer les deuils, pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Chez Almodóvar, cela ne peut passer que par le cinéma. Écrire des films et, plus encore, pouvoir les tourner, en être capable physiquement.

La mère.

Ce qui fait de Douleur et Gloire un beau film de confession, permettant à Pedro Almodóvar de nous parler de lui comme il ne l’avait jamais fait auparavant, dans un style moins clinquant, plus épuré. Le cinéaste se penche, via la question du vieillissement et de la dépression – et dans le cadre qui lui est propre, celui du cinéma (qui favorise la mise en abyme) –, sur ce qui a peut-être été les deux moments les plus traumatiques de sa vie: la naissance du désir et la mort de la mère. Roland Barthes, dans son Journal de deuil, débuté le lendemain de la mort de sa mère, écrivait: "Les désirs que j’ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s’accomplir, car cela signifierait que c’est sa mort qui me permet de les accomplir – que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l’égard de mes désirs. Mais sa mort m’a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre – à supposer que cela se produise – qu’un désir nouveau se forme, un désir d’après sa mort." Qu’en est-il de Salvador? Il est probable que la mort de la mère l’ait changé lui aussi, qu’il ne désire plus ce qu’il désirait avant, expliquant que les retrouvailles avec Federico restent sans lendemain, Salvador préférant, à travers l’ardeur d’un baiser, réactiver l’instant d’excitation qui précède l’abandon au plaisir (à la manière de l’héroïne au moment de sa préparation, juste avant de la consommer), plutôt que de subir les effets de l’après-coup. Et le désir? Il ne reviendra pas sous la même forme mais peu importe, ce qui compte c’est que le processus soit enclenché, et suffisamment avancé, imposant à Salvador de se séparer à nouveau de Federico et d’arrêter la drogue, revivre ainsi deux fois le "manque", pour que le travail engagé se concrétise sous la forme d’un "retour à la mère", conformément à la scène d’ouverture. Une mère en partie fantasmée, idéalisée, mais pas si différente de ce qu’elle est véritablement – la mère traditionnelle, "espagnole", qui prie Saint-Antoine –, telle qu’elle réapparaît dans la dernière partie du film à un âge avancé (Julieta Serrano, figure marquante des premiers Almodóvar), un personnage forcément plus sombre, puisqu’au seuil de la mort (elle rappelle à son fils comment elle devra être habillée pour ses funérailles, et pieds nus, parce que "là où elle va elle veut entrer légère"), au ton réprobateur au moment d’évoquer ce qu’a été la vie de Salvador, mais qui n’est pas contradictoire avec le personnage du début, les reproches témoignant du caractère affirmé que la mère a toujours manifesté, par rapport au père absent, même si elle a dû se résigner à ce que Salvador ne fasse pas le séminaire. En cela, le personnage n’a rien de la mère tyrannique, castratrice, qu’interprétait Julieta Serrano dans Matador; il correspond davantage à la propre mère d’Almodóvar, ainsi qu’on la découvrait au début de Kika. Ce que dit la mère à Salvador, les griefs qu’elle lui adresse – "Tu n’as pas été un bon fils" – renvoient à la singularité de celui-ci, cette différence qui le distinguait déjà des autres enfants, ce qui interrogeait la mère – "De qui il tient, celui-là?" – quand il manifestait son refus de suivre la voie qui s’ouvrait à lui. Si elle dit également sa déception – une fois restée seule après la mort du père – qu’il ne l’ait pas fait venir à Madrid, estimant qu’elle aurait été capable de s’adapter à la vie madrilène, c’est aussi pour signifier que, malgré la tristesse, elle s’était accommodée au fait que Salvador soit différent, que sa vie ne soit pas conforme à ce qu’elle avait espéré (ce dont il s’excuse, lui demandant de le pardonner). Cette capacité à s’accommoder, elle en avait d’ailleurs fait la preuve en acceptant de vivre dans une cueva (caverne) – à Paterna dont le nom renvoie au père, lequel avait choisi d’y venir pour répondre au désir de la mère (quitter le village), sauf que leurs moyens ne leur permettaient pas de vivre ailleurs que dans une "caverne" –, acceptant surtout d’y vivre parce que l’endroit, par son côté "île aux trésors", avait ravi l'enfant lorsqu’il l’avait découvert.

Le "premier désir".

C’est là, dans la cueva, que Salvador, alors âgé de neuf ans, ressentit son premier émoi sexuel à la vue du corps nu d’Eduardo, le jeune maçon qui restaurait la caverne et à qui, en échange, il apprenait à lire et écrire (comme le faisait Almodóvar, au même âge, avec les enfants du village), choc si violent qu’il le fit s’évanouir, ce qui fut mis à l’époque sur le compte d’une simple insolation. Cette scène, c’est le cœur du film, la scène-clé, où surgit le fading, la défaillance de Salvador, devant cet objet de fascination, le corps masculin, qui deviendra par la suite objet de désir. Au début de la scène, quand Edouardo commence sa toilette, Salvador est parti s’allonger dans sa chambre, il somnole et c’est le bruit entendu de l’eau, ruisselant sur le corps d’Eduardo, qui le maintient en éveil, lui rappelant la rivière de la petite enfance, au temps où il était dans les jupes de sa mère; puis Eduardo l’appelle pour qu’il lui apporte une serviette. C’est dans cet état de semi-conscience, passant de l’obscurité de la chambre à la lumière éblouissante qui inonde le patio, qu’Edouardo lui apparaît. Vision foudroyante, qui sort Salvador de sa torpeur, et dont la blancheur, éclairant le corps nu et mouillé d’Eduardo, se trouve renforcée par la blancheur des murs de la cueva, peints à la chaux, écho à cet autre mur blanchi à la chaux qu’était l’écran de cinéma du village, écho lui-même aux grands draps blancs que sa mère et les voisines étendaient sur les joncs, au bord de la rivière, après les avoir lavés. Si pour Salvador les années vécues dans la cueva correspondent à un passage, au sens initiatique du mot, des ombres à la lumière, l’enfant désinvestissant progressivement la grotte (archétype de la matrice) comme lieu secret, plein de richesses (la caverne d’Ali-Baba), comme monde également des images et de l’illusion (la caverne de Platon), une sorte de pré-cinéma, pour occuper de plus en plus le centre éclairé que représente le patio, avec son ouverture sur l’extérieur, le monde de la connaissance (c’est là que Salvador devenu plus grand y passe son temps, à lire et à apprendre), la scène proprement dite témoigne surtout d’une effraction du réel, au sens où Salvador, à un âge – la période de latence – où le plaisir consiste essentiellement à jouer avec des représentations mentales, se trouve tout d’un coup confronté au désir dans sa manifestation la plus crue – la rencontre déterminante avec une jouissance qui lui a littéralement "traversé" le corps –, ce à quoi il n’était évidemment pas préparé.
La remémoration d’une telle scène ne survient pas directement, plusieurs étapes sont nécessaires. Il faut d’abord la réapparition du portrait de Salvador – le représentant dans le patio, assis en train de lire – qu’avait commencé à faire Edouardo après son travail, avant qu’il décide de se laver et s’offre ainsi au regard de l’enfant. Le dessin terminé, c’est-à-dire transformé en aquarelle – l’eau encore et toujours comme fil conducteur –, Eduardo l’avait envoyé à Salvador, accompagné d’une lettre écrite au dos, mais qui, égaré, mit cinquante ans pour lui parvenir, à l’occasion d’une exposition de peintures où l’aquarelle était présentée. Et c’est seulement après, lorsque Salvador passe un scanner – comme si la mémoire devait elle-même être analysée – que la scène ressurgit. Autant d’étapes qui laissent à penser que cette scène avait été refoulée, et que c’est elle, finalement, que devait revivre Salvador pour qu’il ait à nouveau envie d’écrire. Pour Salvador, c’est l’image de la "gloire" enfin retrouvée: pas celle de l’artiste qui le rend immortel, quels que soient ses tourments, mais celle, plus secrète – la gloire cachée –, dont il lui fallait retrouver l’éclat pour oublier la "douleur" et renaître. C’est en ce sens qu’il faut entendre le titre Douleur et Gloire. Non pas comme le titre d’une quelconque telenovela, opposant d’un côté la douleur (le présent), et de l’autre la gloire (le passé), mais au contraire comme ce qui relie les deux termes. Ainsi en est-il de la jouissance et de la solitude, qui traversent toute l’œuvre d’Almodóvar, la jouissance foncièrement solitaire, fondée sur le non-rapport sexuel. Si la jouissance est Une, qu’elle soit phallique (à l’image des premiers films très trash du réalisateur) ou du registre de la parole (à travers le blablabla des personnages dans beaucoup de ses films), c’est par le biais de la sublimation (là où la jouissance Une trouve son assise) que, dans Douleur et Gloire, elle finit par se manifester, en tant que réponse "salvatrice" aux angoisses de Salvador, l’empêchant de s’enfermer dans cette autre jouissance solitaire qu’est la drogue, mais mortifère celle-là, comme le rappelait le monologue sur l’addiction.

L'œuf à repriser.

La "renaissance", motif récurrent chez Almodóvar, stade par lequel passent la plupart de ses personnages, c’est ce que symbolise aussi l’œuf du film, à travers le thème du "raccommodage". L’œuf en bois qui servait à la mère pour réparer les trous des chaussettes de Salvador, ce qui fait dire à l’enfant, à propos des stars de cinéma dont il collectionne les vignettes: "Maman, tu crois que Liz Taylor reprise ses chaussettes à Robert Taylor?, après lui avoir demandé s’ils étaient frère et sœur. Almodóvar fait ici référence au fait que, dans les années 50, beaucoup de gens pensaient en effet qu’il y avait un lien de parenté entre Liz Taylor et Robert Taylor, probablement parce qu’ils incarnaient chacun un idéal de beauté. Mais l’allusion est peut-être plus malicieuse et en lien direct avec le film. Liz Taylor et Robert Taylor ont joué ensemble dans Guet-apens (Conspirator) de Victor Saville, film de 1949 (Liz Taylor n’avait que seize ans) surtout célèbre pour son anecdote de tournage: une scène de baiser entre les deux acteurs, où Robert Taylor avait mis tellement d’enthousiasme, un peu trop même, qu’on dût arrêter la scène. Une scène qui résonne avec le baiser pleine bouche que s’échangent Salvador et Federico, mais aussi l’affiche du film "Sabor": une bouche entrouverte d’où sort une langue dont l’aspect évoque une fraise, manière de confronter l’érotisme débridé des années 80 et les souvenirs d’enfance, la saveur du baiser amoureux et le goût de la fraise. Quoi qu’il en soit, c’est sous la forme d’un don que l’œuf en bois revient à la fin, celui que fait la mère avant de mourir à Salvador, qui ainsi en hérite. Soit l’image de l’éternel recommencement, qui caractérise le cinéma d’Almodóvar, un cinéma de la jouissance, donc de la répétition, répétant à l’envi les mêmes thèmes, les mêmes motifs, mais sous des formes chaque fois renouvelées (et donc toujours plus coûteuses en termes d’énergie, ce qui a peut-être conduit Pedro Almodóvar à cette crise d’inspiration dont il nous parle ici). Image dont on retiendra, de façon plus spécifique, via "l’œuf à repriser", la fonction de ravaudage: raccommoder les "trous" – à partir des bords – qu’ont représentés certains traumas dans la vie de Salvador, dont le plus douloureux: la mort de la mère. Un deuil à surmonter par le biais de la création qui, dans le cas de Salvador (et d’Almodóvar pour qui le personnage aura donc joué le rôle de "sauveur"), restaure le lien maternel qui s’était distendu avec le temps, atténue le sentiment de culpabilité de n’avoir pu tenir sa promesse: ramener la mère chez elle, dans son village, avant qu’elle ne meure...

Ce désir de la mère, de retourner dans son village d’origine avant de mourir, revient régulièrement dans les films d’Almodóvar. Il exprime la peur, quand une femme se retrouve seule, sans homme, d’être perdue, désorientée, "comme une vache sans sa clarine", ainsi qu’il est dit dans la Fleur de mon secret, une expression courante de la Mancha dont recourait volontiers la mère d’Almodóvar. 

... jusqu’à recréer l’intimité primordiale à travers l’image de la caverne, pour retrouver le désir, celui au moins du cinéma, qui permette de parler à nouveau de désir, et même du tout premier, "El primer deseo", le film de renaissance que Salvador, ainsi qu’on le découvre à la fin, est en train de tourner.

22/12/2024

Wes France


  The French Dispatch de Wes Anderson (2021).

  Ecart / Encart.

Dans The French Dispatch, peu l'ont souligné, peut-être même personne, mais vers la fin du film Wes Anderson (via Anjelica Huston, la narratrice) apporte une précision concernant Liberty, Kansas où se trouve le siège américain du Evening Sun: la ville est située à 15 km du centre géographique des Etats-Unis. Précision qui en appelle deux autres: 1) on parle ici de l'ancien centre géographique avant que ne soient intégrés à l'Union les Etats d'Alaska et de Hawaï; 2) Liberty existe bien, c'est un trou paumé d'Amérique (une centaine d'habitants), mais elle est située beaucoup plus loin du "centre", la ville référence étant Lebanon (guère plus peuplée), localisée, elle, à 4 km dudit centre... Si Wes Anderson a choisi Liberty c'est que ça sonne mieux, mais aussi parce que le nom de Lebanon, il l'avait déjà été utilisé dans Moonrise Kingdom (Fort Lebanon, le camp principal des scouts), le fait aussi, peut-être, que son épouse, Juman Malouf, est libanaise et que c'est elle qui a illustré la couverture du livre issu du film. Cela dit, l'essentiel n'est pas là. Ce qui compte, c'est l'idée de centre, et plus précisément de décentrement: l'écart léger, pas toujours perçu mais bien réel, qui existe dans les films d'Anderson entre un centre organisateur, parfaitement structuré, d'où partiraient les lignes de fuite (si l'on s'en tient aux dix dernières années: un terrier et ses galeries, une forêt et ses recoins, un grand hôtel et ses connexions, une île-poubelle et ses circuits, un magazine et ses réseaux), et ce qu'on pourrait appeler l'autre centre, légèrement "décalé", assimilable au premier parce que très proche, mais qui en diffère parce que moins pur, du fait du décalage.
Ce degré d'impureté est ce qui conditionne la réussite d'un film. Peu importe que le film soit surchargé, qu'il y ait comme un "trop-plein", l'asphyxie ne naît pas de l'accumulation (celle-ci ne saurait être totale), mais de l'absence d'impureté qui, elle, empêche vraiment une séquence, même dépouillée, de "respirer". Ce qui fait la beauté et l'émotion du cinéma de Wes Anderson, c'est que, dans de nombreuses séquences, de nombreux plans, même les plus élaborés, quelque chose, souvent pas grand-chose, vient troubler le bon ordonnancement de l'ensemble, à la manière des films de Tati, qu'il s'agisse de l'expressivité, subitement plus marquée, d'un regard ou d'un geste, ou de la simple présence, incongrue, d'un détail (comme dans les dessins de Sempé qui, soit dit en passant, a travaillé pour The New Yorker). Ce "pas grand-chose" qui fait qu'on passe de l'organisé à l'organique, de l'inerte à la vie, n'est pas constant chez Anderson, parfois il manque et la séquence ne fonctionne pas ou moins bien. Non pas qu'il y ait là un problème d'inspiration (la créativité du cinéaste semble sans limite) mais que la séquence souffre d'une trop grande complexité dans sa représentation (ce qui est différent du trop-plein), annihilant, pour une bonne part, son pouvoir d'émotion. C'est le ludus, cher à Roger Caillois, ce "plaisir qu’on éprouve à résoudre une difficulté créée à dessein (...) telle que le fait d’en venir à bout n’apporte aucun autre avantage que le contentement intime de l’avoir résolue", et qui chez Wes Anderson culmine dans certains plans hyper-construits de Isle of Dogs (mêlant à la ligne déjà bien fournie du récit, fait de flashbacks, le japonisme de l'auteur). Des défauts relatifs, si on tient compte de ce que le film offre par ailleurs, mais qu'on retrouve aussi, quoique à un degré moindre, dans The French Dispatch... Des "défauts" qui sont donc plus nombreux dans les deux derniers films, témoignant du désir toujours plus fort chez Wes Anderson de relever des défis toujours plus hauts: au niveau de la forme (la composition des plans), ce qui ne peut que retentir sur la narration, créant par moments un certain "brouillage".
De sorte qu'aujourd'hui les films d'Anderson doivent impérativement être vus deux fois pour être appréciés à leur juste valeur. Deux fois, et dans la foulée pour que, la seconde fois, on puisse repérer ce qu'on n'avait pas vu la première fois tout en ayant encore parfaitement en mémoire ce qu'on y avait perçu, ce qui est différent de la revoyure, nouvelle vision à distance d'un film que, du coup, on redécouvre. Là, la vision en deux temps rapprochés du film s'en trouve, non pas radicalement changée mais disons réajustée, au sens de "rendue plus juste". Le cinéma de plus en plus "littéraire" de Wes Anderson suppose ainsi qu'on le regarde de la même manière qu'on lirait une nouvelle ou une BD. Mais faute de pouvoir s'y arrêter, et bien sûr de revenir en arrière (j'évoque ici la vision originelle, idéalement en salle), les films aujourd'hui incroyablement denses de Wes Anderson ne peuvent que pâtir d'une unique vision, surtout quand ils sont vus par des spectateurs, et ils sont nombreux, qui n'ont pas, ou ont perdu, l'habitude de lire. Dommage pour eux parce que "lire" un film de Wes Anderson est à l'heure actuelle, dominée par le "tout-vitesse" comme il y a le "tout-image", une des choses les plus merveilleuses qui soient au cinéma. Une façon de retrouver un peu du temps d'autrefois, de celui qu'on pouvait encore savourer.

Wes France.

Soit donc la maquette d'un magazine, style The New Yorker, comme charpente du film, au même titre que l'agencement d'un orchestre symphonique, l'architecture d'un grand hôtel ou la structure d'une usine de recyclage... Une maquette pour confectionner le dernier numéro d'une revue, plus précisément son supplément week-end dont le rédacteur en chef (Bill Murray) vient de mourir. Le siège de la revue (The Liberty, Kansas Evening Sun) est située au fin fond de l'Amérique, exactement au "centre" ou presque (cf. supra), mais le supplément, "The French Dispatch" consacré à la vie culturelle française, est lui basé en France, à Ennui-sur-Blasé (un nom de ville comme on en trouve dans les BD, le film a d'ailleurs été tourné à Angoulême, capitale de la bande dessinée) (1), rédigé par des expatriés, à l'image de Wes Anderson qui habite une bonne partie de l'année à Paris. Après le Japon dans Isle of Dogs, une histoire de chiens contaminés et déportés sur une île-poubelle, où l'on trouvait, comme greffés sur l'histoire, les stéréotypes — ici très réussis — qui touchent à la culture japonaise (le taiko, le sumo, les sushis...), c'est la France, en tant qu'écrin culturel, qui prend le relais, via un double numéro (hommage au chef défunt), constitué d'un prologue et de trois récits: les trois meilleurs jadis publiés par la revue, où l'on retrouve, là aussi, les clichés propres au regard qu'un étranger porte sur tout pays qui n'est pas le sien, mais des clichés davantage intégrés au récit puisqu'il s'agit d'expatriés et que le regard, qui n'a plus rien de touristique, y est celui de l'exilé, avec ce que cela suppose de mélancolique.

Voilà pour le décor. Voyons ce qu'il en est du film proprement dit où, comme toujours chez Wes Anderson (et peut-être plus encore aujourd'hui) les références abondent, les citations aussi... D'autant qu'ici ça touche d'emblée à la composition du film, qui fait correspondre maquette journalistique et film à sketches: c'est le côté italien (le film a episodi) de The French Dispatch auquel renvoient la musique de Morricone (L'ultima volta) et le personnage de Zeffirelli (l'étudiant "complexé par ses nouveaux muscles" que joue Timothée Chalamet) dont le choix du nom interroge, écho non pas à l'œuvre pour le moins académique du réalisateur de Roméo et Juliette, mais — c'est une hypothèse — à son enfance, pour le moins atypique (Franco Zeffirelli était orphelin comme le sont la plupart des petits héros d'Anderson: Sam, Zero, Atari, voire le Zeffirelli du film dont les parents — adoptifs? — se nomment B.). De toutes les citations, c'est d'ailleurs la citation cinéphile qui est la plus présente dans The French Dispatch. Il y a bien sûr la citation littéraire, concernant les journalistes du magazine dont il est possible pour chacun d'entre eux de trouver celui ou celle du New Yorker qui lui correspond (le générique de fin les cite: de Harold Ross à James Baldwin, en passant par Rosamond Bernier, S.N. Behrman, Mavis Gallant, etc. — cf. l'interview de Wes Anderson dans... The New Yorker), mais c'est bien le fil cinéphile qui court tout le long de The French Dispatch, sans que pour autant le film se transforme en quiz (c'était le danger et si le film y échappe c'est parce que la gourmandise d'Anderson en matière de récit, comme son indéfectible croyance aux pouvoirs des images, cette capacité d'émerveillement toujours intacte chez lui — nulle roublardise —, font passer le côté quiz largement au second plan). On évoquera donc, sans s'y attarder, Tati (pour la description d'Ennui-sur-Blasé, le clin d'œil à la maison de M. Hulot dans Mon oncle), Renoir (pour le côté anarchisant du peintre psychopathe), Godard bien sûr (pour l'épisode sur Mai 68 — en fait le Mouvement du 22 mars), Clouzot (pour le personnage du commissaire joué par Amalric, décalque de celui qu'incarne Jouvet dans Quai des Orfèvres), et puis Truffaut, Vigo, plein d'autres encore... sachant que dresser la liste n'a aucun intérêt, pas plus en tout cas que de repérer les endroits d'Angoulême qu'on a transformés pour faire parisiens et que ça rappelle le Paris des années 50-60... Parce que s'arrêter aux décors comme aux références, c'est prêter le flanc aux anti-andersoniens, toujours prompts à nous servir le couplet habituel sur Wes Anderson: cinéma sous verre et sans vie, plans-vignettes sur-cadrés et submergés de détails, récit tarabiscoté et toujours trop long. OK, encore faudrait-il regarder les films au lieu de regarder sa montre. Le récit, parlons-en justement. On remarquera parmi ceux qui n'ont aimé qu'une seule des trois histoires qu'ils ont rarement aimé la même: pour certains, c'est la première et après le film se perd; pour d'autres, c'est la troisième mais qui arrive trop tard; et pour d'autres encore, c'est la deuxième qui rend le film boiteux. Cette absence d'unanimité, sur ce qu'on a aimé ou qu'on n'a pas aimé dans le film, est symptomatique du paradoxe andersonien, système a priori fermé, marqué par le repli, qui voit l'auteur, indécrottablement fidèle à ses principes (esthétiques), ne pas chercher à plaire, du moins à tout le monde, et en même temps, d'une totale liberté, marqué par l'aventure narrative, de sorte que pour un certain nombre la séduction, quoique incertaine, restera toujours possible, en fonction de ce qui leur est raconté, et, ajouterons-nous, quelle que soit la forme. Cette opposition entre repli et liberté parcourt tout le cinéma de Wes Anderson, à travers notamment ce qui oppose le renard au loup, les adultes aux enfants, le totalitarisme à l'art, les chiens fidèles aux chiens errants (et non les chiens aux chats)... Et dans The French Dispatch?

Pour répondre à la question, il faut d'abord mettre en avant ce qui court à l'intérieur même du film, d'un récit à l'autre. La première chose, évidente, outre que ça se passe dans la même ville, à Ennui-sur-Blasé (à prononcer avec l'accent américain), c'est que chaque récit (même le prologue) nous est rapporté par celui ou celle qui l'a écrit, qui joue ainsi le rôle de médiateur/médiatrice pour le spectateur, mais pas seulement puisqu'il ou elle est aussi acteur/actrice des événements racontés. Mieux: sur ces récits, nous avons à la fin le point de vue du rédacteur en chef, de sorte que le regard de l'exilé se double d'un regard critique, offrant une autre perspective, qui répond aux règles de rédaction du magazine (ne pas se répéter, rassembler l'essentiel, faire ressortir l'intention, donner l'impression que c'est écrit comme ça exprès...), autant de règles qu'il est difficile de ne pas rattacher à celles que — j'imagine — Wes Anderson s'applique à lui-même, ou aimerait s'appliquer, manière pour lui non pas de se justifier, mais d'aller plus loin dans sa façon de conduire un récit, quand l'auteur, débarrassé de la tentation nostalgique (prologue), s'affranchit de ses contraintes (récit 1), sans céder au narcissisme (récit 2), pour atteindre ce qu'il cherchait sans en être parfaitement conscient (récit 3), ce qui dans le dernier récit, se traduit — idée lumineuse — par la récupération du brouillon jeté un peu trop vite dans la corbeille à papier alors que c'était la meilleure partie de l'article. Tout ça pour dire que tout n'est pas réussi dans The French Dispatch, loin s'en faut, d'abord parce qu'un film à sketches, c'est par définition inégal, mais surtout parce que les films de Wes Anderson, à travers ce qu'ils mettent en jeu, au niveau des formes (beaucoup plus changeantes qu'on ne le dit), ne peuvent pas et ne pourront jamais être parfaits. Peu importe, l'essentiel est le mouvement d'ensemble, où se dégage cette volonté chez lui de dépassement (parler de ressassement c'est ne rien comprendre à son travail), ce besoin, vital artistiquement, de se lancer des nouveaux défis, toujours plus hauts, au risque de la complexité (justifiant, comme il a été dit plus haut, qu'il faille voir les films deux fois surtout les derniers), et de perdre alors une partie de son public, pas forcément désireux de le suivre, mais aussi de moins en moins armé pour une telle entreprise. Celle-ci n'en reste pas moins admirable, d'autant que jusqu'à présent chacun de ces films, pris là aussi dans son ensemble, finit toujours par emporter le morceau.

(1) Pourquoi ce nom, Ennui-sur-Blasé? La vie n'y semble pas plus ennuyeuse qu'ailleurs et ses (rares) habitants n'ont pas l'air non plus spécialement blasé. Y voir alors l'équivalent toponymique du personnage impassible et désabusé que joue Bill Murray... 

Bonus: Aline par Jarvis Cocker.

Un film juif?

Ce qui suit renvoie à des articles ( et ) consacrés au film, dans lesquels le journaliste recense, via les acteurs mais surtout les personnages et les grandes figures du magazine The New Yorker qui les ont inspirés, tout ce qui ferait de The French Dispatch "le film le plus juif" du cinéaste. L'intérêt d'une telle démarche est limité, sauf à considérer tous ces apports juifs sous un autre angle. Si l'on s'en tient à la seule référence journalistique, on s'aperçoit (aidé en cela par ce que dit Anderson lui-même dans l'interview qu'il a accordée au New Yorker) que de nombreux personnages du film se nourrissent non pas d'une seule influence mais de plusieurs, parfois de façon paradoxale (que ne peut ou ne veut expliquer Wes Anderson), et que si ce mélange d'influences va bien avec le côté mashup du film (qu'illustre le prologue raconté par Herbsaint Sazerac/Owen Wilson, dont le nom, Sazerac, est celui d'un cocktail américain à base de whisky, sauf qu'à l'origine c'était du cognac fabriqué près d'... Angoulême, capitale de la BD), il s'avère que la plupart des personnages s'inspirent de personnalités juives et non juives.

Ainsi par exemple:
— Arthur Howitzer Jr (Bill Murray) = AJ Liebling + Harold Ross
— JKL Berensen (Tilda Swinton) = Rosamond Bernier (née Rosenbaum) + Janet Flanner
— Julian Cadazio (Adrien Brody) = Joseph Duveen
— Moses Rosenthaler (Benicio del Toro): pas de référence précise, le personnage du peintre étant présenté comme le fils d'un éleveur de chevaux juif mexicain, mais au niveau de son art une sorte de Pollock en plus torturé (voire le Frenhofer de Balzac et sa "muraille de peinture") 
— Lucinda Krementz (Frances McDormand) = Lilian Ross (née Rosovsky — aucun lien avec Harold Ross) + Mavis Gallant
— Zeffirelli (Timothée Chalamet) = Daniel Cohn-Bendit (mais la coiffure évoque plutôt le Rimbaud peint par Fantin-Latour)
— Roebuck Wright (Jeffrey Wright) = AJ Liebling (pour son goût de la bonne chère) + bien sûr James Baldwin

L'exception à la règle c'est Joe Mitchell qui a inspiré à la fois le personnage de Herbsaint Sazerac (Mitchell privilégiait dans ses reportages les bas-fonds de New-York et toute sa pléiade de marginaux) et celui du "cherry writer" qui n'a jamais pu écrire une ligne (Mitchell a souffert par la suite du syndrome de la page blanche).

Tout ça pour dire que The French Dispatch n'est pas à proprement parler "un film juif" sous prétexte qu'on y trouve pas mal de personnages possiblement juifs (du fait des références, car le seul qui l'est de façon sûre c'est le peintre Rosenthaler). Ici rien de la "pensée juive", plutôt l'hommage de Wes Anderson à un milieu (littéraire, journalistique, artistique) dans lequel il est de tradition de rencontrer des personnalités juives ou d'origine juive. Le fait qu'Anderson ne les retienne pas comme références exclusives (à part Duveen peut-être) pour portraiturer ses personnages, en accord avec son goût des assemblages, témoigne, outre le plaisir très dandy chez lui à créer des caractères nouveaux et uniques, d'une forme de "judéo-christianisme", au sens littéral du mot: qui mêle sans distinction judaïsme et christianisme, et ainsi les confond. Le meilleur exemple de cette "confusion" est bien le personnage d'Howitzer que Wes Anderson dit avoir imaginé à partir d'Harold Ross (un pur presbytérien) mais avec la tête de Liebling (une "tête d'obus"? d'où le nom Howitzer?). A l'arrivée, des personnages pas vraiment juifs (en tous les cas qui ne sont pas salingeriens comme dans The Royal Tenenbaums ou zweigiens comme dans The Grand Budapest Hotel), et encore moins WASP (comme dans Moonrise Kingdom), sans religion précise pourrait-on dire, vu qu'ici le petit monde wesandersonien s'apparente plus que jamais à un système clos, "plein comme un œuf" (pour citer Barthes parlant de Jules Verne), un monde sans hors-champ, parce que l'englobant tout entier, où tout est là qui s'additionne, que cela touche à l'art (cf. par ailleurs l'exposition conçue par Wes Anderson et Juman Malouf), la religion ou la politique, expliquant que l'épisode central de The French Dispatch renvoie moins aux événements de Mai 68 qu'au mouvement étudiant du 22 Mars: les grèves à Nanterre pour obtenir, entre autres, le libre accès des garçons aux dortoirs des filles — puisque l'inverse était autorisé —, où se trouvaient, encore mêlés à l'époque, gauchistes divers et catholiques de gauche, mais aussi ceux qui n'avaient jamais fait de politique auparavant, de simples jeunes en rupture de ban ("les enfants grognons"), soit le mixte idéal pour Wes Anderson, comme l'est cette histoire de manifeste (révolutionnaire) "rectifiée" par une journaliste américaine! Chez Anderson, c'est l'aspect pluraliste qui prime, de sorte que ce que raconte son film, sans que l'auteur l'ait vécu (hormis ce même regard d'exilé que celui des journalistes qu'il met en scène) n'est rien d'autre qu'un livre-mémoires où Wes Anderson s'invente dans la peau d'un ancien rédacteur en chef du plus sophistiqué des magazines américains (et non de l'ancienne réceptionniste dudit magazine: Janet Groth — il aurait fallu pour cela confier le rôle principal à Scarlett Johansson). Et que s'il fallait dégager une seule figure parmi toutes celles qu'Anderson convoque, la figure dans laquelle il pourrait lui-même s'identifier, ce serait je crois celle de James Thurber, écrivain à l'imagination débordante, l'auteur de La Vie secrète de Walter Mitty, auteur également d'une biographie d'Harold Ross, qui vécut plusieurs fois en France et qui, pour le New Yorker, écrivit non seulement de nombreuses histoires mais fut aussi un extraordinaire illustrateur. On est loin du "film juif".

4, 8 et 21 novembre 2021