Un simple accident de Jafar Panahi (2025).
Que la bête meure.
Des deux termes qui composent le titre du dernier Panahi, le plus important est moins le mot "accident", qui ne sert qu'à lancer la fiction, que le mot "simple" qui, lui, va l'accompagner tout du long. Simple, Un simple accident l'est assurément... une simplicité qui tient en premier lieu, et comme toujours chez Panahi, à son absence de complexité; qui fait que ce qui y est raconté est d'une clarté exemplaire, clair comme de l'eau de roche, renforcé ici par le fait que, pour la première fois depuis longtemps — vingt ans exactement avec Hors jeu —, Panahi est resté derrière la caméra (il ne pouvait en être autrement, cf. infra), se dédoublant à travers les deux personnages principaux que sont Vahid, le garagiste, et Shiva, la photographe, ce qui explique (en partie) le regard plus frontal posé par le cinéaste dans ce film.
La cruche et la guibole.
Simple, donc, et direct, comme une fable, qui part d'un simple bruit, une voix qu'on n'a pas oubliée et un grincement, qu'on n'a pas oublié non plus, celui que fait la prothèse d'un homme en marchant, jusqu'à celui que fait ce même homme (sans qu'on le voit mais il y a eu le film avant) rendu inquiétant par sa seule présence (comme dans un bon film d'horreur), posté là, derrière le héros qui l'entend et attend... Entre ces deux grincements, une ligne, qui va de A à B, ou plutôt de A à A', vu que la ligne est une boucle. Et donc à la fin, deux questions: 1) Qu'en est-il du héros, surnommé "la Cruche", du fait de la posture prise quand il se tient le dos, suite à tous les coups reçus en prison de la part de l'homme à la prothèse — Tant va "la cruche" à l'eau (à l'eau noire du régime iranien) qu'à la fin elle a le dos cassé —, maintenant qu'il l'a retrouvé, bien décidé qu'il était à l'enterrer vivant mais ne l'a pas fait? 2) Qu'en est-il de son bourreau, surnommé "la Guibole", du fait de sa prothèse, "gagnée", elle, jadis en Syrie, aujourd'hui que sa victime, qui était donc prête à le tuer, a fini par le libérer? Les réponses restent ouvertes, peut-être parce qu'il n'y a pas de réponse, du moins tranchée (au même titre que la cicatrice, dont le caractère récent, relevant possiblement d'une autre cause, ne permet pas d'affirmer que l'homme n'est pas la Guibole), quant au désir de vengeance qui peut animer un homme après tant d'épreuves (et de ce point de vue Panahi, c'est vrai, n'y va pas de main morte... en même temps c'est la réalité, pas la sienne mais celles de tous ces prisonniers qu'il a côtoyés durant les sept mois qu'il a lui-même passé en prison); et à l'autre bout de la chaîne, quant à la possibilité de rédemption chez un fanatique reconverti en père de famille "ordinaire". Que le point d'intersection — qui réfrène le désir de vengeance des uns et favorise la rédemption de l'autre — se situe du côté de la femme, via le personnage de Shiva, et ses principes de justice, mais aussi l'épouse du bourreau, sur le point d'accoucher et que les victimes vont aller chercher pour la conduire à l'hôpital, n'est pas anodin. Il ouvre une brèche dans cette confrontation avec le mal, brèche que seule la femme iranienne, semble nous dire Panahi, est à même de rendre possible (écho manifeste au mouvement "Femme, Vie, Liberté"), justifiant que l'avenir (en tant qu'espoir) de l'Iran s'incarne, à l'instar du finale de Trois Visages, davantage dans la figure de la fillette que dans celle de son petit frère, qui vient de naître.
Extérioriser la colère.
On le voit, la simplicité du film n'empêche pas un certain didactisme qui par moments tend à prendre le dessus sur la fiction et rigidifier l'ensemble. C'est aussi que le film, sans la bonhomie de son réalisateur (lorsqu'il joue son propre rôle), perd de cette "rondeur" qui conférait notamment à ses deux derniers films, Trois Visages et Aucun ours, peut-être ses deux plus beaux, une vraie chaleur, et ce malgré la rudesse de leur sujet. Il n'en demeure pas moins que Panahi, incontestable héritier de Kiarostami (et de loin le meilleur), s'en éloigne ici avec un film plutôt hargneux, film de la colère c'est entendu, mais pas aussi acerbe, voire rancunier, qu'il y paraît, au sens où cette colère, justifiée à bien des égards — sans que soit justifié en revanche (je digresse) une Palme d'or attribuée quasiment d'office (ce qu'on tempérera en disant: 1) qu'elle n'était pas imméritée non plus, loin de là, au vu des autres films en compétition; 2) que la valeur d'une Palme d'or, qu'on sait toujours sujette à discussion, sinon à contestation... outre l'intérêt promotionnel qu'elle revêt, surtout sur le moment, et la fierté qu'elle procure chez son récipiendaire, eh bien, est d'une importance toute relative) —, en tous les cas, un film où la colère se trouve suffisamment interrogée, au même titre que la peur (de celle qui, dans Aucun ours, imprégnait tout le film) pour faire d'Un simple accident un film à la fois simple et profond. C'est que, dans le cas de Panahi, tout est toujours vu de l'intérieur... de l'intérieur d'un véhicule, d'un village, de l'Iran... Et toujours clandestinement, sans autorisation de tournage, avec la crainte qu'à tout moment tout s'arrête (1). De cette situation naît une tension qui est au cœur des relations entre les personnages, tension avec laquelle Panahi aime jouer (encore plus quand il s'y mêle en tant que personnage-témoin). C'est ce qui donne à ses films une authenticité qui les distingue d'autres films iraniens, certes tournés dans les mêmes conditions de clandestinité, comme ceux de Rasoulof, ou sous surveillance, comme ceux de Roustayi, qui, eux, pêchent par un côté beaucoup plus démonstratif. Si Panahi semble y céder ici, notamment lors du long passage où Vahid et Shiva reproduisent, sur un mode mineur — on ne s'improvise pas bourreaux du jour au lendemain —, les sévices subis en prison, où l'on voit, éclairé par les feux rouges du van, la Guibole attaché à un arbre, les yeux bandés, soumis à une parodie de "torture blanche", cette forme de torture (psychique) largement pratiquée dans les geôles iraniennes... si Panahi semble donc y céder, c'est que Un simple accident est aussi emprunt d'une "théâtralité", pas condamnable en soi, mais qui, à certains moments, dessert le film. Cela tient moins au "recul" pris par le cinéaste, par rapport à ses personnages, qu'au dispositif choisi, quand la concentration de ces mêmes personnages, tous animés, sinon unis, par la même colère, dans un espace réduit comme celui du van (sachant que le recours au motif de la voiture-caméra chez Panahi, comme chez d'autres cinéastes iraniens, est directement lié aux conditions de tournage), fait que la colère, présente mais jusque-là rentrée, voire refoulée, s'extériorise sous une forme décuplée. Et ce d'autant plus que l'objet de cette colère (la Guibole) est là, tout près, dans un coffre en bois, tel un cercueil en devenir, qui assimile le van à une sorte de fourgon mortuaire, image on ne peut plus "violente", que Panahi renforce, faisant encore grimper le curseur, avec le personnage de la mariée, en tenue de mariée, lorsque celle-ci avoue à son mari que, en prison, la Guibole l'avait déflorée pour qu'une fois morte elle aille direct en enfer. Bon là, c'est sûr, Panahi charge la barque (en l'occurrence le van)... cela a beau être conforme à la réalité, la concentration, de surcroît en si peu de temps, des horreurs pratiquées par les "pénitentiaires" du régime, déplace les enjeux du film, au sens où la colère des personnages, légitime, on est bien d'accord, se voit transférer sur le spectateur, de sorte qu'il soit lui aussi animé d'une colère non pas égale mais suffisamment forte, qui le range, tout aussi légitimement mais de façon trop passive/facile, du côté des victimes. C'est dans ces moments-là que le film devient édifiant, même si l'humour que Panahi y adjoint parallèlement, permet au curseur d'osciller et de ne jamais atteindre les lourdeurs du "film-qui-juge".
Enterrer / déterrer.
Dans ces moments-là, dis-je, car à d'autres, la "théâtralité" passe beaucoup mieux. Quand tout le monde sort du van, et que la colère se répand dans un espace moins confiné (favorisé par le format 1:85, "à l'américaine", du film), plus propice à l'expression de la colère, du fait de ce qui la sous-tend, sans tomber pour autant dans la facilité du "film de vengeance", complaisamment étalé, à la manière de The Things You Kill, le film assez inepte du réalisateur iranien Alireza Khatami (sorti cette année)... Ainsi les moments hors de la ville (quand les conditions de tournage sont moins pesantes), où le décor se résume à un paysage désertique, un arbre rachitique et le "trou" qu'avait creusé au départ la Cruche pour y enterrer la Guibole. Panahi cite ici Beckett, en l'occurrence En attendant Godot, c'est carrément dit dans le film. Citation à ne pas prendre au pied de la lettre, évidemment, c'est d'abord l'humour de Panahi qui s'y manifeste, mais où se joue quand même quelque chose de beckettien, à travers cet autre "petit théâtre" (au format large) que le cinéaste met en scène, autour de l'idée de trou. C'est quoi un "trou" chez Beckett? Ça touche à la langue, mais peu importe. Ce qui compte c'est l'effort poétique qui s'en dégage, qui, au passage, associe à l'idée de "trou" l'idée de "tas" (parce qu'à mesure qu'on creuse un trou, on forme nécessairement, à côté, un tas). On dit que chez Beckett, c'était en lien avec l'effort déployé par l'écrivain pour éradiquer les taupes de son jardin. C'est aussi de cela qu'il s'agit chez Panahi: faire des trous pour éradiquer, non pas des taupes (Un simple accident n'est pas un film d'espionnage, même s'il aurait pu), mais d'autres types de nuisibles, autrement plus féroces, autrement plus ignobles... Entreprise vaine chez Beckett (pour ce qui est des taupes), et pas davantage vouée au succès chez Panahi, à travers Vahid, son héros, parce que des tortionnaires il y en a toujours eu et qu'il en y aura toujours, malheureusement. L'important, quand on est poète, c'est de le faire entendre mais sous une autre forme que la simple dénonciation. Ce qu'enterre dans un premier temps Vahid, c'est, plus que son tortionnaire, ce que celui-ci incarne, la torture, et que symbolise pour toutes ses victimes sa guibole. Enterrer la guibole pour ensuite la déterrer, parce que le personnage a un doute (est-ce la bonne guibole?), mais surtout pour mieux exprimer, via la trajectoire du film, toute l'horreur qui lui est associée (au risque d'en faire trop, oui peut-être...). L'effort poétique est là, qui n'a pas la grandeur de Trois Visages, mais n'en demeure pas moins admirable. Au-delà de ce qu'il y est dénoncé (qu'on ne saurait minimiser), au-delà de la référence à Beckett, mais aussi à Kiarostami (toujours, quand il s'agit de creuser des trous), et qui touche de façon plus générale à la poésie, la poésie iranienne, à laquelle Panahi ne renonce pas, mais qu'il bride d'une certaine manière, peut-être inconsciemment, parce que trop marqué (émotionnellement) par le sujet abordé, du fait d'une trop grande proximité avec sa propre expérience, et ce malgré la distance prise en ne jouant pas dans le film (parce que son cas, il le dit lui-même, est sans commune mesure avec ce que sont censés avoir vécu les personnages). Qui fait en définitive d'Un simple accident, un Panahi sans Panahi... mais avec suffisamment de Panahi (quand même) pour que la force du film ne se limite pas à la seule manifestation d'une colère.
(1) L'épisode avec les deux policiers que Vahid paye — sa carte bancaire va d'ailleurs beaucoup servir dans le film — pour qu'ils détournent leur regard de ce qui se trouve dans le van, témoigne d'une pratique généralisée en Iran, au point qu'on peut se demander si là-bas, lorsqu'on tourne un film sous le manteau (même si Panahi, bien sûr, ne l'avouera jamais), on n'est pas systématiquement confronté à ce genre de pratique.
Rappel. Sur Trois Visages et Aucun ours, deux textes écrits en 2022.
Omid*.
(*Espoir en persan)
A l'heure où en Iran les femmes, au péril de leur vie, continuent de braver la dictature des mollahs (1), il est bon de revoir Trois Visages (2018) et Aucun ours (2022), les deux derniers films de Jafar Panahi.
Si dans Trois Visages, Panahi rend comme d'habitude hommage à son maître Kiarostami, en s’appuyant sur un ensemble de motifs typiquement kiarostamiens (la voiture-caméra, le paysage, les routes en zigzag...), ce qui rend l’hommage par moments un peu trop manifeste (cf. la scène de la tombe), il enracine plus profondément encore son film dans la culture iranienne, comme s’il fallait passer par Kiarostami, son œuvre, pour nous parler de l’Iran d'aujourd’hui, plus précisément de la femme iranienne, à travers ces trois figures d’actrices qui composent Trois Visages: la grande vedette de séries télé; la jeune fille des montagnes, empêchée par sa famille et son village d’aller au conservatoire; l'ancienne gloire du cinéma iranien, celui d’avant la révolution, et depuis bannie, vivant recluse à l’écart du village. Cette dernière, Shahrzad (de son vrai nom Kobra Saeedi), existe réellement, point aveugle du film — on ne la voit pas, ce n'est qu'une silhouette — et en même temps ce vers quoi tend le film, dont elle constitue le centre fuyant, la ligne que trace Panahi, dans le rôle du conducteur-traducteur (du persan à l'azéri et inversement), jusqu'à ce plan incroyable — véritable stase dans le film — qu'est la rencontre entre les trois femmes, filmée de loin la nuit (juste des ombres chinoises, en train de danser derrière une fenêtre), moment sublime qui transcende les conditions de tournage, l'assignation à résidence de Panahi (avant son emprisonnement), l'hommage à Kiarostami, pour atteindre à la pure poésie, anticipant par là le poème écrit par Shahrzad, que celle-ci récite en voix off à la fin du film, la poésie comme espace de liberté, qui s'oppose à ce qui régit encore et toujours la société iranienne (le poids des traditions, le pouvoir des hommes...) et offre à la femme l'espoir d'une autre vie, à l'instar de Marziyeh, la plus jeune des trois, dévalant la route, tout voile dehors, vers de nouveaux horizons.
(1) Je pense en dernier lieu à cette étudiante de l'université Azad de Téhéran qu'on voit sur X (anciennement Tweeter), tête nue et en sous-vêtements, peut-être en proie à une crise psychotique (elle déambule devant l'université et semble parler toute seule), ce qui bien sûr ne remet pas en cause la valeur symbolique d'un tel geste — la scène capturée sur leur portable par d'autres étudiantes nous rappelle les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, film qui d'ailleurs se nourrit lui-même de ce type de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.
L'homme qui a vu l'ours.
On sait le contexte dans lequel Aucun ours a été réalisé: à l'époque Panahi était toujours assigné à résidence et interdit de tournage, avant d'être de nouveau emprisonné à la prison d'Evin — pour avoir indirectement manifesté son soutien à Rasoulof, lui-même en prison — puis libéré après une grève de la faim et finalement autorisé à sortir de l'Iran. Panahi qui aurait pu s'exiler depuis longtemps mais qui préférait résister de l'intérieur, dans son pays, l'Iran, ainsi qu'il apparaît dans Aucun ours, lorsque le personnage qu'il incarne (lui-même, comme d'habitude, dans son propre rôle) se retrouve en pleine nuit à la frontière (de l'autre côté, c'est la Turquie où son équipe tourne le film qu'il dirige à distance, via Internet), et que, effrayé à l'idée non pas de transgresser l'interdit mais de contrevenir à sa règle de conduite, il fait marche arrière et retourne dans le village (Jaban, tout au nord de l'Iran) où il s'est installé le temps du tournage. Et comme toujours chez Panahi, cette intelligence du dispositif qui dit l'essentiel avec le minimum de moyens. A un premier niveau, c'est l'Iran traditionnel, loin de Téhéran, avec ses rituels ancestraux (le lavage des pieds des futurs fiancés, mais aussi l'obligation pour une femme d'épouser celui qu'on lui a destiné à la naissance, exemple parmi d'autres — ils sont nombreux — de cette soumission à laquelle est contrainte la femme iranienne, l'empêchant d'épouser celui qu'elle aime — en ce sens, Aucun ours prolonge Trois Visages avec lequel il forme un merveilleux diptyque); à un second niveau, l'Iran d'aujourd'hui, privé de libertés et sans avenir, où règne la torture (qu'elle soit blanche ou physique), pays que dès lors beaucoup cherchent à fuir, par tous les moyens — deux voies sont possibles, dit son assistant à Panahi: la contrebande, avec le risque de se faire escroquer, ou les passeurs, avec le risque d'être tué.
Ces deux niveaux, Jafar Panahi les imbrique à travers deux histoires: 1) l'histoire du film que son personnage est donc en train de réaliser, qui est celle d'un couple en quête de vrais-faux passeports pour rejoindre la France (l'homme a un faux air de John Cazale), une sorte de docu-fiction puisque c'est la vraie vie du couple qui est filmée, sauf que ça ne se passe pas comme prévu et que la sincérité de Panahi est même mise en doute par la femme, autant d'éléments qui vont conduire au drame; 2) l'histoire d'une photo que Panahi aurait prise dans le village (ce qui est probable mais le film ne le montre pas), celle d'un autre couple d'amoureux, mais "illégitime" celui-là, photo que réclament les hommes du village pour confondre le garçon, mais que Panahi ne peut/ne veut leur donner, affirmant ne pas avoir fait de photo du couple, allant même, pour le prouver, jusqu'à remettre au maire la carte mémoire de son appareil, ce qui en fait ne prouve rien (la photo, il l'a probablement supprimée — c'est mon avis — mais le film, là non plus, ne le montre pas), expliquant qu'à la fin on lui demande de prêter serment (une tradition dans le village pour mettre fin à un conflit — il est même toléré de mentir si c'est pour la bonne cause), autant d'éléments qui, là aussi, vont conduire au drame... Au cœur de ces deux histoires, le pouvoir ambigu des images, entre vérités et mensonges, qui fait de Panahi le digne héritier de Kiarostami (avec les clins d'œil habituels, ici, par exemple, l'obligation pour le cinéaste d'aller sur la colline avec son ordinateur portable pour avoir du réseau, ce qui rappelle le documentariste dans Le vent nous emportera), à la différence toutefois que l'humanisme de Panahi est plus chaleureux que celui de Kiarostami dont l'œuvre avec le temps tendait de plus en plus à l'abstraction. Cela tient d'abord à la présence de Panahi devant la caméra, et à sa bonhomie, mais aussi à ce besoin chez lui de proximité, d'être près des gens, ce dont témoigne ici le désir exprimé par son personnage d'être le plus proche possible du lieu de tournage, des décors, certes de l'autre côté de la frontière mais tout à côté, désir irraisonné puisque compliquant la supervision du tournage, en plus que de se révéler dangereux...
Le titre fait référence à un passage du film où l'un des personnages, après avoir mis en garde Panahi du danger qu'il y a à s'aventurer seul la nuit à cause des ours, lui avoue qu'en fait il n'y a pas d'ours, que les ours c'est juste pour faire peur. La réalité, c'est qu'il y a bien des ours dans cette région de l'Iran (qu'ils soient de Syrie ou du Caucase, peu importe), mais surtout que ces "ours" qui font peur, ce sont les "yeux" du pouvoir iranien, qu'on ne voit pas mais qui sont bien là, vous observant en permanence, où que vous soyez, au courant de tout, comme le sont également les villageois (la poussière sur le 4x4 de Panahi n'est pas celle qui recouvre habituellement le tracteur du village, elle signe la virée nocturne du cinéaste du côté de la frontière par le même chemin que celui, poussiéreux, qu'empruntent les passeurs)... des villageois craignant qu'on les épie à leur tour, parce que dans une dictature, la suspicion finit par gagner tout le monde. Jafar Panahi rend compte admirablement de ce sentiment d'oppression qui, à des degrés divers et selon les modes de vie, imprègne toute la société iranienne, sentiment que le cinéaste traduit, au niveau narratif, par ces deux histoires qui s'emboîtent, et sur le plan formel par tout un jeu avec le cadre (ici plutôt de traviole), tous ces "cadres-dans-le-cadre", comme il y a le "film-dans-le-film", telles les grilles d'une prison. Il en ressort un film réellement stupéfiant. On y devine l'urgence (à filmer) d'un cinéaste empêché (de tourner) et c'est prodigieux. A la toute fin du film, "invité" à quitter les lieux, Jafar Panahi passe en voiture près de la rivière où la cérémonie du lavage des pieds avait été filmée au début par celui qui l'hébergeait (c'était mal filmé, sans technique, mais c'était du cinéma "vrai")... à la place: un drame (mis en scène cette fois), après celui qui vient de conclure la première histoire. On incite de nouveau Panahi à partir. Il s'exécute... Mais au bout de quelques secondes, alors que résonne une alarme (il n'avait pas attaché sa ceinture de sécurité), il stoppe brusquement sa voiture. Pour attacher sa ceinture? Non. Plutôt pour nous rappeler que — quoi qu'il arrive — son pays c'est l'Iran et qu'il ne le quittera jamais...