Mektoub, My Love: Canto due d'Abdellatif Kechiche (2025).
Mektoub, My Love: quant au Un, quant au Deux.
Après la partie "solaire" que constituait Canto uno (partie qui ne m'avait pas convaincu), la pause "électrique" d'Intermezzo (où le temps s'était arrêté pendant plus de trois heures, cette partie nightclubesque que je n'ai jamais vue, comme 99% des gens), voilà donc, au bout de sept ans (comme autant de malheur?), la suite pour le coup "crépusculaire" (parce que marquant la fin de l'été) de Mektoub, My Love, via Canto due, permettant ainsi de juger de l'ensemble, enfin... du diptyque formé par les deux Canto, à défaut du "Sea, Sex and Spleen" que célèbreraient les trois volets de la trilogie.
Ce que j'écrivais en 2018 à propos de Canto uno:
Il faut avoir le soleil dans les yeux pour s'enflammer, à l’image de la plupart des critiques, pour ce qui leur apparaît comme un pur chef-d’œuvre, film gorgé de lumière, brûlant de désirs, qui respire la sensualité, d’autant que délesté de toute lourdeur sociologique, à la différence des précédents Kechiche, s’offrant au spectateur comme un hymne à la vie, à la jeunesse, à la beauté des corps, filmé sans retenue, avec gourmandise, même si c’est souvent à hauteur de cul, le cul des filles (ah, celui d’Ophélie!), parce que là, non, c’est différent, le male gaze, ou plus simplement le fantasme de l’homme pour le fessier féminin, fantasme pas spécialement maghrébin, ce que Fellini appelait la "cullité fondamentale" (en même temps ça se passe à Sète, le pays de Brassens — cf. Le pince-fesses —, ça se passe aussi pendant l'été 1994, ce qui m'a rappelé la série télé "Tous les garçons et les filles de leur âge", mais l'analogie s'arrête là)... le male gaze, donc, serait "désexualisé" par la distance qu’instaurerait Kechiche, via le personnage d’Amin, faux alter ego, dont le voyeurisme n’aurait rien de machiste et encore moins de pervers puisque c’est un artiste en herbe (la preuve, il veut faire des "photos de nu" avec Ophélie, depuis qu'il l'a surprise en train de baiser avec Tony, le cousin, c'est la scène originaire du film), qui fait que c’est le regard du jeune homme, fasciné, à la fois troublé et intimidé, et non celui de Kechiche, direct, frontal (comme dans Vénus noire), qu’il faudrait prendre en compte.
Distance mon cul, si je puis dire. Amin n’existe pas... peut-être existera-t-il dans le canto due, je ne sais pas, on verra, mais ici le personnage est trop lisse, trop inconsistant en termes de fiction — c’est le chéri à sa maman, le confident des filles, doux comme un agneau — pour se réapproprier le regard du cinéaste. Certes il est censé incarner la part documentaire du film dont il serait la caméra enregistreuse, qui se veut le plus neutre possible, pour saisir le réel, y traquer la vérité derrière les images, comme lors des scènes qui se passent dans la bergerie, lieu où se transformerait le regard, loin de la plage et de la boîte de nuit, renforcé par les correspondances entre les brebis (et leurs grosses mamelles) et Ophélie (qui "fait le lait", dixit Tony), les rondeurs de son corps, jusqu’au grand moment d’épiphanie que constituera la mise bas de la brebis, la naissance des deux agneaux, la "vie sur le vif", franchement pénible par son vérisme appuyé, et qu’à partir de là (sans qu’on comprenne trop pourquoi ni comment), c’est un autre regard qui adviendrait, situé enfin à la bonne distance, prêt pour photographier Ophélie, comme autrefois, mais nue cette fois (c’était l’enjeu), en passant (peut-être) par Charlotte, sa rivale un rien naïve (elle a cru au baratin de Tony), retrouvée par hasard sur la plage (finale rohmérien).
On nous parlera de Pialat pour le forçage du regard, de Renoir: Auguste, pour les filles aux courbes rebondies, Jean pour le théâtre de la vie, les deux pour l’impressionnisme... Sauf que le cinéma c’est aussi une affaire de style. Et le style de Kechiche, mon Dieu, quelle épreuve!... Et là, rien à voir avec Pialat ou Renoir, c’est du pur Kechiche, cette façon horripilante de filmer, la caméra collée aux basques des personnages, à leurs faits et gestes, l’obscénité que représente la vision d’un visage toujours filmé en gros plan. Apparemment les gens aiment ça ou s’y sont habitués... Seulement quand c’est associé, en plus, à de la parlotte, la parole de tous les jours, entrecoupée de rires, de gorgeons et de clins d’œil, le tout répété ad libitum, ça devient soûlant. Et c’est bien ce qu’est finalement Mektoub, My Love: un film soûlant, dans tous les sens du terme. De sorte que je n’ai ressenti aucun plaisir, juste apprécié l’interprétation des filles, impressionnantes de naturel (force est de reconnaître à Kechiche, à l’instar de Dumont, un réel talent pour diriger ses acteurs, le plus souvent inconnus), peut-être même trop, laissant à penser qu’avec ce film, et ses allures de manifeste hédoniste, son personnage principal, réduit au rôle passif de témoin, juste là pour donner le change, Kechiche, plutôt que de célébrer l’abandon, le temps d’un été, au plaisir collectif (et donc forcément sexuel) du vivre ensemble, s’est surtout fait plaisir, à lui d’abord. D'où mon détachement.
Bon, je n'y étais pas allé de main morte, alors que le film était, je le concède, bien meilleur que l'insupportable Vie d'Adèle... c'est parce qu'il s'agissait aussi/d'abord d'une réaction par rapport à l'accueil dithyrambique de la critique. Et puis arrive Canto due: Et là, étonnamment, j'ai aimé... ce qui évidemment soulève des questions. Non pas de savoir si mon regard sur Kechiche a changé en sept ans (non il n'a pas changé), mais de savoir ce qui aurait changé entre le Uno et le Due. Au point de se demander, autre question, si l'Intermezzo qui les sépare y est pour quelque chose, question à laquelle il m'est difficile de répondre n'ayant pas vu le film (et peut-être ne le verrai-je jamais). Tout au plus, peut-on se demander si ce film intermédiaire, où Kechiche semble avoir laissé libre cours à ses fantasmes les plus débridés, marquait chez le cinéaste un point de non-retour, qui devait donc aller à son terme (d'où sa longueur) avant de poursuivre l'œuvre selon une approche différente... ou s'il n'était qu'un intermède, comme le titre y invitait, soit un simple divertissement avant de revenir à l'œuvre sans que rien ne soit profondément changé. Difficile de répondre d'autant que Mektoub, My Love: Canto due, qui sort donc sept ans après, est probablement différent de ce qu'il devait être au départ. Fort des centaines d'heures de rushes qui ont servi au montage, sa mouture finale correspond plus au Kechiche d'aujourd'hui qu'au Kechiche de 2018.
Quoi qu'il en soit, le grand apport du Due par rapport au Uno, qui en fait toute la différence, c'est évidemment la partie qu'on appellera "américaine", balancée d'entrée, en toute impolitesse (les quinze premières minutes du film sont absolument géniales), au point qu'au départ je pensais que le couple formé par l'actrice et le producteur avait probablement été vu dans Intermezzo, mais non, il semble bien venir de nulle part, et ça, ça change la donne, dans la mesure où le personnage de Jessica, une actrice qui compense son mal-être par la bouffe, va finir par bouffer tout le film. Jessica Pennington, inconnue au bataillon, y est prodigieuse. Par elle, et sa présence "à la Gena Rowlands" (on me dit que d'autres l'ont écrit, ça doit donc être vrai), Mektoub, My Love: Canto due prend une tournure résolument cassavetesienne. C'est en grande partie la raison — il y en a d'autres — de ma conversion.
Reprenons:
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer.
(Fernando Pessoa)
Qu'est-ce qui dans Canto due a disparu (ou s'est suffisamment amendé) qui me le fait ainsi aimé davantage que Canto uno? Je dirais un certain recul de Kechiche par rapport à ses personnages féminins, en particulier les "filles de Sète", du fait déjà de l'importance prise par le personnage de Jessica, mais aussi parce que dans ce second volet ne se pose plus avec autant d'insistance la question du corps de la femme (limité ici, collectivement, à la séquence sur la plage et à celle où les filles dansent; et à un niveau plus intime aux plans où le corps féminin se trouve réellement esthétisé et non plus "objetisé", parce que vu, comme on pouvait l'espérer, à travers le regard plus aguerri d'Amin, en tant que photographe, bien que toujours aussi timide. De sorte que c'est la question de la femme, bien plus que celle de son corps, que pose Canto due, et ce toujours à travers le personnage d'Amin, dans ses relations aux femmes (que traduisent les échanges de regards), qu'il s'agisse d'Ophélie, de Charlotte, de Dany, de Céline et bien sûr de Jessica, la plus fascinante à ses yeux. Est-ce à dire que le regard de Kechiche a changé? Je n'en sais rien dans la mesure où, sur l'ensemble des rushes (concernant le tournage de Canto due), demeurent probablement de très nombreux plans tournés dans l'esprit de Canto uno, mais que les polémiques suscitées avec Intermezzo, de même que l'essor du mouvement #MeToo (rappelons que Mektoub, My Love: Canto uno est antérieur au mouvement), le risque de voir ressortir les accusations de male gaze, ont dû jouer au montage dans le choix des scènes. Ceci pourrait expliquer non seulement qu'à ce niveau Canto due soit plus pudique — c'est aussi la pudeur d'Amin (belle scène qui le montre gêné quand Jessica, totalement nue, lui demande d'approcher) — mais également que l'histoire de Jessica soit à ce point développée, conférant au film une dramaturgie (jusqu'au climax final que je ne dévoilerai pas) qui n'existait pas dans le premier Canto. Je ne m'en plains pas puisqu'il permet de découvrir une actrice (Jessica Pennington, déjà nommée) dont Mektoub, My Love sera son unique film, aussi incroyable que cela puisse paraître (en rapport avec l'expérience vécue?), ce qui, au passage, donne à certaines de ses confidences (à l'inévitable Amin) une drôle de résonance. Peut-être que la part accordée à cette histoire déséquilibre quelque peu le film, au détriment des "Sétoises", mais la tension qui s'en dégage (et ce malgré le personnage de Tony, franchement poussif), dans un registre pourtant typiquement kechichien (les gros plans et le côté "sans fin" des scènes), apporte au film une intensité qui paraîtra certes moins naturelle, mais aussi plus tranchante, rompant avec la tonalité lascive qui marquait l'œuvre jusque-là.
Si certaines scènes de Canto due font écho à Canto uno (à commencer par la scène, à la fin, où l'on voit Amin épier Tony et Jessica en train de faire l'amour, reprise de celle entre Tony et Ophélie qui ouvrait le premier volet; ou encore la scène avec les jeunes brebis mortes de la gale, en contrepoint — quoique peu vraisemblable dans la façon qu'a Ophélie de soigner ses bêtes — avec celle de l'agnelage, autrement plus réaliste), je n'ai pas vraiment vu, au contraire de la critique, Canto due comme un reflet inversé de Canto uno, mais plutôt comme un jeu de variations, au sens musical du mot, ainsi que le suggère d'ailleurs le terme canto. Avec dans la partie finale (le pseudo-polar prolongeant "pour de vrai" ce que Tony et Jessica mimaient laborieusement auparavant, puis la séquence style documentaire à l'hôpital) une sorte de greffe inattendue, et assez kitsch — du Kechiche kitsch? Chiche! —, du cinéma scorsesien (le dernier plan sur Amin en train de courir évoque After Hours, avec ici une fugue de Bach pour l'accompagner) sur celui, d'ordinaire très naturaliste, de Kechiche. Autrement dit du cuit fictionnel sur du cru documentaire (pour parler daneyien). Et cela, de manière plus "violente" que l'hybridation Pialat-Cassavetes opérée jusqu'ici, plus proche, en termes de violence, de ce que peut représenter pour Amin la transformation de son film par le producteur (film au titre — moqueusement — super intello: "Principes essentiels de l'existence universelle", retitré "Robot Love", le scénario évoquant par ailleurs Blade Runner, dont on sait la dimension... cartésienne!). Tout ça vient colorer Canto due d'une teinte mélancolique particulièrement émouvante, que personnellement je n'avais jamais ressentie avec les précédents Kechiche. Ce qui me fait revenir à l'invisible Intermezzo, en tant que film intermédiaire, qui marquerait dès lors peut-être moins le passage entre deux parties que le mélange pour le coup monstrueux de deux formes, du cru et du cuit (pur fantasme évidemment), qui ferait en définitive de Canto due, ni le miroir mélancolique de Canto uno, ni on ne sait quel examen de conscience chez Kechiche par rapport à ce dont on l'a accusé — réduisant alors Canto due à une sorte de Canto uno expurgé (au point que c'est Tony qu'on verra le plus longtemps à poil dans le finale) — mais bien un autre film, passé l'expérience Intermezzo. Un autre Canto, moins ouvertement sensualiste, plus chargé de romanesque, quant à la question du désir (il y a au milieu de Canto due l'extrait d'un vieux film en noir et blanc que je n'ai pas réussi à identifier — si quelqu'un peut m'aider), par le biais non plus du seul Amin (dans son rôle à la fois de témoin et de sujet désirant) mais également de Jessica, offrant là un vrai et beau contre-champ au groupe des filles (même si celles-ci souffrent de se retrouver au second plan — "refoulées" diront certains). Bref, un nouveau Canto que l'ouverture abrupte et la fin laissée en suspens transforment en pur objet filmique, comme tombé du ciel, objet étrange et singulier qui, à ce titre, peut se voir isolément. Intermezzo signifierait cela: une rupture entre les deux Canto. Expliquant que je les aie reçus si différemment, quelle que soit l'époque où ils sont sortis.

