20/09/2025

The Fly

  The Fly (la Mouche) de David Cronenberg (1986).

  Un bug dans la machine.

Je suis un insecte qui rêve
qu'il a été un homme et a aimé ça.

The Fly constitue à n'en pas douter le sommet de la première période de Cronenberg, celle des années 70-80, qui mêle science-fiction et horreur, de Shivers à Videodrome en passant par Rabid, The Brood (Chromosome 3) et Scanners. C'est par The Fly, qui clôt cette période (1), que Cronenberg accède à la renommée internationale, aussi bien critique que publique, donnant ses lettres de noblesse au body horror, sous-genre du cinéma d'horreur dont il fut l'un des pionniers. The Fly, on le sait, est le remake d'un film américain (en français la Mouche noire), réalisé en 1957 par Kurt Neumann à partir d'une nouvelle de George Langelaan, un ancien agent secret franco-britannique devenu écrivain, auteur principalement de récits fantastiques et de science-fiction. La grande différence avec le film de Cronenberg, outre une mise en scène très académique, est que dans la première version l'homme et la mouche sont fusionnés chacun de leur côté, l'homme étant transformé en un monstre hybride mi-homme mi-mouche, figuré par une tête (dans un premier temps dissimulée sous un tissu) et une patte de mouche sur un corps d'homme, alors que du côté de la mouche, c'est l'inverse, la tête, avec sa tache blanche, devenant à la toute fin seulement celle du héros, soit un homme avec un corps de mouche, qu'on découvrait pris dans une toile d'araignée et prêt à être dévoré — "help me", hurlait-il, avant d'être écrasé sous une pierre (2). Y manquait l'essentiel selon Cronenberg: la transformation lente et progressive du personnage — après une phase où il se révélait surpuissant, à la fois physiquement et sexuellement, tel un surhomme (le corps performé, en accord avec la science du futur, ce qu'on peut voir aussi comme la libération de ce qui était refoulé jusque-là chez Brundle), aux capacités en fait équivalentes, mais sans qu'il le sache encore, à celles d'une mouche XXL — pour finir sous la forme d'une créature monstrueuse dont ne persistait plus d'humain que le regard. C'est le devenir-insecte, plus précisément le devenir-chose du héros, jusqu'à l'abject par la fusion opérée, que privilégiait Cronenberg, conférant à l'histoire d'amour, qui nourrit par ailleurs The Fly, entre Brundle et Veronica/Ronnie (incarnés par Jeff Goldblum et Geena Davis, couple à la ville à l'époque du film) un impact émotionnel infiniment plus fort. Cet aspect "évolutif" est du reste ce qui caractérise tout le cinéma de Cronenberg, non seulement à l'intérieur de ses films mais aussi d'un film à l'autre, le cinéaste canadien offrant à chaque nouveau film une approche organique toujours plus complexe de ce qu'est le corps humain, vu aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur, et généralement sous l'angle de la maladie, que celle-ci soit contagieuse ou tumorale (proliférative), ce qui assimile le processus à une forme précipitée de sénescence, plus exactement de dé-générescence (qu'ici Brundle cherchera à surmonter par la "procréation"), conduisant à la mort inéluctable du héros.

Ainsi la "transformation" dans The Fly, où le processus est suivi jusqu'au bout — à ce niveau on peut parler de "jusqu'au-boutisme" chez Cronenberg — associe-t-elle deux temps: celui, rapide, de la mutation, suite à l'accident survenu lors de la téléportation (qui se déroule elle-même en trois phases: analyse moléculaire, décomposition et recomposition du code génétique, ce qui, dans le cas présent, provoque la recombinaison des gènes de Brundle avec ceux de la mouche), puis le temps gradué de la métamorphose, au sens étymologique du mot (metá = après + morphé = forme), soit le stade ultime de la transformation; au sens également "entomologique" du mot, mais ici de façon détraquée, dans la mesure où ce qui sort à la fin du télépod (dont la forme s'apparente à celle d'un œuf), après la phase où "Brundlefly" est débarrassé de sa pupe, ne ressemble plus à rien, sinon cet effroyable machin fondu avec la machine (les effets spéciaux sont dûs à Chris Walas qui réalisera The Fly II). C'est en cela que la "chose" de Cronenberg se distingue non seulement de "celle" de Carpenter (1982), comme de "celle" au préalable de Nyby et Hawks (1951), davantage axées sur le principe de l'assimilation et le thème de la paranoïa (collective), mais aussi de l'Ungeziefer de Kafka, le mot utilisé par l'écrivain tchèque pour définir, au début de La Métamorphose (Die Verwandlung, littéralement "La transformation"), l'aspect pris par Gregor Samsa, tel que le personnage se découvre ("un beau matin au sortir de rêves agités") et dont la traduction française varie de "véritable vermine" (Vialatte) à "bestiole immonde" (dans la nouvelle édition de la Pléiade), en passant par "énorme cancrelat" ou encore "monstrueux insecte" (3)... Avec derrière, cette volonté chez Kafka de produire d'emblée auprès du lecteur non seulement une impression de saisissement mais surtout une réaction d'horreur et de dégoût, ce que Kafka renforce ensuite à travers sa description du corps de Samsa, qui renvoie à l'image que l'écrivain avait de lui-même, ce double sentiment de l'exclusion (par rapport au monde) et de l'indistinction (avec l'espèce animale). C'est à ce niveau que le film de Cronenberg ferait toutefois écho à la nouvelle de Kafka. Non pas que Cronenberg ait la même image de lui-même que Kafka, mais que son personnage de scientifique, qui est un peu lui au départ — on connaît l'intérêt de Cronenberg pour les sciences et la médecine; il tient dans The Fly le rôle d'un gynécologue (celui qui, dans le cauchemar de Ronnie, "accouche" celle-ci d'une larve géante), comme d'ailleurs dans Dead Ringers —, se situe socialement à l'écart du monde, et que l'hubris qui le gagne progressivement, marqué par l'orgueil et l'arrogance ainsi que l'agressivité (qui est celle de l'animal livré à ses instincts), le détache de plus en plus de l'espèce humaine.

Dans The Fly, le mouvement associe donc, à partir d'une mutation produite accidentellement, une lente transformation, pour le coup pathologique, menant à l'état "métamorphique" final, qui mêle l'immonde à l'informe, avec néanmoins un reste d'humain, ce regard qui accompagne la supplique de Brundle (non verbalisée, simplement par un geste des plus explicite) pour que Ronnie le tue et mette fin à ses souffrances. Ce regard dont on peut dire qu'il est au centre de The Fly, depuis le premier plan du film qui, prolongeant le flou du générique, correspond à une mise au point de l'objectif sur un groupe d'invités à une soirée scientifique où se rencontrent les deux protagonistes, suivi du plan sur Goldblum et son regard globuleux (telle une mouche prédatrice), avec en contrechamp le regard d'abord fuyant de Davis (il y a là un jeu de regards qui va parcourir tout le film); cette première "mise au point" anticipant celle où la jeune femme filme l'avancée des travaux de Brundle sur la téléportation de la matière vivante et le credo qui l'accompagne: "Je n'en sais pas assez sur la chair. Je dois apprendre", ce qui, au passage, pourrait servir d'exergue à nombre de films de Cronenberg, jusqu'aux Crimes of the Future de 2022, alors que le tout dernier, The Shrouds (2024), viserait à le dépasser (la chair post-mortem). Quoi qu'il en soit, un regard qui relève d'abord du registre de l'observation, préalable à toute expérimentation, d'autant que chez Cronenberg celle-ci est toujours périlleuse (c'est la "dangerous method", propre à tous ses films); et qu'illustrent également dans The Fly les moments où Brundle s'observe dans une glace, dans le but, du moins au début, de comprendre (en tant qu'homme de science) ce qui lui arrive, l'amenant ainsi à "recueillir", comme on prélève des échantillons, les morceaux de son corps qu'il vient à perdre (ongles, oreilles, dents...), image même du "corps morcelé", dans son rapport à la science, de la dissection anatomique d'autrefois à l'imagerie médicale d'aujourd'hui... geste qui surtout vient traduire l'extrême mélancolie qui gagne le film (cf. la réplique placée en exergue du texte), Brundle finissant par se comparer à une "relique", considérant tous ces bouts de corps qu'il enferme dans l'armoire à pharmacie (son musée d'Histoire naturelle) comme les vestiges d'une époque révolue — Cronenberg disait de son film qu'il était comme "une histoire d'amour de quarante ans compressée en trois semaines", du fait de la déchéance accélérée d'un des deux amants.

Je ne m'attarderai pas sur la dimension "politique" du film, quant aux errements et dérives de la science et toutes les questions bioéthiques que cela soulève, concernant entre autres les manipulations génétiques et les transformations corporelles, non que ces questions n'aient pas d'intérêt, mais qu'elles sont systématiquement débattues à propos des films qui mettent en avant le côté démiurge du savant. — On rappellera toutefois (avec une pointe d'ironie) la tirade où Brundle, de plus en plus "insecte", dit à Ronnie, dans un moment de lucidité, que l'insecte n'a pas de politique, qu'il est brutal, sans compassion ni compromis et qu'on ne peut lui faire confiance. Je laisserai également de côté l'aspect plus sociologique qui fait correspondre chez Cronenberg organe biologique et organe social dans une sorte d'organicisme, pointant l'interdépendance, encore plus marquée de nos jours, qui existe entre ces deux types d'organe. Pour m'intéresser, plus spécifiquement, à deux autres aspects: le premier qui touche au nom "Brundlefly" et le second, qui lui est en quelque sorte corollaire, concernant le désir de Brundle, plus exactement Brundlefly à l'approche de la mort, de fusionner avec Ronnie lorsqu'il apprend que celle-ci est enceinte de lui.

— A quel moment Brundle, comprenant que son changement (physique, psychique, comportemental) vient du fait que son code génétique a fusionné avec celui d'une mouche... à quel moment, se nomme-t-il "Brundlefly" et met-il ainsi un nom sur quelque chose qui jusque-là n'avait jamais existé? Non pas au moment de la révélation par l'ordinateur de ce qui s'est passé ("fusion de Brundle et la mouche au niveau moléculaire et génétique"), mais quelque temps après, quand, une fois passé la phase dépressive, son goût de la recherche, qui est la passion même du chercheur, sa raison de vivre, mêlée à l'ambition de devenir un scientifique de renom, qui mérite le Prix Nobel (il a failli l'obtenir dans le passé)... eh bien fait retour dans une sorte de délire mégalomaniaque: "Brundlefly", la créature qui, en tant que progrès de la science (parce que venant, à ce stade du film, suppléer la téléportation), le ferait accéder à la postérité. C'est tout le sens de la scène où Brundlefly, appelée à devenir une "mouche de 80 kilos", explique, face caméra, donc face au monde, comment il arrive à digérer les aliments solides grâce à une enzyme corrosif (appelé dans la version originale "vomit drop") qui, en liquéfiant sa nourriture, lui permet de l'aspirer.
On le voit, nommer la chose est une façon pour Brundle de revendiquer la "paternité" de sa découverte, de la faire sienne: un nouvel être formé à partir de lui-même, manière de renaître après une première mort symbolique, que prolongera le fantasme de l'auto-engendrement (biaisé ici puisqu'il faut la présence de la femme et de l'enfant à naître, mais selon une perspective quand même anti-œdipienne), ainsi que l'explorait The Brood, sauf que cette renaissance s'inscrit également dans un réflexe de survie, et d'autant plus que s'est greffé chez Brundlefly, on l'imagine volontiers, l'instinct de survie de l'insecte. C'est que le film conjugue admirablement, à travers la lente dégénérescence de l'homme-mouche, l'intrication qui existe entre pulsion de vie et pulsion de mort. Si la trajectoire suivie s'apparente à une forme d'agonie, au sens de l'agonia, qui associe angoisse de la mort et lutte contre la mort, expliquant les réactions, par moments contradictoires, du personnage, qui voit alterner poussées délirantes, de type paranoïaque (quand il reproche violemment à Ronnie, après l'avoir épuisé sexuellement, de ne pas vouloir faire l'expérience de la téléportation = plonger comme lui l'a fait dans "le bain de plasma", soit la jouissance illimitée, pour former tous les deux un "duo dynamique"), et crises d'angoisse avec l'ironie comme moyen de défense... elles témoignent d'une jouissance mortifère de plus en plus massive à mesure que l'on passe de Brundle à Brundlefly et que s'efface inexorablement, mais pas totalement, la composante humaine. Jusqu'au désir de fusion avec Ronnie et le bébé qu'elle porte...

— Ce désir/délire de fusion est l'étape ultime. Autant pour former le Un parfait que pour permettre à Brundlefly par le biais de l'auto-engendrement, de retrouver, via Ronnie, son "vrai moi" et par-là réussir la fusion idéale (la famille idéale), cette fusion à laquelle il aspire (sans jeu de mot) pour ne pas disparaître. Si elle échoue, sur le registre du Un, parce qu'elle n'est que délire (ce qu'on extrapolera facilement à l'illusion du Un dans le rapport amoureux), il n'en demeure pas moins qu'une fusion a lieu, celle grotesque de Brundlefly avec la porte et le câble du télépod, conséquence de la folie démiurgique du héros mais surtout "aboutissement" logique et grandiose de ce qui a couru tout au long du film, ce motif de la fusion qui structure The Fly (et nombre de films de Cronenberg), qu'il s'agisse de marier esthétiquement une image très réaliste (le quartier et le loft pour le moins lugubres où vit Brundle, figure au départ des plus terne) et les transformations toujours plus impressionnantes que subit le personnage... ou d'adjoindre au glauque de l'histoire une dimension, au final, puissamment tragique, et en cela digne d'un opéra (4). Surtout, la lente évolution (involution) du personnage permet de mieux saisir les éléments qui, formant le film, apparaissent, dans le mécanisme même de la transformation, comme des "pièces détachées" (des molécules) à recomposer. Avec en point d'orgue, ce qui constitue dans le finale la fusion ultime (donnant naissance à la créature en tant que "prodige", au niveau de la fiction comme de la technique — les effets spéciaux — qui permet d'en avoir une vision, à tout point de vue hallucinante)... la fusion des fusions, qui fait de The Fly un chef-d'œuvre tous genres "confondus", la fusion de deux genres au départ antinomiques (aussi antinomiques que peuvent l'être un homme et une mouche), à savoir la romance (cette histoire d'amour à laquelle il nous faut croire à mesure que le film avance et que Brundle devient physiquement de plus en plus répugnant) et le body horror.

PS. Outre ce qui relève du body horror, largement abordé ailleurs, j'aimerais pointer ce qui chez Cronenberg est une part non négligeable de son cinéma, à savoir l'humour, un humour pas toujours bien perçu (cf. la réception de ses deux derniers films, 5) et dont on peut dire que, absent, la répulsion provoquée par certaines scènes serait difficilement tenable. De sorte que la question à poser concernant le body horror de Cronenberg est moins celle du dégoût proprement dit que celle du bon dosage entre humour et dégoût, sachant que l'humour ne peut être qu'à petites doses (sinon on tombe dans la parodie) mais qu'insuffisamment présent il peut amener le film au bord de l'écœurement. Dans The Fly, le dosage est parfait, fort de ces traits d'humour judicieusement répartis, depuis la révélation que le découvreur de la téléportation souffre depuis l'enfance du mal des transports (au point que cela le faisait vomir sur son tricycle), jusqu'à son addiction au sucre, après sa fusion avec la mouche, en passant par ses cinq vestes grises, tristement identiques, pour, comme Einstein, ne pas avoir à se demander chaque jour laquelle porter (scène qui au passage annonce la question du "même" posée ensuite avec la téléportation), de même que le couplet sur la "poésie du steak" (apprendre à l'ordinateur à devenir dingue de la chair, comme le sont les vieilles dames quand elles mordillent la peau du bébé) ou encore la scène avec le babouin agacé par la mouche. L'humour est parfois à peine perceptible, ainsi quand Ronnie récupère son bas (composé de nylon et de silicone) dans le deuxième télépod et que la forme rappelle celle larvaire d'un gros insecte, un bas que Ronnie laisse en souvenir à Brundle, préfigurant la suite... Cet humour est celui de Cronenberg, qu'il ne faut pas confondre avec l'ironie dont il dote son personnage, une fois celui-ci devenu Brundlefly, de cette ironie qui permet à ce dernier, on l'a dit, de se défendre contre l'angoisse... et se manifeste dans sa manière de voir les choses, quant à ces nouvelles aptitudes physiques (arpenter le plafond en est une) ou l'avantage de ne plus avoir à se ronger les ongles, ou encore lorsqu'il plaisante sur le fait que l'ordinateur l'a "accouplé" à une mouche sans qu'ils aient été présentés, ou à propos du livre pour enfants que pourrait écrire Ronnie sur "la vie et les mœurs de Brundlefly" (6). The Fly est un film terrifiant et en même temps très drôle.

(1) Dead Ringers (Faux-semblants), qui, lui, clôt la décennie, emprunte au body horror, via les aberrations anatomiques qui y sont filmées, mais de manière plus indirecte, annonçant déjà, par son côté "halluciné" et la structure du film, proche du thriller, le film suivant: Naked Lunch d'après Burroughs. Sur le body horror, cf. le dossier de Julien Djoubri sur son site Point'n think.

(2) Fidèle en cela à l'image disons "mythologique" du monstre, là où chez Cronenberg le monstre ressort davantage de la tératologie. Sinon comparer les deux fins: celle de Neumann qui relève de la pure terreur, par le choc produit; et celle de Cronenberg, autrement plus puissante, qui dépasse la notion même d'horreur, par tout ce qu'elle réunit de ce que le film a drainé jusque-là, et qu'elle excède en tant qu'apothéose, rendant le finale si bouleversant. A toutes "fins" utiles, on précisera que dans la nouvelle de Langelaan (où le savant, en réitérant la téléportation sur lui, se retrouve avec la tête à la fois de la mouche et du chat disparu dans une précédente tentative!) on apprend que l'épouse (internée après avoir expliqué comment elle avait réussi à écraser la "tête" puis le "bras" de son mari avec le marteau-pilon) s'est suicidée avec une capsule de cyanure. Une fin qu'Hollywood ne pouvait que censurer.

(3) Sachant que dans l'incipit Kafka joue avec les sonorités, l'assonance que forme le mot "ungeziefer" avec "unruhigen" (litt. non calme = "agité") et "ungeheueren" ("énorme", "monstrueux"), de sorte qu'il n'y a pas de traduction idéale, seulement approximative, qui fasse correspondre phonétiquement les trois termes.

(4) Cronenberg a d'ailleurs mis en scène en 2008, à partir du film, un opéra composé par Howard Shore, son musicien attitré, sous la direction musicale de Plácido Domingo et dans des décors de Dante Ferretti.

(5) On notera qu'avec Crimes of the Future et The Shrouds Cronenberg revient au body horror — du moins à une forme de body horror (plus arty?) — et que ce retour est survenu après une longue interruption, coïncidant entre autres avec la maladie et le décès de son épouse en 2017, comme si le body horror, finalement, était le genre le plus adapté pour traiter la question du deuil.

(6) Le nom "Brundlefly" relève-t-il de l'humour ou de l'ironie? Dans la mesure où il s'agit d'un mot composé (c'est-à-dire formé de deux mots dont chacun pris isolément ne permet pas de deviner le sens de l'ensemble) et non d'un mot-valise. Peut-être du passage de l'un à l'autre, à travers l'autodérision.

09/09/2025

Tout sur Roberte

  Roberte de Pierre Zucca (1979).

Roberte occupe une place à la fois centrale et à part dans la filmographie de Pierre Zucca. Centrale, parce que le film synthétise idéalement la part klossowskienne de son œuvre, part autant esthétique, où se mêle à l’élégance du trait l’ambiguïté du geste, qu’éthique, à travers entre autres la question, chère à Klossowski, du simulacre. A part, parce qu’en adaptant directement le texte de Klossowski, le cinéaste y relègue au second plan, sans l’effacer pour autant, la dimension ludique et légère qui fait le charme de ses autres films, de Vincent mit l’âne dans un pré (et s'en vint dans l'autre) à Alouette, je te plumerai, en passant par Rouge-gorge, bien sûr, mais aussi les courts-métrages et les fictions pour la télévision. Des films à la fois diffractés et réflexifs, dispersés et introspectifs, puisque touchant aussi bien à la question de l’image qu’à celle du père, entremêlant si étroitement réel et fiction, vérités et mensonges, que vouloir les séparer semble pour les personnages aussi utopique que périlleux. Est-ce pour cela que la fuite leur apparaît souvent comme la meilleure des réponses? "Partez pendant que c’est encore possible", dit (à l’envers!) la mystérieuse Agathe dans le Secret de Monsieur L. Car la fuite chez Zucca ne se réduit pas à ses métaphores (l’appel du large, l’envol des oiseaux, comme symboles d’évasion et contrepoints poétiques aux illusions optiques et autres leurres du récit), elle est aussi la manifestation d’une peur bien réelle qui est celle de Fabrice Luchini à la fin de Vincent..., moins d’ailleurs parce que le personnage y découvre que tout est mensonge autour de lui que parce que lui apparaît soudainement, avec effroi, que la vérité ne peut s’exprimer que sous forme de mensonges. Si le film est ainsi "dédié à tous les menteurs", autrement dit à tous les inventeurs de fictions, manière détournée de rendre hommage au père — le photographe André Zucca qui venait de décéder et dont la vie semble avoir été un "vrai" roman — c’est bien au sens où ce qui compte est, plus que la vérité elle-même, ce dont elle use, en termes d’artifices, pour pouvoir se dire (même qu’à moitié). En cela, Vincent…, comme la plupart des films de Zucca, fait écho au Criticón de Baltasar Gracián. On pense au chapitre "La vérité en couches" dans lequel l’auteur raconte comment au royaume de la vérité, celle-ci, en accouchant de "monstruosités", de "choses sans queue ni tête", a provoqué la fuite de ses habitants. Sauf que chez Zucca cela passe par tout un jeu de réverbération qui, au lieu de miroiter dans l’univers baroque du trompe-l’œil (comme chez Orson Welles ou Raúl Ruiz), se décline sous la forme de petits motifs romanesques, délicatement égrenés, à l’image du leitmotiv — les premières notes de la Rhapsodie espagnole de Ravel — qui accompagne Rouge-gorge.

Doubles natures

Et Roberte? Si toute règle a son exception, alors Roberte est cette exception. Par la complexité de sa structure et le caractère pour le moins cérébral de son propos (Zucca y adapte La Révocation de l’Edit de Nantes et Roberte ce soir, deux romans écrits par Klossowski dans les années 50 puis réédités ensemble, avec Le Souffleur, sous le titre Les Lois de l’hospitalité), le film peut de prime abord rebuter, mais la richesse de ses motifs et l’intelligence avec laquelle Zucca, grand ami de Klossowski, arrive à transcrire sans le trahir le texte de ce dernier, lui confèrent une force expressive absolument unique. C’est que l’art de la mystification qui caractérise le cinéma de Zucca trouve dans Roberte, avec le simulacre absolu que constitue pour Klossowski le "tableau vivant", une sorte de radicalité. L’ouverture du film est à cet égard significative, qui voit la caméra pénétrer, par un long travelling, dans une demeure apparemment délabrée, chercher au milieu des décombres le lieu du spectacle, qu’elle finit par trouver au détour d’un couloir sous la forme d’une galerie luxueuse dont le décor en stuc, incroyablement kitsch — murs aux couleurs criardes et longs rideaux de velours — s’accorde avec les tableaux au style pompier que collectionne le personnage principal (Octave/Pierre Klossowski). Cette ouverture est comme un passage entre deux mondes, entre le monde de la réalité (dans le film, c’est celui des espions et des trafiquants), où la vérité se révèle dans toute sa crudité, et le monde, plus mythique, des simulacres, dans lequel il n’y a plus de vérité (et donc plus de mensonge). Comme si, pour accéder à l’univers de Klossowski, Zucca devait laisser à l’entrée non seulement les "fausses vérités" du naturalisme, mais aussi le voile (poussiéreux) de la représentation dont on recouvre habituellement les images, empêchant de bien les regarder. "Tout ce qui se passe à l’extérieur de la maison est soumis au réalisme de la vie et relève de l’anecdote. Tout ce qui se passe à l’intérieur est soumis aux lois du spectacle et relève de la mise en scène", dit le cinéaste à propos de son film (1). Entre les deux? Zucca lui-même à travers le personnage d’Antoine (2) (le neveu d’Octave et de Roberte) dont la chambre, située au rez-de-chaussée, est la seule qui communique directement avec l’extérieur, semblable en cela à la chambre de Luchini dans Vincent mit l’âne… où l’on voyait le héros entrer et sortir par la fenêtre. Chez Zucca, les personnages sont d’ailleurs souvent filmés dans l’encadrement d’une fenêtre ou d’une porte, voire dans le prolongement de plusieurs cadres, ce qui semble à la fois les emprisonner et, par ce jeu de décadrage/recadrage, les affranchir du plan d’origine. Cette dialectique de l’ouvert et du fermé répond évidemment à celle de la vérité et du mensonge, de cette vérité qui ne peut avancer que masquée. Mais chez Klossowski il n’y a plus de masque, sous-entendu de masque hypocrite, dans la mesure où tout masque est déjà un masque de masque, comme il n’y a plus d’original puisque tout modèle de copie est déjà une copie. Une thèse qui marque l’aboutissement (sinon le jusqu’au-boutisme) de sa relecture du principe nietzschéen de l’éternel retour, un principe qu’il assimile à un "cercle vicieux", donc à un faux principe. Pour Klossowski, il n’y a pas de début ni de fin de l’histoire, le monde n’est que fable au sens où il n’existe justement qu’en tant qu’histoires (la religion, l’art, la science, l’Histoire). Le monde comme fable, c’est aussi ce que chante, quoique sur un mode mineur, Zucca dans ses films. Question d’échelle: d’un côté (Klossowski), une pensée qui reproche à la philosophie occidentale, celle dont Whitehead disait que son histoire n’était qu’une série de notes de bas de page à la philosophie de Platon, d’avoir progressivement perdu sa capacité à fabuler; de l’autre (Zucca), une sensibilité qui trouve dans l’art de l’image (la photographie, le cinéma) le matériau idéal pour célébrer les puissances du faux. La rencontre entre les deux passe évidemment par la fiction — le recours au roman fut pour Klossowski un moyen de retrouver cette part de mystification qui manquerait à la philosophie — et surtout les simulacres (3), à l’instar des "faux" tableaux du peintre Tonnerre (rappelant les personnages joués par Michel Bouquet dans Vincent mit l’âne… et le Secret de Monsieur L) qui représentent Roberte en costumes d’époque, dans des poses équivoques. C’est tout l’enjeu du film: arriver à nous faire saisir (plutôt qu’à nous faire comprendre) le double personnage de Roberte, incarnée par Denise Morin Sinclaire, l’épouse de Klossowski. Car il y a bien deux Roberte: une Roberte imaginaire, fantasmée par Octave, et dont les aspects contradictoires (au niveau des gestes, du regard, de l’expression des désirs...) peuvent se manifester simultanément puisque justement imaginaires; et une Roberte disons réelle, qui existe dans le monde, avec ses souvenirs ("la grave offense" qu’elle a subie pendant la guerre et dont elle parle dans son cahier de libre examen) et ses projets (réussir sa carrière de femme politique, assurer l’éducation de son neveu...), mais qui, aussi, sert de modèle à l’autre Roberte, nourrissant ainsi les fantasmes d’Octave (telles ces lois de l’hospitalité qui consistent à offrir son épouse aux invités, de l’employé de banque au précepteur d’Antoine), en même temps qu’elle les assouvit puisqu’elle accepte de jouer (à son corps défendant?) le rôle de celle-ci. Une double nature qui n’est autre que celle de l’image (image document/image "imaginaire") et qui fait que Roberte, comme le rappelle Zucca, "doit se regarder comme doit se regarder toute image".

Pièces à conviction

Par quels moyens? Comment réussir à communiquer cet ensemble de contradictions qui définit Roberte? Pour Zucca, il n’y a qu’une seule réponse: le langage du corps, tel qu’il s’exprime dans l’allégorie, la pantomime, le cinéma muet et donc, ici, le tableau vivant; langage qui non seulement peut révéler ce que la parole dissimulerait mais également contredire, à la faveur d’un geste, ce qu’elle énoncerait. C’est le "solécisme", selon Klossowski, lorsque par "un mouvement de la tête ou de la main on fait entendre le contraire de ce que l’on dit". Mais si le personnage ne parle pas, ce qui est le cas dans les différents types de représentation évoqués, de quoi son geste peut-il être le contraire? Il y a là une ambiguïté qui touche à la question même de l’image. Nous parlions au début de radicalité, en fait, c’est de pédagogie qu’il faudrait parler. Roberte est une leçon de bien-voir. Bien voir les images, c’est pouvoir se passer de la parole. Et pour se passer de la parole, il suffit que la contradiction s’exprime tout entière au niveau du corps, plus précisément d’une partie du corps. Dans Roberte, c’est la main: une partie du corps d’autant plus privilégiée que, à l’instar de l’image et de Roberte, la main possède elle aussi une double nature — ce que Klossowski nomme la "pièce à conviction" —, quand, par exemple, la paume se tend ou que les doigts se dressent, trahissant le caractère mensonger de ce que le personnage exprime par ailleurs (4). Double nature donc, qui est même redoublée puisque des mains il y en a deux, et qu'"il convient alors, comme le précise Zucca, d’observer ce que fait la main qui se cache quand l’autre main se montre". On le voit, la contradiction n’existe pas en tant que telle. Elle suppose toujours un observateur, mieux: un commentateur, qui par son interprétation révèle la contradiction, transforme le geste quelconque en "pièce à conviction" (5). Ainsi la scène des diapositives dans laquelle Octave "initie" Antoine à la question du désir à travers les photos de Roberte qu’il lui projette. Par la façon, très peu naturelle, qu’a celle-ci d’enfiler ses gants, signe manifeste d’une contradiction, Antoine est censé ressentir la présence d’un "tiers" entre lui et sa tante (Octave le nomme "pur esprit"), ce par quoi le désir prend corps. Un désir qui s’exprimera de façon plus explicite dans la scène, rêvée par Antoine, où l’on voit un groom arroser de thé la chaussure de Roberte, et ce de façon délibérée (suggérant là une forme d’ondinisme) pour que des petits cireurs s’occupent de la chaussure et que, profitant de la pose prise par Roberte, deux collégiens la saisissent, moins d’ailleurs pour l’immobiliser que pour lui faire maintenir la pose, et permettent à l’un, pendant que l’autre explore à l’aide d’une lampe de poche le haut de ses cuisses, de lui arracher son gant et dévoiler la "pièce à conviction": la main tendue et le pouce écarté. Car le film ne se limite pas à énoncer des théories, il les met aussi en pratique, sur un mode toujours cocasse, proche du burlesque, évacuant ainsi tout esprit de sérieux, de cet esprit de sérieux qui est propre à la théorie.

Re-capitulations

Roberte est animé par deux types de mouvement: celui, on l’a vu, du geste en suspens, de l’arrêt sur image, qui appelle l’interprétation, et que Zucca enclôt dans les scènes d’intérieurs, là où s’exposent silencieusement les tableaux vivants; et un second mouvement, qui est la contradiction du premier, mouvement de glissement, lors des séquences en extérieurs, plus musical que pictural (il est d’ailleurs souvent redoublé d’une musique jazzy, aux accords dissonants, signe que le mouvement porte aussi en lui ses propres désaccords). Deux mouvements donc, l’un s’attachant au corps de Roberte, l’autre davantage à son psychisme, sachant au demeurant que chez la femme corps et psychisme sont indissociables, comme l’écrit Roberte: "Une femme est totalement inséparable de son propre corps. Rien ne lui est plus étranger que la distinction du physique et du moral, et le malentendu infranchissable débute avec l’idée qu’elle ne serait qu’animale. Mais voilà: son corps est bien son âme." Reste qu’ici le second mouvement touche non plus au saisissement d’un geste, mais à la reproduction d’un acte. Et pas n’importe quel acte: l’acte insensé, celui de la perversion, dont Roberte, qui en fut la victime, se demande, dès les premières pages de son journal, comment le reconstituer: "Trop fortes sont ces images d’il y a quinze ans. Il semble que loin de les atténuer, ma vie conjugale avec Octave les ravive à nouveau. Mais comment reconstituer la scène de la grave offense? En vain je relis ce que j’avais pu noter à l’automne 44 à Rome même, une fois remise de mon émotion. Ces images trop brûlantes, j’espérais les voir se consumer dans l’oubli, mais elles ont couvé sous leurs cendres..." Pour Klossowski, seule l’écriture des perversions, en violant le langage traditionnel, qui ne fait que décrire, permet de réitérer l’acte. Et la seule façon de le réitérer, indépendamment de sa description, est de le récapituler mentalement. Le simulacre est là, processus sadien par excellence, qui consiste à réactualiser l’outrage — à travers l’extase qu’il suscite — par sa seule évocation. Roberte est structuré autour de ce processus qui trouve dans la fameuse scène des barres parallèles sa plus belle illustration. C’est aussi le plus beau moment du film, d’une précision absolue quant à la construction, au point que l’on se demande si ce n’est pas cette scène qui a déterminé Pierre Zucca à adapter le roman de Klossowski (6). Récapitulons à notre tour. Panoramique sur les fontaines du Palais-Royal suivi d’un travelling descendant sur Roberte, debout, se souvenant du trouble occasionné lors de l’outrage: "Un violent sentiment de honte ressenti par une femme, se peut-il qu’elle le cherche dès lors qu’elle est honnête. Je me souviens que j’avais honte. En ai-je moins joui pour cela..." Elle s’assoit à la terrasse d’un café et, tout en s’examinant dans le miroir d’un poudrier, poursuit sa réflexion: "Somme toute, que reprocher à ces individus. S’ils ont goûté à un lamentable plaisir, pour moi c’est à présent que le plaisir commence..." Roberte se met alors à revivre l’outrage, réactivant par là le plaisir (coupable) qu’il produisit en elle: la rencontre avec l’homme dans l’autobus (dont les barres et les poignées préfigurent les agrès du gymnase); l’homme qui la suit (à moins qu’elle le devance); l’outrage, qui voit l’homme, avec l’aide d’un complice, attacher Roberte à des barres parallèles, lui ôter sa jupe et son gant puis lui lécher le creux de la main (7), jusqu’à l’extase...; enfin le départ de l’offensée non sans avoir préalablement caressé les barres où ses mains venaient d’être "si bien attachées". Retour à la terrasse du café et à la première scène que Zucca refilme à l’identique, sauf que dans le sac de Roberte se trouve maintenant le petit livret en cuir rouge qu’un des hommes a glissé, conformément aux instructions d’Octave, et sur lequel est reproduite la première phrase de l’Evangile selon Saint Jean: "In principio erat verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum" ("Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe"), avec dessus l’empreinte de la main de Roberte, "preuve" qu’il s’agit du même texte que celui vu au début du film, dans l’épisode de la Chapelle Romaine, lorsque, voulant récupérer des documents nazis dans un tabernacle, elle s’était vue démasquée. Faut-il comprendre que cette main est à la fois image et parole, qu’elle est au commencement de toute histoire (même au-delà, puisqu’il n’y a pas véritablement de commencement et que tout se répète) et qu’à ce titre Roberte demeure indéfectiblement le "signe unique" de la pensée d’Octave? Il se dégage en tous les cas de la scène un doux sentiment de plénitude: "Que la chute des fontaines sous les platanes est apaisante, que cette ville est exquise dans son glissement", pense Roberte. Et de nouveau le lent panoramique, à travers les colonnes, sur les fontaines du Palais-Royal. Au total, quinze minutes d’une grâce infinie...

L’image prend toutes les formes dans Roberte. Perverse et polymorphe. Certes, le film peut être vu comme la réponse de Zucca à la dérive naturaliste du cinéma des années 70. Mais au-delà du contexte, ce que nous montre Roberte/Roberte, c’est qu’on n’en a jamais fini avec les images. A l’heure où certains prônent la seule positivité des images, offertes telles quelles au regard, comme si l’image n’avait plus de secret, qu’on en avait fait le tour, revoir Roberte est une expérience salutaire. Zucca nous rappelle que si tout n’est qu’apparence, on ne se débarrasse pas si facilement des images. Lorsque, à la fin du film, le vieil Octave apprend la supercherie des tableaux de Tonnerre et qu’il s’exclame "ces faux seraient donc vrais?", on ne sait plus s’il entend par là que les tableaux seraient vrais parce que ce sont des faux qui permettent, en faisant semblant d’être vrais, d’accéder à quelques vérités, ou, plus simplement, parce que les personnages se révèlent être de vrais personnages (8). On n’est pas très loin de l’abstraction lyrique telle que l’avait définie Deleuze à propos de l’image-affection, quand "l’esprit n’est pas pris dans un combat, mais en proie à une alternative". Pas de négativité pure, mais une circulation incessante, un va-et-vient permanent entre le vrai et le faux, la vie et son théâtre, ce qui suppose un minimum de fabrication, ce que Zucca appelle le "style", pour en rendre compte. Non, décidément, on n’en a jamais fini avec les images. (Vertigo n°33, juin 2008)

(1) Pierre Zucca, "La double nature de l’image", in Pierre Klossowski et Pierre Zucca, Roberte au cinéma, numéro spécial de la revue Obliques, 1978. Toutes les citations de Zucca, rapportées par la suite, sont extraites de ce texte.

(2) Deux éléments nous font penser que le personnage d’Antoine est peut-être le double de Pierre Zucca. D’abord, le fait que le rôle est tenu par Martin Loeb qui était déjà le double adolescent de Jean Eustache dans son film autobiographique Mes petites amoureuses. Ensuite, parce que Zucca déplace légèrement l’époque du film, de 1954 (date de la première édition de Roberte) à 1958, ce que rien ne justifie vraiment, même s’il s’agit de la date de La Révocation de l’Edit de Nantes (seul texte crédité au générique), sinon de faire à peu près coïncider l’âge d’Antoine dans le roman avec le sien à cette époque (Pierre Zucca est né en 1943).

(3) Si Klossowski, qui était le frère du peintre Balthus, a toujours dessiné, parallèlement à son œuvre d’écrivain, il a fini, au début des années 70, par délaisser presque complètement l’écriture pour se consacrer au seul dessin, passant ainsi, comme il le dit lui-même, de la "spéculation" au "spéculaire", et, concernant le dessin, de la mine de plomb au crayon de couleur, une manière de rendre ses tableaux vivants plus saisissants encore.

(4) La main joue toujours un rôle important chez Zucca. C’est par elle que circule l’argent, qu’il s’agisse de billets ou de chèques volés, support de toutes les transactions, et que le récit avance.

(5) Car c’est bien de geste qu’il s’agit ici et non pas d’acte à proprement parler. Dans le geste, le mouvement est donné à voir, il est suspendu dans le temps. Lacan, grand lecteur de Klossowski, voyait dans ce temps d’arrêt du mouvement l’effet de qu’il appelait le "fascinum", quand "s’exerce directement la puissance du regard".

(6) La scène des barres parallèles est en quelque sorte la scène originaire qui fonde le film (Klossowski l’a reprise plusieurs fois dans ses dessins). La scène du rêve d’Antoine, située à l’intérieur de la maison, en est la version œdipienne et théâtralisée.

(7) En cherchant à replier ses doigts, Roberte manifeste moins une volonté de résistance qu’un terrible sentiment de honte, ce qu’elle finit d’ailleurs par verbaliser lorsque, au bord de la jouissance, elle dit à l’autre homme: "Eteignez donc!", seule parole énoncée de toute la séquence.

(8) La preuve de la supercherie lui sera fournie par la "vision" d’un dernier tableau, véritablement vivant celui-là, vision si forte qu’il n’y survivra pas.