
Blackmail d'Alfred Hitchcock (1929).
Hitchcock, le maître enchanteur.
Le film est réputé. Et cela, pour deux raisons principales (outre sa valeur propre, qui est considérable):
1) il marque littéralement le passage du cinéma muet au parlant, avec tout ce que cela suppose d'inventions chez un cinéaste comme Hitchcock — c'est le premier talkie anglais, en fait un film muet, partiellement sonorisé (avec de nombreuses scènes re-tournées) et même post-synchronisé puisqu'il a fallu doubler la voix d'Anny Ondra (qui joue Alice, l'héroïne du film), adorable actrice polono-tchèque dont l'accent ("à couper au couteau", forcément, en fait pas tant que ça) ne collait pas avec son personnage — cf. le test précieusement conservé par le BFI (1).
2) il représente une sorte de matrice des grands films à venir, concernant les thèmes abordés (le transfert de culpabilité, la blonde "sadisée", etc.) mais aussi les "crescendos", comme les appelait Hitchcock, ces fameux morceaux de bravoure, à la fois techniques et dramaturgiques, que constituent les courses-poursuites dans des lieux historiques et/ou spectaculaires... le tout assorti d'une bonne dose d'humour, typiquement hitchcockien.
Mais reprenons. Blackmail, comme le titre l'indique, est l'histoire d'un chantage. C'est adapté d'une pièce de théâtre (signée Charles Bennett, scénariste par la suite des principaux films d'Hitchcock réalisés dans les années 30) qui se déroule en trois actes, réduit ici à deux actes avec un prologue et un épilogue. Le prologue est filmé comme un documentaire, qui nous montre le travail de la police londonienne où exerce Frank (John Longden), le fiancé d'Alice. On y suit l'arrestation d'un suspect, son interrogatoire, son inculpation et finalement son incarcération (2), hommage rendu par Hitchcock à Scotland Yard qui en 1929 fêtait son centenaire. Toute cette partie, magistralement montée, est "muette" (tout au plus y entend-on quelques bruits, parsemés ici et là: des klaxons de voitures, le fracas d'une vitre, le claquement d'une portière..., comme autant d'artefacts, mêlés à la musique, une musique plus enjouée et dynamique, pré-herrmannienne, que celle de la version muette), jusqu'au moment où, la journée de travail terminée, les policiers quittent les bureaux — en passant par les toilettes! — et que pour la première fois on les entend parler. Le talkie peut alors commencer, avec l'apparition de l'héroïne, mécontente d'avoir dû attendre une demi-heure que son fiancé ait fini son travail, ce qui, connaissant l'esprit facétieux d'Hitchcock, peut aussi se traduire par le temps imposé au spectateur (mais pour lui, une dizaine de minutes seulement) avant qu'il ne découvre cette révolution (le parlant) qu'on lui promet à grand renfort de publicités depuis plusieurs mois. Bref, le premier acte démarre, qui nous emmène d'abord au restaurant (le célèbre Lyons Corner House où il n'est pas facile de trouver une table de libre!), séquence savoureuse qui voit les deux amants continuer de se chamailler, toujours au sujet du travail de Frank, Alice lui reprochant de faire passer Scotland Yard avant leur couple, sachant qu'ils ont prévu ensuite d'aller au cinéma voir un film... policier, où selon Frank beaucoup des détails concernant Scotland Yard seront faux, comme d'habitude, Alice lui répondant qu'un vrai criminel a été engagé pour que justement ça fasse plus authentique. Mais peu importe, puisqu'elle n'est pas décidée à y aller, ayant rendez-vous avec un autre homme, puis se ravisant, puis finalement non, ce qui précipite le départ en colère de Frank, laissant le champ libre à l'autre, un artiste peintre (Cyril Ritchard) avec qui Alice part, flirte probablement, jusqu'à accepter, non sans hésitation, de visiter son atelier (dans la version sonore, histoire d'entendre parler les deux personnages, elle met du temps à se laisser convaincre), sous le regard d'un troisième homme (Donald Calthrop) qui se révèlera être le maître-chanteur. Là, se met en place le premier climax du film: la tentative de viol qui conduit à la mort de l'agresseur, poignardé par sa victime... mais dont la scène — couverte par les cris de la jeune femme que l'homme a entraînée de force (voir le jeu d'ombres sur le mur) derrière un rideau — se limite au seul bras d'Alice saisissant à travers le rideau un couteau à pain, puis au bras du peintre qui, une fois mort, retombe mécaniquement en sortant à son tour du rideau. Un climax qui chez Hitchcock relève du "good cocktail" (comme nous le rappelle une publicité vue par la suite et que confirmera le second climax) au sens où s'y trouvent réunis les éléments, à forte connotation symbolique, qui se rattachent à la scène et vont imprégner la mémoire du spectateur. Et ce d'autant plus que Blackmail ça rime avec cocktail. C'est le "Hitchcocktail" — comme il y a le "Hitchcockney" — composé ici de quatre ingrédients, présents dans le studio du peintre (dans la version sonore, Hitchcock a fait ajouter un piano et demandé à Ritchard d'interpréter "Miss Up-to Date", une chanson qui célèbre — de manière perfide dans le cas du peintre — la femme moderne, celle qu'on dit "libérée", pendant qu'Anny Ondra se change derrière le paravent, ajout qui amoindrit la tension ressentie dans la version muette):
— une paire de gants (ceux de l'héroïne, régulièrement oubliés, dont l'un est troué, vrai faux MacGuffin dans la mesure où, quand bien même le gant sert à l'intrigue en tant que preuve, il ne sera jamais utilisé comme tel)
— un habit de danseuse (le tutu, d'abord "objet" du désir de l'héroïne, qui ne peut résister à l'envie de l'essayer, puis une fois qu'elle l'a revêtu, objet elle-même du désir du peintre, la tenue la rendant plus désirable encore)
— un couteau (celui qui donc permet à l'héroïne de se défendre et d'échapper au viol)
— un tableau d'Arlequin (plus exactement une représentation du "jester", le bouffon, ici ricanant, qui est témoin du meurtre et dont le doigt accusateur poursuivra l'héroïne jusqu'à la fin)
Le crime commis, s'ensuit l'errance de la jeune femme, traversant Londres en état de choc, jusqu'au petit matin, la scène du meurtre se rappelant à elle à travers les enseignes publicitaires, figurant trompeusement (tel un "GIF" avant l'heure) un coup de couteau, à travers encore le bras tendu d'un policier, réglant la circulation, ou celui d'un clochard endormi au pied d'une porte. Séquence magnifique dont il me plaît d'imaginer qu'elle a impressionné Ida Lupino adolescente (qui à l'époque vivait encore en Angleterre), au point de s'en souvenir vingt ans plus tard quand elle réalisera Outrage avec Mala Powers (dont le personnage est victime d'un viol). Fin du premier acte, marqué par la découverte du corps du peintre par la logeuse, dont le cri se superpose à celui d'Alice à la vue du clochard étendu par terre (les deux plans ainsi confondus existent dans la version muette, comme s'ils étaient déjà "prêts" à être sonorisés), puis le retour de la jeune femme chez elle, enfin, chez ses parents où le père tient un magasin de tabac et de journaux (pas très loin d'où habitait le peintre), lieu du second acte; avec la boutique proprement dite et le salon qui lui est adjacent et sert à la famille pour, entre autres, prendre le petit déjeuner. C'est là où se passe la scène fameuse avec la voisine qui, déjà au courant du meurtre, disserte à l'envi sur l'intérêt d'un couteau quand on veut tuer quelqu'un, procédé à ses yeux pas très britannique (une brique ferait mieux l'affaire!), et qui, pendant qu'Alice est invitée par son père à... couper le pain, continue de déblatérer, produisant une sorte de bouillie sonore dont n'émerge que le mot "knife", répété de plus en plus fort et, pour finir, si fort qu'il fait tomber le couteau des mains d'Alice.

[A ce stade du texte, j'ouvre une parenthèse. Si la version sonore s'est logiquement imposée avec le temps (c'est celle qui est diffusée aujourd'hui dans les salles), j'avoue un faible pour la version muette, même si on ne dispose que d'une copie 16mm. Il suffit de comparer les scènes re-tournées, aux seules fins de les rendre sonores, avec les scènes d'origine, donc muettes. Ainsi la scène du "réveil" d'Alice (qui du fait du meurtre n'a en réalité pas dormi de la nuit), dans laquelle Hitchcock, pour justifier le chant d'oiseau qu'on y entend, a refait le plan avec une cage suspendue près de la fenêtre (cage que la mère, entrée dans la pièce, révèle en retirant le tissu posé dessus, déclenchant les trilles de l'oiseau), ou encore celle justement du petit déjeuner avec l'écho obsédant du mot "knife prononcé par la voisine, des scènes dont on ne peut pas dire qu'elles offrent une réelle plus-value au film. Au contraire, on y devine trop le souci de l'effet, en l'occurrence sonore, conférant à chacune d'elles un côté surligné, d'autant moins heureux que l'effet, par sa rareté, tend déjà à se démarquer. Alors que, par exemple, dans la scène "muette" du petit déjeuner, c'est évidemment plus fluide, plus homogène, via ce plan, très "murnaldien" (à la 46e minute sur la vidéo), qui montre l'ombre des doigts d'Alice se projeter sur le pain et le couteau (bien éclairé) qu'elle s'apprête à saisir mais que, soudainement effrayée par la sonnerie de la porte du magasin (gros plan sur la sonnette qui vibre), elle laisse échapper. Quant au plan avec l'oiseau, ce qu'on peut dire, c'est que l'intensité forcée de son chant tend à rendre quelque peu égrillarde la charge érotique que dégage la scène par ailleurs. Toujours aussi farceur, Hitch a-t-il conçu les trilles de l'oiseau, en accord, certes avec le début d'une nouvelle journée (soit le deuxième acte du film), mais surtout pour que la scène résonne avec celle où le peintre exécute sa chanson au piano pendant que la demoiselle endosse le tutu? Ce qui ferait des trilles l'équivalent de sifflements, de ceux que le spectateur (masculin) émet pour manifester son contentement devant le spectacle qui lui est offert, ici celui de l'héroïne en train de changer de vêtements: ses bas surtout qu'elle retire pour en enfiler de nouveaux (plan que reprendra Hitchcock avec Madeleine Carroll dans The 39 Steps). De même, pourrions-nous pointer la part d'arbitraire dont témoigne la sonorisation du film, si on pense à nouveau à la scène du meurtre dans laquelle, bizarrement, on n'entend que les cris d'Alice et rien au niveau du peintre, pas le moindre râle quand il est poignardé (peut-être parce que dans ce cas cela aurait rendu la mort trop réaliste), ce qui du coup confère à la scène un côté irréel. Le fait que certains plans du film soient ainsi restés à l'état d'origine, créant visiblement un manque, et que d'autres, à l'inverse, se retrouvent trop investis sur le plan sonore, produit un déséquilibre, ce qui était inévitable (c'est le côté "bricolé" d'une technique encore à ses débuts, comparé à un art, celui du muet, alors à son apogée), mais qui aurait pu l'être moins s'il n'y avait pas eu aussi, derrière cette sonorisation, la volonté de la production de sortir au plus vite une version qui fasse de Blackmail le premier film parlant anglais, au risque de perdre, sinon la totalité, du moins une bonne partie de la pureté originelle du film. Mais soyons juste, certains ajouts se révèlent par moments bénéfiques. C'est le cas, par exemple, dans le plan, divisé en diagonale, où l'on voit la logeuse téléphoner à un agent de police pour l'informer du meurtre. L'échange entre les deux personnages relève d'un dialogue de sourds qui permet à l'humour d'Hitchcock de s'exprimer pleinement:
"— Who did you say it was?
— Mr Crewe.
— Mr who?
— No, Crewe I tell you! It's horrible!
— All right. Don't you worry. I'll send round right away. What number did you say? 7? or 11?
— 31.
— 31?
— What?
— 31?
— No, no, 31."
On dira donc que c'est pour des raisons essentiellement techniques (et peut-être aussi de censure plus exigeante, du moins en Angleterre, avec ces nouveaux films parlants) que la version sonore se révèle inférieure à la version muette, ce qui aurait pu néanmoins être compensé par une utilisation plus riche des dialogues, surtout ceux qui n'étaient pas à l'origine sous-titrés, à l'image de celui cité ci-dessus.]
Ceci étant dit, revenons au deuxième acte (la partie qui trahit le plus l'origine théâtrale du film) et plus spécialement au petit déjeuner auquel s'invite le maître-chanteur, arrivé sur les lieux pour monnayer son silence, puisqu'il sait qui a tué le peintre, ce qu'il fait bien comprendre à Frank, chargé de l'enquête, en lui présentant le gant qu'a perdu/oublié Alice, l'autre gant (celui qui est troué), étant déjà en la possession de Frank, découvert sur les lieux du crime. Le comportement du maître-chanteur, tout en décontraction (du moins au début), fait écho au prologue, où le suspect arrêté apparaissait, lui aussi, parfaitement à son aise lors de l'interrogatoire dans le bureau de l'inspecteur, scène très drôle, so british, où on le voyait prendre le thé (indiquant, pour le sucre et le nombre de cuillères à café, le chiffre "deux" avec les doigts) et goûter au plaisir d'une bonne cigarette, sans se douter qu'il s'agissait là d'une tactique pour le faire parler, quel que soit le temps que cela peut prendre (ce que traduit le plan du cendrier rempli de mégots). Il en est de même avec le maître-chanteur, qui d'abord sûr de lui va peu à peu perdre de sa superbe, dans la "partie de poker" (sa parole contre celle d'Alice) entamée avec Frank, surtout quand son identité et son passé judiciaire sont découverts, ce qui fait de lui le suspect numéro un (au passage, la manière dont Scotland Yard le retrouve dans son fichier sur un simple détail, un rictus, rapporté par la logeuse, alors là chapeau!, soit on est toujours dans l'hommage, pour le coup excessivement élogieux, rendu à Scotland Yard, soit on est dans le faux que dénonçait Frank à propos des films policiers). Sa fuite à travers la fenêtre, quand la police débarque, marque la fin du deuxième acte.
Reste le finale, à la place du troisième acte de la pièce, que n'aimait pas Hitchcock, même si au départ il souhaitait terminer également son film sur l'arrestation d'Alice, qui plus est par Frank (pas tant pour que la morale soit sauve que pour aller le plus loin possible dans la torture psychologique infligée à son héroïne), avant que la production ne le dissuade, lui imposant un "happy end". Parallèlement aux tourments de la jeune femme qui, rongée par la culpabilité, finit par décider de se dénoncer, il y a donc cette course-poursuite entre les policiers (dont Frank) et le maître-chanteur, sur une idée de Michael Powell (non crédité au générique), qui apparaît comme en symétrie avec le prologue mais aussi en rupture par rapport au dispositif théâtral du deuxième acte, engageant le film, et par-là tout le cinéma d'Hitchcock, sur ce qui fera sa renommée. La poursuite nous conduit au British Museum, préfigurant ainsi les poursuites les plus célèbres, aux trucages toujours plus impressionnants, tels le finale de Saboteur (dans la statue de la Liberté, jusqu'au sommet de la torche) ou encore, bien sûr, celui de North by Northwest (sur le Mont Rushmore). Dans Blackmail, cela passe par les salles égyptiennes du musée (l'iconique plan où le maître-chanteur descend à la corde à côté de la tête de Ramsès II), la bibliothèque et pour finir le dôme, du haut duquel il tombe (second climax du film) et se tue en brisant la verrière. Une mort qui permet de clore l'affaire, mais ne met pas fin aux affres d'Alice. Celle-ci, prête à accepter le prix de sa dénonciation (étonnant plan où une ombre lui dessine une corde autour du cou), se rend à la police, commence à avouer mais, interrompue par un appel téléphonique, voit sa déposition confiée à... Frank qui bien sûr garde l'aveu pour lui. Et le couple de sortir des locaux de la police, a priori soulagé, sauf que l'image affichée par Alice dit tout le contraire, la jeune femme, à jamais traumatisée, annonçant par-là ces autres blondes au parcours accidenté qu'affectionnait Hitchcock (je pense évidemment à Tippi Hedren dans The Birds et Marnie, via les derniers plans où l'on voit l'héroïne, hagarde, quitter les lieux, soutenue par son compagnon) (3).
La force de Blackmail est d'abord là, dans l'espèce de creuset que représente le film, où se dessine, en même temps qu'un adieu au muet, cette "Hitchcock touch" qui donnera naissance à tant de chefs-d'œuvre, de The 39 Steps à Marnie, en passant, outre ceux déjà évoqués, par Under Capricorn (pour ce qui est du meurtre et de la culpabilité de la femme) et, sur un plan plus formel, Vertigo (l'ombre en forme de spirale sur le visage du peintre, signifiant, tel un serpent, le désir irréfrénable qui s'empare de lui, sans oublier bien sûr le plan de la cage d'escalier, filmé en plongée, par où s'enfuit l'héroïne). Mais c'est aussi à travers ce que le film a de singulier qu'il faut mesurer le génie d'Hitchcock. Et dans le cas de Blackmail, ce qui ressort en premier c'est la manière dont les parties du film s'emboîtent, où tout semble se répondre, d'une séquence à l'autre, d'un personnage à l'autre... Il y a déjà le découpage qui donne au film son rythme, le divisant en deux parties distinctes, correspondant aux deux journées (appelons-les A et B) durant lesquelles se déroule le film, journées elles-mêmes subdivisées en quatre chapitres de durée à peu près égale: A1. l'introduction avec Scotland Yard; A2. la séquence au Lyons; A3. la séquence avec le peintre, jusqu'au meurtre; A4. la fuite et l'errance d'Alice; B1. la séquence au magasin où Frank retrouve Alice; B2. la rencontre avec le maître-chanteur qui s'invite au petit déjeuner; B3. la "partie de poker" entre Frank et le maître-chanteur, jusqu'à la fuite de ce dernier; B4. la poursuite au Museum parallèlement aux angoisses d'Alice qui finit par se rendre à la police pour avouer son crime. Pour l'anecdote, c'est entre A1 et A2 qu'Hitchcock glisse son caméo (peut-être son meilleur, en tout cas le plus narratif) le montrant assis dans le métro, importuné par un gamin qui l'empêche de lire. Où il apparaît, signe de la circularité du film, que B4 résonne avec A1, les deux séquences démarrant d'ailleurs de la même façon (la roue tournoyante du véhicule de police); A2 avec B1, centrés sur les rapports entre Alice et Frank; A3 avec B2, au sens où le maître-chanteur prend, aux yeux d'Alice, le relais du peintre, avec comme différence que sa mort se trouvera différée puisque conjointe à la décision d'Alice d'avouer le meurtre; et A4 avec B3, au sens où la "partie de poker", autour de laquelle se joue le transfert de culpabilité entre Alice et le maître-chanteur, est vécue par la jeune femme comme le pendant (inversé) de l'après-meurtre, traversé, lui, dans un total état d'hébétude — au vide, sur le moment, de la pensée succède un trop-plein d'angoisse et de peurs. Car c'est bien à ce niveau que se situe le cœur du film, qui n'est pas le meurtre proprement dit (inclus dans la première partie), ce qui sera le cas l'année suivante avec... Murder!, mais bien ses conséquences: le milieu du film se situe au moment où Frank, découvrant chez le peintre le gant d'Alice, l'écrase dans le creux de la main — de rage autant que pour le soustraire au regard des autres — et plus précisément sur le plan qui suit, montrant le "jester", qui avait accusé du regard Alice après le meurtre, accuser cette fois Frank de s'en faire le complice en dissimulant le gant)... des conséquences en termes donc de culpabilité, pour Alice, et de morale, chez Frank, via le dilemme qui se pose à lui entre son amour pour sa fiancée et son devoir de policier, dilemme qu'à vrai dire il résout assez vite (vu qu'après avoir dissimulé le gant, il essaie de faire porter le chapeau au maître-chanteur puis empêche Alice d'avouer le meurtre, en froissant, comme il avait froissé le gant, le billet sur lequel elle avait rédigé sa demande pour rencontrer l'inspecteur). Soit le contraste, marqué, entre d'un côté l'activité de Frank (fidèle en cela au héros hitchcockien type), pour sauver à tout prix Alice, et de l'autre, la position longtemps passive de celle-ci, retranchée dans le silence.
De sorte, qu'à revoir le film aujourd'hui, et à l'aune de tous ceux qu'a réalisés Hitchcock par la suite, c'est probablement du côté du personnage féminin que Blackmail tire le maximum de sa force. Non seulement parce qu'Anny Ondra y est magnifique, première des grandes blondes-martyres dans le cinéma d'Hitchcock, mais aussi parce que son personnage se révèle le véritable moteur du film, imposant au récit son rythme, pour ce qui est des deux actes, et ce dès son apparition: rythme au départ indécis (les hésitations de l'héroïne), puis plus soutenu (une fois chez le peintre), voire entraînant (l'essayage du tutu)... jusqu'au meurtre, où le rythme devient forcément heurté, avant de retomber net et de s'alanguir durant tout le second acte. Cet aspect très musical du film s'inscrit dans la lignée du muet. Car si Blackmail marque la fin du muet, il n'en signifie pas pour autant le reniement. Comme tous les cinéastes ayant débuté avec le muet, Hitchcock va en garder longtemps la trace (via l'expressionnisme allemand, le réalisateur ayant fait ses gammes à l'UFA), dans ses films en noir et blanc, bien sûr, les policiers notamment, mais aussi ceux en couleurs des années 50. Et cette beauté du personnage, si elle s'accompagne d'une certaine cruauté, toute hitchcockienne, à voir ainsi l'héroïne souffrir, mais sans le dolorisme emphatique qui sied aux grands mélodrames du muet, inscrivant au contraire le film dans une approche déjà plus moderne de la femme, la façon dont Hitchcock nous en dresse le portrait reste encore largement sous l'influence du muet (le jeu d'Anny Ondra est quand même plus proche de celui de Lilian Gish que de celui de Tippi Hedren). Déjà parce que le sonore en 1929 ne saurait être suffisamment contributif, mais surtout parce que le muet s'était hissé à un tel niveau (concernant les plus grands cinéastes) que ça ne peut être que de ce côté-ci que le film atteint au... moderne. Comme un cran de plus dans l'art du muet, qui fait toute sa modernité (pour l'époque), davantage qu'un premier fleuron, en tant que progrès, dans l'essor du parlant. Et ce cran supplémentaire, je le perçois dans la justesse avec laquelle Hitchcock déplie le parcours de son héroïne; qui voit ainsi les causes et les conséquences, liées à son comportement, s'enchaîner de manière limpide, ne prêtant à aucune discussion quant à la probité du personnage, ce qui l'exempte de toute culpabilité, même indirecte (contre la morale de l'époque, voire contre Hitchcock lui-même) dans ce qui (lui) arrive. Tout au plus pourrait-on lui reprocher une trop grande (et belle) insouciance dans son rôle de jeune femme "up-to-date".
Parce que soyons clair: c'est parce que Frank la délaisse au profit de son travail qu'Alice cherche à se distraire avec un autre (ce qui ne veut pas dire coucher); c'est parce que celui-ci finit par lui inspirer confiance et qu'un policeman fait les cent pas au bas de l'immeuble, qu'elle accepte de monter chez lui; c'est parce que l'attrait de l'habit de danseuse est si fort (combiné à l'extravagance que représente l'artiste, par rapport à la routine policière incarnée par Frank) qu'elle ne voit pas le piège (allant même, dans son euphorie, à offrir un petit baiser au peintre — le plan a disparu de la version sonore — lequel en guise de réponse l'embrasse de force); et c'est parce que l'homme tente ensuite de la violer qu'elle le tue en se défendant avec le premier objet qui lui tombe sous la main (le couteau n'était jusque-là pas visible, caché derrière le pain); quant à la seconde partie, elle est sur le même registre: c'est parce que Frank essaie de faire accuser du meurtre le maître-chanteur, qui pour le coup redevient "innocent" (si minable soit-il), que le poids de la culpabilité s'en trouve décuplé chez Alice, que ça lui devient si insupportable qu'elle n'a d'autre solution que d'aller se dénoncer. C'est cet enchaînement de faits que l'on suit ébloui, non sans heurts (ceux du muet quand il néglige les raccords), mais avec une telle puissance de récit qu'on en reste coi. Le récit au sens de ce que le film exprime (plus qu'il ne raconte, ça c'est le scénario), par le choix du cadre — dans les scènes qui se déroulent à l'intérieur du magasin l'axe des plans diffère entre la version muette et la sonore —, les mouvements de caméra (jamais anodins chez Hitchcock) et les nombreuses trouvailles visuelles (à celles déjà évoquées, ajoutons l'arrestation du suspect qui ouvre le film, réglée en quelques plans d'une beauté folle)... ce récit qui court en filigrane, comme dans tout film me direz-vous, oui mais surtout dans un film muet (ou vaguement sonorisé), non pas en tant que sous-texte (quelle horreur!) mais en tant que "pure expression", qu'on pourrait appeler "abstraction géométrique" chez Hitchcock, qui fait parler les images, sans le son donc, sans même besoin des paroles (c'était le défi du cinéma muet que d'arriver à se passer des intertitres sans tomber dans un formalisme excessif). C'est tout le paradoxe de Blackmail: atteindre ainsi au meilleur du muet tout en se colletant avec le parlant. Et pour cela, il n'y avait qu'Hitchcock.
PS. On ne saurait finir un texte sur Hitchcock sans un petit clin d'œil. Ici, le fait que le premier film parlant anglais ait pour thème finalement le silence, celui de l'héroïne dans lequel elle s'enferme (après le meurtre), celui du maître-chanteur qui, pour le garder, impose d'être payé, et pas n'importe comment: en espèces sonnantes et... trébuchantes!
(1) C'est Joan Barry, la future héroïne de Rich and Strange, qui assure le doublage.
(2) Dans la version sonore, le gros plan sur le visage du suspect, vu en train de hurler à travers le judas de la cellule, a disparu. Peut-être parce que cela imposait de sonoriser la scène, et qu'il fallait faire des choix, mais peut-être aussi parce que le judas qu'on lui claquait au nez avait un effet de couperet, pas loin de l'effet de guillotine (en sens inverse, de bas en haut), une guillotine dont on sait qu'elle n'a jamais existé en Angleterre mais qui était souvent utilisée comme élément de moquerie dans les milieux antimonarchistes, un aspect satirique que risquait de produire la sonorisation de la scène, le bruit entendu devenant de fait plus "tranchant"!
(3) Dans le premier scénario, Alice n'était pas sauvée, on l'a dit; le dernier plan reprenait la scène du prologue, dans la salle des toilettes, qui marquait la fin de la journée pour les policiers, sauf qu'à la question posée à Frank de savoir si sa fiancée l'attendait, celui-ci répondait: "Non, je rentre seul."