18/10/2025

Notes sur Desplechin


  Jimmy P. d'Arnaud Desplechin (2013).

  L'homme qui en savait trop.

J’ai toujours eu du mal avec le cinéma de Desplechin et le "trop-plein" de ses fictions (ce qu'il en est des pleins chez Desplechin, écrivais-je je ne sais plus où), saturées de références, de récurrences, de "revenances", comme dans Un conte de Noël, film qui me sert d'étalon pour juger de l'évolution du cinéaste depuis 15 ans.

Paris-Roubaix.

Donc Un conte de Noël... un vrai pudding. Le début est assez pénible dans la façon dont procède Desplechin pour mettre en place son récit. La scène du cimetière et les paroles prononcées par Roussillon, trop lourdement signifiantes pour une scène d’ouverture, le petit théâtre d’ombres chinoises pour raconter la maladie et la mort du premier fils, l’aversion éprouvée par Deneuve ("Junon" dans le film, rien que ça!) pour Amalric, le deuxième fils conçu dans le seul but de sauver le premier par une greffe de moelle osseuse — au cas où celle-ci aurait été compatible, ce qui évidemment n'a pas été le cas —, la découverte de la même maladie chez Deneuve, à nouveau la nécessité d’une greffe de moelle, la question des donneurs dans la descendance, la folie du petit-fils, le "bannissement" d’Amalric par sa sœur aînée (pour des raisons qui ne seront jamais clairement expliquées), etc. etc. n’en jetez plus... Desplechin balance d'entrée tous les trauma familiaux, au spectateur ensuite de se débrouiller avec. L’embêtant est qu’il faut aussi se débrouiller avec le reste du film, la manière très tarabiscotée dont Desplechin a construit son récit, c'est dire si on n'est pas au bout de nos peines. On retrouve dans Un conte de Noël cet art du tissage qui caractérise le cinéma de Desplechin (il n’est pas originaire de Roubaix pour rien), où l’auteur aime entrecroiser éléments autobiographiques (la famille dans ce qu’elle a donc de plus pathologique: la maladie génétique, la folie, l’alcoolisme, les haines et les rancœurs...), lectures diverses (ici un livre de médecins sur les conséquences psychologiques de la greffe), références cinéphiles (Bergman évidemment, à travers Saraband, mais également Wes Anderson — dixit Desplechin, évoquant la Famille Tenenbaum — sans oublier Hawks et Hitchcock puisqu'un bon "auteur" est forcément hitchcocko-hawksien) et bien sûr littéraires (ici Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare — on voit d’ailleurs un extrait du Midsummer Night’s Dream de Dieterle — mais aussi Emerson, Nietzsche et la tragédie grecque); où l'auteur aime mixer séquences dramatiques et scènes de comédie, sauf que la comédie ce n’est pas son truc, il le dit lui-même, ce qui n’est pas un problème puisqu’il a lu Stanley Cavell qui, lui, en parle très bien, surtout de la comédie hollywoodienne, celle des années 30 où justement Shakespeare côtoie Emerson... Le plaisir de Desplechin c’est de mêler des choses très disparates (dont il a une connaissance souvent indirecte: ce qu'on en dit plus que ce qu'il y est dit) jusqu’à ce que cela communique, que ça fasse écho, même de façon très lointaine, voire purement allusive, une sorte de "connotation faible" que lui seul évidemment est à même de repérer. Reste à savoir si tout cela va bien ensemble, ce qui est d’ailleurs le grand sujet du film: la compatibilité. Ce n’est pas tout de mélanger les genres et les récits, de complexifier à l’envi la structure d’un film, encore faut-il que ça soit compatible. On ne peut pas mêler n’importe quoi, embrouiller la fiction (et le spectateur avec) et nous dire simplement à l’arrivée: "bah oui, la famille c’est complexe, les secrets y sont enfouis sous des couches de non-dits, les personnages ne savent rien d’eux-mêmes et leurs comportements sont souvent contradictoires". Car finalement que voit-on ici? Des personnages d’une même famille, dont certains se détestent (c’est leur droit), mais qui, sur le plan fictionnel, ne relèvent pas tous du même registre. Quel est le lien, en termes de fiction, entre une Deneuve qui dans le film représente ainsi une figure mythologique, celle de la mère monstrueuse, et un Roussillon qui lui est un simple roc, plein d’humanité, qui lit les philosophes? Idem entre Deneuve et Amalric dont le rôle n’a rien de mythologique non plus, au sens tragique du terme, relevant davantage de la fantaisie shakespearienne (Puck dans Le Songe d’une nuit d’été?). On pourrait multiplier les exemples et montrer à quel point Desplechin fait s’affronter des personnages fictionnellement incompatibles. Cela donne des scènes qui souvent sonnent faux, parce que complètement artificielles, limite détestables (ainsi Deneuve et Amalric, devisant avec cynisme dans le jardin sur leur désamour réciproque), parfois franchement ridicules (les mêmes à l’hôpital, jouant à pile ou face les risques que la moelle greffée soit rejetée). Pourtant tout n’est pas raté dans ce film, il y a aussi de jolies choses, mais des choses disons périphériques: les scènes de cuisine, comme on dirait de "coulisses", derrière le rideau (à l’instar du finale d’Esther Kahn), quand Amalric annonce qu’il est donneur compatible ou lorsqu’il se fait casser la gueule par Hippolyte Girardot, la scène aussi où le même Girardot, mathématicien de génie, aide Roussillon à calculer les chances de survie de Deneuve en cas de greffe (c'est Cédric Villani, le futur médaillé Fields, qui paraît-il aurait fait les calculs de probabilités), écho au film d’Hitchcock, le Rideau déchiré, quand Newman et le professeur échangent leurs formules sur le grand tableau noir, une citation autrement plus originale que la trop convenue scène de musée de Vertigo), bref, tout ce qui dans le film est plutôt léger. Car pour le reste, avec tous ces nœuds narratifs, c'est d’une lourdeur effroyable, d’autant que chez Desplechin le goût du compliqué se trouve lui-même compliqué d’un autre penchant, tout aussi écrasant, le penchant à l'exhaustion, qui épuise les hypothèses offertes dans le récit par l'ouverture de chaque nouvelle piste, et ainsi de les intégrer sous forme de questions latentes, non résolues, mais bien présentes, pesant de tout leur poids sur le film. Ce qui fait au bout du compte que ce conte n’a rien d’un conte. Pour remonter dans le Nord des origines (un Nord qu’on ne saurait confondre avec le Faro bergmanien ou le Connecticut des comédies hollywoodiennes), Desplechin n’y va pas par quatre chemins. Comme toujours, c’est le chemin le plus tortueux, le plus "pavé" (et pas que de bonnes intentions), qu’il choisit d’emprunter. Qui veut le suivre doit vraiment s’accrocher. Personnellement, j’en suis sorti complètement rincé...

Totem et tabous.

Pas d'erreur, Jimmy P. (sous-titré "Psychothérapie d'un Indien des Plaines"), c’est du Desplechin, où l'on retrouve toutes les obsessions du cinéaste, à commencer par les conflits familiaux et leurs lots de traumatismes, sauf qu'ici, miracle, ça se passe en douceur. Exit la famille-panier de crabes qui conférait au romanesque de Desplechin un côté de plus en plus bazinien (Hervé, pas André) — le petit théâtre hystérisé des haines et des jalousies, des humiliations et des rancœurs —, avec Jimmy P., Desplechin revient aux fondamentaux, à travers le cas d'un Indien des Plaines, où l'on se pose les mêmes questions, quant aux rapports aux femmes et à la filiation, quant à la maladie, à la médecine et à la mort, mais de manière apaisée, comme pacifiée, au risque de rendre le film par moments un peu lénifiant (la scène où la maîtresse d'Amalric récite face caméra la lettre qu'elle lui a envoyée apparaît comme l'envers, sinon l'antidote, de celle — insupportable — de Rois et Reine avec Maurice Garrel). Jimmy P. c’est l’histoire d’une rencontre, la rencontre entre un Indien Blackfoot, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, qui souffre de troubles psychiques sévères, et l'ethnopsychiatre Georges Devereux, venu le soigner dans un hôpital du Kansas. Les westerns psychanalytiques, ça existe, il y en a même eu d'excellents (Pursued de Walsh par exemple). Là, cela aurait pu être l'inverse, de la psychanalyse sous forme de western, avec ses décharges émotionnelles, ses accès de violence, mais non, c'est de la thérapie pépère et bon enfant, basée davantage sur les signes que sur le réel du trauma, qui fait de Jimmy P. un film aconflictuel, aux angles arrondis, dans lequel on converse gentiment (c'est d'ailleurs dit dans le film), assez loin de ce qu'est véritablement l'analyse. On pourrait le regretter, se dire que c'est de la psychanalyse pour les nuls, axée uniquement sur l'interprétation, reste que c'est justement ce qui fait la réussite du film. Certes la thérapie apparaît pour le coup idéalisée, avançant sans trop d'entraves jusqu'à son terme, Desplechin ne retenant que les bons moments des séances, ceux qui se révèlent productifs, comme autant de bonnes actions, jusqu'à la croyance utopique en la "guérison" du patient.
Si cela fonctionne, c'est d'abord parce qu'il ne s'agit pas d'analyse proprement dite (en fait si, mais "déguisée"), surtout pas de celle prônée à cette époque aux Etats-Unis (très influencée par la psychologie du moi), mais de quelque chose de nouveau, puisque "transculturel", imposant le face-à-face, et en même temps plus facile à mettre en scène, voire plus cinématographique, ce qui explique que la "guérison" de Jimmy, via quelques rêves "élucidés" (même si les images mentales, très resnaisiennes, alourdissent pas mal le film), quelques souvenirs qui refont surface, dont l'inévitable scène primitive, et le fait que Jimmy sait maintenant que "Celui dont tout le monde parle" (son vrai nom indien) est aussi celui qui se connaît le mieux, bref que la "guérison" est là, entérinée, et la thérapie terminée, une fois que son symptôme — son incapacité à affronter les femmes, véritable impuissance — a disparu. Mais si ça fonctionne, c'est surtout que la guérison de Jimmy n'est pas le véritable enjeu du film. A mesure que l'histoire progresse on devine que c'est dans l'autre sens que la thérapie opère le plus. Devereux a presque plus besoin de Jimmy que Jimmy de Devereux. Si l'énigme quant aux troubles dont souffre Jimmy se trouve en fin de compte si facilement, si banalement, résolue, c'est que les clés y sont apportées comme sur un plateau. Les rêves et les souvenirs que Jimmy rapporte c'est du pain béni pour Devereux. Comme s'il ne faisait qu'exaucer le désir de Devereux, son désir (contrarié) d'être analyste. Quand Jimmy raconte son rêve de chasse qui le voit incapable de tuer l'ours brun au contraire du renard, il offre à Devereux, qui l'accompagne dans la scène, l'image d'un esprit protecteur, autrement dit d'un totem, soit l'image, étayante pour Devereux, du bon thérapeute. Et si plus tard il lui reproche de le faire douter, quant à ses croyances religieuses (scène qu'on peut voir comme une amorce discrète de transfert négatif), cela ne remet pas en cause la qualité du travail, les reproches de Jimmy signifiant au contraire que la thérapie avance, ce qui ne peut que conforter Devereux dans son rôle d'analyste. Jimmy est ainsi comme un pilier. C'est l'armature du film sur laquelle Devereux peut s'appuyer. Le côté massif de Benicio del Toro renforce cette impression. L'acteur porte bien son nom, c'est un taureau, et lorsqu'on le voit comme ça, assis de dos, avec la plaine au loin, c'est à... Sitting Bull que l'on pense (oui je sais, Sitting Bull était un Sioux et non un Blackfoot, mais bon, c'était quand même un Indien des Plaines). A coté, Amalric dans le rôle de Devereux, avec son accent à couper au couteau de juif hongrois fait penser à Polanski (oui je sais, Polanski est d'origine polonaise et non hongroise, mais bon, lui aussi est devenu français). La rencontre des deux est détonnante mais cohérente, surtout lorsqu'on interprète le film en sens inverse (l'interprétation étant le moteur du film, pourquoi se priver). Jimmy P. c'est l'Amérique dans ce qu'elle a d'originel — l'Indien —, Topeka où est censé se dérouler le film est d'ailleurs située sur une ancienne réserve indienne. Devereux, c'est Desplechin, via Amalric son alter ego.
OK, mais après? L'Amérique n'est pas là pour soigner Desplechin. La thérapie porte moins sur l'homme Desplechin (travail déjà effectué avec l'Aimée, son film le plus personnel, peut-être son meilleur) que sur l'état de son cinéma, sérieusement malade au vu du film précédent (Un conte de Noël, du mauvais Bergman à la sauce Cavell, une sauce particulièrement aigre). La question est alors celle-ci: que peut l'Amérique pour le cinéma de Desplechin? Je n'ai pas la réponse, et il n'y a peut-être pas de réponse. Disons juste deux ou trois choses. D'abord que l'Amérique pour Desplechin c'est moins l'image de l'Autre (à travers l'Indien et tous les clichés que cette image véhicule) qu'un espace "vierge" (celui justement des Indiens avant la colonisation), à l'image des grandes plaines, où il peut se réinventer en tant que cinéaste. Il est frappant que dans son film le lien historique qui rapproche Jimmy P. et Devereux, à savoir l'ethnocide des Indiens d'Amérique, d'un côté, et l'extermination des Juifs, de l'autre, soit complètement refoulé, comme si la question était taboue. Certes, en 1948, on ne parle pas encore vraiment de la Shoah, les survivants eux-mêmes préférant se taire, culpabilisant à l'idée d'avoir survécu... Lorsqu'à la fin du film le psy de Devereux lui demande s'il éprouve de la culpabilité, celui-ci répond qu'il ne se sent pas coupable des crimes commis contre les Indiens, en écho à sa propre histoire d'émigré juif, compliquée par le fait qu'il s'est converti (très tôt) au catholicisme pour échapper au nazisme, en même temps qu'il changeait de nom (mais tout ça le film ne le dit pas). Si le thème du génocide est abordé si tardivement, et à mots couverts, c'est que la question de la judéité ne se pose pas vraiment dans Jimmy P., pas plus que celle de l'indianité. Non pas que Desplechin ne s'y intéresse pas, mais qu'il préfère privilégier le rapport déraciné/exilé. Si Devereux c'est lui en tant qu'exilé, l'Indien c'est peut-être, comment dire..., une réserve en matière de cinéma, le témoin d'un territoire aujourd'hui disparu mais dont le cinéma américain conserverait la trace. L'occasion pour Desplechin d'accéder enfin à une écriture plus simple, plus directe, au sens où ce qui est vu à l'écran doit être utile à l'action, expliquant la citation du Young Mr. Lincoln de Ford (le passage où Lincoln, venu se recueillir sur la tombe de la femme qu'il aimait, décide d'étudier le droit). Il est ainsi amusant d'entendre Devereux/Desplechin dire à la fin qu'il n'aime pas les grands mots comme celui de complexe, de la même manière qu'il résume le mal dont souffrait Jimmy d'un simple mot: trauma psychique. Mais c'est un fait: avec Jimmy P. le cinéma de Desplechin perd de sa complexité, il s'éclaircit et devient même sympathiquement respirable, même s'il reste encore pas mal de scories. Jadis on y disséquait un crâne, dernièrement on y pratiquait la greffe de moelle, là on se contente d'injecter un peu d'air dans le cerveau... c'est mieux, non?

J'ai rien senti.

Jimmy P. n'était pas un tournant dans la filmo de Desplechin, juste une respiration. Avec Trois Souvenirs de jeunesse, on revient au pudding, mais un pudding quand même plus digeste. Déjà parce qu'il est découpé en tranches: deux petites (l'enfance cauchemardée, bien mastoc; un voyage scolaire en Russie, plus léger, héroïque, peut-être fantasmé) et une grosse tranche, celle qui touche à l'histoire d'amour avec Esther autant qu'à la vocation scientifique (l'anthropologie) de Paul Dédalus, qui le libère, plus que de Roubaix, de tout un système de conventions, dont l'amour fait partie, soit la part la plus romanesque du film (vrai-faux prequel de Comment je me suis disputé…), où se dévoile toute la dimension truffaldo-stendhalo-joycienne du personnage. Le Truffaut des années 70, le Stendhal autobiographique et pré-freudien, le Joyce de Dedalus... que Desplechin intègre de façon plus ou moins heureuse. Heureuse au sens où le film arrive par instants à se dégager de l'emprise exercée par son auteur (emprise d'autant plus désagréable que chez Desplechin la citation semble toujours accompagnée de son commentaire), créant ainsi de petites épiphanies, qu'il serait exagéré d'assimiler à celles de Joyce (quand, selon Lacan, inconscient et réel se nouent par erreur), mais qui s'en approchent malgré tout. Ainsi ce plan aux reflets bleutés, entre chien et loup, le plus beau plan du film, où l'on voit Esther à sa fenêtre, seule et abandonnée, alors qu'au-dessous un train passe, signe d'une jeunesse qui s'enfuit en même temps que Paul, filant vers d'autres horizons. Rien n'est dit (tant mieux) et ça rayonne, l'épiphanie est là... Ce qu'on retrouve, à un degré moindre, dans la lecture des lettres (effet de style à valeur de signature chez Desplechin), à travers non pas tous ces "regards caméra" qui objectivent de manière insistante la séparation des deux jeunes amants, mais au contraire ce qui finit par s'extraire du dispositif, révélant au détour d'une phrase ou d'un geste ce qu'il y a d'impossible dans leur amour.
Pour le reste, ça fonctionne nettement moins bien. Je pense, entre autres, à la scène où Paul se fait tabasser par l'ex-petit ami d'Esther, en écho avec la scène où il est battu par son père (première partie) puis celle où, en URSS, il demande à son camarade de le frapper pour simuler une agression et justifier ainsi le vol de son passeport (deuxième partie), chaque scène se concluant par un retentissant: "J'ai rien senti". Pourquoi ça ne fonctionne pas alors qu'il s'agit d'une scène-clé, la seule qui revient dans les trois parties? C'est que sa répétition, loin de participer à la construction du personnage, ne semble relever ici que du pur plaisir de la citation. Le "j'ai rien senti" de la troisième partie évoque le fameux passage où, dans Portrait d'un artiste en jeune homme, Stephen Dedalus (c'est-à-dire Joyce) reçoit une raclée de la part de Héron et ses amis (pour avoir affirmé que Byron, et non Tennyson, était le plus grand des poètes) et qu'il n'en éprouve par la suite aucune colère, comme s'il en avait été dépouillé, "aussi aisément qu'un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre". Là serait l'épiphanie. Ici nullement. Pourquoi? Parce qu'on ne peut s'empêcher de raccorder la scène aux deux autres et qu'à ce niveau ça ne colle pas, la première scène s'inscrivant dans un registre éminemment freudien ("Un enfant est battu") alors que la notion d'insensibilité que manifeste Dédalus à propos de cet épisode renvoie davantage à Stendhal lorsqu'il était enfant. La deuxième scène en serait le prolongement, témoignant d'une éventuelle jouissance (masochiste?) chez Dédalus, ce qui est en contradiction avec cette idée du non-senti et l'approche joycienne de la troisième scène.
Qu'en déduire? Rien sinon que l'hybridation des citations, de citations pas nécessairement compatibles (travers qui plombait Un conte de Noël) — quid finalement de la combinaison Truffaut-Stendhal-Joyce? —, tend à appauvrir le personnage plus qu'à l'enrichir. Parce que pour faire tenir ensemble les trois scènes, expliquer que Dédalus aille ainsi au devant des coups et proclame ensuite qu'il n'a rien senti, il ne reste plus grand-chose, si ce n'est l'esprit de bravade, ce qui est non seulement décevant, vu tout ce que le film propose par ailleurs, quant au personnage, mais surtout inutilement tortueux (OK, le personnage s'appelle Dédalus). Que ce comportement ne soit dicté que par le goût de la bravade, pourquoi pas, mais en noyant le poisson, en inscrivant — via la citation — le comportement de son héros dans tout un réseau de significations, qui en plus restent vagues, Desplechin complique artificiellement les choses (en même temps qu'il en impose au spectateur), ce qui n'est pas forcément déplaisant (on peut aimer ça) mais fait quand même pas mal poseur (chez lui aussi il y a de la bravade). Simplifie nom de Dieu!, serait-on de lui dire, sachant, bien sûr, que d'autres soutiendront l'inverse: "Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?". Affaire de goût, comme toujours...

Je passe sur les Fantômes d'Ismaël, qui conclut (définitivement?) la saga des Vuillard dans une sorte de grand mix fictionnel, bardé de références, évidentes ou non (outre ses précédents films, les classiques Bergman, Truffaut, Hitchcock — Marion Cotillard en "Carlotta", lol —, Joyce, Shakespeare... auxquels Desplechin, pas rassasié, ajoute Claude Lanzmann, parce que le mystère de Shoah contiendrait avec celui de Vertigo tout le cinéma, Flannery O'Connor, Bob Dylan, Jackson Pollock, Zwy Milshtein, etc. — on a l'impression que toute sa bibliothèque y est passée — des références qui hantent le film (il y a même Kechiche), même si bien sûr chez Desplechin les fantômes sont ailleurs, mais sans véritable pouvoir d'émotion, tant le cinéaste semble se complaire dans le ressassement de ses propres démons. Je passe sur Roubaix, une lumière, le polar (dylanien?) qui voit Desplechin se frotter au "réel" (à la manière, dit-il, d'Hitchcock avec le Faux Coupable, hum), à partir d'un documentaire de Mosco Boucault, mais transformé ici en une assez pauvre "série à la française", avec son commissaire-héros "à qui on ne la fait pas" et ces deux meurtrières genre "c'est pas moi, c'est l'autre", film trop loin des bases du cinéaste (hormis Roubaix, joliment éclairé) pour convaincre — Desplechin n'est pas Chabrol ni même Tavernier. Quelques mots sur Tromperie, d'après Philip Roth, film qui prolonge Roubaix, une lumière, dans cette volonté — louable mais laborieuse — chez Desplechin, d'abandonner ses grosses pièces montées (fictionnelles), en "linéarisant" davantage ses films, sans que ce soit pour l'instant très probant, ainsi de cette double "autofiction", assez pénible par l'espèce de "connivence intellectuelle" qu'il y règne tout du long, entre l'écrivain et sa maîtresse, mais aussi entre Desplechin et ses personnages, dans sa façon de "penser" chaque plan, de filmer savamment les poses qui accompagnent les répliques pour que ça ne fasse pas théâtre, donnant à l'ensemble un côté très factice, où chacun finalement est dans son rôle, qu'il campe sans véritablement évoluer: l'homme, admiratif de l'esprit de la femme dont il va pouvoir se servir pour écrire son roman; la femme, se piquant au jeu qu'elle ponctue régulièrement de petits sourires en coin et parfois de larmes, quant à sa vie conjugale, sans que ça prête à conséquence...

Alors oui, on saura gré à Desplechin de vouloir dorénavant nous épargner le côté sédimenté, multi-couches, qui sur-épaississait la fiction de ses "grands films bergmaniens", ceux qui touchaient aux névroses familiales (ainsi de la famille Vuillard, de Rois et Reine aux Fantômes d'Ismaël en passant par Un conte de Noël), en imprimant à ses derniers films une facture plus linéaire, qui ne passe pas non plus par le circuit "dédalesque" de ses autres films névrotiques, tels Comment je me suis disputé... et Trois Souvenirs de ma jeunesse... mais pour le reste, ou plutôt la suite, les films qui ont suivi les Fantômes d'Ismaël, s'ils se révèlent ainsi plus "digestes", il n'en demeure pas moins qu'ils nous laissent toujours sur notre faim. Le problème avec Desplechin, c'est qu'il voudrait être un cinéaste du mystère (il s'en est approché dans des films comme Esther Kahn, l'Aimée ou encore Jimmy P., ses meilleurs films), mais se révèle avant tout un cinéaste de "l'explicite caché" (à distinguer de l'implicite qui suppose une démarche moins volontariste). Et quand ça touche à un affect aussi violent que la haine, avec le sous-texte fragmenté qui l'accompagne (+ les motifs bien cognés que sont le deuil, la honte, l'affliction...), la réception est franchement pénible. Desplechin en est d'ailleurs conscient, évoquant comme thème de ses derniers films moins la haine (ou la honte) que la façon d'en sortir. Sauf que la question: comment s'en sortir, ces films ne la posent jamais vraiment.

Va, je te hais. Point.

Ainsi dans Frère et Sœur où Desplechin se contente juste de rendre cette "sortie" effective, à la toute fin, quand il est temps de conclure. Ce qui fait que durant les 4/5e du film, le spectateur se sera fadé non pas ce qui aurait dû orienter le film vers sa résolution finale, puisque seule une rencontre accidentelle (le hasard), une fois les parents morts, pouvait selon Desplechin mettre fin à la haine, mais bien ce qui, au niveau de la fiction (avec tout l'intellectualisme qui est propre au cinéma de Desplechin, qui passe par le savoir — le savoir médical sur lequel s'appuient régulièrement ses films —, les mythes, les symboles, la religion juive et le tragique: Frère et Sœur c'est un peu Desplechin lisant par dessus l'épaule de Joyce, lui-même en train de lire Shakespeare)... ce qui au niveau de la fiction, donc, permet de retarder au maximum l'intervention du hasard, signe de l'attrait qu'exercent chez Desplechin (mais ça on le savait) les passions tristes.
Si les cinéastes du mystère n'en savent pas plus que leurs spectateurs, ne "découvrant" souvent leurs films que lorsque ceux-ci sont finis, les cinéastes de l'explicite caché, eux, en savent toujours trop, c'est pourquoi ils sont obligés de dissimuler. Le problème est de savoir ce qu'on dissimule (ou pas), jeu d'équilibriste dont Desplechin ne sort pas ici gagnant. Qu'on ne sache pas exactement le pourquoi originel de cette haine entre la sœur et son frère, se limitant à des indices volontairement inopérants (on suppose quelque chose de plus grave — justifiant la prison? — qu'une blessure narcissique chez la sœur actrice ou qu'un besoin de narcissisation chez le frère écrivain), OK... mais que Desplechin soit aussi peu inspiré pour mettre en scène ce qui, après "l'accident" dans le supermarché, vient dénouer la relation de haine qu'entretiennent depuis des lustres le frère et la sœur, réduisant la question (et sa réponse) à une petite scène faussement anodine qui, convoquant le passé, suggère quelques secrets inavouables (je n'en dirai pas plus), précipitant d'un coup d'un seul la réconciliation sans que cela ouvre d'autres horizons que celui faiblard d'une vie dorénavant apaisée (l'envie très ancienne d'Afrique pour la sœur, le goût retrouvé de la poésie pour le frère)... oui eh bien, ce pauvre finale, en regard de ce que la haine avait nourri d'irrationnel et d'irréversible (apparemment) chez chacun d'eux, ne fait qu'entériner l'idée, soupçonnée tout au long du film, que "sortir de la haine" (et ainsi pardonner) n'intéressait pas Desplechin et que mettre un terme à cette haine ne fut pour lui qu'une façon de "bien finir" son film — comme on met du baume sur un bleu — sans que rien finalement n'ait été résolu.

Sinon pas vu Spectateurs!, découragé à l'avance à l'idée de retrouver Paul Dédalus dans un film méta! Et donc pour finir: Deux Pianos.

L'explicite caché.

Avec Deux Pianos, Desplechin poursuit ses essais de "démixage" qui consiste à déplier davantage ses récits, ici via deux films en un, sur fond de musique classique, de Bruch et Bartók à Chopin et Bach, en passant par Debussy. Et pour que ça s'articule au mieux, quant au parcours volontairement chaotique et discordant, et même désaccordé, du héros: Mathias (François Civil), pianiste virtuose longtemps exilé au Japon, de retour à Lyon, sa ville natale, et à peine arrivé tombant nez à nez sur son amour de jeunesse, si violemment ému qu'il en tombe par terre, et même... dans les pommes! — à la manière des jeunes femmes chez Jane Austen? — oui eh bien, pour que ça tienne au niveau structure, y mettre: plus de fugato dans la partie du film la plus musicale (techniquement), avec Elena (Charlotte Rampling), la mentore de Mathias, qui a fait revenir ce dernier pour une série de concerts, personnage narcissique et autoritaire, sinon tyrannique, rappelant celui qu'incarnait Cate Blanchett dans Tár de Todd Field; et plus de rubato dans la partie plus romantique, par son rythme pour le moins "troublé", avec Claude (Nadia Tereszkiewicz), l'amante d'autrefois, imprévisible autant qu'inconséquente, avec qui Mathias a eu un enfant, trompant à l'époque son meilleur ami, cet ami que Claude avait préféré épouser, parce qu'aux épaules plus solides, même s'il n'était pas le père de l'enfant.
On retrouve dans Deux Pianos les mêmes défauts que dans Frère et Sœur, soit la difficulté chez Desplechin pour donner à la ligne du film (ici donc dédoublée), du fait d'un récit dorénavant moins foisonnant, toute l'intensité nécessaire. Qui voit ainsi le personnage de Rampling s'effilocher peu à peu avant de disparaître, et celui de Nadia T. s'embourber dans l'image, très stéréotypée, de la jeune femme capricieuse et contradictoire (le personnage serait un mélange de Madame de Rênal et de Mathilde de La Mole dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, autant dire un mixte improbable de naïveté et d'orgueil, de réserve et de passion), désorientant pour le coup le film, à l'image des scènes (affreusement convenues) où Mathias, malheureux comme les pierres, se soûle la gueule. Dérive qui ne peut conduire qu'à une fin bâclée (l'artiste fragile "acceptant", trop facilement au niveau du récit, d'abandonner femme et enfant, au grand plaisir de son agent!), un subterfuge narratif comme les aime Desplechin. De sorte que du film, pourtant bien lancé avec l'historiette juive (trouvée chez Martin Buber?), l'histoire de cette femme saisissant la kippa de son mari plongé au fond d'une cuve à eau en même temps que celui-ci, parti en fait à l'autre bout du pays, voit sa kippa s'envoler avec le vent... blague qui ouvre allégoriquement autant qu'allègrement le film, alors que les autres références juives (véritable motto chez Desplechin) vont tomber, elles, comme des cheveux sur la soupe (pas tant le discours raté de Claude à l'enterrement de son époux que le "Lèche mon cœur", sorti tout droit de Shoah, que balance au barman un Mathias complètement ivre)... du film donc, on retiendra surtout, outre les scènes de répétition à l'auditorium, l'unheimliche (ou plutôt l'étrange-fantastique selon Todorov) des séquences où Mathias (personnage stendhalien lui aussi, truffaldien également, et joycien tant qu'on y est, pour faire "bonne figure") croise, interloqué, sa propre image à travers celle de l'enfant dont il ne sait pas encore qu'il est le sien, autant de temps forts qui, hélas, vont eux aussi aller en s'épuisant à mesure que l'étrangeté se dissipera. C'est dans le premier tiers du film que Desplechin se montre vraiment inspiré, pour initier ce qui constituera les moteurs (affectifs et forcément tristes) du récit, déjà moins performants une fois ceux-ci bien en route, avant de s'éteindre inexorablement. Délitement dont le seul intérêt (soyons positif) est de faire ressortir par contraste les seconds rôles, ainsi l'agent artistique de Mathias (Hippolyte Girardot, toujours truculent chez Desplechin) et la belle-sœur de Claude (Alba Gaïa Bellugi).
On finira avec la scène où Mathias passe l'audition à l'aveugle (pour un poste à l'Orchestre National de Lyon) et qu'il se saborde en interprétant non pas le Chopin demandé mais du Bach. Outre le suspense (relatif, l'issue est attendue), quant à sa décision de rester à Lyon ou de poursuivre une carrière de soliste, il y a un élément que le spectateur n'est pas censé savoir, le fait que c'est François Civil lui-même qui joue le morceau de Bach. Un détail qui résume assez bien le cinéma de Desplechin, quand se trouvent intégrées mais cachées, déjà parce que non nécessaires au bon déroulé de l'histoire, toutes ces références que le cinéaste se plaît à glisser (que ces références renvoient à ses propres films, à sa cinéphilie et plus généralement à toutes ses lectures qui témoignent chez lui d'un savoir) et dont la majorité restent inaccessibles au spectateur, mais qui, pour les initiés, par une sorte de "connivence" intellectuelle, sinon de snobisme, se présentent comme un plus (entre gens cultivés) et feront qu'ils adhèrent plus ou moins au film. On peut bien sûr parfaitement s'en passer pour apprécier le film, sauf que c'est aussi par cette voie, pour le moins aléatoire (que j'appelle "l'explicite caché"), que le cinéma de Desplechin gagne en intensité dramatique, et le fait de ne pas le percevoir chez un bon nombre, réduit fortement l'émotion que voudrait/pourrait apporter le cinéaste à telle ou telle scène. Ainsi celle de l'audition ratée, dont l'échec reposera pour la plupart des spectateurs sur le non-respect par Mathias de la commande (Bach à la place de Chopin), alors que pour l'initié (en l'occurrence le spectateur mélomane) s'y ajoutera l'interprétation musicalement honnête (mais sans commune mesure avec la virtuosité qui est censée être celle du personnage) qu'en donne François Civil (pas de "génie Civil" à ce niveau). Une oreille avertie, qui du coup en vaut deux, aura repéré le petit plus qui confère plus d'impact à la scène, plus que le simple fait que Mathias ne joue pas du Chopin (et a donc décidé de partir), le fait que le Bach qui le remplace est joué de manière disons appliquée (pardon François Civil), manière de mettre plus en avant encore l'esprit de liberté finalement revendiqué par le personnage (il joue de surcroît pieds nus), et à travers lui, Desplechin. Et cela, même si cet esprit de liberté, qui passe outre les contraintes et/ou les joies de la paternité (sous la pression de la mère, certes, et vu la relative indifférence de l'enfant, mais sans trop de résistance non plus), a de quoi faire tiquer.

07/10/2025

Panahi (sans Panahi)


  Un simple accident de Jafar Panahi (2025).

  Que la bête meure.

Des deux termes qui composent le titre du dernier Panahi, le plus important est moins le mot "accident", qui ne sert qu'à lancer la fiction, que le mot "simple" qui, lui, va l'accompagner tout du long. Simple, Un simple accident l'est assurément... une simplicité qui tient en premier lieu, et comme toujours chez Panahi, à son absence de complexité; qui fait que ce qui y est raconté est d'une clarté exemplaire, clair comme de l'eau de roche, renforcé ici par le fait que, pour la première fois depuis longtemps — vingt ans exactement avec Hors jeu —, Panahi est resté derrière la caméra (il ne pouvait en être autrement, cf. infra), se dédoublant à travers les deux personnages principaux que sont Vahid, le garagiste, et Shiva, la photographe, ce qui explique (en partie) le regard plus frontal posé par le cinéaste dans ce film.

La cruche et la guibole.

Simple, donc, et direct, comme une fable, qui part d'un simple bruit, une voix qu'on n'a pas oubliée et un grincement, qu'on n'a pas oublié non plus, celui que fait la prothèse d'un homme en marchant, jusqu'à celui que fait ce même homme (sans qu'on le voit mais il y a eu le film avant) rendu inquiétant par sa seule présence (comme dans un bon film d'horreur), posté là, derrière le héros qui l'entend et attend... Entre ces deux grincements, une ligne, qui va de A à B, ou plutôt de A à A', vu que la ligne est une boucle. Et donc à la fin, deux questions: 1) Qu'en est-il du héros, surnommé "la Cruche", du fait de la posture prise quand il se tient le dos, suite à tous les coups reçus en prison de la part de l'homme à la prothèse — Tant va "la cruche" à l'eau (à l'eau noire du régime iranien) qu'à la fin elle a le dos cassé —, maintenant qu'il l'a retrouvé, bien décidé qu'il était à l'enterrer vivant mais ne l'a pas fait? 2) Qu'en est-il de son bourreau, surnommé "la Guibole", du fait de sa prothèse, "gagnée", elle, jadis en Syrie, aujourd'hui que sa victime, qui était donc prête à le tuer, a fini par le libérer? Les réponses restent ouvertes, peut-être parce qu'il n'y a pas de réponse, du moins tranchée (au même titre que la cicatrice, dont le caractère récent, relevant possiblement d'une autre cause, ne permet pas d'affirmer que l'homme n'est pas la Guibole), quant au désir de vengeance qui peut animer un homme après tant d'épreuves (et de ce point de vue Panahi, c'est vrai, n'y va pas de main morte... en même temps c'est la réalité, pas la sienne mais celles de tous ces prisonniers qu'il a côtoyés durant les sept mois qu'il a lui-même passé en prison); et à l'autre bout de la chaîne, quant à la possibilité de rédemption chez un fanatique reconverti en père de famille "ordinaire". Que le point d'intersection — qui réfrène le désir de vengeance des uns et favorise la rédemption de l'autre — se situe du côté de la femme, via le personnage de Shiva, et ses principes de justice, mais aussi l'épouse du bourreau, sur le point d'accoucher et que les victimes vont aller chercher pour la conduire à l'hôpital, n'est pas anodin. Il ouvre une brèche dans cette confrontation avec le mal, brèche que seule la femme iranienne, semble nous dire Panahi, est à même de rendre possible (écho manifeste au mouvement "Femme, Vie, Liberté"), justifiant que l'avenir (en tant qu'espoir) de l'Iran s'incarne, à l'instar du finale de Trois Visages, davantage dans la figure de la fillette que dans celle de son petit frère, qui vient de naître.

Extérioriser la colère.

On le voit, la simplicité du film n'empêche pas un certain didactisme qui par moments tend à prendre le dessus sur la fiction et rigidifier l'ensemble. C'est aussi que le film, sans la bonhomie de son réalisateur (lorsqu'il joue son propre rôle), perd de cette "rondeur" qui conférait notamment à ses deux derniers films, Trois Visages et Aucun ours, peut-être ses deux plus beaux, une vraie chaleur, et ce malgré la rudesse de leur sujet. Il n'en demeure pas moins que Panahi, incontestable héritier de Kiarostami (et de loin le meilleur), s'en éloigne ici avec un film plutôt hargneux, film de la colère c'est entendu, mais pas aussi acerbe, voire rancunier, qu'il y paraît, au sens où cette colère, justifiée à bien des égards — sans que soit justifié en revanche (je digresse) une Palme d'or attribuée quasiment d'office (ce qu'on tempérera en disant: 1) qu'elle n'était pas imméritée non plus, loin de là, au vu des autres films en compétition; 2) que la valeur d'une Palme d'or, qu'on sait toujours sujette à discussion, sinon à contestation... outre l'intérêt promotionnel qu'elle revêt, surtout sur le moment, et la fierté qu'elle procure chez son récipiendaire, eh bien, est d'une importance toute relative) —, en tous les cas, un film où la colère se trouve suffisamment interrogée, au même titre que la peur (de celle qui, dans Aucun ours, imprégnait tout le film) pour faire d'Un simple accident un film à la fois simple et profond. C'est que, dans le cas de Panahi, tout est toujours vu de l'intérieur... de l'intérieur d'un véhicule, d'un village, de l'Iran... Et toujours clandestinement, sans autorisation de tournage, avec la crainte qu'à tout moment tout s'arrête (1). De cette situation naît une tension qui est au cœur des relations entre les personnages, tension avec laquelle Panahi aime jouer (encore plus quand il s'y mêle en tant que personnage-témoin). C'est ce qui donne à ses films une authenticité qui les distingue d'autres films iraniens, certes tournés dans les mêmes conditions de clandestinité, comme ceux de Rasoulof, ou sous surveillance, comme ceux de Roustayi, qui, eux, pêchent par un côté beaucoup plus démonstratif. Si Panahi semble y céder ici, notamment lors du long passage où Vahid et Shiva reproduisent, sur un mode mineur — on ne s'improvise pas bourreaux du jour au lendemain —, les sévices subis en prison, où l'on voit, éclairé par les feux rouges du van, la Guibole attaché à un arbre, les yeux bandés, soumis à une parodie de "torture blanche", cette forme de torture (psychique) largement pratiquée dans les geôles iraniennes... si Panahi semble donc y céder, c'est que Un simple accident est aussi emprunt d'une "théâtralité", pas condamnable en soi, mais qui, à certains moments, dessert le film. Cela tient moins au "recul" pris par le cinéaste, par rapport à ses personnages, qu'au dispositif choisi, quand la concentration de ces mêmes personnages, tous animés, sinon unis, par la même colère, dans un espace réduit comme celui du van (sachant que le recours au motif de la voiture-caméra chez Panahi, comme chez d'autres cinéastes iraniens, est directement lié aux conditions de tournage), fait que la colère, présente mais jusque-là rentrée, voire refoulée, s'extériorise sous une forme décuplée. Et ce d'autant plus que l'objet de cette colère (la Guibole) est là, tout près, dans un coffre en bois, tel un cercueil en devenir, qui assimile le van à une sorte de fourgon mortuaire, image on ne peut plus "violente", que Panahi renforce, faisant encore grimper le curseur, avec le personnage de la mariée, en tenue de mariée, lorsque celle-ci avoue à son mari que, en prison, la Guibole l'avait déflorée pour qu'une fois morte elle aille direct en enfer. Bon là, c'est sûr, Panahi charge la barque (en l'occurrence le van)... cela a beau être conforme à la réalité, la concentration, de surcroît en si peu de temps, des horreurs pratiquées par les "pénitentiaires" du régime, déplace les enjeux du film, au sens où la colère des personnages, légitime, on est bien d'accord, se voit transférer sur le spectateur, de sorte qu'il soit lui aussi animé d'une colère non pas égale mais suffisamment forte, qui le range, tout aussi légitimement mais de façon trop passive/facile, du côté des victimes. C'est dans ces moments-là que le film devient édifiant, même si l'humour que Panahi y adjoint parallèlement, permet au curseur d'osciller et de ne jamais atteindre les lourdeurs du "film-qui-juge".

Enterrer / déterrer.

Dans ces moments-là, dis-je, car à d'autres, la "théâtralité" passe beaucoup mieux. Quand tout le monde sort du van, et que la colère se répand dans un espace moins confiné (favorisé par le format 1:85, "à l'américaine", du film), plus propice à l'expression de la colère, du fait de ce qui la sous-tend, sans tomber pour autant dans la facilité du "film de vengeance", complaisamment étalé, à la manière de The Things You Kill, le film assez inepte du réalisateur iranien Alireza Khatami (sorti cette année)... Ainsi les moments hors de la ville (quand les conditions de tournage sont moins pesantes), où le décor se résume à un paysage désertique, un arbre rachitique et le "trou" qu'avait creusé au départ la Cruche pour y enterrer la Guibole. Panahi cite ici Beckett, en l'occurrence En attendant Godot, c'est carrément dit dans le film. Citation à ne pas prendre au pied de la lettre, évidemment, c'est d'abord l'humour de Panahi qui s'y manifeste, mais où se joue quand même quelque chose de beckettien, à travers cet autre "petit théâtre" (au format large) que le cinéaste met en scène, autour de l'idée de trou. C'est quoi un "trou" chez Beckett? Ça touche à la langue, mais peu importe. Ce qui compte c'est l'effort poétique qui s'en dégage, qui, au passage, associe à l'idée de "trou" l'idée de "tas" (parce qu'à mesure qu'on creuse un trou, on forme nécessairement, à côté, un tas). On dit que chez Beckett, c'était en lien avec l'effort déployé par l'écrivain pour éradiquer les taupes de son jardin. C'est aussi de cela qu'il s'agit chez Panahi: faire des trous pour éradiquer, non pas des taupes (Un simple accident n'est pas un film d'espionnage, même s'il aurait pu), mais d'autres types de nuisibles, autrement plus féroces, autrement plus ignobles... Entreprise vaine chez Beckett (pour ce qui est des taupes), et pas davantage vouée au succès chez Panahi, à travers Vahid, son héros, parce que des tortionnaires il y en a toujours eu et qu'il en y aura toujours, malheureusement. L'important, quand on est poète, c'est de le faire entendre mais sous une autre forme que la simple dénonciation. Ce qu'enterre dans un premier temps Vahid, c'est, plus que son tortionnaire, ce que celui-ci incarne, la torture, et que symbolise pour toutes ses victimes sa guibole. Enterrer la guibole pour ensuite la déterrer, parce que le personnage a un doute (est-ce la bonne guibole?), mais surtout pour mieux exprimer, via la trajectoire du film, toute l'horreur qui lui est associée (au risque d'en faire trop, oui peut-être...). L'effort poétique est là, qui n'a pas la grandeur de Trois Visages, mais n'en demeure pas moins admirable. Au-delà de ce qu'il y est dénoncé (qu'on ne saurait minimiser), au-delà de la référence à Beckett, mais aussi à Kiarostami (toujours, quand il s'agit de creuser des trous), et qui touche de façon plus générale à la poésie, la poésie iranienne, à laquelle Panahi ne renonce pas, mais qu'il bride d'une certaine manière, peut-être inconsciemment, parce que trop marqué (émotionnellement) par le sujet abordé, du fait d'une trop grande proximité avec sa propre expérience, et ce malgré la distance prise en ne jouant pas dans le film (parce que son cas, il le dit lui-même, est sans commune mesure avec ce que sont censés avoir vécu les personnages). Qui fait en définitive d'Un simple accident, un Panahi sans Panahi... mais avec suffisamment de Panahi (quand même) pour que la force du film ne se limite pas à la seule manifestation d'une colère.

(1) L'épisode avec les deux policiers que Vahid paye — sa carte bancaire va d'ailleurs beaucoup servir dans le film — pour qu'ils détournent leur regard de ce qui se trouve dans le van, témoigne d'une pratique généralisée en Iran, au point qu'on peut se demander si là-bas, lorsqu'on tourne un film sous le manteau (même si Panahi, bien sûr, ne l'avouera jamais), on n'est pas systématiquement confronté à ce genre de pratique.

Rappel. Sur Trois Visages et Aucun ours, deux textes écrits en 2022.

Omid*.

(*Espoir en persan)

A l'heure où en Iran les femmes, au péril de leur vie, continuent de braver la dictature des mollahs (1), il est bon de revoir Trois Visages (2018) et Aucun ours (2022), les deux derniers films de Jafar Panahi.

Si dans Trois Visages, Panahi rend comme d'habitude hommage à son maître Kiarostami, en s’appuyant sur un ensemble de motifs typiquement kiarostamiens (la voiture-caméra, le paysage, les routes en zigzag...), ce qui rend l’hommage par moments un peu trop manifeste (cf. la scène de la tombe), il enracine plus profondément encore son film dans la culture iranienne, comme s’il fallait passer par Kiarostami, son œuvre, pour nous parler de l’Iran d'aujourd’hui, plus précisément de la femme iranienne, à travers ces trois figures d’actrices qui composent Trois Visages: la grande vedette de séries télé; la jeune fille des montagnes, empêchée par sa famille et son village d’aller au conservatoire; l'ancienne gloire du cinéma iranien, celui d’avant la révolution, et depuis bannie, vivant recluse à l’écart du village. Cette dernière, Shahrzad (de son vrai nom Kobra Saeedi), existe réellement, point aveugle du film — on ne la voit pas, ce n'est qu'une silhouette — et en même temps ce vers quoi tend le film, dont elle constitue le centre fuyant, la ligne que trace Panahi, dans le rôle du conducteur-traducteur (du persan à l'azéri et inversement), jusqu'à ce plan incroyable — véritable stase dans le film — qu'est la rencontre entre les trois femmes, filmée de loin la nuit (juste des ombres chinoises, en train de danser derrière une fenêtre), moment sublime qui transcende les conditions de tournage, l'assignation à résidence de Panahi (avant son emprisonnement), l'hommage à Kiarostami, pour atteindre à la pure poésie, anticipant par là le poème écrit par Shahrzad, que celle-ci récite en voix off à la fin du film, la poésie comme espace de liberté, qui s'oppose à ce qui régit encore et toujours la société iranienne (le poids des traditions, le pouvoir des hommes...) et offre à la femme l'espoir d'une autre vie, à l'instar de Marziyeh, la plus jeune des trois, dévalant la route, tout voile dehors, vers de nouveaux horizons.

(1) Je pense en dernier lieu à cette étudiante de l'université Azad de Téhéran qu'on voit sur X (anciennement Tweeter), tête nue et en sous-vêtements, peut-être en proie à une crise psychotique (elle déambule devant l'université et semble parler toute seule), ce qui bien sûr ne remet pas en cause la valeur symbolique d'un tel geste — la scène capturée sur leur portable par d'autres étudiantes nous rappelle les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, film qui d'ailleurs se nourrit lui-même de ce type de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.

L'homme qui a vu l'ours.

On sait le contexte dans lequel Aucun ours a été réalisé: à l'époque Panahi était toujours assigné à résidence et interdit de tournage, avant d'être de nouveau emprisonné à la prison d'Evin — pour avoir indirectement manifesté son soutien à Rasoulof, lui-même en prison — puis libéré après une grève de la faim et finalement autorisé à sortir de l'Iran. Panahi qui aurait pu s'exiler depuis longtemps mais qui préférait résister de l'intérieur, dans son pays, l'Iran, ainsi qu'il apparaît dans Aucun ours, lorsque le personnage qu'il incarne (lui-même, comme d'habitude, dans son propre rôle) se retrouve en pleine nuit à la frontière (de l'autre côté, c'est la Turquie où son équipe tourne le film qu'il dirige à distance, via Internet), et que, effrayé à l'idée non pas de transgresser l'interdit mais de contrevenir à sa règle de conduite, il fait marche arrière et retourne dans le village (Jaban, tout au nord de l'Iran) où il s'est installé le temps du tournage. Et comme toujours chez Panahi, cette intelligence du dispositif qui dit l'essentiel avec le minimum de moyens. A un premier niveau, c'est l'Iran traditionnel, loin de Téhéran, avec ses rituels ancestraux (le lavage des pieds des futurs fiancés, mais aussi l'obligation pour une femme d'épouser celui qu'on lui a destiné à la naissance, exemple parmi d'autres — ils sont nombreux — de cette soumission à laquelle est contrainte la femme iranienne, l'empêchant d'épouser celui qu'elle aime — en ce sens, Aucun ours prolonge Trois Visages avec lequel il forme un merveilleux diptyque); à un second niveau, l'Iran d'aujourd'hui, privé de libertés et sans avenir, où règne la torture (qu'elle soit blanche ou physique), pays que dès lors beaucoup cherchent à fuir, par tous les moyens — deux voies sont possibles, dit son assistant à Panahi: la contrebande, avec le risque de se faire escroquer, ou les passeurs, avec le risque d'être tué.
Ces deux niveaux, Jafar Panahi les imbrique à travers deux histoires: 1) l'histoire du film que son personnage est donc en train de réaliser, qui est celle d'un couple en quête de vrais-faux passeports pour rejoindre la France (l'homme a un faux air de John Cazale), une sorte de docu-fiction puisque c'est la vraie vie du couple qui est filmée, sauf que ça ne se passe pas comme prévu et que la sincérité de Panahi est même mise en doute par la femme, autant d'éléments qui vont conduire au drame; 2) l'histoire d'une photo que Panahi aurait prise dans le village (ce qui est probable mais le film ne le montre pas), celle d'un autre couple d'amoureux, mais "illégitime" celui-là, photo que réclament les hommes du village pour confondre le garçon, mais que Panahi ne peut/ne veut leur donner, affirmant ne pas avoir fait de photo du couple, allant même, pour le prouver, jusqu'à remettre au maire la carte mémoire de son appareil, ce qui en fait ne prouve rien (la photo, il l'a probablement supprimée — c'est mon avis — mais le film, là non plus, ne le montre pas), expliquant qu'à la fin on lui demande de prêter serment (une tradition dans le village pour mettre fin à un conflit — il est même toléré de mentir si c'est pour la bonne cause), autant d'éléments qui, là aussi, vont conduire au drame... Au cœur de ces deux histoires, le pouvoir ambigu des images, entre vérités et mensonges, qui fait de Panahi le digne héritier de Kiarostami (avec les clins d'œil habituels, ici, par exemple, l'obligation pour le cinéaste d'aller sur la colline avec son ordinateur portable pour avoir du réseau, ce qui rappelle le documentariste dans Le vent nous emportera), à la différence toutefois que l'humanisme de Panahi est plus chaleureux que celui de Kiarostami dont l'œuvre avec le temps tendait de plus en plus à l'abstraction. Cela tient d'abord à la présence de Panahi devant la caméra, et à sa bonhomie, mais aussi à ce besoin chez lui de proximité, d'être près des gens, ce dont témoigne ici le désir exprimé par son personnage d'être le plus proche possible du lieu de tournage, des décors, certes de l'autre côté de la frontière mais tout à côté, désir irraisonné puisque compliquant la supervision du tournage, en plus que de se révéler dangereux...
Le titre fait référence à un passage du film où l'un des personnages, après avoir mis en garde Panahi du danger qu'il y a à s'aventurer seul la nuit à cause des ours, lui avoue qu'en fait il n'y a pas d'ours, que les ours c'est juste pour faire peur. La réalité, c'est qu'il y a bien des ours dans cette région de l'Iran (qu'ils soient de Syrie ou du Caucase, peu importe), mais surtout que ces "ours" qui font peur, ce sont les "yeux" du pouvoir iranien, qu'on ne voit pas mais qui sont bien là, vous observant en permanence, où que vous soyez, au courant de tout, comme le sont également les villageois (la poussière sur le 4x4 de Panahi n'est pas celle qui recouvre habituellement le tracteur du village, elle signe la virée nocturne du cinéaste du côté de la frontière par le même chemin que celui, poussiéreux, qu'empruntent les passeurs)... des villageois craignant qu'on les épie à leur tour, parce que dans une dictature, la suspicion finit par gagner tout le monde. Jafar Panahi rend compte admirablement de ce sentiment d'oppression qui, à des degrés divers et selon les modes de vie, imprègne toute la société iranienne, sentiment que le cinéaste traduit, au niveau narratif, par ces deux histoires qui s'emboîtent, et sur le plan formel par tout un jeu avec le cadre (ici plutôt de traviole), tous ces "cadres-dans-le-cadre", comme il y a le "film-dans-le-film", telles les grilles d'une prison. Il en ressort un film réellement stupéfiant. On y devine l'urgence (à filmer) d'un cinéaste empêché (de tourner) et c'est prodigieux. A la toute fin du film, "invité" à quitter les lieux, Jafar Panahi passe en voiture près de la rivière où la cérémonie du lavage des pieds avait été filmée au début par celui qui l'hébergeait (c'était mal filmé, sans technique, mais c'était du cinéma "vrai")... à la place: un drame (mis en scène cette fois), après celui qui vient de conclure la première histoire. On incite de nouveau Panahi à partir. Il s'exécute... Mais au bout de quelques secondes, alors que résonne une alarme (il n'avait pas attaché sa ceinture de sécurité), il stoppe brusquement sa voiture. Pour attacher sa ceinture? Non. Plutôt pour nous rappeler que — quoi qu'il arrive — son pays c'est l'Iran et qu'il ne le quittera jamais...

20/09/2025

The Fly

  The Fly (la Mouche) de David Cronenberg (1986).

  Un bug dans la machine.

Je suis un insecte qui rêve
qu'il a été un homme et a aimé ça.

The Fly constitue à n'en pas douter le sommet de la première période de Cronenberg, celle des années 70-80, qui mêle science-fiction et horreur, de Shivers à Videodrome en passant par Rabid, The Brood (Chromosome 3) et Scanners. C'est par The Fly, qui clôt cette période (1), que Cronenberg accède à la renommée internationale, aussi bien critique que publique, donnant ses lettres de noblesse au body horror, sous-genre du cinéma d'horreur dont il fut l'un des pionniers. The Fly, on le sait, est le remake d'un film américain (en français la Mouche noire), réalisé en 1957 par Kurt Neumann à partir d'une nouvelle de George Langelaan, un ancien agent secret franco-britannique devenu écrivain, auteur principalement de récits fantastiques et de science-fiction. La grande différence avec le film de Cronenberg, outre une mise en scène très académique, est que dans la première version l'homme et la mouche sont fusionnés chacun de leur côté, l'homme étant transformé en un monstre hybride mi-homme mi-mouche, figuré par une tête (dans un premier temps dissimulée sous un tissu) et une patte de mouche sur un corps d'homme, alors que du côté de la mouche, c'est l'inverse, la tête, avec sa tache blanche, devenant à la toute fin seulement celle du héros, soit un homme avec un corps de mouche, qu'on découvrait pris dans une toile d'araignée et prêt à être dévoré — "help me", hurlait-il, avant d'être écrasé sous une pierre (2). Y manquait l'essentiel selon Cronenberg: la transformation lente et progressive du personnage — après une phase où il se révélait surpuissant, à la fois physiquement et sexuellement, tel un surhomme (le corps performé, en accord avec la science du futur, ce qu'on peut voir aussi comme la libération de ce qui était refoulé jusque-là chez Brundle), aux capacités en fait équivalentes, mais sans qu'il le sache encore, à celles d'une mouche XXL — pour finir sous la forme d'une créature monstrueuse dont ne persistait plus d'humain que le regard. C'est le devenir-insecte, plus précisément le devenir-chose du héros, jusqu'à l'abject par la fusion opérée, que privilégiait Cronenberg, conférant à l'histoire d'amour, qui nourrit par ailleurs The Fly, entre Brundle et Veronica/Ronnie (incarnés par Jeff Goldblum et Geena Davis, au demeurant couple à la ville à l'époque du film) un impact émotionnel infiniment plus fort. Cet aspect "évolutif" est du reste ce qui caractérise tout le cinéma de Cronenberg, non seulement à l'intérieur de ses films mais aussi d'un film à l'autre, le cinéaste canadien offrant à chaque nouveau film une approche organique toujours plus complexe de ce qu'est le corps humain, vu aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur, et généralement sous l'angle de la maladie, que celle-ci soit contagieuse ou tumorale (proliférative), ce qui assimile le processus à une forme précipitée de sénescence, plus exactement de dé-générescence (qu'ici Brundle cherchera à surmonter par la "procréation"), conduisant à la mort inéluctable du héros.

Ainsi la "transformation" dans The Fly, où le processus est suivi jusqu'au bout — à ce niveau on peut parler de "jusqu'au-boutisme" chez Cronenberg — associe-t-elle deux temps: celui, rapide, de la mutation, suite à l'accident survenu lors de la téléportation (qui se déroule elle-même en trois phases: analyse moléculaire, décomposition et recomposition du code génétique, ce qui, dans le cas présent, provoque la recombinaison des gènes de Brundle avec ceux de la mouche), puis le temps gradué de la métamorphose, au sens étymologique du mot (metá = après + morphé = forme), soit le stade ultime de la transformation; au sens également "entomologique" du mot, mais ici de façon détraquée, dans la mesure où ce qui sort à la fin du télépod (dont la forme s'apparente à celle d'un œuf), après la phase où "Brundlefly" est débarrassé de sa pupe, ne ressemble plus à rien, sinon cet effroyable machin fondu avec la machine (les effets spéciaux sont dûs à Chris Walas qui réalisera The Fly II). C'est en cela que la "chose" de Cronenberg se distingue non seulement de "celle" de Carpenter (1982), comme de "celle" au préalable de Nyby et Hawks (1951), davantage axées sur le principe de l'assimilation et le thème de la paranoïa (collective), mais aussi de l'Ungeziefer de Kafka, le mot utilisé par l'écrivain tchèque pour définir, au début de La Métamorphose (Die Verwandlung, littéralement "La transformation"), l'aspect pris par Gregor Samsa, tel que le personnage se découvre ("un beau matin au sortir de rêves agités") et dont la traduction française varie de "véritable vermine" (Vialatte) à "bestiole immonde" (dans la nouvelle édition de la Pléiade), en passant par "énorme cancrelat" ou encore "monstrueux insecte" (3)... Avec derrière, cette volonté chez Kafka de produire d'emblée auprès du lecteur non seulement une impression de saisissement mais surtout une réaction d'horreur et de dégoût, ce que Kafka renforce ensuite à travers sa description du corps de Samsa, qui renvoie à l'image que l'écrivain avait de lui-même, ce double sentiment de l'exclusion (par rapport au monde) et de l'indistinction (avec l'espèce animale). C'est à ce niveau que le film de Cronenberg ferait toutefois écho à la nouvelle de Kafka. Non pas que Cronenberg ait la même image de lui-même que Kafka, mais que son personnage de scientifique, qui est un peu lui au départ — on connaît l'intérêt de Cronenberg pour les sciences et la médecine; il tient dans The Fly le rôle d'un gynécologue (celui qui, dans le cauchemar de Ronnie, "accouche" celle-ci d'une larve géante), comme d'ailleurs dans Dead Ringers —, se situe socialement à l'écart du monde, et que l'hubris qui le gagne progressivement, marqué par l'orgueil et l'arrogance ainsi que l'agressivité (qui est celle de l'animal livré à ses instincts), le détache de plus en plus de l'espèce humaine.

Dans The Fly, le mouvement associe donc, à partir d'une mutation produite accidentellement, une lente transformation, pour le coup pathologique, menant à l'état "métamorphique" final, qui mêle l'immonde à l'informe, avec néanmoins un reste d'humain, ce regard qui accompagne la supplique de Brundle (non verbalisée, simplement par un geste des plus explicite) pour que Ronnie le tue et mette fin à ses souffrances. Ce regard dont on peut dire qu'il est au centre de The Fly, depuis le premier plan du film qui, prolongeant le flou du générique, correspond à une mise au point de l'objectif sur un groupe d'invités à une soirée scientifique, où se rencontrent les deux protagonistes, suivi du plan sur Goldblum et son regard globuleux (telle une mouche prédatrice), avec en contrechamp le regard d'abord fuyant de Davis (il y a là un jeu de regards qui va parcourir tout le film); cette première "mise au point" anticipant celle où la jeune femme filme l'avancée des travaux de Brundle sur la téléportation de la matière vivante et le credo qui l'accompagne: "Je n'en sais pas assez sur la chair. Je dois apprendre", ce qui, au passage, pourrait servir d'exergue à nombre de films de Cronenberg, jusqu'aux Crimes of the Future de 2022, alors que le tout dernier, The Shrouds (2024), viserait à le dépasser (la chair post-mortem). Quoi qu'il en soit, un regard qui relève d'abord du registre de l'observation, préalable à toute expérimentation, d'autant que chez Cronenberg celle-ci est toujours périlleuse (c'est la "dangerous method", propre à tous ses films); et qu'illustrent également dans The Fly les moments où Brundle s'observe dans une glace, dans le but, du moins au début, de comprendre (en tant qu'homme de science) ce qui lui arrive, l'amenant ainsi à "recueillir", comme on prélève des échantillons, les morceaux de son corps qu'il vient à perdre (ongles, oreilles, dents...), image même du "corps morcelé", dans son rapport à la science, de la dissection anatomique d'autrefois à l'imagerie médicale d'aujourd'hui... geste qui surtout vient traduire l'extrême mélancolie qui gagne le film (cf. la réplique placée en exergue du texte), Brundle finissant par se comparer à une "relique", considérant tous ces bouts de corps qu'il enferme dans l'armoire à pharmacie (son musée d'Histoire naturelle) comme les vestiges d'une époque révolue — Cronenberg disait de son film qu'il était comme "une histoire d'amour de quarante ans compressée en trois semaines", du fait de la déchéance accélérée d'un des deux amants.

Je ne m'attarderai pas sur la dimension "politique" du film, quant aux errements et dérives de la science et toutes les questions bioéthiques que cela soulève, concernant entre autres les manipulations génétiques et les transformations corporelles, non que ces questions n'aient pas d'intérêt, mais qu'elles sont systématiquement débattues à propos des films qui mettent en avant le côté démiurge du savant. — On rappellera toutefois (avec une pointe d'ironie) la tirade où Brundle, de plus en plus "insecte", dit à Ronnie, dans un moment de lucidité, que l'insecte n'a pas de politique, qu'il est brutal, sans compassion ni compromis et qu'on ne peut lui faire confiance. Je laisserai également de côté l'aspect plus sociologique qui fait correspondre chez Cronenberg organe biologique et organe social dans une sorte d'organicisme, pointant l'interdépendance, encore plus marquée de nos jours, qui existe entre ces deux types d'organe. Pour m'intéresser, plus spécifiquement, à deux autres aspects: le premier qui touche au nom "Brundlefly" et le second, qui lui est en quelque sorte corollaire, concernant le désir de Brundle, plus exactement Brundlefly à l'approche de la mort, de fusionner avec Ronnie lorsqu'il apprend que celle-ci est enceinte de lui.

— A quel moment Brundle, comprenant que son changement (physique, psychique, comportemental) vient du fait que son code génétique a fusionné avec celui d'une mouche... à quel moment, se nomme-t-il "Brundlefly" et met-il ainsi un nom sur quelque chose qui jusque-là n'avait jamais existé? Non pas au moment de la révélation par l'ordinateur de ce qui s'est passé ("fusion de Brundle et la mouche au niveau moléculaire et génétique"), mais quelque temps après, quand, une fois passé la phase dépressive, son goût de la recherche, qui est la passion même du chercheur, sa raison de vivre, mêlée à l'ambition de devenir un scientifique de renom, qui mérite le Prix Nobel (il a failli l'obtenir dans le passé)... eh bien fait retour dans une sorte de délire mégalomaniaque: "Brundlefly", la créature qui, en tant que progrès de la science (parce que venant, à ce stade du film, suppléer la téléportation), le ferait accéder à la postérité. C'est tout le sens de la scène où Brundlefly, appelée à devenir une "mouche de 80 kilos", explique, face caméra, donc face au monde, comment il arrive à digérer les aliments solides grâce à un enzyme corrosif (appelé dans la version originale "vomit drop") qui, en liquéfiant sa nourriture, lui permet de l'aspirer.
On le voit, nommer la chose est une façon pour Brundle de revendiquer la "paternité" de sa découverte, de la faire sienne: un nouvel être formé à partir de lui-même, manière de renaître après une première mort symbolique, que prolongera le fantasme de l'auto-engendrement (biaisé ici puisqu'il faut la présence de la femme et de l'enfant à naître, mais selon une perspective quand même anti-œdipienne), ainsi que l'explorait The Brood, sauf que cette renaissance s'inscrit également dans un réflexe de survie, et d'autant plus que s'est greffé chez Brundlefly, on l'imagine volontiers, l'instinct de survie de l'insecte. C'est que le film conjugue admirablement, à travers la lente dégénérescence de l'homme-mouche, l'intrication qui existe entre pulsion de vie et pulsion de mort. Si la trajectoire suivie s'apparente à une forme d'agonie, au sens de l'agonia, qui associe angoisse de la mort et lutte contre la mort, expliquant les réactions, par moments contradictoires, du personnage, qui voit alterner poussées délirantes, de type paranoïaque (quand il reproche violemment à Ronnie, après l'avoir épuisé sexuellement, de ne pas vouloir faire l'expérience de la téléportation = plonger comme lui l'a fait dans "le bain de plasma", soit la jouissance illimitée, pour former tous les deux un "duo dynamique"), et crises d'angoisse avec l'ironie comme moyen de défense... elles témoignent d'une jouissance mortifère de plus en plus massive à mesure que l'on passe de Brundle à Brundlefly et que s'efface inexorablement, mais pas totalement, la composante humaine. Jusqu'au désir de fusion avec Ronnie et le bébé qu'elle porte...

— Ce désir/délire de fusion est l'étape ultime. Pas tant pour former le Un parfait que pour permettre à Brundlefly par le biais de l'auto-engendrement, de retrouver, via Ronnie, son "vrai moi" et par-là réussir la fusion idéale (la famille idéale), cette fusion à laquelle il aspire (sans jeu de mot) pour ne pas disparaître. Si elle échoue, sur le registre du Un, parce qu'elle n'est que délire (ce qu'on extrapolera facilement à l'illusion du Un dans le rapport amoureux), il n'en demeure pas moins qu'une fusion a lieu, celle grotesque de Brundlefly avec la porte et le câble du télépod, conséquence de la folie démiurgique du héros mais surtout "aboutissement" logique et grandiose de ce qui a couru tout au long du film, ce motif de la fusion qui structure The Fly (et nombre de films de Cronenberg), qu'il s'agisse de marier esthétiquement une image très réaliste (le quartier et le loft pour le moins lugubres où vit Brundle, figure au départ des plus terne) et les transformations toujours plus impressionnantes que subit le personnage... ou d'adjoindre au glauque de l'histoire une dimension, au final, puissamment tragique, et en cela digne d'un opéra (4). Surtout, la lente évolution (involution) du personnage permet de mieux saisir les éléments qui, formant le film, apparaissent, dans le mécanisme même de la transformation, comme des "pièces détachées" (des molécules) à recomposer. Avec en point d'orgue, ce qui constitue dans le finale la fusion ultime (donnant naissance à la créature en tant que "prodige", au niveau de la fiction comme de la technique — les effets spéciaux — qui permet d'en avoir une vision, à tout point de vue hallucinante)... la fusion des fusions, qui fait de The Fly un chef-d'œuvre tous genres "confondus", la fusion de deux genres au départ antinomiques (aussi antinomiques que peuvent l'être un homme et une mouche), à savoir la romance (cette histoire d'amour à laquelle il nous faut croire à mesure que le film avance et que Brundle devient physiquement de plus en plus répugnant) et le body horror.

PS. Outre ce qui relève du body horror, largement abordé ailleurs, j'aimerais pointer ce qui chez Cronenberg est une part non négligeable de son cinéma, à savoir l'humour, un humour pas toujours bien perçu (cf. la réception de ses deux derniers films, 5) et dont on peut dire que, absent, la répulsion provoquée par certaines scènes serait difficilement tenable. De sorte que la question à poser concernant le body horror de Cronenberg est moins celle du dégoût proprement dit que celle du bon dosage entre humour et dégoût, sachant que l'humour ne peut être qu'à petites doses (sinon on tombe dans la parodie) mais qu'insuffisamment présent il peut amener le film au bord de l'écœurement. Dans The Fly, le dosage est parfait, fort de ces traits d'humour judicieusement répartis, depuis la révélation que le découvreur de la téléportation souffre depuis l'enfance du mal des transports, jusqu'à son addiction au sucre, après sa fusion avec la mouche, en passant par ses cinq vestes grises, tristement identiques, pour, comme Einstein, ne pas avoir à se demander chaque jour laquelle porter (scène qui au passage annonce la question du "même" posée ensuite avec la téléportation), de même que le couplet sur la "poésie du steak" (apprendre à l'ordinateur à devenir dingue de la chair, comme le sont les vieilles dames quand elles mordillent la peau du bébé) ou encore la scène avec le babouin agacé par la mouche. L'humour est parfois à peine perceptible, ainsi quand Ronnie récupère son bas (composé de nylon et de silicone) dans le deuxième télépod et que la forme rappelle celle larvaire d'un gros insecte, un bas que Ronnie laisse en souvenir à Brundle, préfigurant la suite... Cet humour est celui de Cronenberg, qu'il ne faut pas confondre avec l'ironie dont il dote son personnage, une fois celui-ci devenu Brundlefly, de cette ironie qui permet à ce dernier, on l'a dit, de se défendre contre l'angoisse... et se manifeste dans sa manière de voir les choses, quant à ces nouvelles aptitudes physiques (arpenter le plafond en est une) ou l'avantage de ne plus avoir à se ronger les ongles, ou encore lorsqu'il plaisante sur le fait que l'ordinateur l'a "accouplé" à une mouche sans qu'ils aient été présentés, ou à propos du livre pour enfants que pourrait écrire Ronnie sur "la vie et les mœurs de Brundlefly" (6). The Fly est un film terrifiant et en même temps très drôle.

(1) Dead Ringers (Faux-semblants), qui, lui, clôt la décennie, emprunte au body horror, via les aberrations anatomiques qui y sont filmées, mais de manière plus indirecte, annonçant déjà, par son côté "halluciné" et la structure du film, proche du thriller, le film suivant: Naked Lunch d'après Burroughs. Sur le body horror, cf. le dossier de Julien Djoubri sur son site Point'n think.

(2) Fidèle en cela à l'image disons "mythologique" du monstre, là où chez Cronenberg le monstre ressort davantage de la tératologie. Sinon comparez les deux fins: celle de Neumann qui relève de la pure terreur, par le choc produit; et celle de Cronenberg, autrement plus puissante, qui dépasse la notion même d'horreur, par tout ce qu'elle réunit de ce que le film a drainé jusque-là, et qu'elle excède en tant qu'apothéose, rendant le finale si bouleversant. A toutes "fins" utiles, on précisera que dans la nouvelle de Langelaan (où le savant, en réitérant la téléportation sur lui, se retrouve avec la tête à la fois de la mouche et du chat disparu dans une précédente tentative!) on apprend que l'épouse (internée après avoir expliqué comment elle avait réussi à écraser la "tête" puis le "bras" de son mari avec le marteau-pilon) s'est suicidée avec une capsule de cyanure. Une fin qu'Hollywood ne pouvait que censurer.

(3) Sachant que dans l'incipit Kafka joue avec les sonorités, l'assonance que forme le mot "ungeziefer" avec "unruhigen" (litt. non calme = "agité") et "ungeheueren" ("énorme", "monstrueux"), de sorte qu'il n'y a pas de traduction idéale, seulement approximative, qui fasse correspondre phonétiquement les trois termes.

(4) Cronenberg a d'ailleurs mis en scène en 2008, à partir du film, un opéra composé par Howard Shore, son musicien attitré, sous la direction musicale de Plácido Domingo et dans des décors de Dante Ferretti.

(5) On notera qu'avec Crimes of the Future et The Shrouds Cronenberg revient au body horror — du moins à une forme de body horror (plus arty?) — et que ce retour est survenu après une longue interruption, coïncidant entre autres avec la maladie et le décès de son épouse en 2017, comme si le body horror, finalement, était le genre le plus adapté pour traiter la question du deuil.

(6) Le nom "Brundlefly" relève-t-il de l'humour ou de l'ironie? Dans la mesure où il s'agit d'un mot composé (c'est-à-dire formé de deux mots dont chacun pris isolément ne permet pas de deviner le sens de l'ensemble) et non d'un mot-valise. Peut-être du passage de l'un à l'autre, à travers l'autodérision.

09/09/2025

Tout sur Roberte

  Roberte de Pierre Zucca (1979).

Roberte occupe une place à la fois centrale et à part dans la filmographie de Pierre Zucca. Centrale, parce que le film synthétise idéalement la part klossowskienne de son œuvre, part autant esthétique, où se mêle à l’élégance du trait l’ambiguïté du geste, qu’éthique, à travers entre autres la question, chère à Klossowski, du simulacre. A part, parce qu’en adaptant directement le texte de Klossowski, le cinéaste y relègue au second plan, sans l’effacer pour autant, la dimension ludique et légère qui fait le charme de ses autres films, de Vincent mit l’âne dans un pré (et s'en vint dans l'autre) à Alouette, je te plumerai, en passant par Rouge-gorge, bien sûr, mais aussi les courts-métrages et les fictions pour la télévision. Des films à la fois diffractés et réflexifs, dispersés et introspectifs, puisque touchant aussi bien à la question de l’image qu’à celle du père, entremêlant si étroitement réel et fiction, vérités et mensonges, que vouloir les séparer semble pour les personnages aussi utopique que périlleux. Est-ce pour cela que la fuite leur apparaît souvent comme la meilleure des réponses? "Partez pendant que c’est encore possible", dit (à l’envers!) la mystérieuse Agathe dans le Secret de Monsieur L. Car la fuite chez Zucca ne se réduit pas à ses métaphores (l’appel du large, l’envol des oiseaux, comme symboles d’évasion et contrepoints poétiques aux illusions optiques et autres leurres du récit), elle est aussi la manifestation d’une peur bien réelle qui est celle de Fabrice Luchini à la fin de Vincent..., moins d’ailleurs parce que le personnage y découvre que tout est mensonge autour de lui que parce que lui apparaît soudainement, avec effroi, que la vérité ne peut s’exprimer que sous forme de mensonges. Si le film est ainsi "dédié à tous les menteurs", autrement dit à tous les inventeurs de fictions, manière détournée de rendre hommage au père — le photographe André Zucca qui venait de décéder et dont la vie semble avoir été un "vrai" roman — c’est bien au sens où ce qui compte est, plus que la vérité elle-même, ce dont elle use, en termes d’artifices, pour pouvoir se dire (même qu’à moitié). En cela, Vincent…, comme la plupart des films de Zucca, fait écho au Criticón de Baltasar Gracián. On pense au chapitre "La vérité en couches" dans lequel l’auteur raconte comment au royaume de la vérité, celle-ci, en accouchant de "monstruosités", de "choses sans queue ni tête", a provoqué la fuite de ses habitants. Sauf que chez Zucca cela passe par tout un jeu de réverbération qui, au lieu de miroiter dans l’univers baroque du trompe-l’œil (comme chez Orson Welles ou Raúl Ruiz), se décline sous la forme de petits motifs romanesques, délicatement égrenés, à l’image du leitmotiv — les premières notes de la Rhapsodie espagnole de Ravel — qui accompagne Rouge-gorge.

Doubles natures

Et Roberte? Si toute règle a son exception, alors Roberte est cette exception. Par la complexité de sa structure et le caractère pour le moins cérébral de son propos (Zucca y adapte La Révocation de l’Edit de Nantes et Roberte ce soir, deux romans écrits par Klossowski dans les années 50 puis réédités ensemble, avec Le Souffleur, sous le titre Les Lois de l’hospitalité), le film peut de prime abord rebuter, mais la richesse de ses motifs et l’intelligence avec laquelle Zucca, grand ami de Klossowski, arrive à transcrire sans le trahir le texte de ce dernier, lui confèrent une force expressive absolument unique. C’est que l’art de la mystification qui caractérise le cinéma de Zucca trouve dans Roberte, avec le simulacre absolu que constitue pour Klossowski le "tableau vivant", une sorte de radicalité. L’ouverture du film est à cet égard significative, qui voit la caméra pénétrer, par un long travelling, dans une demeure apparemment délabrée, chercher au milieu des décombres le lieu du spectacle, qu’elle finit par trouver au détour d’un couloir sous la forme d’une galerie luxueuse dont le décor en stuc, incroyablement kitsch — murs aux couleurs criardes et longs rideaux de velours — s’accorde avec les tableaux au style pompier que collectionne le personnage principal (Octave/Pierre Klossowski). Cette ouverture est comme un passage entre deux mondes, entre le monde de la réalité (dans le film, c’est celui des espions et des trafiquants), où la vérité se révèle dans toute sa crudité, et le monde, plus mythique, des simulacres, dans lequel il n’y a plus de vérité (et donc plus de mensonge). Comme si, pour accéder à l’univers de Klossowski, Zucca devait laisser à l’entrée non seulement les "fausses vérités" du naturalisme, mais aussi le voile (poussiéreux) de la représentation dont on recouvre habituellement les images, empêchant de bien les regarder. "Tout ce qui se passe à l’extérieur de la maison est soumis au réalisme de la vie et relève de l’anecdote. Tout ce qui se passe à l’intérieur est soumis aux lois du spectacle et relève de la mise en scène", dit le cinéaste à propos de son film (1). Entre les deux? Zucca lui-même à travers le personnage d’Antoine (2) (le neveu d’Octave et de Roberte) dont la chambre, située au rez-de-chaussée, est la seule qui communique directement avec l’extérieur, semblable en cela à la chambre de Luchini dans Vincent mit l’âne… où l’on voyait le héros entrer et sortir par la fenêtre. Chez Zucca, les personnages sont d’ailleurs souvent filmés dans l’encadrement d’une fenêtre ou d’une porte, voire dans le prolongement de plusieurs cadres, ce qui semble à la fois les emprisonner et, par ce jeu de décadrage/recadrage, les affranchir du plan d’origine. Cette dialectique de l’ouvert et du fermé répond évidemment à celle de la vérité et du mensonge, de cette vérité qui ne peut avancer que masquée. Mais chez Klossowski il n’y a plus de masque, sous-entendu de masque hypocrite, dans la mesure où tout masque est déjà un masque de masque, comme il n’y a plus d’original puisque tout modèle de copie est déjà une copie. Une thèse qui marque l’aboutissement (sinon le jusqu’au-boutisme) de sa relecture du principe nietzschéen de l’éternel retour, un principe qu’il assimile à un "cercle vicieux", donc à un faux principe. Pour Klossowski, il n’y a pas de début ni de fin de l’histoire, le monde n’est que fable au sens où il n’existe justement qu’en tant qu’histoires (la religion, l’art, la science, l’Histoire). Le monde comme fable, c’est aussi ce que chante, quoique sur un mode mineur, Zucca dans ses films. Question d’échelle: d’un côté (Klossowski), une pensée qui reproche à la philosophie occidentale, celle dont Whitehead disait que son histoire n’était qu’une série de notes de bas de page à la philosophie de Platon, d’avoir progressivement perdu sa capacité à fabuler; de l’autre (Zucca), une sensibilité qui trouve dans l’art de l’image (la photographie, le cinéma) le matériau idéal pour célébrer les puissances du faux. La rencontre entre les deux passe évidemment par la fiction — le recours au roman fut pour Klossowski un moyen de retrouver cette part de mystification qui manquerait à la philosophie — et surtout les simulacres (3), à l’instar des "faux" tableaux du peintre Tonnerre (rappelant les personnages joués par Michel Bouquet dans Vincent mit l’âne… et le Secret de Monsieur L) qui représentent Roberte en costumes d’époque, dans des poses équivoques. C’est tout l’enjeu du film: arriver à nous faire saisir (plutôt qu’à nous faire comprendre) le double personnage de Roberte, incarnée par Denise Morin Sinclaire, l’épouse de Klossowski. Car il y a bien deux Roberte: une Roberte imaginaire, fantasmée par Octave, et dont les aspects contradictoires (au niveau des gestes, du regard, de l’expression des désirs...) peuvent se manifester simultanément puisque justement imaginaires; et une Roberte disons réelle, qui existe dans le monde, avec ses souvenirs ("la grave offense" qu’elle a subie pendant la guerre et dont elle parle dans son cahier de libre examen) et ses projets (réussir sa carrière de femme politique, assurer l’éducation de son neveu...), mais qui, aussi, sert de modèle à l’autre Roberte, nourrissant ainsi les fantasmes d’Octave (telles ces lois de l’hospitalité qui consistent à offrir son épouse aux invités, de l’employé de banque au précepteur d’Antoine), en même temps qu’elle les assouvit puisqu’elle accepte de jouer (à son corps défendant?) le rôle de celle-ci. Une double nature qui n’est autre que celle de l’image (image document/image "imaginaire") et qui fait que Roberte, comme le rappelle Zucca, "doit se regarder comme doit se regarder toute image".

Pièces à conviction

Par quels moyens? Comment réussir à communiquer cet ensemble de contradictions qui définit Roberte? Pour Zucca, il n’y a qu’une seule réponse: le langage du corps, tel qu’il s’exprime dans l’allégorie, la pantomime, le cinéma muet et donc, ici, le tableau vivant; langage qui non seulement peut révéler ce que la parole dissimulerait mais également contredire, à la faveur d’un geste, ce qu’elle énoncerait. C’est le "solécisme", selon Klossowski, lorsque par "un mouvement de la tête ou de la main on fait entendre le contraire de ce que l’on dit". Mais si le personnage ne parle pas, ce qui est le cas dans les différents types de représentation évoqués, de quoi son geste peut-il être le contraire? Il y a là une ambiguïté qui touche à la question même de l’image. Nous parlions au début de radicalité, en fait, c’est de pédagogie qu’il faudrait parler. Roberte est une leçon de bien-voir. Bien voir les images, c’est pouvoir se passer de la parole. Et pour se passer de la parole, il suffit que la contradiction s’exprime tout entière au niveau du corps, plus précisément d’une partie du corps. Dans Roberte, c’est la main: une partie du corps d’autant plus privilégiée que, à l’instar de l’image et de Roberte, la main possède elle aussi une double nature — ce que Klossowski nomme la "pièce à conviction" —, quand, par exemple, la paume se tend ou que les doigts se dressent, trahissant le caractère mensonger de ce que le personnage exprime par ailleurs (4). Double nature donc, qui est même redoublée puisque des mains il y en a deux, et qu'"il convient alors, comme le précise Zucca, d’observer ce que fait la main qui se cache quand l’autre main se montre". On le voit, la contradiction n’existe pas en tant que telle. Elle suppose toujours un observateur, mieux: un commentateur, qui par son interprétation révèle la contradiction, transforme le geste quelconque en "pièce à conviction" (5). Ainsi la scène des diapositives dans laquelle Octave "initie" Antoine à la question du désir à travers les photos de Roberte qu’il lui projette. Par la façon, très peu naturelle, qu’a celle-ci d’enfiler ses gants, signe manifeste d’une contradiction, Antoine est censé ressentir la présence d’un "tiers" entre lui et sa tante (Octave le nomme "pur esprit"), ce par quoi le désir prend corps. Un désir qui s’exprimera de façon plus explicite dans la scène, rêvée par Antoine, où l’on voit un groom arroser de thé la chaussure de Roberte, et ce de façon délibérée (suggérant là une forme d’ondinisme) pour que des petits cireurs s’occupent de la chaussure et que, profitant de la pose prise par Roberte, deux collégiens la saisissent, moins d’ailleurs pour l’immobiliser que pour lui faire maintenir la pose, et permettent à l’un, pendant que l’autre explore à l’aide d’une lampe de poche le haut de ses cuisses, de lui arracher son gant et dévoiler la "pièce à conviction": la main tendue et le pouce écarté. Car le film ne se limite pas à énoncer des théories, il les met aussi en pratique, sur un mode toujours cocasse, proche du burlesque, évacuant ainsi tout esprit de sérieux, de cet esprit de sérieux qui est propre à la théorie.

Re-capitulations

Roberte est animé par deux types de mouvement: celui, on l’a vu, du geste en suspens, de l’arrêt sur image, qui appelle l’interprétation, et que Zucca enclôt dans les scènes d’intérieurs, là où s’exposent silencieusement les tableaux vivants; et un second mouvement, qui est la contradiction du premier, mouvement de glissement, lors des séquences en extérieurs, plus musical que pictural (il est d’ailleurs souvent redoublé d’une musique jazzy, aux accords dissonants, signe que le mouvement porte aussi en lui ses propres désaccords). Deux mouvements donc, l’un s’attachant au corps de Roberte, l’autre davantage à son psychisme, sachant au demeurant que chez la femme corps et psychisme sont indissociables, comme l’écrit Roberte: "Une femme est totalement inséparable de son propre corps. Rien ne lui est plus étranger que la distinction du physique et du moral, et le malentendu infranchissable débute avec l’idée qu’elle ne serait qu’animale. Mais voilà: son corps est bien son âme." Reste qu’ici le second mouvement touche non plus au saisissement d’un geste, mais à la reproduction d’un acte. Et pas n’importe quel acte: l’acte insensé, celui de la perversion, dont Roberte, qui en fut la victime, se demande, dès les premières pages de son journal, comment le reconstituer: "Trop fortes sont ces images d’il y a quinze ans. Il semble que loin de les atténuer, ma vie conjugale avec Octave les ravive à nouveau. Mais comment reconstituer la scène de la grave offense? En vain je relis ce que j’avais pu noter à l’automne 44 à Rome même, une fois remise de mon émotion. Ces images trop brûlantes, j’espérais les voir se consumer dans l’oubli, mais elles ont couvé sous leurs cendres..." Pour Klossowski, seule l’écriture des perversions, en violant le langage traditionnel, qui ne fait que décrire, permet de réitérer l’acte. Et la seule façon de le réitérer, indépendamment de sa description, est de le récapituler mentalement. Le simulacre est là, processus sadien par excellence, qui consiste à réactualiser l’outrage — à travers l’extase qu’il suscite — par sa seule évocation. Roberte est structuré autour de ce processus qui trouve dans la fameuse scène des barres parallèles sa plus belle illustration. C’est aussi le plus beau moment du film, d’une précision absolue quant à la construction, au point que l’on se demande si ce n’est pas cette scène qui a déterminé Pierre Zucca à adapter le roman de Klossowski (6). Récapitulons à notre tour. Panoramique sur les fontaines du Palais-Royal suivi d’un travelling descendant sur Roberte, debout, se souvenant du trouble occasionné lors de l’outrage: "Un violent sentiment de honte ressenti par une femme, se peut-il qu’elle le cherche dès lors qu’elle est honnête. Je me souviens que j’avais honte. En ai-je moins joui pour cela..." Elle s’assoit à la terrasse d’un café et, tout en s’examinant dans le miroir d’un poudrier, poursuit sa réflexion: "Somme toute, que reprocher à ces individus. S’ils ont goûté à un lamentable plaisir, pour moi c’est à présent que le plaisir commence..." Roberte se met alors à revivre l’outrage, réactivant par là le plaisir (coupable) qu’il produisit en elle: la rencontre avec l’homme dans l’autobus (dont les barres et les poignées préfigurent les agrès du gymnase); l’homme qui la suit (à moins qu’elle le devance); l’outrage, qui voit l’homme, avec l’aide d’un complice, attacher Roberte à des barres parallèles, lui ôter sa jupe et son gant puis lui lécher le creux de la main (7), jusqu’à l’extase...; enfin le départ de l’offensée non sans avoir préalablement caressé les barres où ses mains venaient d’être "si bien attachées". Retour à la terrasse du café et à la première scène que Zucca refilme à l’identique, sauf que dans le sac de Roberte se trouve maintenant le petit livret en cuir rouge qu’un des hommes a glissé, conformément aux instructions d’Octave, et sur lequel est reproduite la première phrase de l’Evangile selon Saint Jean: "In principio erat verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum" ("Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe"), avec dessus l’empreinte de la main de Roberte, "preuve" qu’il s’agit du même texte que celui vu au début du film, dans l’épisode de la Chapelle Romaine, lorsque, voulant récupérer des documents nazis dans un tabernacle, elle s’était vue démasquée. Faut-il comprendre que cette main est à la fois image et parole, qu’elle est au commencement de toute histoire (même au-delà, puisqu’il n’y a pas véritablement de commencement et que tout se répète) et qu’à ce titre Roberte demeure indéfectiblement le "signe unique" de la pensée d’Octave? Il se dégage en tous les cas de la scène un doux sentiment de plénitude: "Que la chute des fontaines sous les platanes est apaisante, que cette ville est exquise dans son glissement", pense Roberte. Et de nouveau le lent panoramique, à travers les colonnes, sur les fontaines du Palais-Royal. Au total, quinze minutes d’une grâce infinie...

L’image prend toutes les formes dans Roberte. Perverse et polymorphe. Certes, le film peut être vu comme la réponse de Zucca à la dérive naturaliste du cinéma des années 70. Mais au-delà du contexte, ce que nous montre Roberte/Roberte, c’est qu’on n’en a jamais fini avec les images. A l’heure où certains prônent la seule positivité des images, offertes telles quelles au regard, comme si l’image n’avait plus de secret, qu’on en avait fait le tour, revoir Roberte est une expérience salutaire. Zucca nous rappelle que si tout n’est qu’apparence, on ne se débarrasse pas si facilement des images. Lorsque, à la fin du film, le vieil Octave apprend la supercherie des tableaux de Tonnerre et qu’il s’exclame "ces faux seraient donc vrais?", on ne sait plus s’il entend par là que les tableaux seraient vrais parce que ce sont des faux qui permettent, en faisant semblant d’être vrais, d’accéder à quelques vérités, ou, plus simplement, parce que les personnages se révèlent être de vrais personnages (8). On n’est pas très loin de l’abstraction lyrique telle que l’avait définie Deleuze à propos de l’image-affection, quand "l’esprit n’est pas pris dans un combat, mais en proie à une alternative". Pas de négativité pure, mais une circulation incessante, un va-et-vient permanent entre le vrai et le faux, la vie et son théâtre, ce qui suppose un minimum de fabrication, ce que Zucca appelle le "style", pour en rendre compte. Non, décidément, on n’en a jamais fini avec les images. (Vertigo n°33, juin 2008)

(1) Pierre Zucca, "La double nature de l’image", in Pierre Klossowski et Pierre Zucca, Roberte au cinéma, numéro spécial de la revue Obliques, 1978. Toutes les citations de Zucca, rapportées par la suite, sont extraites de ce texte.

(2) Deux éléments nous font penser que le personnage d’Antoine est peut-être le double de Pierre Zucca. D’abord, le fait que le rôle est tenu par Martin Loeb qui était déjà le double adolescent de Jean Eustache dans son film autobiographique Mes petites amoureuses. Ensuite, parce que Zucca déplace légèrement l’époque du film, de 1954 (date de la première édition de Roberte) à 1958, ce que rien ne justifie vraiment, même s’il s’agit de la date de La Révocation de l’Edit de Nantes (seul texte crédité au générique), sinon de faire à peu près coïncider l’âge d’Antoine dans le roman avec le sien à cette époque (Pierre Zucca est né en 1943).

(3) Si Klossowski, qui était le frère du peintre Balthus, a toujours dessiné, parallèlement à son œuvre d’écrivain, il a fini, au début des années 70, par délaisser presque complètement l’écriture pour se consacrer au seul dessin, passant ainsi, comme il le dit lui-même, de la "spéculation" au "spéculaire", et, concernant le dessin, de la mine de plomb au crayon de couleur, une manière de rendre ses tableaux vivants plus saisissants encore.

(4) La main joue toujours un rôle important chez Zucca. C’est par elle que circule l’argent, qu’il s’agisse de billets ou de chèques volés, support de toutes les transactions, et que le récit avance.

(5) Car c’est bien de geste qu’il s’agit ici et non pas d’acte à proprement parler. Dans le geste, le mouvement est donné à voir, il est suspendu dans le temps. Lacan, grand lecteur de Klossowski, voyait dans ce temps d’arrêt du mouvement l’effet de qu’il appelait le "fascinum", quand "s’exerce directement la puissance du regard".

(6) La scène des barres parallèles est en quelque sorte la scène originaire qui fonde le film (Klossowski l’a reprise plusieurs fois dans ses dessins). La scène du rêve d’Antoine, située à l’intérieur de la maison, en est la version œdipienne et théâtralisée.

(7) En cherchant à replier ses doigts, Roberte manifeste moins une volonté de résistance qu’un terrible sentiment de honte, ce qu’elle finit d’ailleurs par verbaliser lorsque, au bord de la jouissance, elle dit à l’autre homme: "Eteignez donc!", seule parole énoncée de toute la séquence.

(8) La preuve de la supercherie lui sera fournie par la "vision" d’un dernier tableau, véritablement vivant celui-là, vision si forte qu’il n’y survivra pas.