10/04/2025

Blackmail


  Blackmail d'Alfred Hitchcock (1929).

Hitchcock, le maître enchanteur.

Le film est réputé. Et cela, pour deux raisons principales (outre sa valeur propre, qui est considérable):
1) il marque littéralement le passage du cinéma muet au parlant, avec tout ce que cela suppose d'inventions chez un cinéaste comme Hitchcock — c'est le premier talkie anglais, en fait un film muet, partiellement sonorisé (avec de nombreuses scènes re-tournées) et même post-synchronisé puisqu'il a fallu doubler la voix d'Anny Ondra (qui joue Alice, l'héroïne du film), adorable actrice polono-tchèque dont l'accent ("à couper au couteau", forcément, en fait pas tant que ça) ne collait pas avec son personnage — cf. le test précieusement conservé par le BFI (1).
2) il représente une sorte de matrice des grands films à venir, concernant les thèmes abordés (le transfert de culpabilité, la blonde "sadisée", etc.) mais aussi les "crescendos", comme les appelait Hitchcock, ces fameux morceaux de bravoure, à la fois techniques et dramaturgiques, que constituent les courses-poursuites dans des lieux historiques et/ou spectaculaires... le tout assorti d'une bonne dose d'humour, typiquement hitchcockien.

Mais reprenons. Blackmail, comme le titre l'indique, est l'histoire d'un chantage. C'est adapté d'une pièce de théâtre (signée Charles Bennett, scénariste par la suite des principaux films d'Hitchcock réalisés dans les années 30) qui se déroule en trois actes, réduit ici à deux actes avec un prologue et un épilogue. Le prologue est filmé comme un documentaire, qui nous montre le travail de la police londonienne où exerce Frank (John Longden), le fiancé d'Alice. On y suit l'arrestation d'un suspect, son interrogatoire, son inculpation et finalement son incarcération (2), hommage rendu par Hitchcock à Scotland Yard qui en 1929 fêtait son centenaire. Toute cette partie, magistralement montée, est "muette" (tout au plus y entend-on quelques bruits, parsemés ici et là: des klaxons de voitures, le fracas d'une vitre, le claquement d'une portière..., comme autant d'artefacts, mêlés à la musique, une musique plus enjouée et dynamique, pré-herrmannienne, que celle de la version muette), jusqu'au moment où, la journée de travail terminée, les policiers quittent les bureaux — en passant par les toilettes! — et que pour la première fois on les entend parler. Le talkie peut alors commencer, avec l'apparition de l'héroïne, mécontente d'avoir dû attendre une demi-heure que son fiancé ait fini son travail, ce qui, connaissant l'esprit facétieux d'Hitchcock, peut aussi se traduire par le temps imposé au spectateur (mais pour lui, une dizaine de minutes seulement) avant qu'il ne découvre cette révolution (le parlant) qu'on lui promet à grand renfort de publicités depuis plusieurs mois. Bref, le premier acte démarre, qui nous emmène d'abord au restaurant (le célèbre Lyons Corner House où il n'est pas facile de trouver une table de libre!), séquence savoureuse qui voit les deux amants continuer de se chamailler, toujours au sujet du travail de Frank, Alice lui reprochant de faire passer Scotland Yard avant leur couple, sachant qu'ils ont prévu ensuite d'aller au cinéma voir un film... policier, où selon Frank beaucoup des détails concernant Scotland Yard seront faux, comme d'habitude, Alice lui répondant qu'un vrai criminel a été engagé pour que justement ça fasse plus authentique. Mais peu importe, puisqu'elle n'est pas décidée à y aller, ayant rendez-vous avec un autre homme, puis se ravisant, puis finalement non, ce qui précipite le départ en colère de Frank, laissant le champ libre à l'autre, un artiste peintre (Cyril Ritchard) avec qui Alice part, flirte probablement, jusqu'à accepter, non sans hésitation, de visiter son atelier (dans la version sonore, histoire d'entendre parler les deux personnages, elle met du temps à se laisser convaincre), sous le regard d'un troisième homme (Donald Calthrop) qui se révèlera être le maître-chanteur. Là, se met en place le premier climax du film: la tentative de viol qui conduit à la mort de l'agresseur, poignardé par sa victime... mais dont la scène — couverte par les cris de la jeune femme que l'homme a entraînée de force (voir le jeu d'ombres sur le mur) derrière un rideau — se limite au seul bras d'Alice saisissant à travers le rideau un couteau à pain, puis au bras du peintre qui, une fois mort, retombe mécaniquement en sortant à son tour du rideau. Un climax qui chez Hitchcock relève du "good cocktail" (comme nous le rappelle une publicité vue par la suite et que confirmera le second climax) au sens où s'y trouvent réunis les éléments, à forte connotation symbolique, qui se rattachent à la scène et vont imprégner la mémoire du spectateur. Et ce d'autant plus que Blackmail ça rime avec cocktail. C'est le "Hitchcocktail" — comme il y a le "Hitchcockney" — composé ici de quatre ingrédients, présents dans le studio du peintre (dans la version sonore, Hitchcock a fait ajouter un piano et demandé à Ritchard d'interpréter "Miss Up-to Date", une chanson qui célèbre — de manière perfide dans le cas du peintre — la femme moderne, celle qu'on dit "libérée", pendant qu'Anny Ondra se change derrière le paravent, ajout qui amoindrit la tension ressentie dans la version muette):

— une paire de gants (ceux de l'héroïne, régulièrement oubliés, dont l'un est troué, vrai faux MacGuffin dans la mesure où, quand bien même le gant sert à l'intrigue en tant que preuve, il ne sera jamais utilisé comme tel)
— un habit de danseuse (le tutu, d'abord "objet" du désir de l'héroïne, qui ne peut résister à l'envie de l'essayer, puis une fois qu'elle l'a revêtu, objet elle-même du désir du peintre, la tenue la rendant plus désirable encore)
— un couteau (celui qui donc permet à l'héroïne de se défendre et d'échapper au viol)
— un tableau d'Arlequin (plus exactement une représentation du "jester", le bouffon, ici ricanant, qui est témoin du meurtre et dont le doigt accusateur poursuivra l'héroïne jusqu'à la fin)

Le crime commis, s'ensuit l'errance de la jeune femme, traversant Londres en état de choc, jusqu'au petit matin, la scène du meurtre se rappelant à elle à travers les enseignes publicitaires, figurant trompeusement (tel un "GIF" avant l'heure) un coup de couteau, à travers encore le bras tendu d'un policier, réglant la circulation, ou celui d'un clochard endormi au pied d'une porte. Séquence magnifique dont il me plaît d'imaginer qu'elle a impressionné Ida Lupino adolescente (qui à l'époque vivait encore en Angleterre), au point de s'en souvenir vingt ans plus tard quand elle réalisera Outrage avec Mala Powers (dont le personnage est victime d'un viol). Fin du premier acte, marqué par la découverte du corps du peintre par la logeuse, dont le cri se superpose à celui d'Alice à la vue du clochard étendu par terre (les deux plans ainsi confondus existent dans la version muette, comme s'ils étaient déjà "prêts" à être sonorisés), puis le retour de la jeune femme chez elle, enfin, chez ses parents où le père tient un magasin de tabac et de journaux (pas très loin d'où habitait le peintre), lieu du second acte; avec la boutique proprement dite et le salon qui lui est adjacent et sert à la famille pour, entre autres, prendre le petit déjeuner. C'est là où se passe la scène fameuse avec la voisine qui, déjà au courant du meurtre, disserte à l'envi sur l'intérêt d'un couteau quand on veut tuer quelqu'un, procédé à ses yeux pas très britannique (une brique ferait mieux l'affaire!), et qui, pendant qu'Alice est invitée par son père à... couper le pain, continue de déblatérer, produisant une sorte de bouillie sonore dont n'émerge que le mot "knife", répété de plus en plus fort et, pour finir, si fort qu'il fait tomber le couteau des mains d'Alice.

[A ce stade du texte, j'ouvre une parenthèse. Si la version sonore s'est logiquement imposée avec le temps (c'est celle qui est diffusée aujourd'hui dans les salles), j'avoue un faible pour la version muette, même si on ne dispose que d'une copie 16mm. Il suffit de comparer les scènes re-tournées, aux seules fins de les rendre sonores, avec les scènes d'origine, donc muettes. Ainsi la scène du "réveil" d'Alice (qui du fait du meurtre n'a en réalité pas dormi de la nuit), dans laquelle Hitchcock, pour justifier le chant d'oiseau qu'on y entend, a refait le plan avec une cage suspendue près de la fenêtre (cage que la mère, entrée dans la pièce, révèle en retirant le tissu posé dessus, déclenchant les trilles de l'oiseau), ou encore celle justement du petit déjeuner avec l'écho obsédant du mot "knife prononcé par la voisine, des scènes dont on ne peut pas dire qu'elles offrent une réelle plus-value au film. Au contraire, on y devine trop le souci de l'effet, en l'occurrence sonore, conférant à chacune d'elles un côté surligné, d'autant moins heureux que l'effet, par sa rareté, tend déjà à se démarquer. Alors que, par exemple, dans la scène "muette" du petit déjeuner, c'est évidemment plus fluide, plus homogène, via ce plan, très "murnaldien" (à la 46e minute sur la vidéo), qui montre l'ombre des doigts d'Alice se projeter sur le pain et le couteau (bien éclairé) qu'elle s'apprête à saisir mais que, soudainement effrayée par la sonnerie de la porte du magasin (gros plan sur la sonnette qui vibre), elle laisse échapper. Quant au plan avec l'oiseau, ce qu'on peut dire, c'est que l'intensité forcée de son chant tend à rendre quelque peu égrillarde la charge érotique que dégage la scène par ailleurs. Toujours aussi farceur, Hitch a-t-il conçu les trilles de l'oiseau, en accord, certes avec le début d'une nouvelle journée (soit le deuxième acte du film), mais surtout pour que la scène résonne avec celle où le peintre exécute sa chanson au piano pendant que la demoiselle endosse le tutu? Ce qui ferait des trilles l'équivalent de sifflements, de ceux que le spectateur (masculin) émet pour manifester son contentement devant le spectacle qui lui est offert, ici celui de l'héroïne en train de changer de vêtements: ses bas surtout qu'elle retire pour en enfiler de nouveaux (plan que reprendra Hitchcock avec Madeleine Carroll dans The 39 Steps). De même, pourrions-nous pointer la part d'arbitraire dont témoigne la sonorisation du film, si on pense à nouveau à la scène du meurtre dans laquelle, bizarrement, on n'entend que les cris d'Alice et rien au niveau du peintre, pas le moindre râle quand il est poignardé (peut-être parce que dans ce cas cela aurait rendu la mort trop réaliste), ce qui du coup confère à la scène un côté irréel. Le fait que certains plans du film soient ainsi restés à l'état d'origine, créant visiblement un manque, et que d'autres, à l'inverse, se retrouvent trop investis sur le plan sonore, produit un déséquilibre, ce qui était inévitable (c'est le côté "bricolé" d'une technique encore à ses débuts, comparé à un art, celui du muet, alors à son apogée), mais qui aurait pu l'être moins s'il n'y avait pas eu aussi, derrière cette sonorisation, la volonté de la production de sortir au plus vite une version qui fasse de Blackmail le premier film parlant anglais, au risque de perdre, sinon la totalité, du moins une bonne partie de la pureté originelle du film. Mais soyons juste, certains ajouts se révèlent par moments bénéfiques. C'est le cas, par exemple, dans le plan, divisé en diagonale, où l'on voit la logeuse téléphoner à un agent de police pour l'informer du meurtre. L'échange entre les deux personnages relève d'un dialogue de sourds qui permet à l'humour d'Hitchcock de s'exprimer pleinement:
"— Who did you say it was?
— Mr Crewe.
— Mr who?
— No, Crewe I tell you! It's horrible!
— All right. Don't you worry. I'll send round right away. What number did you say? 7? or 11?
— 31.
— 31?
— What?
— 31?
— No, no, 31."
On dira donc que c'est pour des raisons essentiellement techniques (et peut-être aussi de censure plus exigeante, du moins en Angleterre, avec ces nouveaux films parlants) que la version sonore se révèle inférieure à la version muette, ce qui aurait pu néanmoins être compensé par une utilisation plus riche des dialogues, surtout ceux qui n'étaient pas à l'origine sous-titrés, à l'image de celui cité ci-dessus.]

Ceci étant dit, revenons au deuxième acte (la partie qui trahit le plus l'origine théâtrale du film) et plus spécialement au petit déjeuner auquel s'invite le maître-chanteur, arrivé sur les lieux pour monnayer son silence, puisqu'il sait qui a tué le peintre, ce qu'il fait bien comprendre à Frank, chargé de l'enquête, en lui présentant le gant qu'a perdu/oublié Alice, l'autre gant (celui qui est troué), étant déjà en la possession de Frank, découvert sur les lieux du crime. Le comportement du maître-chanteur, tout en décontraction (du moins au début), fait écho au prologue, où le suspect arrêté apparaissait, lui aussi, parfaitement à son aise lors de l'interrogatoire dans le bureau de l'inspecteur, scène très drôle, so british, où on le voyait prendre le thé (indiquant, pour le sucre et le nombre de cuillères à café, le chiffre "deux" avec les doigts) et goûter au plaisir d'une bonne cigarette, sans se douter qu'il s'agissait là d'une tactique pour le faire parler, quel que soit le temps que cela peut prendre (ce que traduit le plan du cendrier rempli de mégots). Il en est de même avec le maître-chanteur, qui d'abord sûr de lui va peu à peu perdre de sa superbe, dans la "partie de poker" (sa parole contre celle d'Alice) entamée avec Frank, surtout quand son identité et son passé judiciaire sont découverts, ce qui fait de lui le suspect numéro un (au passage, la manière dont Scotland Yard le retrouve dans son fichier sur un simple détail, un rictus, rapporté par la logeuse, alors là chapeau!, soit on est toujours dans l'hommage, pour le coup excessivement élogieux, rendu à Scotland Yard, soit on est dans le faux que dénonçait Frank à propos des films policiers). Sa fuite à travers la fenêtre, quand la police débarque, marque la fin du deuxième acte.

Reste le finale, à la place du troisième acte de la pièce, que n'aimait pas Hitchcock, même si au départ il souhaitait terminer également son film sur l'arrestation d'Alice, qui plus est par Frank (pas tant pour que la morale soit sauve que pour aller le plus loin possible dans la torture psychologique infligée à son héroïne), avant que la production ne le dissuade, lui imposant un "happy end". Parallèlement aux tourments de la jeune femme qui, rongée par la culpabilité, finit par décider de se dénoncer, il y a donc cette course-poursuite entre les policiers (dont Frank) et le maître-chanteur, sur une idée de Michael Powell (non crédité au générique), qui apparaît comme en symétrie avec le prologue mais aussi en rupture par rapport au dispositif théâtral du deuxième acte, engageant le film, et par-là tout le cinéma d'Hitchcock, sur ce qui fera sa renommée. La poursuite nous conduit au British Museum, préfigurant ainsi les poursuites les plus célèbres, aux trucages toujours plus impressionnants, tels le finale de Saboteur (dans la statue de la Liberté, jusqu'au sommet de la torche) ou encore, bien sûr, celui de North by Northwest (sur le Mont Rushmore). Dans Blackmail, cela passe par les salles égyptiennes du musée (l'iconique plan où le maître-chanteur descend à la corde à côté de la tête de Ramsès II), la bibliothèque et pour finir le dôme, du haut duquel il tombe (second climax du film) et se tue en brisant la verrière. Une mort qui permet de clore l'affaire, mais ne met pas fin aux affres d'Alice. Celle-ci, prête à accepter le prix de sa dénonciation (étonnant plan où une ombre lui dessine une corde autour du cou), se rend à la police, commence à avouer mais, interrompue par un appel téléphonique, voit sa déposition confiée à... Frank qui bien sûr garde l'aveu pour lui. Et le couple de sortir des locaux de la police, a priori soulagé, sauf que l'image affichée par Alice dit tout le contraire, la jeune femme, à jamais traumatisée, annonçant par-là ces autres blondes au parcours accidenté qu'affectionnait Hitchcock (je pense évidemment à Tippi Hedren dans The Birds et Marnie, via les derniers plans où l'on voit l'héroïne, hagarde, quitter les lieux, soutenue par son compagnon) (3).

La force de Blackmail est d'abord là, dans l'espèce de creuset que représente le film, où se dessine, en même temps qu'un adieu au muet, cette "Hitchcock touch" qui donnera naissance à tant de chefs-d'œuvre, de The 39 Steps à Marnie, en passant, outre ceux déjà évoqués, par Under Capricorn (pour ce qui est du meurtre et de la culpabilité de la femme) et, sur un plan plus formel, Vertigo (l'ombre en forme de spirale sur le visage du peintre, signifiant, tel un serpent, le désir irréfrénable qui s'empare de lui, sans oublier bien sûr le plan de la cage d'escalier, filmé en plongée, par où s'enfuit l'héroïne). Mais c'est aussi à travers ce que le film a de singulier qu'il faut mesurer le génie d'Hitchcock. Et dans le cas de Blackmail, ce qui ressort en premier c'est la manière dont les parties du film s'emboîtent, où tout semble se répondre, d'une séquence à l'autre, d'un personnage à l'autre... Il y a déjà le découpage qui donne au film son rythme, le divisant en deux parties distinctes, correspondant aux deux journées (appelons-les A et B) durant lesquelles se déroule le film, journées elles-mêmes subdivisées en quatre chapitres de durée à peu près égale: A1. l'introduction avec Scotland Yard; A2. la séquence au Lyons; A3. la séquence avec le peintre, jusqu'au meurtre; A4. la fuite et l'errance d'Alice; B1. la séquence au magasin où Frank retrouve Alice; B2. la rencontre avec le maître-chanteur qui s'invite au petit déjeuner; B3. la "partie de poker" entre Frank et le maître-chanteur, jusqu'à la fuite de ce dernier; B4. la poursuite au Museum parallèlement aux angoisses d'Alice qui finit par se rendre à la police pour avouer son crime. Pour l'anecdote, c'est entre A1 et A2 qu'Hitchcock glisse son caméo (peut-être son meilleur, en tout cas le plus narratif) le montrant assis dans le métro, importuné par un gamin qui l'empêche de lire. Où il apparaît, signe de la circularité du film, que B4 résonne avec A1, les deux séquences démarrant d'ailleurs de la même façon (la roue tournoyante du véhicule de police); A2 avec B1, centrés sur les rapports entre Alice et Frank; A3 avec B2, au sens où le maître-chanteur prend, aux yeux d'Alice, le relais du peintre, avec comme différence que sa mort se trouvera différée puisque conjointe à la décision d'Alice d'avouer le meurtre; et A4 avec B3, au sens où la "partie de poker", autour de laquelle se joue le transfert de culpabilité entre Alice et le maître-chanteur, est vécue par la jeune femme comme le pendant (inversé) de l'après-meurtre, traversé, lui, dans un total état d'hébétude — au vide, sur le moment, de la pensée succède un trop-plein d'angoisse et de peurs. Car c'est bien à ce niveau que se situe le cœur du film, qui n'est pas le meurtre proprement dit (inclus dans la première partie), ce qui sera le cas l'année suivante avec... Murder!, mais bien ses conséquences: le milieu du film se situe au moment où Frank, découvrant chez le peintre le gant d'Alice, l'écrase dans le creux de la main — de rage autant que pour le soustraire au regard des autres — et plus précisément sur le plan qui suit, montrant le "jester", qui avait accusé du regard Alice après le meurtre, accuser cette fois Frank de s'en faire le complice en dissimulant le gant)... des conséquences en termes donc de culpabilité, pour Alice, et de morale, chez Frank, via le dilemme qui se pose à lui entre son amour pour sa fiancée et son devoir de policier, dilemme qu'à vrai dire il résout assez vite (vu qu'après avoir dissimulé le gant, il essaie de faire porter le chapeau au maître-chanteur puis empêche Alice d'avouer le meurtre, en froissant, comme il avait froissé le gant, le billet sur lequel elle avait rédigé sa demande pour rencontrer l'inspecteur). Soit le contraste, marqué, entre d'un côté l'activité de Frank (fidèle en cela au héros hitchcockien type), pour sauver à tout prix Alice, et de l'autre, la position longtemps passive de celle-ci, retranchée dans le silence.

De sorte, qu'à revoir le film aujourd'hui, et à l'aune de tous ceux qu'a réalisés Hitchcock par la suite, c'est probablement du côté du personnage féminin que Blackmail tire le maximum de sa force. Non seulement parce qu'Anny Ondra y est magnifique, première des grandes blondes-martyres dans le cinéma d'Hitchcock, mais aussi parce que son personnage se révèle le véritable moteur du film, imposant au récit son rythme, pour ce qui est des deux actes, et ce dès son apparition: rythme au départ indécis (les hésitations de l'héroïne), puis plus soutenu (une fois chez le peintre), voire entraînant (l'essayage du tutu)... jusqu'au meurtre, où le rythme devient forcément heurté, avant de retomber net et de s'alanguir durant tout le second acte. Cet aspect très musical du film s'inscrit dans la lignée du muet. Car si Blackmail marque la fin du muet, il n'en signifie pas pour autant le reniement. Comme tous les cinéastes ayant débuté avec le muet, Hitchcock va en garder longtemps la trace (via l'expressionnisme allemand, le réalisateur ayant fait ses gammes à l'UFA), dans ses films en noir et blanc, bien sûr, les policiers notamment, mais aussi ceux en couleurs des années 50. Et cette beauté du personnage, si elle s'accompagne d'une certaine cruauté, toute hitchcockienne, à voir ainsi l'héroïne souffrir, mais sans le dolorisme emphatique qui sied aux grands mélodrames du muet, inscrivant au contraire le film dans une approche déjà plus moderne de la femme, la façon dont Hitchcock nous en dresse le portrait reste encore largement sous l'influence du muet (le jeu d'Anny Ondra est quand même plus proche de celui de Lilian Gish que de celui de Tippi Hedren). Déjà parce que le sonore en 1929 ne saurait être suffisamment contributif, mais surtout parce que le muet s'était hissé à un tel niveau (concernant les plus grands cinéastes) que ça ne peut être que de ce côté-ci que le film atteint au... moderne. Comme un cran de plus dans l'art du muet, qui fait toute sa modernité (pour l'époque), davantage qu'un premier fleuron, en tant que progrès, dans l'essor du parlant. Et ce cran supplémentaire, je le perçois dans la justesse avec laquelle Hitchcock déplie le parcours de son héroïne; qui voit ainsi les causes et les conséquences, liées à son comportement, s'enchaîner de manière limpide, ne prêtant à aucune discussion quant à la probité du personnage, ce qui l'exempte de toute culpabilité, même indirecte (contre la morale de l'époque, voire contre Hitchcock lui-même) dans ce qui (lui) arrive. Tout au plus pourrait-on lui reprocher une trop grande (et belle) insouciance dans son rôle de jeune femme "up-to-date".
Parce que soyons clair: c'est parce que Frank la délaisse au profit de son travail qu'Alice cherche à se distraire avec un autre (ce qui ne veut pas dire coucher); c'est parce que celui-ci finit par lui inspirer confiance et qu'un policeman fait les cent pas au bas de l'immeuble, qu'elle accepte de monter chez lui; c'est parce que l'attrait de l'habit de danseuse est si fort (combiné à l'extravagance que représente l'artiste, par rapport à la routine policière incarnée par Frank) qu'elle ne voit pas le piège (allant même, dans son euphorie, à offrir un petit baiser au peintre — le plan a disparu de la version sonore — lequel en guise de réponse l'embrasse de force); et c'est parce que l'homme tente ensuite de la violer qu'elle le tue en se défendant avec le premier objet qui lui tombe sous la main (le couteau n'était jusque-là pas visible, caché derrière le pain); quant à la seconde partie, elle est sur le même registre: c'est parce que Frank essaie de faire accuser du meurtre le maître-chanteur, qui pour le coup redevient "innocent" (si minable soit-il), que le poids de la culpabilité s'en trouve décuplé chez Alice, que ça lui devient si insupportable qu'elle n'a d'autre solution que d'aller se dénoncer. C'est cet enchaînement de faits que l'on suit ébloui, non sans heurts (ceux du muet quand il néglige les raccords), mais avec une telle puissance de récit qu'on en reste coi. Le récit au sens de ce que le film exprime (plus qu'il ne raconte, ça c'est le scénario), par le choix du cadre — dans les scènes qui se déroulent à l'intérieur du magasin l'axe des plans diffère entre la version muette et la sonore —, les mouvements de caméra (jamais anodins chez Hitchcock) et les nombreuses trouvailles visuelles (à celles déjà évoquées, ajoutons l'arrestation du suspect qui ouvre le film, réglée en quelques plans d'une beauté folle)... ce récit qui court en filigrane, comme dans tout film me direz-vous, oui mais surtout dans un film muet (ou vaguement sonorisé), non pas en tant que sous-texte (quelle horreur!) mais en tant que "pure expression", qu'on pourrait appeler "abstraction géométrique" chez Hitchcock, qui fait parler les images, sans le son donc, sans même besoin des paroles (c'était le défi du cinéma muet que d'arriver à se passer des intertitres sans tomber dans un formalisme excessif). C'est tout le paradoxe de Blackmail: atteindre ainsi au meilleur du muet tout en se colletant avec le parlant. Et pour cela, il n'y avait qu'Hitchcock.

PS. On ne saurait finir un texte sur Hitchcock sans un petit clin d'œil. Ici, le fait que le premier film parlant anglais ait pour thème finalement le silence, celui de l'héroïne dans lequel elle s'enferme (après le meurtre), celui du maître-chanteur qui, pour le garder, impose d'être payé, et pas n'importe comment: en espèces sonnantes et... trébuchantes!

(1) C'est Joan Barry, la future héroïne de Rich and Strange, qui assure le doublage.

(2) Dans la version sonore, le gros plan sur le visage du suspect, vu en train de hurler à travers le judas de la cellule, a disparu. Peut-être parce que cela imposait de sonoriser la scène, et qu'il fallait faire des choix, mais peut-être aussi parce que le judas qu'on lui claquait au nez avait un effet de couperet, pas loin de l'effet de guillotine (en sens inverse, de bas en haut), une guillotine dont on sait qu'elle n'a jamais existé en Angleterre mais qui était souvent utilisée comme élément de moquerie dans les milieux antimonarchistes, un aspect satirique que risquait de produire la sonorisation de la scène, le bruit entendu devenant de fait plus "tranchant"!

(3) Dans le premier scénario, Alice n'était pas sauvée, on l'a dit; le dernier plan reprenait la scène du prologue, dans la salle des toilettes, qui marquait la fin de la journée pour les policiers, sauf qu'à la question posée à Frank de savoir si sa fiancée l'attendait, celui-ci répondait: "Non, je rentre seul."

22/03/2025

Temps X


  La Jetée de Chris Marker (1962).

  On ne vit que deux fois.

Que veut dire exactement "a free replay"? Lorsqu’on lit le texte de Chris Marker consacré à Vertigo (1), on imagine volontiers le cinéaste actionnant la touche "replay" de son magnétoscope pour sélectionner les passages qui l’intéressent, allant et venant à l’intérieur du film, y naviguant avec d’autant plus de liberté que ce film, il le connaît par cœur (en 1982, il l’avait déjà vu dix-neuf fois, comme il est dit dans Sans soleil). Mais le replay renvoie aussi au jeu: la partie à rejouer. Si voir Vertigo une deuxième fois, comme nous y invite Marker, est indispensable pour relire la partie "Madeleine" à la lumière de la partie "Judy", c’est surtout dans la possibilité offerte au spectateur, via cette seconde partie – un rêve de Scottie, selon Marker (2) –, de revivre l’expérience initiale que se situe l’analogie avec le jeu vidéo. C’est ainsi qu’il faudrait voir Vertigo: une première partie, correspondant au film proprement dit – une histoire de "revenante" – et une seconde où, tel un jeu vidéo, il s’agirait pour le spectateur-joueur de recréer, à l’instar du héros, non pas l’histoire qui vient de lui être racontée, mais, plus simplement, l’image de la femme, de celle, mystérieuse, qu’il a eu sous les yeux pendant plus d’une heure. Recréer une image étant le sujet de Vertigo, on conçoit aisément que cela puisse être aussi le thème d’un jeu dérivé du film. C’est dans ce double programme de "re-création/récréation" que les principes d’immersion et de répétition, qui sont propres au jeu vidéo, trouveraient leur véritable application. Immersion, au sens où le joueur doit s’imprégner le plus profondément possible de l’image de la femme pour la faire exister de nouveau; répétition, au sens où, comme dans tout jeu vidéo, il peut recommencer la partie autant de fois qu’il le désire, une "seconde chance" lui étant systématiquement octroyée.
Revoir, rejouer, recréer... Vertigo est tout entier placé sous le signe de la reprise. C’est aussi le cas de la Jetée. Pour autant, si évident soit aujourd’hui le rapprochement entre les deux films, la reprise n’y est pas du même ordre. Il semble d’ailleurs que, à l’époque où le film de Marker est sorti, personne n’ait fait le rapprochement avec Vertigo. C’est Marker lui-même qui, dans le texte du film publié l’année suivante (3), suggéra le nom d’Hitchcock à propos du nom étranger prononcé par la femme devant la coupe de séquoia (4). Il faut dire que Vertigo ne bénéficiait pas encore de l’aura qu’il possède aujourd’hui. A sa sortie, la Jetée fit davantage penser à Bradbury qu’à Hitchcock, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on considère que chez Bradbury (comme d’ailleurs chez Hitchcock) il est souvent question de ce que Marker appelle "le rapport particulier de la femme à la mort". Pensons simplement à la nouvelle Ainsi mourut Riabouchinska écrite par Bradbury et diffusée à la télévision dans le cadre, précisément, de la série "Alfred Hitchcock présente", une nouvelle qui n’est pas sans évoquer Vertigo (5). Si l’on considère encore que Fahrenheit 451, adapté du même Bradbury, est, comme l’a souligné Dominique Païni, non seulement le "plus coctalien" mais aussi "le plus hitchcockien des films de Truffaut, le plus marqué par Vertigo". Pour étayer sa thèse, Païni s’appuie, outre les nombreuses références au film d’Hitchcock (la musique de Bernard Herrmann, Julie Christie interprétant, à l’instar de Kim Novak, les deux personnages féminins, etc.), sur le fait que Truffaut a préparé et tourné son film en même temps (1962-1966) qu’il élaborait son livre d’entretiens avec Hitchcock (6). Allons plus loin: si 1962 marque la mise en route par Truffaut de ses deux projets (film et livre), c’est aussi l’année où sort la Jetée, comme si le "photo-roman" de Marker se situait, historiquement, au croisement de Vertigo et de Fahrenheit comme si le présent chez lui se conjuguait à la fois au passé (Hitchcock) et au futur (Truffaut), et que, pour accéder à Vertigo à travers la Jetée, il fallait se projeter dans Fahrenheit 451, le film de Marker, et ses images fixes, opérant finalement sur celui d’Hitchcock la même fonction que les expériences sur l’homme pour lui faire "revivre" son image d’enfance.

Sequoia sempervirens.

Si l’on excepte l’image de l’homme grimaçant pendant les expériences sur le temps, reprise possible de celle de James Stewart, dans son lit, lors de la séquence du cauchemar, et surtout l’image de la femme, vue de profil, cheveux relevés en chignon, rappel évident de la première apparition de Kim Novak en Madeleine – lorsque celle-ci croise Scottie chez Ernie’s –, il n’existe qu’une seule véritable citation de Vertigo dans la Jetée: le passage où l’homme et la femme se promènent dans un jardin (il s’agit du Jardin des Plantes) (7). "Ils s’arrêtent devant une coupe de séquoia couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu’il ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de l’arbre. Il s’entend dire: 'Je viens de là'..." Echo à la phrase: "Somewhere in here I was born and there I died", prononcée par Madeleine devant la coupe de séquoia située, elle, à Muir Woods (8), en même temps qu’elle pointe deux repères imaginaires sur l’arbre, correspondant donc à sa naissance et à sa mort, des éléments biographiques qui sont ceux en fait de Carlotta Valdes (1831-1857), l’aïeule devenue folle et dont la jeune femme pourrait être la réincarnation, cent ans après. L’image du séquoia coupé semble ainsi – à travers la question de la femme: "qui est-elle?", "d’où vient-elle?" – interroger le temps de chacun des films. Temps incertain, non localisable, juste "hors de l’arbre", comme dans la Jetée, qui convoque à la fois le futur et le passé, mais un passé proche, qu’on a vécu même si on l’a oublié (9); ou temps plus facile à localiser, "sur l’arbre", comme dans Vertigo, qui est uniquement celui du passé, mais d’un passé lointain, qu’on n'a pas connu même si on l’a peut-être vécu. Deux temps différents, à moins de les inscrire dans un autre temps, plus vaste encore, permettant d’associer le futur antérieur de la Jetée et le passé composé de Vertigo, soit le temps de la mélancolie, marqué par le deuil, ce deuil qu’on dit impossible, donc infini, expliquant qu’on le vive aussi par anticipation.

D’une mélancolie l’autre.

Si la Jetée et Vertigo se rejoignent, c’est bien dans la mélancolie et l’espace temporel si particulier qui lui est propre. C’est là que se situe la répétition. On connaît le mouvement de Vertigo: celui d’une spirale, plus précisément d’une spirale conique ou en hélice, à l’image de la figure tournoyante du générique (signé Saul Bass), du chignon de Madeleine ou encore de l’escalier qui mène au clocher de l’église (ici la spirale est carrée). Un mouvement qui ne se limite pas à traduire le trouble dont souffre le héros (pour cela le fameux "travelling compensé" fait l’affaire), ni l’état de fascination amoureuse proche de l’hypnose dans lequel il "tombe" dès que Madeleine apparaît (une spirale plane suffirait amplement) (10), mais vient signifier la circularité du temps, marqué à la fois par la répétition et l’impossibilité de revivre exactement le même événement puisque les boucles ne repassent jamais par le même point. Dans Vertigo, James Stewart fait l’épreuve de cette impossibilité. Quelque chose se répète et en même temps échoue. Pour autant, la figure de la spirale est insuffisante pour rendre compte de cette capacité, toute mélancolique, à joindre dans le même mouvement énergie et dépression, fantasme et réalité, passé et présent. Cela suppose une figure plus souple, élastique, non orientable. Or une telle figure existe, c’est la bande de Möbius, qu’on peut visualiser sous la forme d’un ruban dont l’un des deux bouts aurait été retourné – faisant subir au ruban une torsion d’un demi-tour – avant d’être fixé à l’autre: il ne persiste qu’une seule face, tantôt interne tantôt externe (11). Si l’on parcourt deux fois la bande, le second tour s’effectue à l’envers puisqu’il débute sur l'"autre" face que celle du point de départ. Mais à terme, c’est bien le point de départ qu’on rejoint puisque le second tour finit cette fois sur la "même" face.
Qu’en déduire? Dans le cas de Vertigo, c’est assez simple, il suffit de suivre Marker dans son approche du film. Et de concevoir les deux parties comme deux tours sur une bande de Möbius, Scottie cherchant lors du second à reproduire le premier, mais de l’autre côté du miroir, ce qui explique qu’il ne peut découvrir la vérité qu’au moment où il voit dans la glace le collier que porte Judy, miroir dans le miroir, brisant la spécularité du film. Car c’est un fait, Vertigo se présente comme un grand jeu de miroirs. Et qui ne se limite pas à la seconde partie. Pour preuve, les "portraits" de profil de Madeleine/Judy, filmée le plus souvent côté droit alors que dans la plupart des tableaux, comme ceux de la Renaissance (pensons au Portrait de femme de Piero del Pollaiolo), les personnages regardent vers la gauche, suggérant ainsi une image inversée. On laissera de côté l’existence d’un "meilleur profil" chez Kim Novak, ou le fait que l’actrice soit gauchère (manifeste dans la seconde partie), pour ne retenir que l’hypothèse d’un film soumis en permanence à des effets de miroir, des allers-retours entre réel et semblant, conscient et inconscient, endroit et envers, qui font de la répétition une figure plus complexe qu’il n’y paraît, qui ne se contente pas de faire revivre le passé (comme le voudrait Scottie) mais vise au contraire, à travers ce qu’en dit Marker, le "retour éternel". Soit une volonté plus forte encore, plus positive, qui est celle du revenir. Quand, la convalescence aidant, vouloir revenir dans la vie, dans cette même vie d’avant la "chute", est vécu si passionnément, si intensément, qu’on voudrait revenir indéfiniment. Avant la rechute.
Et dans la Jetée? Là aussi la spirale n’est pas assez élastique pour figurer la complexité du temps, quand ce n’est pas une temporalité "hors du temps". Si la bande de Möbius semble opérante pour permettre à l’homme de revenir à son point de départ – la grande jetée d’Orly –, comment se fait le retour? Ou, pour le dire autrement: que se passe-t-il à la fin du premier tour, qui marque aussi la fin des expériences souterraines effectuées sur l’homme, quand, invité par d’autres hommes, ceux de l’avenir, à les rejoindre, celui-ci préfère retrouver "le monde de son enfance, et cette femme qui l’attend peut-être" (12)? Il est évident que le mouvement ne se poursuit pas dans le même sens, c’est-à-dire à l’envers de la face de départ, comme dans Vertigo. Mais il ne se poursuit pas davantage en sens inverse, à la fois à l’endroit, sur la même face, et à rebours. En fait, il n’y a pas de second tour – au sens topologique – dans la Jetée. Pour que l’homme réintègre son passé, enfance et amour confondus, pour qu’il le réintègre directement, sans recourir au rêve, au souvenir ou à l’invention, il n’y a qu’une solution: passer à travers la bande, la traverser à l’endroit précis qui correspond au point de départ. (Rappelons que la Jetée relève de la science-fiction, là où Vertigo procède de la fantasmagorie.) Cette brèche, que Lacan appelle "la petite pièce manquante", qui court-circuite le second tour de la bande de Möbius, aurait à voir avec le réel de la jouissance. Pour l’homme, cela équivaut à sortir de la mélancolie, assimilable ici à un monde concentrationnaire. Une sortie qui aurait donc valeur de libération. Sauf qu’en traversant la bande, l’homme s’expose à la chute. Et pas n’importe quelle chute: c’est dans le vide, un vide spatio-temporel, qu’il est entraîné – à la différence de Scottie qui, lui, reste au bord.

Temps X.

Les moments les plus forts sont ceux qui touchent au sentiment amoureux, quand celui-ci est à son apogée, condition nécessaire pour accéder à la répétition. Chris Marker les pointe dans son texte. Concernant Vertigo, c’est la célèbre scène du baiser entre Scottie et Judy, dans la chambre de l’Empire Hotel, une fois la jeune femme "ressuscitée" en Madeleine, à la faveur d’une ultime transformation, et qu’elle apparaît dans la lumière verte que diffuse l’enseigne de l’hôtel. L’effet est si violent sur Scottie – comme si l’imaginaire se déchirait sous l’effet du réel – qu’il ne sait plus où il se trouve, ni surtout qui il tient dans ses bras: Judy ou Madeleine à l’instant de leur dernier baiser, ce que traduit Hitchcock en substituant au décor de la chambre celui de l’étable de Mission San Juan Bautista. Dans la Jetée, c’est le non moins célèbre plan (dans une chambre aussi?) où le visage de la femme endormie s’anime subrepticement via quelques battements de paupières. L’image est si présente dans l’esprit de l’homme qu’il ne sait plus si elle appartient à son passé ou si elle en est détachée. L’ensemble est accompagné de cris d’oiseaux, de plus en plus stridents, rappelant de façon prémonitoire les Oiseaux d’Hitchcock, ce qui ne fait que renforcer l’idée avancée plus haut: la Jetée est un film qui crée sa propre "zone" de temps, convoquant, outre Vertigo, les projets hitchcockiens de Truffaut et ce film qu’Hitchcock était, de son côté, en train de préparer, les Oiseaux donc, son film le plus expérimental, dans lequel la mélancolie fait place à l’angoisse, mais qui partage avec Vertigo une même influence, celle d’Orphée de Cocteau, lors notamment de la dernière séquence, comme l’a bien vu Bill Krohn (13). C’est que l’amour de Vertigo n’est pas que fétichiste chez Marker, il est, lui aussi, empreint de mélancolie, de cette mélancolie qui fait qu’on aime dans l’intensité du moment présent, ce pourquoi Marker a revu si souvent le film. Et quel présent plus intense que celui qui condense, à l’époque où Marker tourne la Jetée, tout ce que Vertigo a d’actuel, autrement dit ce qui vient réactiver le film, à travers les Oiseaux, le "Hitchbook" et l’adaptation par Truffaut du roman de Bradbury.

Vertigo et la Jetée: deux films traversés par la mélancolie, mais de manière différente. Déjà dans Vertigo, c’est une mélancolie à double face qui nous est présentée. Il y a d’abord celle de Madeleine, une fausse mélancolie, puisque simulée, expliquant qu’elle y revêt son aspect le plus traditionnel, pour ne pas dire conventionnel, ancré dans l'imaginaire romantique. Soit la peinture du XIXe siècle, de Friedrich à Khnopff, en passant par les préraphaélites et Böcklin (14). Et puis il y a la mélancolie de Scottie, la vraie, qui rythme toute la seconde partie. Si "power" et "freedom" sont répétés trois fois dans le film, deux fois au début (la deuxième fois comme un rappel) et lors du finale, ainsi que l’a repéré Marker (15), c’est que les deux mots ne renvoient pas à une quelconque nostalgie, celle du San Francisco d’autrefois, quand les hommes avaient le "pouvoir" et la "liberté", tout pouvoir sur les femmes, y compris celui de les abandonner, en toute liberté, mais touchent à une forme particulière de mélancolie, qu’on pourrait qualifier de nietzschéenne, où alternent phases dépressives et phases maniaques. Dans Vertigo, succède ainsi à la phase de mélancolie aiguë, dans laquelle est plongé Scottie après la perte de Madeleine, la phase d’exaltation créatrice, phase "dionysiaque", déclenchée, elle, par la rencontre avec Judy. On notera que la première phase, la plus longue, qui dure plus d’un an, se réduit à une ellipse, ce qui prouve que le temps de Vertigo, s’il est chronologique dans sa première partie, relève davantage du temps vécu dans la seconde, et plus précisément d’un temps vécu positivement. Dans la Jetée, le temps, non linéaire, sans date, témoigne également d’une mélancolie profonde, mais qu’on ne surmonte pas à travers l’image de l’éternel retour. C’est que le temps n’y est pas seulement vécu de l’intérieur, il est aussi saisi de l’extérieur, l’homme étant à la fois créateur de ces images qui recomposent certains instants de sa vie et spectateur de son propre passé. Une position qui ne peut se concevoir que si le passé devient présent. Le temps de la Jetée serait alors comme une sorte de présent déployé, dans lequel l’homme reconnaîtrait le passé mais qu’il ne pourrait vivre qu’en se tournant vers l’avenir. On pense à la répétition au sens où l’entendait Kierkegaard (16). Là aussi, et comme dans Vertigo, il est question d’un amour qui ne peut se vivre. C’est le drame de la répétition. Scottie croit l’atteindre mais il ne fait que s’accorder une seconde chance. L’homme de la Jetée va au-delà. Peut-être accède-t-il à la répétition, à l’instant même où l’image qui l’avait tant marqué devient réelle, quand le passé coïncide enfin avec le présent. L’homme espérait se retrouver de nouveau lui-même, et de façon à en éprouver doublement le sens, mais la réalité est tout autre. C’est qu’on ne s’évade pas du temps, pas plus qu’on n’échappe véritablement à sa mélancolie. Ce que l’homme rencontre in fine c’est sa propre mort, son trou noir. "Après tout, il voulait la répétition et il l’obtint; et celle-ci l’anéantit. (17)" (Vertigo n°46, automne 2013)

(1) Chris Marker, "A free replay" (notes sur Vertigo), Positif n°400, juin 1994.

(2) Du moins dans la version originale du texte. Sur le CD-ROM Immemory, le paragraphe où Marker expose sa thèse a disparu.

(3) Chris Marker, découpage (photos et commentaires) de la Jetée, L'Avant Scène Cinéma n°38, 15 juin 1964.

(4) Dans le livre La Jetée, paru en 1992 aux éditions Zone Books, le nom "Hitchcock" est mentionné sous forme interrogative, comme si Marker n'en était plus très sûr.

(5) Ainsi mourut Riabouchinska raconte l’histoire d’un ventriloque obsédé par sa marionnette, réplique de la femme dont il fut jadis amoureux et qu’il transporte dans une petite caisse ressemblant à un cercueil. Accusé de meurtre (celui d’un homme qui voulait le faire chanter sur son passé), c’est par la "voix" de la marionnette qu’il finit par avouer, après quoi celle-ci n’a plus qu’à disparaître, l’homme perdant ainsi pour la seconde fois l’objet aimé. La nouvelle, initialement publiée dans The Saint Detective Magazine (1953), fait partie du recueil Les Machines à bonheur (1964). L’épisode de la série, diffusé le 12 février 1956, a été réalisé par Robert Stevenson.

(6) Dominique Païni, "Cocteau, Hitchcock, Truffaut... et retour", Cinéma 04, automne 2002.

(7) D’autres images peuvent renvoyer au film d’Hitchcock mais il s’agit plus de correspondances que de citations proprement dites.

(8) Contrairement à ce qu’on peut lire parfois, Marker n’a jamais considéré la Jetée comme un remake parisien de Vertigo. Dans son texte, il écrit seulement que, du fait que la coupe de séquoia du Jardin des Plantes n’existe plus aujourd’hui, alors que celle de Muir Woods est toujours là, au même titre que d’autres décors naturels de San Francisco, un remake de Vertigo à Paris serait impossible. Vertigo est un film-source, qui irrigue toute l’œuvre de Marker, émergeant lors de trois moments clés (essentiellement la Jetée, mais aussi, sous forme de commentaires, Sans soleil et Immemory). On ne fait pas le remake d’un film-source.

(9) Pour Marker, ainsi qu’il le précise dans Sans soleil, "hors de l’arbre" signifie "à l’extérieur du temps". Reste que la femme tend elle aussi le bras et le point qu’elle désigne n’est pas nécessairement celui montré par l’homme, même si c’est dans la même direction, de sorte que lorsqu’elle dit: "Je viens de là", elle peut tout aussi bien commenter son propre geste que répondre à celui de l’homme. Qu’elle vienne d’une zone située hors du temps ou des limbes du temps, peu importe en définitive, puisque c’est justement cette impossibilité à situer qui fait que le temps de la Jetée n’est pas superposable à celui de Vertigo, symbolisé (dans la première partie) par les cernes de l’arbre.

(10) Voir Freud: "Il n’y a manifestement pas loin de l’état amoureux à l’hypnose. Les concordances entre les deux sont évidentes. [...] Simplement, dans l’hypnose les rapports sont encore plus nets et plus intenses, si bien qu’il conviendrait plutôt d’expliquer l’état amoureux par l’hypnose que l’inverse" ("Psychologie des foules et analyse du moi", 1920, Essais de psychanalyse).

(11) La séquence où Scottie suit longuement Madeleine à travers San Francisco dessine – pour qui connaît la ville – une boucle dont la forme, vaguement en huit, évoque une bande de Möbius. Pour le plaisir, rappelons l’itinéraire: The Brocklebank Apartments où habite Madeleine, puis successivement le magasin de fleurs Podesta Baldocchi, le cimetière de Mission Dolores, le palais de la Légion d’honneur, le McKittrick Hotel (qui a depuis disparu) et de nouveau l’immeuble Brocklebank.

(12) On ne sait rien de la femme de la Jetée sinon que pour l’homme elle incarne le bonheur. Bonheur actuel (la rencontre amoureuse)? Ou passé (l’enfance)?, auquel cas l’image de la femme correspondrait à une sorte d’imago maternelle. Les instants de bonheur seraient ceux vécus par l’homme quand il était enfant et se promenait avec sa mère au Jardin des Plantes ou dans le muséum d’Histoire naturelle.

(13) Il s’agit du plan où Rod Taylor, ayant réussi à atteindre le garage, écoute les informations sur la radio de la voiture, à la manière de Jean Marais dans Orphée, écoutant lui aussi sur la radio d’une voiture des messages mystérieux. Voir Bill Krohn, Alfred Hitchcock au travail, 1999.

(14) Citons, parmi les références picturales, la forêt de séquoias où se promènent Scottie et Madeleine, ainsi que le passage à Cypress Point, évoquant les paysages de Friedrich et de Böcklin, ou encore la séquence de la fausse noyade sous le Golden Gate Bridge, quand Madeleine se jette dans la baie, écho à l’Ophélie de Millais et surtout Bruges-la-Morte de Khnopff (tableau inspiré du roman éponyme de Rodenbach dont le thème orphique a largement nourri – via le polar de Boileau-Narcejac – le film d’Hitchcock).

(15) Les deux mots sont d’abord prononcés par Gavin Elster dans son bureau et "Pop" Liebel dans sa librairie (The Argosy Book Shop). Scottie les reprend à la fin, lors de la séquence au sommet du clocher, mais de façon inversée ("freedom and power") puisqu’on est dans la seconde partie.

(16) Sans trop forcer l’analogie, on peut considérer la voix off du film de Marker comme l’équivalent du narrateur (Constantin Constantius) chez Kierkegaard, relatant l’histoire d’un homme qui tente (vainement) d’accéder à la répétition.

(17) Søren Kierkegaard, La Répétition, 1843.

09/03/2025

Pasolini, 1969


  Porcherie de Pier Paolo Pasolini (1969).

Un grognement lointain.

"Una foglia sperduta, una porta cigolante, un lontano grugnito."
(Une feuille égarée, une porte qui grince, un grognement lointain)

Pour le spectateur "pasolinien", découvrir Porcherie (Porcile) aujourd'hui n'a évidemment pas la même portée que pour celui de 1969, au moment où le film est sorti. Dans la mesure où la radicalité du film n'a été totalement comprise, au sens de ce qui la nourrissait, que postérieurement, dans les années 70, à travers les nombreux écrits du cinéaste (cf. Empirismo eretico, Ecrits corsaires, Lettres luthériennes...), y affirmant sa haine viscérale de la bourgeoisie et de la société de consommation, considérée comme un "néofascisme", cette espèce de rabbia qui le conduira, après l'abjuration de la "Trilogie de la vie", à Salò et son roman Pétrole, resté inachevé, sans oublier bien sûr sa fin tragique, comparable, aux dires mêmes de son grand ami Alberto Moravia, à celles, "sordides et atroces", qu'il avait décrites dans ses œuvres. En 1969, le spectateur n'avait de Pasolini que l'image renvoyée par ses films, notamment les deux derniers, Œdipe roi et Théorème, qui sont aussi les deux premiers en couleurs, dans lesquels l'auteur faisait déjà le procès du capitalisme, par le recours au symbolique, qui emprunte au mythe et à la parabole, mais pas de façon si brutale ni volontairement obscure (pensez aussi à La ricotta). Pour le cinéphile plus érudit, s'y ajoutait peut-être le portrait qu'avait réalisé Jean-André Fieschi en 1966, Pasolini l'enragé, dans le cadre de l'émission Cinéastes de notre temps; et, pour un cinéphile plus érudit encore, l'apport de Pasolini aux théories du cinéma, via sa notion de "cinéma de poésie", qui est propre à la modernité, un cinéma qu'il ne revendiquait pas pour lui-même (se rangeant plutôt du côté du "cinéma poétique", hérité des classiques), mais qui le "travaillait" quand même, de manière contradictoire, ambigüe, comme toujours chez lui, jusqu'à prôner la division à l'intérieur même d'un film, comme c'est le cas dans Porcherie avec ces deux récits se déroulant parallèlement mais non séparément. Reste un dernier point, que seuls les plus érudits des érudits pouvaient connaître, en rapport avec le théâtre de Pasolini, soit les six pièces de ce qu'il appelait le "théâtre de parole", le seul qui comptait à ses yeux, centré exclusivement sur les mots, le texte, le langage... à l'image du théâtre antique, ce à quoi renvoie la partie allemande de Porcherie, adaptation de la pièce éponyme (1966, cf. son résumé: ), mais aussi d'autres pièces, comme Affabulazione (1967), où le mythe d'Œdipe se trouve inversé (c'est le père qui tue le fils), Orgie (1968), seule pièce mise en scène par Pasolini et qui, par son propos, fait le lien entre Théorème et Porcherie, ou encore Pylade (1969) qui, pour l'anecdote, fut présentée à Taormina la veille de la projection de Porcherie à la Mostra de Venise. Tout ça pour dire qu'en 1969, quand Porcherie sort – Médée le suivra de quelques mois –, le film ne surgit pas de nulle part mais que, pour le spectateur, le côté sulfureux qui caractérise alors Pasolini se résume essentiellement à son film précédent, Théorème, ainsi hélas qu'aux démêlés de l'artiste avec la justice.
Avec Porcherie, on passe à un autre niveau, en termes de "scandale" mais surtout de "réceptivité", le film apparaissant abscons pour beaucoup (Porcile est un film pas facile – pas "fà-chi-le"). En référence à son aversion du consumérisme, Pasolini le qualifiait de "in-consommable", le réservant du coup aux spectateurs haut-de-gamme, capables de "dialoguer" avec le film, sauf que parmi ceux-ci un grand nombre l'ont quand même trouvé "indigeste".
Pocherie raconte deux histoires, on l'a dit, qui s'opposent ou plutôt se font face comme dans un miroir:
– d'un côté, une histoire qui se passe à une époque incertaine (fin du Moyen-Age?) sur une terre volcanique de sable noir (les pentes de l'Etna où fuyait déjà Massimo Girotti, le père, à la toute fin de Théorème)... on y suit le destin d'un jeune homme (Pierre Clémenti) visiblement affamé, qui, après avoir avalé un papillon puis déchiqueté un serpent, découvre l'anthropophagie, est rejoint par des disciples dont des femmes (préalablement violées), le groupe étant poursuivi par des soldats pour avoir ainsi transgressé un tabou, puis capturé et condamné, chacun attaché à des piquets, à être dévoré par des chiens errants. Toute cette partie, filmée caméra à l'épaule, est muette, sauf à la fin quand Clémenti répète avant d'être attaché: "J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie."
– de l'autre, une histoire qui se passe dans l'Allemagne d'aujourd'hui, celle de Bonn (où l'on fabrique de la laine, du fromage, de la bière et des boutons, les canons étant réservés à l'exportation), à Godesberg pour être précis, là où Hitler et Chamberlain préparèrent les accords de Munich... on y suit le destin de Julian (Jean-Pierre Léaud), le fils d'un haut bourgeois nazi (Alberto Lionello en chef de famille, arborant mèche et petite moustache, qui œuvre dans l'agroalimentaire, en l'occurrence l'élevage de porcs – les Allemands sont de grands consommateurs de saucisses, rappellera-t-il); Julian donc, un fils sans opinion, ni obéissant ni désobéissant, qui ne se décide pas à épouser Ida (Anne Wiazemsky dans le rôle d'une pseudo-gauchiste, prétendument révolutionnaire mais foncièrement bourgeoise), préférant au contraire rester vivre à la campagne, dans l'immense villa de ses parents (le film a été tourné à la Villa Pisani de Stra où Mussolini et Hitler se rencontrèrent pour la première fois), jusqu'à tomber en catatonie, car porteur d'un secret inavouable: son amour pour les cochons avec lesquels il entretient depuis l'adolescence des relations pour le moins scabreuses. Parallèlement, le père qui est en fauteuil roulant (et joue de la harpe à ses heures), reçoit, assisté d'un conseiller au comportement bizarre (Marco Ferreri), la visite d'un vieux camarade de classe (Ugo Tognazzi), perdu de vue depuis longtemps, en fait un criminel nazi qui pendant la guerre collectionnait les "crânes de commissaires juifs bolchéviques" (le personnage se nomme Herdhitze, que le père de Julian traduit ironiquement par "foyer ardent" mais dont la traduction littérale est "chaleur du four") et qui depuis s'est fait refaire le visage, aujourd'hui industriel important et rival politique, les deux hommes, prêts à se détruire mutuellement, étant amenés à pactiser (alliance que concrétisera la fusion de leurs entreprises), vu que l'un connaît la véritable identité de l'autre, lequel de son côté dit connaître le secret de Julian. Sorti de sa catatonie, celui-ci n'en demeure pas moins toujours indifférent à tout ("tralala"), comme au fait qu'Ida va finalement se marier avec un autre. La fin du film le montre quitter la villa en direction de la porcherie où il se fera entièrement dévoré par les porcs, ainsi que le rapporte le jardinier (Ninetto Davoli, présent comme "témoin" dans les deux histoires) au nouvel associé du père qui en retour, puisque du jeune homme il ne reste plus aucune trace, impose de ne jamais en parler: "Chut!" Appel ironique à garder le silence étant donné que toute cette partie contemporaine du film s'est révélée extrêmement bavarde, filmée de surcroît, lors des dialogues, de façon très classique, usant du champ-contrechamp, les plans d'ensemble étant, eux, filmés frontalement, à la manière d'une pièce de théâtre (rappelant l'origine du film), ainsi des premiers échanges entre Léaud et Wiazemsky, suivis en légère contre-plongée, comme si le spectateur se trouvait au niveau de l'orchestre.

Porcherie est donc un film qui "heurte", là où Salò, six ans plus tard, nous laissera "sans voix". Mais avant d'aller plus loin, et afin de partir sur de bonnes bases, relisons ce que Bernard Eisenschitz et Serge Daney disaient séparément du film en novembre 1969 dans les Cahiers du cinéma:

"Après Teorema, tout était à craindre, surtout d'un Pasolini persévérant dans la voie du sujet scandaleux, ressassant de plus une parabole en forme de pièce vieille de trois ans. En fait, Porcile a été jugé suivant les mêmes critères absurdes que Teorema, c'est-à-dire en fonction de ce qui y est dit: la déception de la critique, l'indignation (ou même la satisfaction) devant telle ou telle réplique (cannibale, anti-allemande, zoophile ou autre), ont aussi peu de rapport avec le film et sont aussi bon signe qu'était inquiétant l'enthousiasme devant l'œuvre précédente. Là, par exemple, les gens s'excitaient sur l'allégorie; or, c'est précisément ce qu'il y a de plus faible, de plus 'intelligentsia romaine', chez Pasolini. Dans Porcile, l'équivoque n'est plus possible. La parabole atteint un tel simplisme que, une fois énoncée (lue) dès les premiers plans, elle s'efface complètement. Le film peut alors se décider à être, cette fois, véritablement la démonstration d'un théorème, d'une parfaite gratuité. En prenant trop littéralement la référence à Brecht et en oubliant Grosz, on appauvrit le film: après les marionnettes humaines de Che cosa sono le nuvole?, ce sont ici des humains marionnettes. Les références figuratives de l'épisode Clémenti, photographiée avec une élégance très italienne (Nannuzzi?), joué avec une sauvagerie de bon ton, sont plus gênantes que leur absence dans l'épisode Léaud, entièrement admirable, image reflétée à l'infini de la construction binaire du film, ouvert avec l'image des ailes symétriques d'un papillon et clos par celle de Tognazzi coupé en deux par son index vertical. Porcile est le film le plus secret qu'on puisse imaginer, complètement bouclé, n'offrant aucune prise: une mécanique (les rapports – répliques, structure, ton du discours indirect, etc. – avec la 'machine infernale' d'Edipe re sont à dénombrer) qui se déclenche en une heure quarante (Pasolini a raison de parler d'un film fait comme en appuyant sur des manettes). 'Pasolini semble possédé, dirigé par et travaillant à partir d'une vision composée intérieurement... Le film existe dans sa tête et les acteurs l'aident à distribuer une énergie qu'il a en lui.' Ces phrases de Julian Beck (cf. n°194) ne s'appliquent à aucun film de P.P.P. (depuis Uccellacci) mieux qu'à celui-ci: mal fait selon toutes les règles, même celles du dérèglement, sûr de ses moyens au point de dissimuler toutes ses richesses, dans une indifférence calme (ni obéissant ni désobéissant) au reflet (récupération, compréhension, introspection) que peut avoir sa sereine dialectique de la haine." (Bernard Eisenschitz)

"Cette nouvelle machine à faire du sens est la mise en œuvre d'un jeu de mots assez simple: les mots corps et porcs sont, dans un rapport anagrammatique, deux distributions différentes des mêmes lettres, d'une même Lettre (on verra laquelle), de même que Porcile se donne comme le double récit d'un même événement. [à ceux qui objecteraient que le jeu de mots est en français alors que le film est italien, on répondra que ça fonctionne aussi avec "corpo" et "porco", même si c'est "maiale", plus courant que "porco", qui est employé dans le film, ndlr]
1. Quoi de commun – outre les lettres – entre Porcs et Corps? Ce sont des objets de plaisir: les corps sont faits pour être aimés et les porcs pour être mangés. Mais à une condition: qu'ils soient de ce fait méprisés. Surtout s'ils sont – comme c'est ici le cas – entièrement voués au plaisir, "prostitués": nulle partie du corps qui ne soit (plus ou moins) érogène, nulle partie du corps [sic, c'est "porc" qu'il faut lire, ndlr] qui ne soit (plus ou moins) mangeable. On reconnaît là la morale chrétienne qui fait du ressentiment la condition du plaisir, toile de fond de tout l'œuvre pasolinien. Corps et porcs seront donc l'objet d'une même occultation, d'une même dépréciation: cachés, parqués, niés, honnis, censurés. Air trop connu pour qu'on s'y attarde.
2. Or, dans Porcile, un jeune homme au lieu d'aimer les corps, les mange; un autre, au lieu de manger les porcs, les aime. C'est qu'ils se sont trompés de mot et donc de film. Leur transgression est d'abord le résultat fortuit d'une inversion dans les termes, d'une mauvaise lecture, d'une erreur de distribution, dont Pasolini assume toutes les conséquences, attentif à la naissance obligatoire d'(au moins) un sens. Le scandale n'est plus tellement dans la gravité ou l'horreur des thèmes abordés, mais de ce qu'ils (le cannibalisme, la zoophilie) aient été suscités sans nécessité, par jeu.
3. 'J'ai dit: Dieu, s'il savait, serait un porc. Celui qui (je suppose qu'il serait, au moment, mal lavé, décoiffé) saisirait l'idée jusqu'au bout, mais qu'aurait-il d'humain? Au-delà de tout, plus loin et plus loin, lui-même en extase au-dessus d'un vide. Et maintenant? Je tremble.' (Georges Bataille)
4. Condamné et sur le point de mourir, Clémenti, dans un moment magnifique, dit en effet: 'J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie.' Par ailleurs, le père de Léaud se compare volontiers à un porc. Si l'on accepte de voir derrière les Corps et les Porcs la seule image du Père, les deux volets de l'allégorie s'éclairent un peu, mais en sens inverse. Dans le premier, rien n'interdit de voir dans le personnage de Clémenti le Christ refusant d'être le fils de Dieu: au lieu de s'offrir aux fidèles (eucharistie), c'est lui qui mange les autres (et fait même quelques disciples). Etrange réconciliation entre le crucifié et Dionysos. A la mort du Père, correspond la mort du Logos, donc le silence d'un film sans parole. Le logos, les discours, la logorrhée, triomphent au contraire dans l'épisode Léaud; c'est que par son amour des porcs, Léaud affirme sa soumission au père (nazi). Aussi sera-t-il dévoré." (Serge Daney)

Les deux textes sont remarquables. D'abord parce qu'ils se complètent, Eisenschitz s'attachant à la structure du film, Daney davantage au sens qu'il produit, épousant pour le coup le même jeu de réflexion que ce que le film instaure entre les deux histoires, entre celle avec Léaud, correspondant à la pièce de théâtre originelle (ne manque que le passage où le héros rencontre Spinoza), et celle avec Clémenti, correspondant à l'ajout "cinéma" opéré par Pasolini sur sa pièce; mais aussi à l'intérieur de chaque histoire, par tous ses effets de symétrie, qui touchent à la forme du film comme à ses thèmes. Ensuite parce qu'Eisenschitz et Daney se concentrent sur le film et lui seul, y pointant ce qui fait la singularité de Porcherie par rapport notamment à Œdipe roi et Théorème, les deux films structurellement et thématiquement les plus proches, mais qui, ici, du fait entre autres de ce jeu répété avec la symétrie, inverse l'allégorie (Daney) de même que l'aspect binaire de sa construction, en se reflétant à l'infini, rend le film plus secret que jamais (Eisenschitz). De sorte que ne pas avoir connaissance des futurs textes de Pasolini se révèle finalement un avantage – heureux le spectateur de 1969! –, moins tenté qu'on est de vouloir y greffer toutes ces considérations générales sur Pasolini que je citais en préambule (sa haine de la bourgeoisie, de la société de consommation, de la culture de masse, du normatif...), connues à l'époque, mais dont le ressassement dans les textes publiés par la suite, risque d'amplifier démesurément l'aspect "pro domo" de son œuvre, au détriment de ce qui court plus spécifiquement, plus subtilement aussi, à l'intérieur de chacun de ses films. Ainsi dans Porcherie...

Et tout le tremblement.

Des deux textes essentiels d'Eisenschitz et de Daney, retenons, comme autant de mots-clés: à un premier niveau, le plus accessible, les mots: parabole, mythe (monde paysan), nazisme (bourgeoisie), cannibalisme, zoophilie; et à un second niveau, les couples: cinéma/théâtre, symétrie/inversion, père/porc, désir/désordre (et son corollaire: "nos désirs font désordre")... Du premier niveau, on ne s'occupera pas, parce que trop "simpliste" (Eisenschitz) ou trop "connu" (Daney). Passons directement au second. Où il s'agira de faire ressortir non pas ce qui oppose les termes dans chaque couple mais au contraire les fait correspondre, dialectise en quelque sorte leur rapport. Ainsi, pour commencer, de la paire cinéma/théâtre, plus précisément "cinéma poétique"/"théâtre de parole", où le rapport entre ce qui relève de la "poétique" et ce qui relève de la "parole" se situe non pas dans la distinction convenue entre poésie et prose, mais chez Pasolini entre: 1) ce qu'il appelait "l'inexprimé existant", ce à quoi renvoie la partie mythologique (et enfantine ajouterait-il) du film, forme archaïque de "poésie populaire", écho à ce qu'il appelait encore le "proto-langage ", d'où l'absence de paroles; et 2) la prose d'un théâtre uniquement régi par la force du texte, sans action proprement dite, à l'instar du théâtre d'Euripide (et de sa "cage" qui emprisonne les personnages, victimes de leurs passions), ici appliqué à la partie bourgeoise du film, soit le langage de la réalité. Or, il s'avère que la partie archaïque est filmée comme du "cinéma de poésie", ultra-moderne, caméra portée, de sorte qu'on "ressent" la présence de celle-ci, là où la partie bourgeoise, je l'ai déjà dit, est filmée comme du "cinéma de prose", ultra-classique, caméra fixe, de sorte que la mise en scène semble absente. (1)

Qu'en déduire sinon qu'il y a contamination entre les deux histoires, ce que traduira la seule parole prononcée par Clémenti avant de mourir, alors que la manière dont est mort Léaud sera, elle, condamnée au silence. En rompant in fine, d'un côté l'aphasie qui marquait l'épisode Clémenti et de l'autre la logorrhée qui inondait l'épisode Léaud, en conférant ainsi in extremis à la parole comme au silence une fonction libératrice, Pasolini fait sauter le caractère "pathologique" que revêtent aussi bien l'aphasie que la logorrhée, et par-là libère ses deux héros (qui ne font qu'un, bien sûr) du poids que représente aux yeux de la morale (judéo-chrétienne) la transgression d'un interdit. Pour autant, il ne libère pas le film, du moins pas dans le sens attendu. Cette contamination — qui fait que le cannibalisme gagnait tout un groupe et que, par un mouvement inverse, tout un groupe (de "porcs", autrement dit de "bourgeois", cette analogie que Brecht avait mise en scène, Grosz illustrée, même Brel l'avait chantée... reste Bataille, mais dans un autre sens encore, j'y reviendrai) en venait à dévorer "un" des leurs, non parce qu'il se refusait à l'être véritablement – un bourgeois – mais parce que dans le milieu de la haute bourgeoisie on "élimine" ceux qui s'écarte trop des valeurs qu'on dit défendre —, cette contamination, disais-je, trouve sa correspondance dans les jeux de symétrie auxquels recourt Pasolini tout au long du film, ainsi que l'a décrit Eisenschitz, depuis les ailes du papillon, vu au début, jusqu'à l'index de Tognazzi posé sur sa bouche, qui clôt le film. Autant d'effets qui signent l'aspect en "miroir" de Porcherie, évidents à travers le destin des deux principaux personnages, dont la mort s'apparente à un "rite sacrificiel", plus recherchés dans la construction même du film, surtout dans la partie contemporaine, dont le plus spectaculaire est assurément la vue d'ensemble de la villa-château, où la parfaite symétrie gauche-droite se trouve redoublée par son reflet dans le bassin du parc, créant une symétrie supplémentaire: haut-bas. Une double-symétrie qui loin de rétablir l'image à l'endroit renforce, par cet excès de géométrie, l'impression de vertige que suscitent par ailleurs les plans désordonnés de la partie "primitive". 

Vertige qui surtout engage, par le biais de la symétrie haut-bas, le couple corps/porcs, pointé par Daney, dans une perspective réellement angoissante. Car si la symétrie gauche-droite conserve quelque chose de rassurant (c'est la symétrie de notre corps à laquelle on est habitués), la symétrie haut-bas n'a rien de naturel pour ce qui est du corps (d'aucuns diront qu'elle est contre-nature)... Si de façon fantasmatique, qui renvoie à la mythologie, on combine ("accouple") l'homme et le porc, c'est toujours dans le sens haut-bas. Soit une tête de porc sur un corps d'homme, ainsi les caricatures de Grosz, que le père de Julian reprend à son compte quand il dit à sa femme – c'est dans la pièce de théâtre, dans le film je ne sais plus – que leur fils doit les imaginer comme dans les tableaux de Grosz: "des porcs sales, gras et laids"; soit une tête d'homme sur un corps de cochon, ce qui correspond peut-être à l'image que ce fait Julian de lui-même. En tout cas, deux représentations qui ne peuvent être que le support d'une angoisse terrifiante, ce que le film, pour revenir à la structure, traduit admirablement. Et ce par l'impression de clôture qui s'en dégage, l'espace du film allant en se rétrécissant, créant ce sentiment d'oppression aussi bien chez Clémenti, essayant en vain d'échapper à ses poursuivants, jusqu'à se retrouver, une fois capturé, enfermé dans le petit périmètre que délimitent les piquets auxquels il est attaché, "cloué" au sol et à la merci des chiens; que chez Léaud, se réfugiant dans la catatonie, puis s'échappant de la villa pour mieux s'enfermer dans la porcherie d'où il ne ressortira pas, son corps qu'on imagine démembré (via la description qu'en fait Davoli) s'effaçant à mesure que les morceaux disparaissent jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien ("niente di niente"). (2)

Resterait (si je puis dire) un troisième niveau, plus secret, qui toucherait non pas à l'image du Juif, du moins directement – les deux nazis, comme ils en conviennent, ne parleront pas, pour une fois, des Juifs mais de porcs, soit indirectement, en tant que nazis et bourgeois, d'eux-mêmes (3) – ni même à celle de l'homosexuel, mais à ce "tremblement de joie" qu'exprime Clémenti et qu'on suppose chez Léaud lorsqu'il se dirige vers la porcherie, tous les deux avant de se faire dévorer. Ce tremblement arrive en conclusion de l'Œdipe (dans sa version mythologique comme dans sa version moderne) et d'un interdit qu'ils ont chacun transgressé. Daney rappelle à juste titre que cela vient de Bataille, en citant sans aller plus loin une note de l'auteur, dont une rapide recherche nous apprend qu'elle est tirée de Madame Edwarda. Un des secrets de Porcherie est-il là, dans cette idée bataillienne de "tremblement"? (cf. Brian T. Fitch, Monde à l'envers, texte réversible. La fiction de Georges Bataille). Car qu'est-ce qui tremble ici? Comme chez Bataille, quelque chose d'éminemment érotique, qui a trait à l'extase, à la jouissance, à la sensation d'être comme suspendu, prêt à pénétrer dans un autre monde (Clémenti), ou comme désintégré, éparpillé en morceaux et par-là perdant de sa substance (Léaud). Oui sûrement. Mais une fois dit ça, on n'en sait pas beaucoup plus. Porcherie reste avec ses secrets.

(1) Sur le cinéma de poésie et le cinéma de prose, cf. Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini, portrait du poète en cinéaste (1995) et la somme que constitue Le Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste (2022).

(2) Sauf que du corps de Julian on en retrouvera dans les boyaux du porc, que l'amateur de saucisses (pas nécessairement allemand) consommera à son tour (le boyau cette fois en tant que contenant), sachant encore que ce qui n'est pas consommé (restes de restes) retournera au porc... (disant cela, je pense à l'Île aux fleurs, le court-métrage génial de Jorge Furtado). Cycle néanmoins imparfait puisque les restes ne sont jamais identiques. Soit l'idée de restance pour parler derridien, d'autant que dans la partie Léaud, c'est aussi l'acte de langage qui est à l'œuvre, conduisant au silence, faute de pouvoir/vouloir exprimer l'entièreté d'une pensée (cf. les circonlocutions auxquelles se livre Tognazzi pour faire comprendre au père de Julian qu'il "sait", sans avoir à préciser quoi, ce que faisait son fils avec les porcs).

(3) Ils n'en parleront pas, mais la référence juive n'en demeure pas moins présente, non pas refoulée mais ironiquement banalisée, à travers cette image qui assimile une porcherie (dans son acception moderne, industrielle, surproductive, bref capitaliste) à un camp d'extermination, voire, de manière plus générale – intégrant la partie archaïque du film –, fait correspondre à la faute originelle, imaginaire, des mythologies, soit le meurtre du père (dans sa version freudienne, celle de Totem et tabou), le crime lui bien réel, véritable fracture dans l'histoire humaine, que fut la Shoah.

20/02/2025

Split


  Split de M. Night Shyamalan (2017).

  "Nous" est un autre.

Commençons par la fin. Dans le tout dernier plan du film, celui qui est intégré au générique et qui a valeur de second twist (en fait, c’est le prolongement du premier, ce qui veut dire que ce n'est pas vraiment un twist, nous y reviendrons), on découvre, à la fin d’un long travelling en forme de boucle, Bruce Willis, assis au comptoir d’une cafétéria, pendant que la télévision évoque le cas de Kevin Crumb, le héros-meurtrier du film, un employé du zoo de Philadelphie souffrant du trouble dissociatif de l’identité (TDI), avec pas moins de vingt-trois personnalités et même une vingt-quatrième qui serait l’auteur des meurtres, d’où le surnom de "la Horde" donné à Crumb par la presse (1). Un surnom qui rappelle un autre cas, survenu quinze ans plus tôt, celui du "type en fauteuil roulant". Comment le surnommait-on déjà? "Mr. Glass", répond Willis à la femme assise à ses côtés, avant de finir son café et repenser à cette époque où il rencontra "l’homme de verre" et à ce que lui disait ce dernier à propos des "super-pouvoirs". Car il ne s’agit pas d’un cameo. Bruce Willis réendosse ici le costume de David Dunn – le nom est marqué sur sa chemise –, soit le héros d’Incassable. Si le plan s’inscrit dans une logique marketing, Shyamalan ayant le projet de réaliser une suite (Glass, suite à la fois d’Incassable et de Split, le présent texte a été rédigé avant sa réalisation, ndlr), il sert surtout à établir le lien entre les deux films (le thème musical d'Incassable y est d'ailleurs repris), nous suggérant que Kevin Crumb appartiendrait au même univers fictionnel, celui des super-héros, que David Dunn, lequel, dans le sequel, pourrait donc être opposé à Crumb, qui deviendrait alors l’archenemy, à l'instar de "Mr. Glass". Une fin qui, comme toujours avec les twists (ou pseudo twists), nous oblige à reconsidérer le film à l’aune de ses dernières scènes. Mais pour cela, il faut tenir compte du premier twist (le vrai twist du film, vous suivez?), survenu quelques minutes plus tôt, quand Kevin, devenu la Bête, découvre, au vu des nombreuses scarifications que présente Casey, la jeune captive, sur son corps, que celle-ci est comme lui, un être brisé, au passé traumatique, et qu’à ce titre elle est douée, elle aussi, de facultés extraordinaires, plus mentales que physiques en ce qui la concerne (même si c’est encore à l’état d’ébauche), ce que le film avait laissé entrevoir sans permettre, évidemment, de deviner le retournement final.
Le twist ainsi dédoublé agirait comme un syllogisme: Casey appartient au même monde que Kevin; Kevin appartient au même monde que David; donc Casey appartient au même monde que David. Mieux: elle est une super-héroïne en puissance – appelée dès lors à réapparaître dans le prochain Shyamalan, pour seconder David Dunn dans sa lutte contre la Bête? –, ce qu'évoque d’ailleurs son nom complet, Casey Cooke, les initiales identiques (C.C.) étant la marque des super-héros Marvel, créés par Stan Lee, comme par exemple Peter Parker (alias Spider-Man), Bruce Banner (alias Hulk) ou encore Red Richards (alias Mr. Fantastic), ce qui caractérise aussi le personnage de David Dunn. Parallèlement à la gestation "supranaturelle" de la vingt-quatrième personnalité de Kevin Crumb, Split raconterait donc l’évolution d’une adolescente, son passage, à travers ce qui peut apparaître comme un rite d’initiation, de l’état de teenager, victime depuis l’enfance d’abus sexuels (de la part de son oncle devenu par la suite son tuteur), à celui de supergirl, capable dorénavant, car psychologiquement armée, de se défendre non seulement contre "la Bête", mais, plus généralement, contre toutes les "bêtes". Cet aspect initiatique n’est pas sans rappeler le personnage de Kitai dans After Earth, se libérant peu à peu de ses peurs, jusqu’à l’effacement, qui ne laisse transparaître aucune émotion, pour vaincre le monstre. Si le rite de passage est ici moins manifeste, on peut quand même voir dans la trajectoire de Casey une forme de purification, révélant l’"être pur" qui est en elle, seul être capable d’attendrir la Bête. Cela se traduit par un "dévêtissement" progressif du personnage, abandonnant – à chaque grande étape du film et à la demande de son ravisseur qui ne supporte pas les taches – un habit (veste, chandail, blouson, T-shirt...), jusqu’au dernier qu'elle conserve: un simple top, très court, qui permet à la Bête (et au spectateur) de découvrir les scarifications. D’où les deux plans sur Casey qui encadrent le film: au tout début – c’est le premier plan du film –, qui nous montre Casey, invitée à un goûter d’anniversaire, nous regardant fixement, comme si elle nous prenait à témoin de ce qui allait se passer, alors que celle qui l’a invitée, une des deux camarades de classe avec qui elle sera kidnappée, évoque, sans qu’elle l’entende, son côté asocial et la rumeur selon laquelle elle fuguerait sans cesse; puis à la fin, quand, une fois délivrée et attendant pour être ramenée chez elle, autant dire chez son oncle-tuteur, elle tourne la tête sans répondre vers la femme policière qui lui demande si elle est prête. Les deux regards ne sont pas les mêmes. Si le premier suggérait l’angoisse, le second, embué de larmes, témoigne d’un sentiment plus ambigu, qui mêle chez Casey épuisement (après une telle épreuve), déchirement (à l’idée de retourner chez l’oncle) et détermination (à ne plus subir son emprise).

La Bête.

D’où vient la Bête? D’abord du cerveau de Kevin Crumb, dont elle est la personnalité ultime, la plus puissante, celle qui pourra le protéger. Sauf qu’elle ne relève pas du même casting. Elle n’est pas une personnalité de plus, apparue un bon matin, nouvelle identité habitant le corps de Kevin. Elle est le produit d’une croyance. La croyance en l’avènement de la Bête, par les deux personnalités, Dennis et Patricia, qui chez Kevin ont pris les commandes (ce sont elles qui, avec Hedwig, l’enfant de neuf ans, forment véritablement "la Horde"), une divinité monstrueuse qui se nourrirait de chair humaine et dont il faut préparer l’arrivée en sacrifiant quelques jeunes filles soi-disant "impures". Il y a quelque chose d’eschatologique dans la façon dont est attendue la Bête, à travers notamment ce qu’en dit Dennis, la présentant comme une créature sensible, la plus évoluée de l'espèce humaine, qui croit que le temps de l’humanité ordinaire est terminé. C’est l’extra-ordinaire qui est appelé à venir, pensée magique, syncrétique, relevant de croyances diverses, empruntées aussi bien à l’hindouisme qu’aux civilisations antiques – celles qui pratiquaient les sacrifices humains et le cannibalisme –, aussi bien à Nietzsche, à travers la notion de Surhomme, qu’à Freud, à travers la notion de "horde primitive", et rassemblées en une seule, indestructible, où domine l'idée de grandiose. C’est d’ailleurs par Dennis que va émerger la Bête, lui qui a enlevé les jeunes filles, lui qui souffre de TOC, lui qui se substitue à Barry, l’identité gay, pour rencontrer la psychiatre – parce qu’il ne peut plus "prendre" la lumière – et ainsi bénéficier des effets, positifs ou négatifs, du transfert, ce lien affectif qui se noue avec celle qui a le savoir. Car cette histoire de Bête, elle vient aussi de la psychiatre et de ses théories sur le TDI. C’est elle qui suggestionne Dennis par sa conception de la maladie, considérant que ceux qui en souffrent développent des capacités que nous n’avons pas, que ces êtres qui ont été brisés sont susceptibles de libérer, au niveau psychique, tout leur potentiel et d'accéder à ce qu’on appelle l’inconnu, là où s’origine notre sens du surnaturel. Cette idée d’êtres supérieurs, Dennis l’a faite sienne, comme il fait sien, à l’instar de la psychiatre vis-à-vis de la communauté scientifique, le besoin de prouver au monde – mais aussi à la psychiatre pour qui la Bête ne peut être qu’imaginaire – que ces personnalités existent, qu’elles sont bien réelles, ce qui, pour lui, passe par la démonstration de leur puissance.
Si la Bête est le résultat des pouvoirs psychiques hors norme que développe Kevin, avec l’aide involontaire de la psychiatre, elle est surtout le fruit de l’imagination de Shyamalan qui, dans ce domaine, et en matière de monstres, n’a pas son pareil. Pensons à l’extraterrestre de Signes, aux créatures du Village ("Ceux dont on ne parle pas"), aux "scrunts" de la Jeune fille de l’eau ou encore à l’"ursa" d’After Earth. Dans Split, la Bête tient à la fois de Mr. Hyde et de l’incroyable Hulk, soit un mélange de film d’horreur et de science-fiction, redoublant la dimension "monstrative" du finale, à la différence d’un film purement fantastique, tel The Happening où la part suggestive, tourneurienne, prédominait jusqu’à la fin. Ce qui fait de l’avènement de la Bête une vraie plus-value sur le plan narratif, qui excède la fiction, comme si le récit lui-même se surdimensionnait, à l’image de son personnage principal. On peut évidemment l’interpréter comme la matérialisation chez Kevin des zones les plus obscures de son inconscient, fidèle en cela à la tradition du film d’horreur. Mais dans Split c’est plus complexe. Pour que la Bête apparaisse, que la mutation finale ait lieu, des permutations sont nécessaires, entre certaines identités, conséquence du putsch organisé par "la Horde". Non seulement Dennis prend la place de Barry, lors des séances avec la psychiatre, mais Hedwig aussi, lui vole sa place, celle du grand ordonnateur, qui décide laquelle des identités peut accéder à la lumière, subordonnant ainsi Dennis à sa volonté. Il s’établit dès lors dans la tête de Kevin une sorte de circuit préférentiel: Hedwig – Barry – Dennis – la Bête, qui rappelle, par sa configuration, la gare de triage où la Bête prendra forme, un lieu mystérieux dont on ne sait rien (sinon que le père de Kevin, un jour, est parti en train), conférant à cet aspect du récit un côté lynchien. L’avènement de la Bête procéderait donc à la fois du changement: le passage d’un état à un autre, supérieur, comme dans les rites d’initiation; de la transformation: le passage d’une forme à une autre, via les différentes identités; et de la métamorphose: le passage d’un être, fragile (broken), à un autre, surhumain (unbreakable). Soit le passage, chez Kevin, de Hedwig – l’enfant dont les phrases inachevées ("et cetera") témoignent de son incapacité à conclure mais aussi que quelque chose doit/va arriver – à la forme "adulte" (au sens de la plus développée) que représenterait la Bête dans l’évolution humaine (Hyde/Hulk résonne comme "adult").

Les Grandes Baigneuses.

Entre une conférence sur le TDI, via Skype, et une séance avec Barry, qu’elle soupçonne d’être Dennis, le Dr Fletcher (la psychiatre du film) se rend au musée de Philadelphie (2). On la retrouve devant Les Grandes Baigneuses de Cézanne, à la fois perplexe et souriante, comme si elle entrevoyait une réponse aux questions qu’elle se pose. La présence du tableau, un des derniers de Cézanne, n’a rien d’anodin. En 1906, année de sa mort, Cézanne écrivait à son fils: "Je crois que je suis impénétrable". L’impénétrabilité est bien ce qui définit Les Grandes Baigneuses. On y voit des femmes (quatorze) au bord d’un étang, corps nus, démesurément allongés, au visage sans expression, toutes identiques et pourtant différentes, par leur attitude, à l’image des personnalités de Kevin. Le tableau est symétrique, mais pas tout à fait, comme lorsqu’on compare les deux moitiés d’un visage. Il y a surtout cet équilibre, les corps qui se fondent dans le paysage, épousant la courbure des arbres, ce qui donne à l’ensemble l’aspect d’une arche. C’est toute la quête de Cézanne qui s’exprime dans cette dernière version, inachevée, des "Baigneuses", cette "vérité de la peinture", comme il disait, qu’il a recherchée toute sa vie, s’en approchant au plus près (ouvrant alors la voie à la peinture moderne) sans jamais l’atteindre, vérité qui, pour lui, passait par le retour à un monde primordial, dans lequel sensation et pensée seraient indissociables. L’unité originelle.

"Les Grandes Baigneuses, finalement sont les déesses énigmatiques de Cézanne. On ne les a jamais vues. Elles n’ont aucun trait d’identité d’époque, impossible de les identifier par la toilette, le caractère, l’anecdote biographique. Leur visage sans visage n’est marqué d’aucun souci d’être soi. On ne peut pas non plus les réduire à une mythologie connue: Aphrodite, Vénus, Diane, Nymphes. Celles-là (celles de Bâle, de Londres, de Philadelphie) ne se révèlent, comme dans le poème de Parménide, qu’à celui qui se tient hors de l’égarement des mortels incapables de se décider à propos de la question cruciale de l’être et du non-être. Elles sont sur le chemin très parlant de la vraie sphère, ni cosmologique ni géométrique, celle de l’Un. Elle est "bellement circulaire", "exempte de tremblement" cette sphère, et en voici une coupe. Vous voulez dire l’Un sans l’Autre? Chut, nous allons avoir tous les pouvoirs sur le dos, c’est-à-dire l’Éternel Féminin lui-même, l’Éternel Retour. Mieux vaut se dissimuler pour l’instant dans la gueule du loup, dans la cathédrale." (Philippe Sollers, Le Paradis de Cézanne)

La gueule du loup, évoquée par Sollers, fait écho au film. La cathédrale aussi, d’ailleurs. Autant par ce que nous suggèrent ces deux images (la représentation, pour le moins grandiloquente, de la Bête) que par le mouvement qui les associe, à la fois translationnel, qui déplace les principales identités dans une même direction, et ascendant, la direction étant celle qui mène à la Bête. Ce double mouvement renvoie au mystère de "l’apparaître", cher à Cézanne, et c’est probablement à cela que pense la psychiatre lorsqu’elle regarde Les Grandes Baigneuses, faisant le lien avec Kevin et son histoire de Bête, y devinant l’aspect "transcendant", sans toutefois en mesurer les conséquences.

"We are what we believe we are".

La beauté du film réside ainsi dans sa structure. Au niveau du récit, bien sûr, d’une efficacité redoutable, mais aussi de l’espace, que le film explore dans tous ses recoins, à l’instar des jeunes filles séquestrées, cherchant à fuir, via les faux-plafonds, les conduites et autres corridors qui composent l’antre de Kevin Crumb. L’espace relève ici de l’emboîtement, qui crée un sentiment d’oppression, mais aussi de multiples béances, ouvrant les boîtes, les faisant communiquer entre elles (de sorte que par moments on ne sait plus trop où l'on est). Cette dynamique s’intègre au mouvement général du film, décrit plus haut, où tout finalement évolue dans le même sens. Ainsi des réminiscences de Casey, quand, enfant, alors qu’elle chassait le cerf avec son père et son oncle, celui-ci s’adonnait avec elle à des jeux sexuels: "faire semblant d’être des animaux", ce qui la forçait à se dénuder (expliquant tous ces vêtements superposés, barrières symboliques, que porte désormais l’adolescente), et que se manifestait en elle le désir de tuer la "bête". Autant de flashbacks que la séquestration et la perversion du ravisseur viennent réactiver, de plus en plus violemment. Ainsi également des visites de Barry/Dennis chez la psychiatre, qui apparaissent comme des pauses dans la dynamique du film, mais seulement sur le versant pulsionnel tant la parole, elle, demeure en action, vivace, en quête elle aussi d’une vérité – sur la réalité de la Bête –, l’ensemble convergeant vers ce qui constitue le point d’orgue du film: la rencontre de Casey et de la Bête, ce moment unique, inouï, où s’annihilent la peur de l’un et la colère de l’autre, la course-poursuite n’ayant été au bout du compte qu’une course vers la reconnaissance: de l’un en l’autre.
C’est peut-être pour cela que dans son film Shyamalan ne recourt pas au split screen, effet attendu mais trop facile et surtout inadapté. Car ici il s’agit moins de division (les identités, bien que différentes, et accédant séparément à la lumière, restent connectées), ni même de répartition (si chaque identité occupe une place bien précise, assise sur une chaise, tant qu’elle demeure dans "l’ombre", à l’image des fichiers sur le bureau de l’ordinateur de Kevin, il n’en est plus de même dès qu’elle accède à la lumière), que de révélation – autre sens du mot split –, soit l’arrivée de la Bête, espérée par Dennis, Patricia et Hedwig, lesquels constituent une sorte de noyau familial, faussement structurant. D’où, au contraire, l’usage répété du flou, signe d’un espace incertain, qui déforme les perspectives, efface les détails, mais qu’il faut néanmoins investir, le plus complètement possible (Shyamalan use aussi beaucoup de la contre-plongée), afin d’y saisir cette part de mystère qui entoure l’histoire de la Bête. Etant entendu que derrière la question de la Bête, c’est bien sûr la question de l’identité qui se trouve posée. Le mystère est là, dans l’impossibilité (apparente) de répondre à la question "qui suis-je?", question existentielle par excellence, qui traverse tout le film – c’était déjà le cas d’Incassable, dans lequel Bruce Willis était en proie à une véritable crise d'identité –, qui traverse même tout le cinéma de Shyamalan, cinéma de la conscience, s’il en est.
Avec Split, et ces nombreuses identités qui cherchent à prendre la lumière, autrement dit à accéder à la conscience, Shyamalan démultiplie la question, et ce de façon vertigineuse. D’autant que la conscience, qui est aussi conscience de soi, apparaît ici, littéralement, et pour parler husserlien, comme la conscience de quelque chose, en l’occurrence d’autres consciences. C’est tout le sens du plan-séquence final, avant le générique, introduit par l’image de la sculpture située à l’entrée du zoo: une famille de lions dont la femelle, atteinte par une flèche, est mourante. La caméra pénètre dans l’autre repère de Kevin où celui-ci s’est réfugié, blessé, mais bien vivant. On le retrouve se parlant à lui-même à travers un miroir, alternativement Dennis et Hedwig, les identités étant devenues chaotiques depuis que Casey a prononcé le nom complet de Kevin – Kevin Wendell Crumb –, une sorte d’abracadabra qui a déréglé l’édifice (c’est ainsi que l’interpellait sa mère pour le punir lorsque, enfant, il faisait des saletés – d’où les TOC). "We are what we believe we are" ("Nous sommes ce que nous croyons être"), dit-il/disent-ils, prêt(s) à affronter le monde pour prouver sa/leur puissance. Au-delà de la promesse d’un nouveau film, c’est le réel d’une conscience dédoublée qui se trouve ainsi exprimé. La conscience retournée non pas vers soi mais vers un autre soi. Un cogito originel, d’avant la réflexion, écho au monde primordial de Cézanne, qui sépare, dans un geste rimbaldien, ce qui se réfléchit de ce qui est réfléchi. "Nous est un autre", pourrait-on dire, sachant que l’autre en question, est censé évoluer, au même titre que n’importe quelle chose (dont la Bête qui n’a peut-être pas encore pris sa forme définitive). De sorte qu’à la question "qui suis-je?" il n’y aurait d’autre réponse qu’une histoire en devenir, toujours inachevée: "et cetera"... (Trafic n°103, automne 2017)

(1) Le film est largement inspiré de l’histoire (vraie) de Billy Milligan, qui fut arrêté en 1977 pour la séquestration et le viol de trois étudiantes dans l’Ohio, mais jugé non responsable du fait de son trouble de la personnalité multiple. Comme le Kevin du film, Milligan avait vingt-trois personnalités, dont beaucoup d’"indésirables", et vit surgir, à l’issue de sa thérapie, une vingt-quatrième, fusion des vingt-trois autres et surnommée "le Professeur" à cause de son intelligence hors du commun.

(2) Philadelphie, où Shyamalan a passé sa jeunesse, est toujours très présente dans ses films. Dans Split, c’est surtout le zoo qui, outre le musée d’art et la gare de triage, témoigne de cette présence, renforçant, comme dans les contes pour enfants, par le bestiaire qu’il convoque, la dimension "animale" du héros. Mais il y a aussi le nom de ce dernier, Crumb, qui, plus qu’une déformation du nom Trump, écho à l’aspect paranoïde du personnage, est un clin d’œil à l’auteur de bandes dessinées Robert Crumb, pape de l’underground américain, né justement à Philadelphie. Le rapprochement tient au fait que c’est lors de sa période psychédélique, marquée par la consommation de LSD, que Robert Crumb a inventé ses personnages les plus célèbres, tels Mr. Natural, Mr. Snoïd, Angelfood McSpade, Shuman the Human, Devil Girl, etc., autant de "personnalités" nées du cerveau, devenu pour le coup "hypercréatif", de Crumb.