22/06/2025

Kelly Reichardt et le Nord-Ouest: une ode

  Meeks's Cutoff (la Dernière Piste) de Kelly Reichardt (2010).

  Sur les traces (puis dans les pas) de Kelly Reichardt.

On le sait depuis le film d’Hitchcock, le north by northwest (N-NO) est une direction qui n’est indiquée par aucune boussole. C’est pourtant la direction, symbolique, que choisit de prendre Kelly Reichardt lorsque, après avoir été l’assistante à New York de Hal Hartley et de Todd Haynes, être redescendue dans sa Floride natale tourner un premier long métrage (River of Grass, 1995) (1), puis remontée dans le Mississippi réaliser Ode (1999) – moyen métrage tiré d’une nouvelle inspirée de la chanson de Bobbie Gentrie, "Ode to Billie Joe" (dont on connaît chez nous surtout l'adaptation de Joe Dassin) – elle vint à Portland, Oregon, poursuivre sa carrière de cinéaste. D’abord avec deux petits films expérimentaux, tournés sur place, puis avec Old Joy (2006), son deuxième long métrage. Après les Everglades et le Tallahatchie Bridge, c’est donc dans le Nord-Ouest américain, à travers les sentiers forestiers qui mènent aux sources chaudes de Bagby, que Reichardt a prolongé son beau parcours de "road-moviste", un parcours qui d'une certaine façon s'est même étendu, encore plus au Nord et plus à l'Ouest, avec Wendy & Lucy (2008), le film suivant, puisqu'il était question pour l'héroïne, partie de l'Indiana, de rejoindre Ketchikan en Alaska (!), mais qui non, s'arrêtera dans l'Oregon (parce qu'on y est trop bien, pourrait dire en plaisantant Reichardt). Si le N-NO n’apparaît pas sur les boussoles, il existe comme vecteur nouveau, changement de cap imaginaire par rapport non seulement au "go west" des chercheurs d’or, ces pionniers qui, aux temps héroïques de la Frontière, ont participé à la construction des États-Unis, mais aussi à la contre-culture des années 70, célébrant le retour – par la route, à l'image de la Route 66 qui traverse l'Ouest – aux grands mythes fondateurs...

"Ne serait-ce pas délicieux de rester plongé jusqu'au cou dans un marais solitaire pendant tout un jour d'été...?" (Henry David Thoreau)

Old Joy est une pure merveille. Arriver à transcrire avec autant de justesse, autant de délicatesse, les petites failles angoissantes de l’existence, est tout simplement prodigieux. Rappelons les faits: deux amis que des choix de vie ont séparés (plutôt des non-choix en ce qui concerne Kurt, le personnage "immature" et gentiment crazy campé par Will Oldham, alias Bonnie 'Prince' Billy), se retrouvent le temps d’un week-end pour une balade en forêt, avec comme destination les sources d'eau chaude de Bagby (dans l’Oregon, donc). Loin des bruits de la ville, loin des bruissements du monde, relégués à l’arrière-plan, plus exactement en fond sonore (une émission politique entendue à la radio, au début et à la fin du film), Kelly Reichardt nous fait vivre, au son de quelques accords de guitare (signés Yo La Tengo), une expérience inoubliable: ça commence par ce qui pourrait être l’ouverture d’un film de terreur (un ami qu’on n’a pas vu depuis longtemps vous propose au téléphone de faire une promenade dans les bois, il dit connaître l’itinéraire mais, en cours de route, se trompe de direction...), ça continue par ce qui pourrait être la scène nocturne, au coin du feu, d’un western gay (l’ami, féru de physique, vous confie sa théorie de l’Univers – assimilé à une larme qui tomberait éternellement dans l’espace – mais surtout que vous lui manquez terriblement). Et puis non, rien de tout cela, le soleil réapparaît ("Sunshine!" s'écrie Will Oldham) et vous voilà parti pour une randonnée écologique au milieu des cours d'eau, des arbres moussus, des fougères et des limaces, avec un chien (qui n'est autre que la chienne de Kelly Reichardt), bout de bois à la gueule, pour vous accompagner, jusqu’à ces fameuses sources où là, subitement, le temps semble s’arrêter. Un bain chaud dans le creux d’un tronc d’arbre, pendant que s’égouttent les dernières traces de pluie et qu’un oiseau chante. L’ami vous raconte une histoire à dormir debout puis vient subrepticement vous masser le cou. Vous résistez un peu, vous êtes tendu, mais finalement vous vous laissez faire. Et c’est l’extase (ah la main qui glisse dans l’eau). Blissfully yours. Un petit nirvana, un sommet de sensualité. Et après? Après, rien, le vide absolu, terrifiant, comme toujours après de tels moments, si intenses. C’est le retour à la ville, vous êtes songeur, vous attendent à la maison votre femme, qui elle-même attend un enfant, et demain le boulot... lui, personne ne l’attend.
Si les personnages font ainsi l'expérience de leur différence et du déclin inexorable de leur amitié, expérience plus douloureuse pour Kurt, le marginal, que pour Mark le névrosé, s'accommodant sans entrain de sa future vie de père de famille, le film refait, lui, à sa manière, l'expérience originelle de Thoreau: dépasser la démarche purement intellectuelle (penser, chercher) pour atteindre, au contact de la nature, ce que Thoreau appelait le "grand rapport", un rapport plus profond aux "faits observés", qui touche pleinement à la vie. C'est pourquoi on parle si peu dans ce film. Certes, les personnages n'ont plus grand-chose à partager, et n'osent pas se l'avouer, mais c'est aussi parce qu'avant de parler des faits, il faut, par une activité accrue des sens, être totalement imprégné de cette "connaissance substantielle" dont parlait Thoreau, cette "intuition des choses qui surgit quand nous nous trouvons unis au tout"; quand on "se dissout dans la brume ensoleillée", perdant non seulement son identité mais également son humanité, de sorte que la vérité exprimée, langage vivant devenu poésie, s'exhale le plus naturellement du monde. Il serait exagéré de dire que c'est ce type de connaissance que les personnages atteignent dans Old Joy, lorsqu'ils se baignent dans les sources chaudes de Bagby. Le site n'est pas superposable à la cabane de Walden et l'expérience n'est pas suffisamment durable. Mais l'esprit de Thoreau y rôde, une présence s'y fait sentir... Si déserter le monde, en se perdant dans la forêt, pour retrouver le "Monde", suppose l'acquisition d'une certaine sagesse dont les clés semblent aujourd'hui perdues, quelque chose demeure: le sentiment de plénitude, l'impression, qui échappe à l'analyse, de se trouver au cœur d'un grand système, ouvert à l'infini et dans lequel toute chose agirait avec son contraire. C'est ce qui donne au film son côté taoïste (Thoreau était lui-même considéré comme "le plus chinois des auteurs américains"). Le Yin et le Yang. La Tristesse et la Joie. De sorte que si "la tristesse n'est qu'une joie passée", comme il est dit dans le rêve de Kurt, elle peut être aussi, à l'inverse, promesse de bonheur.

"I am but mad north-north-west" (Hamlet)

Les premiers films de Kelly Reichardt participent ainsi du traditionnel road movie — une virée dans Old Joy, le temps d'un week-end, pour rejoindre des sources d'eaux chaudes, l'itinérance d'une "routarde" dans Wendy & Lucy, le long périple de quelques migrants dans Meek's Cutoff, s'égarant dans les paysages désertiques de l'Ouest — en lien aussi, on l'a vu, au propre parcours de la cinéaste dont la carrière s'apparente à une véritable traversée de l'Amérique. Cela suivant une direction Nord-Nord-Ouest, voire north by northwest, qui, elle, on l'a rappelé aussi, n'existe pas sur les boussoles, ce qui collerait avec le sentiment d'égarement qui accompagne le cinéma de Kelly Reichardt. Au passage, north by northwest (qui est une position nautique) se traduirait par "nord-quart-nord-ouest", sauf que seule existe la direction northwest by north (soit en français "nord-ouest-quart-nord") et que "nord-quart-nord-ouest", de toute façon, se traduit en anglais par... north by west (!). Sachant encore que le titre du film d'Hitchcock, qui suit une ligne Est-Ouest, de New York au Mont Rushmore, aurait été inspiré par la réplique d'Hamlet: "I am but mad north-north-west" / "je suis fou que (par le vent de) nord-nord-ouest" Bref, de quoi se perdre, à l'image du petit groupe de Meek's Cutoff...
Au-delà de la dimension trajective (au sens virilien du terme), c'est cette expérience de la nature qui donne aux films de Kelly Reichardt une telle intensité. L'esprit de Thoreau y est toujours présent, renforcé en cela par l'immensité de la nature américaine. Et aussi par tout un mouvement, celui de la contre-culture, qui va de Kerouac et la beat generation des années 50 à l'expérience radicale du désert dans les années 70, en passant par la mouvance hippie des années 60. Sauf que le cinéma de Reichardt, loin de prolonger le mouvement, vient au contraire en sonner le glas, tant cette expérience se trouve entachée de désillusion et de tristesse, sentiment incarné par Will Oldham dans Old Joy, mais également le personnage, en marge lui aussi, de Wendy (Michelle Williams) dans Wendy & Lucy, et celui de l'Indien dans Meek's Cutoff, non seulement pour leur côté "à l'ouest" (à des degrés divers) mais surtout parce qu'ils se révèlent terriblement seuls, immensément seuls. (Une solitude dont le point d'origine se situe peut-être dans Ode qui, à travers la chanson de Billie Gentrie, raconte le suicide d'un adolescent du point de vue, très détaché, voire indifférent, des petites gens du Sud.)
Dans Old Joy la forêt s'oppose par sa luxuriance à la minéralité et à la blancheur du désert, cette "évidence absolue du monde" comme le qualifiait Baudrillard (cf. Gerry de Gus Van Sant ou encore Brown Bunny de Vincent Gallo, avatars modernistes, et au demeurant très beaux, de cette évidence absolue), mais dans Meek's Cutoff qu'en est-il? On est loin de la "radicalité" décrite par Baudrillard. Le désert chez Reichardt n’est pas le lieu de la désertion, on n’y recherche pas l’expérience limite (comme dans Vanishing Point de Richard Sarafian). Que Reichardt radicalise ici son propre cinéma ne veut pas dire que ce type de cinéma soit celui de la radicalité. Ses films marquent au contraire l’impossibilité de la désertion comme expérience radicale. On est bien là dans le désenchantement, à l'image des photos new age de Justine Kurland vues dans Old Joy (des nus, surtout féminins, au milieu d'arbres morts ou calcinés). De l'expérience de la désertion, il ne reste chez Reichardt que des bribes, le temps (éphémère) d’un bain chaud dans le tronc d’un arbre, sinon le fantasme, qui repousse toujours plus loin la ligne d’horizon (l’Alaska, les montagnes bleues), non pour disparaître mais simplement, en se perdant, s'extraire pour un temps de cette "vie moderne" qui nous aliène (programme minimaliste). Il faut dire que Thoreau n’avait pas eu besoin d’aller bien loin pour vivre son expérience. Walden est à deux kilomètres de Concord. Personne ne l'a remarqué mais Meek's Cutoff se déroule l'année même (1845) où Thoreau construisit sa cabane pour y faire retraite (durant deux ans). Si la contre-culture a favorisé la résurgence de cette expérience originelle, l’utopie aujourd'hui, nous rappellent Reichardt et Raymond, c’est fini. Non seulement la forêt est dans la ville (comme s'en plaint Kurt dans Old Joy) et l’Alaska un leurre, mais le désert lui-même n’existe plus, réduit à une sorte de triangle des Bermudes improbable. De sorte que chez Reichardt, c’est peut-être moins l’esprit de Thoreau qui survit que son fantôme, errant dans un monde plus que jamais incertain — cf. le dernier plan, sublime, de Meek's Cutoff, l'Indien vu à travers le regard d'Emily (Michelle Williams), innocent censé conduire le groupe on ne sait où... possiblement à sa perte (d'un point de vue spirituel) si l'on considère que, alors qu'à l'autre bout des Etats-Unis, à l'Est, un homme cherche l'harmonie avec la nature, via l'acquisition d'une certaine sagesse, "à l'indienne" disait justement Thoreau, ici, à l'Ouest, c'est l'inverse: un Indien, qui jusque-là se confondait avec les rochers, semble — à travers les objets qu'il porte, tous récupérés du chariot brisé — se désolidariser de la nature, gagné qu'il serait par les premiers signes de "civilisation", soit le début pour lui et son peuple de la déculturation. Le raccourci est là, et c'est bouleversant.

Lost.

Avec Meek's Cutoff, Reichardt s’attacherait donc à déconstruire le western, à le dépouiller de sa dimension mythologique (c’est-à-dire hollywoodienne). C’est à ce niveau que se situe la part féministe du film, davantage que dans la relation entre Meek et Emily (le rapprochement que font certains à travers le mot cutoff, entre raccourci et castration, me paraît excessif). Le meilleur exemple de cette déconstruction est l'utilisation par Reichardt du format 1:33, un format carré qui n’a plus cours aujourd’hui, qui n’est pas non plus exactement celui du western classique (1:37)... A vrai dire, la différence n’est pas perceptible, c’est surtout symbolique, le 1:33 (le vrai 4/3) c’est le format du cinéma muet. En y recourant, Reichardt veut-elle inscrire son film dans une autre tradition, celle des pionniers? Probable, mais puisque le film épouse le point de vue de la femme, on retiendra l'interprétation que la cinéaste donne elle-même d'un tel format: le champ de vision — limité — des femmes de l'époque à cause de la coiffe (une sorte de bonnet à large bord) qui encadrait, en même temps qu'il protégeait de la poussière et du soleil, leur visage. (Le féminisme du film se situerait là, image de la vie pour le moins étriquée, sans véritable horizon, de ces femmes, suivant leurs maris à l'arrière des convois.)
Ce qui marque ainsi Meek's Cutoff, c'est en premier lieu le souci d’authenticité dont fait preuve Reichardt pour rendre son film le plus proche possible de ce que pouvait être au milieu du XIXe siècle la découverte de l’Ouest par les colons américains, via la fameuse "piste de l'Oregon". Reichardt joue dialectiquement de l'opposition entre naturalisme (simple reproduction de la réalité) et réalisme ("l'effort que l'on fait pour la comprendre", disait René Allio). Et c'est de ce jeu, entre contemplation (de la nature) et contingence (des événements), poésie (des lieux) et prosaïsme (du quotidien, tels ces gestes — non pas ralentis, nul éloge de la lenteur ici, mais replacés dans leur contexte, ce qui nécessite pour le spectateur d'aujourd'hui un véritable réapprentissage de la durée — comme traverser une rivière, réparer l'essieu d'un chariot, recharger un fusil...), bref, c'est de ce mouvement, de cette dualité naturalisme/réalisme, que naît l'extraordinaire force du film ("Meek's cutoff" peut du coup s'entendre comme mix cut off, "alliage coupé"). Et puis il y a ce drôle d'Indien, sorti de nulle part, mystérieux à tout point de vue, personnage central autour duquel s'articule la fiction. Plus que l'Indien et son insularité, c'est l'Autre, avec un grand A comme dirait... l'autre (figure un peu trop explicite mais belle malgré tout). Je n'insiste pas, le cinéma américain (à travers notamment le western et le film fantastique) porte en lui la question du même et de l'autre... Plus original me paraît le caractère énigmatique du personnage, quant à ses motivations réelles: conduit-il le groupe ou cherche-t-il à le perdre? Il dessine d'étranges figures sur les rochers, se lance tout d'un coup dans de longues incantations, refuse de communiquer (Emily — dont les lèvres sont de plus en plus desséchées — en parle comme d'un homme-enfant)... il n'est pas impossible qu'il soit fou, et je trouve cette idée magnifique. Reste la question — essentielle chez Reichardt — du territoire. Le sentiment de perdition qui accompagne les personnages est entretenu par la volonté, récurrente, après Old Joy et Wendy & Lucy, de les faire marcher, au sens physique du terme. La marche est vraiment le moteur des films de Kelly Reichardt. Vu que marcher, c'est encore la meilleure façon d'arpenter un territoire et donc de le comprendre, de se l'approprier. Le cinéma de Reichardt, c'est d'abord cela. En un sens, Meek's Cutoff marque un (premier) aboutissement dans son œuvre, œuvre fortement "vectorisée", d'Est en Ouest, à l'image de la Frontière.

Le dernier barrage.

Meek's Cutoff évoquait un passage mystérieux qui, quelque part, à travers le personnage de l'Indien, se transformait en barrage: barrage de la langue, de la culture, etc. Night Moves (2013) serait l'inverse. Si la première partie reprend le principe du film documenté (au quotidien de la vie de pionniers, répond ici la préparation minutieuse d'un acte terroriste: comment faire sauter un barrage — c'est celui de Galesville, dans l'Oregon bien sûr, qui a servi de décor), où l'on ménage le suspense, comme dans les films de casse ou d'évasion, avec un vrai travail sur la durée des plans, qui maintient la tension/l'attention), la seconde plonge les protagonistes dans une forme d'errance et de perdition qui confine à la folie. Un barrage qui saute, comme un verrou, laissant échapper ce qui était retenu en amont, geste libérateur, en tous les cas vécu comme tel au début (ainsi quand Josh/Jesse Eisenberg, de retour dans la communauté agricole où il travaille, regarde le ciel à travers l'orifice de sa yourte), avant que l'imprévu (en fait prévisible mais qui avait été occulté) ne surgisse et que tout bascule. Rencontre avec le "réel" (un homme est mort) qui précipite chacun des personnages, du moins deux d'entre eux (le troisième, au passé trouble, s'avère moins perméable à l'événement, son seul souci étant de se protéger au détriment des deux autres), dans une angoisse de plus en plus massive, qui réveille tout ce qu'il y avait déjà de fragile chez l'un (Josh, personnage plutôt mutique dont l'identité se trouve subitement menacée, se croyant observé de toute part) et de conflictuel chez l'autre (Dena/Dakota Fanning, personnage en rupture de ban qui, on l'imagine, réglait ses comptes avec papa — elle travaille par ailleurs dans une sorte de spa très new age —, et qui là, suite à l'accident, voit ses troubles psychosomatiques, essentiellement cutanés, se mettre à flamber). La force du film ne réside évidemment pas dans cette approche clinique de l'angoisse, mais dans la façon avec laquelle Reichardt la rend dévastatrice, si dévastatrice — on ne peut l'endiguer — qu'elle semble tout "noyer" sur son passage. Le film se répand ainsi littéralement, engloutissant ce qui entoure les personnages, les coupant du monde, de façon brutale pour Josh (magnifique plan où, lors d'une fête, il apparaît seul au milieu du cadre, les danseurs surgissant autour tels des ombres virevoltantes), plus insidieuse chez Dena, laquelle, bravant la règle du "no contact" imposée au départ, essaie désespérément de se raccrocher à quelqu'un, par le biais du téléphone. Ce qui fait que tout ce qui arrive dans la seconde partie était déjà là, en puissance, dans la première (voir le gros plan sur les mains salies de Josh). Car si le film est divisé en deux parties — avant et après l'explosion —, il apparaît surtout comme déplié, épousant un mouvement linéaire, très musical (au passage, superbe partition de Jeff Grace, qui avait déjà écrit la BO de Meek's Cutoff), mouvement "répétitif", en accord avec l'aspect minimaliste et feutré du cinéma de Reichardt (l'explosion, entendue au loin, se réduit à un bruit de pétard mouillé), et en même temps "progressif", allant crescendo, marqué par un terrible sentiment, celui de l'inéluctable, qui voit la vulnérabilité inquiète de Josh, tout comme la fausse assurance de D., se décomposer inexorablement, monstrueusement, la peau de la seconde se trouvant littéralement "rongée" par la culpabilité (Dakota Fanning se transforme physiquement, ce qui fait que vers la fin son visage a quelque chose de gishien, à la fois tragique et comme purifié), alors que pour le premier (qui lui ne change pas physiquement puisque tout se passe à l'intérieur), c'est davantage de moi-peau dont il faudrait parler, moi-peau altéré, disloqué, face aux coups de boutoir du réel. Jusqu'au moment où...

Les belles du Montana.

Des trois histoires, reliées par quelques fils seulement, qui composent Certain Women (2016), la deuxième est peut-être la plus impressionnante. Il ne s’y passe quasiment rien, si on la compare aux deux autres où il ne se passe déjà pas grand-chose. Mais la beauté est là, au niveau de la forme, dépouillée à l'extrême... de sorte que si on appliquait la fameuse "règle de trois" chère à Biette, quant à ce qui gouverne un film, on pourrait dire que, dans Certain Women, c’est bien le projet formel qui lutte avec le récit au détriment de la dramaturgie, réduite, elle, à une peau de chagrin. Lutte minimaliste, mais lutte quand même, à l'intérieur même de la forme, entre l’épure (bressonienne) qui tend à l’abstraction et l’épure (durassienne) qui tend à l'évidement. Dans les deux cas, une même blancheur, comme celle des montagnes enneigées qui entourent Livingston, petite ville du Montana où se déroule le film, Livingston sur la ligne NP (Northern Pacific), à l'image de l'ouverture avec son train de marchandises, comme si Reichardt elle-même, après son arrêt prolongé dans l'Oregon, était repartie (transitoirement) vers l'Est, mais pas très loin, dans le Montana (c'est le Nord-Ouest élargi), une fois passé l'Idaho (l'Etat d'à côté, d'à côté le Dakota), symbole même des grands espaces américains, donc du western, ici plus dwanien que fordien. Si dans Certain Women il y a des chevaux, des chiens aussi (forcément avec Reichardt — le film est dédié à sa chienne Lucy), il n'y a, en revanche, aucun homme, du moins de moins en moins — uncertain men — à mesure que le film avance (immature dans la première histoire, distant dans la deuxième, l'homme est carrément absent de la troisième), laissant les femmes seules, enfermées dans leur solitude, ce qu'évoque l'encerclement des montagnes.
En quoi cette deuxième histoire est-elle impressionnante (au sens de saisissant, on peut même dire d'effrayant)? C'est que, moins ludique que la première (les relations difficiles entre une avocate — Laura Dern — et son client, prêt à tout, même une prise d'otage, pour obtenir gain de cause), moins séduisante que la dernière (la rencontre entre une juriste débutante — Kristen Stewart — venant donner des cours du soir et une jeune ranchwoman — Lily Gladstone — qui y assiste pour le seul plaisir de la voir: sublime scène quand celle-ci après le cour fait monter Kristen Stewart sur son cheval et l'emmène au pas jusqu'au fast-food du coin), elle est comme le point d'ancrage du film. Y règne une vraie mélancolie, soit la part la plus durassienne du film, à travers cette histoire de pierres, restes en grès d'une ancienne école bâtie à l'époque des pionniers, qu'une femme (Michelle Williams), mal mariée, veut absolument récupérer d'un vieil homme pour la construction de sa future maison. A un moment donné, alors que les pierres sont rassemblées, on voit la femme faire un signe de la main au vieil homme, resté debout derrière sa fenêtre, sans que celui-ci lui réponde, comme s'il ne la voyait pas... Ce court moment, écho à d'autres, est comme un temps d'évanouissement dans le film, une sorte d'aphanasis, le regard ailleurs du vieil homme renvoyant la femme à sa propre mélancolie, comme si les blocs de pierres ainsi acquis, tels des petites Bastilles, ne faisaient que l'emprisonner un peu plus, hors du monde...

Le bon lait de l'Amérique.

Après l'escapade vers l'Est, dans le Montana, la partie la plus à l'Est du Nord-Ouest, Reichardt revient au bercail (sinon à l'étable) avec First Cow (2019) Elle nous avait quitté sur des portraits de femmes, des femmes d'aujourd'hui, portraits magnifiques... on la retrouve avec une histoire d'hommes, à l'époque des pionniers, vers 1820, dans l'Oregon donc, qui n'est pas encore un Etat, ni même un Territoire, juste une contrée, le pays du castor, qui attire les trappeurs, lesquels, à cette époque, cohabitent encore, outre les Amérindiens, avec les Britanniques. Ces derniers vivent généralement dans de belles maisons; les trappeurs, eux, occupent des campements. La traite des fourrures est la principale activité économique, c'est le début du capitalisme. Voilà pour le décor. L'histoire est celle de Cookie (John Magaro) et Coolie (Orion Lee), le premier, qui s'appelle en réalité Otis Figowitz, vient de Boston et accompagne un groupe de trappeurs dont il est le cuisinier mais ne cuisine pas grand-chose, hormis les poissons de la rivière; le second, qui s'appelle en réalité Henry Brown ou King Lu, vient de Chine et, quand le film commence, se trouve en mauvaise posture, caché dans la forêt (il est recherché pour meurtre), sans nourriture ni vêtements... C'est là que les deux hommes se rencontrent, Cookie aidant Coolie à fuir, celui-ci l'accueillant ensuite dans sa cabane, et qu'ils se lient d'amitié. Jusqu'à faire "couple" à la maison, Castor (aka Coolie) qui coupe le bois dehors pendant que Pollux (qui veut dire "très doux" en latin), alias Cookie, passe le balai à l'intérieur...
Pour ce film, Reichardt retrouve Jon Raymond, son scénariste habituel (de Old Joy à Night Moves) et le format 4/3 de Meek's Cutoff, format plus ou moins westernien que la cinéaste réserve à ses films d'époque (l'Ouest dans la première moitié du XIXe siècle). Elle y retrouve aussi celui qu'en fait elle n'a jamais quitté: Thoreau, l'ami de la nature, du "grand rapport", qui "unit au tout" et confère à l'individu cette intuition des choses quand la vérité devenue poésie "s'exhale aussi naturellement que l'odeur du rat musqué dans les vêtements du trappeur" (Kenneth White); Thoreau, qui est aussi l'homme de la désobéissance civile (ce qu'interrogeait d'une certaine façon Night Moves: jusqu'où peut-on aller dans le combat écologiste). Dans First Cow, le couple formé par Cookie et Lu (oui, c'est aussi un nom de biscuit) peut se voir comme une dyade, deux éléments qui se complètent réciproquement, dépassant l'aspect homoérotique de leur relation — surtout qu'ici, et contrairement au personnage de Kurt dans Old Joy ou, moindre, à celui de Jamie dans Certain Women, il n'y a aucun geste, aucun regard, si discret soit-il, chez Cookie et/ou Lu, qui trahirait un quelconque désir... Faire couple, c'est d'abord former une dyade. Quand les deux hommes s'attèlent à l'aménagement de leur habitat, l'un aux travaux d'extérieur, l'autre aux tâches ménagères, ce qu'ils forment, au-delà des stéréotypes (masculin/féminin) auxquels cela renvoie, n'est qu'une "dyade domestique", ce qui n'a rien d'excitant, ni pour l'un ni pour l'autre. Cette vision de l'habitat partagé, entre un pâtissier du Massachusetts (la région de Thoreau) et un immigrant chinois (la philosophie de Thoreau n'était pas étrangère, on l'a vu, au taoïsme), où se devine, plus que l'amitié gnangnan qu'on professe entre les peuples, une amitié plus profonde, à ce stade encore naissante mais qui se révélera totale et entière: l'amitié-fusion, plus forte que l'amour-passion (qui, elle, est moins durable)... cette vision, idéaliste en même temps, s'oppose dans le film à ce que fut la cohabitation, faussement pacifiée, entre Amérindiens, pionniers américains et colons britanniques, telle qu'elle apparaît lorsque le chief factor de la Compagnie, un Anglais, organise chez lui une réception où sont présents le chef de la tribu indienne, un officier britannique et nos deux lascars, venus avec le clafoutis aux myrtilles qu'on leur a commandé et que Cookie a préparé.
Cette amitié "pour la vie", autrement dit jusqu'à la mort, entre les deux personnages peut sembler aberrante, au regard de ce qu'ils vivent ensemble, qui n'a rien finalement d'exceptionnel (le récit se limite à une histoire de beignets et de lait dérobé). Dans le roman de Raymond (The Half-Life), son premier, dont s'est inspirée Reichardt, en l'élaguant au maximum (ainsi la partie contemporaine, qui suit la découverte des deux squelettes, dans le roman par deux adolescentes que Reichardt a remplacées comme il se doit par une jeune fille et son chien), les aventures de Cookie et Lu sont autrement plus riches, puisqu'elles les conduisent jusqu'en Chine. Sauf que leur amitié ne naît pas de ces pérégrinations, ni du succès rencontré par Cookie avec ses donuts, grâce au lait qu'il y ajoute, ce lait qu'il tire clandestinement la nuit (très belles scènes jouant sur le contraste blancheur/obscurité) — Lu faisant le gué — de la vache du chief factor, première et seule vache de la région..., elle — l'amitié — préexiste à cette histoire d'escroquerie qui, contrairement au lait, va mal tourner. C'est parce que Cookie lui a sauvé la vie que Lu, en retour, lui voue un attachement sans faille, et ce, quelles que soient les péripéties — foisonnantes dans le roman, plus réduites dans le film — que vivent les deux hommes par la suite. C'est l'amitié qui ici fait l'aventure, non l'inverse. Faire de l'esprit mercantile des deux héros (vouloir gagner toujours plus, ce qu'on finit toujours par payer) l'argument du film, ce qui lui conférerait la valeur d'une fable, en limite considérablement la portée. La force, comme la beauté de First Cow vient tout entier de cette autre "morale" (car le film est bien une fable) qui accompagne le destin de Cookie et Lu: rester, au péril de sa vie, avec celui, mourant, qui vous a sauvé la vie (j'en dis trop). Et peu importe si c'est l'appât du gain qui provoque un tel dénouement. De sorte que l'histoire du lait prend une tout autre dimension. Dans First Cow, le lait vient sceller un pacte (comme on le ferait avec du sang). Un pacte d'amitié — à ce niveau c'est l'envers de Old Joy —, proche en cela de ce qui lie deux frères, ce qui nous ramène à Castor et Pollux... à la différence qu'il s'agirait là de deux frères de... lait (bah oui, quand même, l'un est américain, l'autre chinois), ce qui veut dire la même mère nourricière, une mère en l'occurrence primitive, la "first cow", écho à Dame Nature, les grandes prairies, mais aussi les grands récits, ceux des origines qui ont forgé le mythe américain, la légende de l'Ouest, ici d'avant la Conquête, cette période de la cohabitation américano-britannique (sous le regard de l'Indien, un regard "éteint", à l'image de tout un peuple, socialement, culturellement, en voie d'extinction). Du roman de Raymond, Reichardt n'a conservé que ce qui en constitue le noyau (l'amitié), mais c'est aussi le socle sur lequel s'est fondée la littérature américaine. Il faudrait développer mais, question amitié, ce que raconte First Cow n'est pas sans rappeler Les Aventures d'Huckleberry Finn de Mark Twain (avec le réfugié chinois à la place de l'esclave noir).

Résumons: De Old Joy à First Cow (il y a près de quinze ans d'écart entre les deux films, mais les deux récits de Jon Raymond, eux, ont été écrits à la même époque), en passant par Meek's Cutoff, l'axe que suit Reichardt s'apparente à un retour aux sources, qui a commencé avec l'esprit de Thoreau rôdant de nos jours dans une forêt de l'Oregon; s'est prolongé avec la conquête de l'Ouest (via la piste de l'Oregon), pendant que de l'autre côté, à l'Est, Thoreau construisait sa cabane; pour se clore (momentanément?) à l'époque de la cohabitation, toujours dans l'Oregon, entre Américains et Britanniques, soit l'époque des trappeurs qui servira d'inspiration au grand Mark Twain... Autant dire l'Amérique dans ce qu'elle a de plus mythique, où le lait, de par sa symbolique (la blancheur originelle), trouve évidemment sa place. Le fait qu'il soit dérobé à un Anglais confère au geste un côté prométhéen. Voler le lait pour en faire don... euh non, le revendre (business is business) sous forme de donuts, essentiellement aux chasseurs du coin, a quelque chose de "fondateur". On peut y voir une métaphore de l'Union en train de se faire, de ce côté-ci de l'Amérique.
Thoreau, donc, qu'on prononce \soro\ comme sorrow, cette tristesse qui n'est rien d'autre qu'une "joie passée"... d'où la mélancolie que Reichardt, dont le nom, lui, se prononce \recard\ comme record, "enregistre" avec la même sensualité, symbiotique, que celle d'un transcendantaliste, celle aussi, homoérotique — une constante chez Jon Raymond, le scénariste privilégié de Reichardt —, qui sourd de nombreuses scènes... sensualité d'autant plus recherchée que la mélancolie relève de la perte, de celle qui touche aux origines — l'Amérique primitive —, en accord avec le style country folk de la musique (de Yo La Tengo à William Tyler en passant par Will Oldham et Jeff Grace). Et fait du cinéma, à la fois nomade et enraciné, doux et inquiet, de Kelly Reichardt un cinéma-témoin, témoin non pas de la beauté du monde mais de ce qu'il en reste aujourd'hui. De cette beauté authentique, sans apprêt, que Reichardt a trouvé du côté de Portland dans l'Oregon, creuset idéal pour y exprimer au mieux son art.

Le grunge et l'esprit du pionnier.

Qui dit Portland dit ainsi Nord-Ouest américain. Or le Nord-Ouest américain, ce ne sont que deux Etats, l'Oregon et son voisin du dessus, l'Etat de Washington, deux Etats difficilement dissociables, d'autant qu'à l'origine ils ne faisaient qu'un, et que Portland, la ville de Kelly Reichardt (et de Jon Raymond), se trouve à la frontière des deux (il n'y a que le fleuve Columbia à traverser). Et qui dit Nord-Ouest dit grunge — via Washington, l'Etat, et Seattle, la ville de Kurt Cobain — mais pour Reichardt le grunge surtout en tant que style, un style dont Showing Up (2022) me semble revêtir (c'est le mot) toutes les caractéristiques. Par ce côté minimaliste que la cinéaste n'a peut-être jamais poussé aussi loin (au niveau de la forme comme du récit, fait de microfictions: ici, nourrir un chat, s'occuper d'un pigeon blessé, rendre visite à un frère psychiquement malade... la réalité du quotidien, comme celui des pionniers dans Meek's Cutoff ou du petit groupe terroriste dans la première partie de Night Moves). Un maxi minimalisme, pourrait-on dire, rappelant la deuxième histoire de Certain Women et bien sûr Wendy & Lucy, déjà avec Michelle Williams, qui en est donc à sa quatrième collaboration avec Kelly Reichardt, autant dire qu'elle est bien son actrice fétiche, sinon son double, après avoir incarné Wendy (se déplaçant avec "son" chien), Emily (faisant l'épreuve de l'Autre), Gina (témoignant de sa mélancolie) et maintenant Lizzy, une artiste-sculptrice préparant son exposition et dont le quotidien parasite le travail). L'aspect grunge du film commence avec la dégaine de l'actrice (fringues informes, aux coloris ternes, assortis à la terre qu'elle utilise pour ses sculptures, chaussettes tombantes et crocks — qu'elle remplace par des babouches quand elle sort!) (2), se poursuit à travers les sculptures elles-mêmes (des figurines en céramique, d'allure féminine, travaillées grossièrement et à l'expression aussi étrange qu'inquiétante), dont le générique de fin nous apprend qu'elles sont l'œuvre d'une artiste de Portland, Cynthia Lahti (une amie de Jon Raymond, de nouveau au scénario), et se propage à tout l'environnement disons "rudimentaire" du film, de l'atelier-garage (à demi ouvert) de Lizzy à l'espèce de "fourre-tout" artistique que représente le campus, où sont déclinées toutes les activités créatives possibles, du dessin au macramé en passant par la poterie et le métier à tisser... soit le côté arts and crafts de Showing Up, à l'instar d'une autre artiste basée à Portland, Jessica Jackson Hutchins, dont le travail — Reichardt en a fait un court-métrage: Cal State Long Beach, CA, January 2020 — repose sur l'assemblage d'objets usagés (cf. Lizzy au tout début du film récupérant des rebuts dans la rue) et l'utilisation, entre autres, du fil de fer et du papier mâché ("showing" résonne phonétiquement comme "chewing": se montrer, s'exposer, mâché, mastiqué, avec ce qui nous entoure, notre environnement de tous les jours). Et la dimension d'utopie qui, à la base, sous-tend ce type de mouvement (destiné au départ à l'ouvrier-artisan mais qui s'est généralisé vu que tout le monde peut être créatif, comme le rappelle Lizzy elle-même), mouvement prônant ainsi le recours à des matériaux naturels, la fabrication fait main et bien sûr l'inventivité (j'ai bien aimé la fille et sa combinaison multicolore décidant d'y adjoindre des scratchs plutôt qu'une fermeture éclair). Dans ce monde saturé de couleurs qu'elle côtoie plus qu'elle n'en fait partie, Lizzy, personnage "gris", grunge, à l'univers triste, fait tache évidemment. Elle représente le contrepoint, nécessaire au film pour lui éviter un aspect trop lisse, mais en même temps douloureux pour ce personnage désireux quand même d'égayer sa vie (trop centrée sur une famille passablement déréglée), à l'image de ses créations auxquelles Lizzy a fini par ajouter de la couleur, comme le fait remarquer son père, lui-même ancien céramiste (personnage fantasque auprès duquel elle semble rechercher une reconnaissance, du moins artistique).
La beauté ingrate de Showing Up réside dans cette espèce de bloc glaiseux dans lequel se trouve prisonnière Lizzy (Michelle Williams, extraordinaire comme d'habitude) et dont elle voudrait s'extraire, la libérant de ses frustrations qui la rendent si peu aimable (deux demi-sourires en tout et pour tout dans le film, liés à son travail d'artiste: quand les sculptures sortent du four et que la cuisson s'est bien passée, puis à la fin, lors du vernissage, quand le père observe les sculptures et semble les apprécier). Le personnage, bien qu'au centre du film, y est comme effacé, sans relief, surtout par rapport aux deux extrêmes que sont Sean, le frère halluciné, génie créatif d'après la mère, mais qui ne fait rien hormis regarder de vieilles séries à la télé et se cuisiner des pâtes "bolo", sa spécialité, jusqu'au moment où, au plus fort de ses hallucinations, il se met à creuser un énorme trou dans le jardin, en quête, on l'imagine, de ces voix qui l'assaillent et qu'il appelle "les bouches de la terre"; et à l'autre bout Jo, la voisine asiatique (au tempérament cool), artiste elle aussi, mais à un niveau supérieur, presque professionnel, créant des installations que je qualifierais volontiers de solaires (les œuvres, faites de laine et de papier, sont celles de Michelle Segre qu'on peut voir au travail dans un autre court-métrage réalisé par Reichardt: Bronx, New York, November 2019) et qui loue à Lizzy la maison d'à côté, personnage à l'imagination toujours en éveil (cf. le travelling du début qui la suit dans la rue en train de faire rouler un pneu jusqu'à son jardin pour ensuite le fixer à la branche d'un arbre et en faire une balançoire). La tension du film — toujours minimum chez Reichardt mais suffisamment présente pour qu'on y ressente cette impression de "douce violence" qui sourd de ses films — porte ainsi sur ces deux "forces" opposées qui pèsent sur Lizzy, resserrant un peu plus l'étau affectif à quoi ressemble sa vie, à l'image du pigeon blessé, emmailloté dans sa boîte (le pigeon, animal grunge par excellence, au sens "propre" du terme, si je puis dire, dont il faut régulièrement changer le papier sali de la boîte, comme le rappelle Lizzy à Jo). Bref, d'un côté, l'horreur de la folie, qui atterre Lizzy quand elle voit son frère s'enfoncer de plus en plus profondément dans la folie; de l'autre, l'émulation que suscite le compagnonnage de la voisine, en même temps que s'y mêle un sentiment confus d'admiration et de jalousie, vu que tout semble lui réussir, ce qui pour Lizzy rend d'autant plus insupportable le fait que, faute de temps, Jo traîne des pieds pour faire réparer la chaudière, la privant d'eau chaude tout le long du film (c'est le running gag de Showing Up — le showering up — qui voit Lizzy plusieurs fois obligée d'aller prendre une douche à l'extérieur).

Et le Nord-Ouest dans tout ça? En dehors du grunge et de la géographie. Eh bien — mais là vous n'êtes pas obligés de me suivre — il apparaît à deux niveaux. Dans les deux images citées plus haut. D'abord celle des "bouches de la terre" qui confère au geste de Sean, si insensé soit-il, un côté "fouille" (the dig), l'image même, métaphorique, du retour aux sources, aux mythes fondateurs, de cette quête des origines qui traverse tout le cinéma de Kelly Reichardt. Puis l'image de la balançoire (the swing) que confectionne Jo avec son pneu (une image et son origine — le geste de Jo faisant rouler le pneu — que reproduira Lizzy dans une de ses sculptures). Difficile de ne pas y voir l'évocation nostalgique d'un territoire perdu, celui de l'Oregon Country, cet Oregon originel qu'arpente (en rêves) K.R. dans tous ses films, quels que soient les genres abordés... genres qu'on peut regrouper en un seul, le genre north-western. Dig & Swing. Creuser, se balancer... Et ainsi plonger plus profondément dans un monde aux couleurs naissantes, encore tremblant, celui que poursuit l'artiste du Nord-Ouest, via cet "esprit de pionnier" qui lui est propre. Est-ce ce monde que finit par apercevoir Lizzy à la fin, dans le ciel de Portland, après que Sean a libéré le pigeon et que, accompagnée de Jo, elle cherche l'oiseau des yeux. Le film ne le dit pas, mais oui peut-être...

(1) Dans River of Grass on trouve en germes les grands motifs du cinéma de Reichardt: le road movie, le portrait de femme, ainsi que cet aspect "économe" propre aux films indépendants, dans le cadre (ici très travaillé au niveau de la forme) de sa Floride natale — les Everglades en bordure —, où l'on s'ennuie ferme, parce que rien n'arrive, ni crime ni love story, et qu'on ne peut pas fuir, celui qui vous accompagne (une sorte de Jack Nicholson édenté) se révélant incapable de franchir la "frontière" (représentée dans le film par un péage d'autoroute)... De l'art de tourner en rond avant le grand départ (direction nord-ouest).

(2) Etant entendu que le "vrai" grunge (question fringues), c'est dans Wendy & Lucy que Michelle Williams le portait...

25 juin 2025 (complément):

Revoir Wendy & Lucy à l'aune du chemin parcouru par Kelly Reichardt depuis 2008 est instructif. A l'époque, le film m'était surtout apparu comme le contrechamp urbain de Old Joy et de son cadre bucolique, avec aussi l'idée qu'à la ville, qui dans Old Joy encadrait la virée en forêt, répondaient dans Wendy & Lucy les bois jouxtant la ville, ce qui témoignait d'une étrange et inquiétante promiscuité (cf. Will Oldham au tout début du film avec son tatouage au coin des lèvres en forme de crocs) entre l'urbain (et ce qu'il représente aujourd'hui) et le non-urbain (ce qui s'est perdu avec le temps). Ainsi Wilsonville, petite ville d'Oregon située au sud de Portland, son quartier sans charme (une zone comme on dit) mais avec des bois autour, point de chute non voulu par Wendy l'anti-héroïne du film (merveilleuse Michelle Williams, tout en intériorité, dans son premier rôle pour la cinéaste), confrontée successivement à la panne de sa voiture, une arrestation pour vol dans un supermarché et surtout la disparition de Lucy, son adorable chienne ("I love Lucy"), qui est celle de Kelly Reichardt et avec qui elle faisait le trajet depuis l'Indiana, partie qu'elle était pour rejoindre Ketchikan en Alaska et y trouvait du travail. C'est la première chose qu'on note (outre de retrouver Lucy, déjà présente dans Old Joy): le trajet "nord-nord-ouest" de Wendy, visualisé sur une carte routière, redoublant celui effectué par Kelly Reichardt pour venir à Portland poursuivre sa carrière de cinéaste (cf. supra). Wilsonville, soit l'Amérique dans ce qu'elle a de plus commun, réduit ici à quelques repères, délimitant l'espace dans lequel se déplacera dorénavant, a minima, Wendy: après le supermarché et la prison locale, un garage où sa voiture a été déposée et une station-service où elle vient le matin faire sa toilette. Et autour: un important réseau ferroviaire, Reichardt jouant (plastiquement) avec ces nombreuses lignes qui le composent, de même que du bruit des trains, fonctionnant comme fond sonore — le film est adapté d'une nouvelle de Jon Raymond, Train Choir, littéralement "la chorale du train", écho à l'idée d'itinérance qui parcourt la nouvelle, et donc le film, et aussi de direction, devenue pour le coup incertaine, Wendy passant la majeure partie du film à rechercher Lucy. Et en bordure de ce périmètre: un territoire volontairement mal défini (un parc? un bois? un bosquet?), que la cinéaste investit par instants et dans lequel, vers la fin, Wendy, venue la nuit pour y dormir, croise au décours d'une scène très tourneurienne, magnifique de terreur feutrée, un étrange "loup-garou" (qu'annonçait donc Will Oldham) surgissant de la nuit juste pour lui murmurer qu'il a tué sept cent personnes. Le recueil dont est tirée la nouvelle a pour titre Livability, qu'on peut traduire par "vivabilité" (Old Joy venait de là aussi), soit ici le minimum vital, justifiant le minimalisme du film (qui sera celui de tous les films de Kelly Reichardt), en dessous duquel la vie ne serait pas une vie, qu'il s'agisse de se nourrir (en grignotant), de se loger (dans sa voiture), dans un environnement qu'on dira "à la marge" (pas tout à fait les bois), une vie d'extrême solitude, surtout si pour Wendy elle doit se continuer sans Lucy, mais où demeure malgré tout encore un peu d'espoir, l'espoir minimum. Finale bouleversant.

05/06/2025

Todo Moretti


  Il sol dell'avvenire (Vers un avenir radieux) de Nanni Moretti (2023).

  Le moment de conclure.

Dans la filmographie de Nanni Moretti, il y a la première période ("il primo Moretti"), la mieux définie, celle des années 70-80, qui va de Je suis un autarcique à Palombella rossa, période "Michele" où le personnage que joue Moretti se nomme Michele Apicella, du nom de jeune fille de sa mère, soit "six Michele" — si on y inclut don Giulio, le prêtre de La messe est finie dont Moretti disait qu'il aurait très bien pu s'appeler Michele — ou encore "six personnages en quête d'auteur", pour paraphraser Pirandello, la trajectoire que suivent les personnages pour arriver à Moretti l'auteur, tel qu'il s'affirme avec Palombella rossa. Et puis, il y a la période des années 90, la plus intimiste, où Moretti, auteur désormais consacré, joue son propre rôle (Journal intime, Aprile), qu'il prolonge avec la Chambre du fils sous le nom de Giovanni, le vrai prénom du cinéaste, comme dans Mia madre et aujourd'hui Vers un avenir radieux, les autres films, réalisés entre 2005 et 2020, relevant de la catégorie "Ni-ni", ni Nanni ni Giovanni... mais avec du Moretti quand même. Ce qui fait que la frontière entre les personnages de fiction que Moretti interprète dans ses films et ceux où il est Nanni Moretti (sans l'être jamais totalement — sauf dans Santiago, Italia qui n'est pas une fiction), soit la différence qui existe entre un autre soi-même (Michele, l'alter ego) et le reflet de l'artiste (Giovanni, son double), cette frontière, donc, a toujours été très mince et tend même à devenir de plus en plus poreuse à mesure que les films s'additionnent et que Moretti vieillit (c'est le principe de l'autoportrait qui dans les œuvres tardives d'un cinéaste prend le dessus sur l'autobiographie), l'homme public, celui qui occupe la scène, politiquement parlant (l'artiste citoyen), se confondant — mais dans la fiction seulement, par le biais de la comédie — avec l'homme privé, en proie, lui, à des questionnements plus personnels (la paternité, la mort de la mère, les affres de la création...)

Palombella rossa marquait ainsi la fin d'un premier cycle dans l'œuvre de Moretti. L'artiste avait trente-cinq ans. C'était en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. Trente-cinq ans après, Moretti a en a soixante-dix, le temps a doublé, et pour l'artiste il y a comme une urgence à continuer de faire des films, au moins d'en tourner un de plus, surtout si c'est au rythme d'un film tous les cinq ans, comme il le dit ironiquement... Si on considère encore que son précédent film "giovannesque" (Mia madre), c'était il y a huit ans déjà (1), expliquant peut-être que Moretti ait aussi voulu condenser en un seul film l'aspect film-charnière de Palombella rossa (avec Michele en joueur de water-polo amnésique, alors que Giovanni aujourd'hui se contente de faire quelques longueurs à la piscine et a la mémoire plutôt sélective — s'il évoque The Swimmer de John Cheever c'est pour rappeler que c'est dans les années 80 qu'il aurait dû l'adapter) et le côté film-bilan de Journal intime (dont Moretti retraçait la chronique à travers ses balades en Vespa, alors qu'aujourd'hui c'est en trottinette électrique qu'il se déplace), deux films que l'auteur ne cherche pas à parodier — Moretti pratique de toute façon l'autocitation —, mais à en réactiver le souvenir, au présent. C'est ce qui rend Vers un avenir radieux si émouvant, pour peu que l'on soit sensible au cinéma de Moretti, à l'homme autant qu'à l'artiste, par ses outrances, ses références parfois pesantes, ses métaphores aussi grosses que des soleils, son rabâchage aussi, et sa naïveté, sans quoi son cinéma perdrait toute saveur. Les critiques italiens parlent de "morettisme", et c'est ça que j'aime chez Moretti: son morettisme, qui commence par sa volubilité, et sa diction, ici très articulée, comme s'il cherchait à se faire comprendre par le plus grand nombre (on a l'impression quand il parle de comprendre l'italien, au point que ses répliques pourraient presque se passer de sous-titres) (2). Un morettisme qui se nourrit de la figure originelle de Michele, personnage tout en contradiction, aux idées bien ancrées (à gauche toute) mais perpétuellement en crise, incapable de trouver l'équilibre entre le moi et les autres, à la fois narcissique, égocentrique (qui a besoin du regard des autres) et égotiste (qui dans son discours ramène constamment tout à soi) et qui, avec l'âge, en devenant Giovanni, s'est forcément assagi, apparaissant moins intransigeant, moins brutal, (un peu) plus à l'écoute des autres, mais dont il reste néanmoins (et largement) les traces, qui font du Giovanni d'aujourd'hui — qui répétons-le est un "Moretti de comédie" — un personnage toujours aussi difficile à vivre (pour les autres), par son goût (jouissif à ce stade) de la polémique, ses principes de vieux con (les "mules" de l'actrice — "si on cache les orteils, on doit cacher le talon!"... n'importe quoi!), ses manies — les marottes de Moretti — ici, par exemple, de revoir systématiquement à la télé, avant le tournage d'un nouveau film, la Lola de Demy en dégustant une bonne glace, autant de marques de l'immaturité foncière du personnage, qui certes font écho à l'enfance (le temps des nougatines mi-chocolat mi-caramel), mais surtout agissent comme remèdes aux angoisses, à l'instar de la Sachertorte dans Sogni d'oro ou du grand pot de Nutella dans Bianca...

Structurellement, Vers un avenir radieux se rapproche donc de Palombella rossa et Journal intime, ne serait-ce que par son côté "synthèse". Charge au nouveau film d'y intégrer alors ce que Moretti a réalisé depuis, ainsi de la comédie musicale (sur un pâtissier trotskiste) dans le finale d'Aprile et de toutes ces crises qu'ont traversé inexorablement les personnages morettiens, que celles-ci soient individuelles, conjugales, familiales... Vers un avenir radieux convoque, jusqu'à son finale "enchanté", toute l'œuvre de Moretti, étalée sur près de cinquante ans. Cela dit, pas la peine de pointer ce à quoi renvoie tel ou tel passage du film, telle ou telle réplique. Contentons-nous des plus manifestes, qui inscrivent le film dans ce qu'il réactualise du personnage incarné par Moretti, et de Moretti lui-même dans son rapport au cinéma, à la vie, au politique. Trois éléments, représentés par le même personnage, servent ici de base au récit: le réalisateur envahissant, le mari épuisant, le communiste exigeant, bref le type "chiant" par excellence, typiquement morettien, avec respectivement, comme horizon fictionnel: comment finir un film (quand il n'y a plus d'argent et qu'on n'est plus sûr de la fin de l'histoire); comment survivre à une séparation (quand c'est celle avec qui on vit depuis quarante ans qui vous quitte); comment croire encore à la gauche (quand le seul parti qui vaille, le PCI — prononcez "Pitchi", à l'italienne — n'existe plus). La réponse, il n'y en a qu'une, c'est le souvenir et/ou le rêve de ce qu'on a vécu ou qu'on aurait aimé vivre ("le soleil de l'avenir"). Ne pas croire que Moretti nous réponde: "mais non, l'avenir n'est pas noir, il peut être bleu, rose et même rouge". Non seulement Moretti n'est plus l'idéaliste désabusé des débuts, mais son pessimisme est aujourd'hui encore plus sec, auquel s'ajoute un vrai sentiment de fatigue. Pour autant, ce qu'il cherche n'est pas de se réfugier dans le passé, surtout que le seul et unique bonheur qu'il ait vraiment connu c'est celui de l'enfance, auprès de la mère, qui est aussi celui des années 60, période fantasmée s'il en est, via tous ces rêves et autres illusions que l'époque a produits. Ce qu'il veut, c'est juste revivre (dans le souvenir ou en rêve donc, auquel peut-être fait-il mine de s'accrocher) ces "moments de croyance" où l'on espère encore une fin heureuse, comme dans Palombella rossa, lorsque Moretti revoit/revit la fin du film de David Lean, Docteur Jivago, et qu'il espère qu'Omar Sharif, vieilli et accablé, réussisse à rejoindre Julie Christie, alors qu’il connaît le film par cœur. Ce moment de croyance qui fait qu’on oublie provisoirement la fin, qu’on se plaît à rêver d’une fin qui n’arrivera pas, c’est le temps de l’utopie, d’un ailleurs nostalgique qui par définition n’existe pas. Dans Jivago, on sait que le personnage va mourir mais là, à l’instant où il s’élance pour rattraper celle qu'il a toujours aimée, il vit encore et on y croit. Dans Vers un avenir radieux, l'ailleurs nostalgique, c'est la relecture que fait Moretti, à travers le film que réalise son double Giovanni, de l'attitude du PCI au moment de l'insurrection de Budapest en 1956 et de sa répression par l'armée soviétique. Nul révisionnisme, mais simplement ce "moment de croyance" qui, durant quelques heures, a laissé espérer que le PCI de Togliatti allait suivre ceux du Parti (en fait les intellectuels, pas comme ici des militants devenus tout d'un coup trotskistes!) qui, comme les socialistes, condamnaient sans réserve l'intervention soviétique, ce que Moretti résume, en donnant au revirement l'apparence de la réalité, via cette fausse "une" de L'Unità: "Unione Sovietica, Addio". Et de conclure — c'est aussi la fin du film — par un défilé de toute l'équipe du film (et plus), sourire aux lèvres et drapeaux rouges flottant au vent... Sauf que Moretti, si je ne me trompe, est vêtu d'un pyjama. C'était donc bien un rêve. Quel rêve? Non pas que les chars russes ne soient pas intervenus, mais que le PCI, suite à ça, ait rompu totalement avec le Parti communiste soviétique. 

Parce que dans les rêves tout est possible, c'est la fiction à l'état pur qui, chez Moretti, crée de véritables bulles dans lesquelles le réel n'a plus prise. Et permet ici au personnage de Giovanni de voir son épouse (par ailleurs productrice de ses films) le quitter sans vraiment chercher à la retenir, ou bien d'accepter de bonne grâce que sa fille se marie avec un sexagénaire polonais, ou encore d'emmerder un simili Tarantino, à propos du dernier plan de son film, jugé moralement inacceptable, et pour cela, prendre au téléphone l'avis d'un philosophe, d'une architecte, et même de Scorsese, sauf que celui-ci n'est pas joignable et qu'on attendra (en vain) toute la nuit qu'il rappelle... Le dézingage de films, une des spécialités de Moretti — des films d'Alberto Sordi, chez qui "rouges et noirs, c'est pareil" à Heat de Michael Mann en passant par Henry, portrait d'un serial killer de McNaughton, la liste est longue —, qu'il contrebalance par l'évocation régulière de celui qu'il a fini, lui, au contraire, par adopter: Fellini, ici à travers La dolce vita, après Huit et demi dans Palombella rossa et plus généralement tous ces plans où l'on voit des couples en train de danser ("Ça fait très Fellini" disait un des personnages dans Ecce bombo), des plans devenus, à la longue, morettiens tant Moretti aime y recourir (3) — et ce, jusqu'à l'épilogue de Tre piani, pourtant le moins morettien de ses films (d'où le fait qu'il ait été si mal accueilli, même parmi les fidèles de Moretti), dans lequel le cinéaste semble justement vouloir, à travers la séquence de la milonga, apporter au film la touche morettienne, voire fellino-morettienne, qui lui manque —, tous ces moments, situés hors du temps, que Moretti agrémente de chansons italiennes (je pense, entre autres, à Ritornerai de Bruno Lauzi qui conclut La messe est finie, peut-être le plus beau finale de toute l'œuvre morettienne, que n'égale pas ici, bien que touchant par son côté maladroit, le passage-étendard où Moretti et son équipe dansent comme des derviches tourneurs sur Voglio vederti danzare de Franco Battiato), jusqu'à leur conférer la même valeur que les gâteaux, les glaces et autres douceurs, pour conjurer l'angoisse, ce qui, conjugué à l'idée de rêve et de souvenir, nous amène à la psychanalyse, de cette psychanalyse dont on peut dire qu'elle constitue un des moteurs essentiels des films de Moretti. 

C'est que la psychanalyse est partout chez Moretti. Soit directement, dans des films au contenu explicitement œdipien (l'attachement à la mère dans La messe est finie, que Moretti dans Mia madre, par pudeur, "déplace" en confiant le rôle principal à Margherita Buy, un rôle qu'il reprend d'une certaine façon dans son nouveau film, mais sans la mère... alors que dans le très régressif Sogni d'oro, le film que tourne Michele, La mamma di Freud, met en scène un Freud infantile qui a besoin que sa mère lui chante une berceuse pour s'endormir), ou parce que le personnage que joue Moretti est lui-même psychanalyste (la Chambre du filsHabemus papam); soit plus souterrainement, dans des films qui évoquent, plus qu'ils n'illustrent, le travail analytique. Pensons là encore à Palombella rossa et la manière dont le sujet y reconstruit, à l'aide des autres, son passé, et Journal intime, dont l'écriture à la première personne peut être vu, non pas comme une auto-analyse, mais plutôt, en tant qu'atelier de soi, comme l'addition de tous ces moments qui président à la décision de suivre une analyse. Qu'en est-il dans Vers un avenir radieux? Je verrais bien le film comme le troisième volet de cette trilogie du travail (analytique) qu'il formerait ainsi avec Palombella rossa (le temps de la cure) et Journal intime (l'avant de la cure), soit l'après de la cure, ou plus précisément: comment finir la cure, sachant qu'on ne sait jamais vraiment à quel moment prend fin une analyse. Le film serait donc à placer rétrospectivement, avec le recul de trente ans, juste après Journal intime (réalisé en 1993) et Palombella rossa (réalisé en 1988). Mieux: il pourrait constituer "le moment de conclure", pour parler lacanien, ce qui ne veut pas dire que ce serait le dernier film (espérons que non), mais qu'il appartient au dernier temps d'une trajectoire (l'enseignement chez Lacan, la vie d'un personnage: Michele-Nanni-Giovanni chez Moretti), marquée par le rôle moteur qu'y a joué la parole. Dans Vers un avenir radieux, le passage où les personnages reprennent la chanson de Noemie, Sono solo parole, un des plus beaux moments du film, est le prolongement direct (mais sous forme de correctif) de la scène de Palombella rossa où Moretti rappelle que les mots sont importants: "Chi parla male, pensa male e viva male. Besogna trovare le parole giuste. Le parole sono importanti!" (4) C'est peut-être ce à quoi répond l'auteur dans son dernier film avec ce phrasé trop bien articulé, à l'image du film, fait lui-même de coupes, de ruptures, créant sa propre dramaturgie (là où dans les premiers films de la période "Michele", l'aspect fragmenté relevait davantage d'une construction chaotique, sinon anarchique). Avec cette idée que la trajectoire serait devenue une boucle, où l'on ne ferait plus que tourner en rond (le cirque, la piste vs le rectangle dialectique de la piscine dans Palombella), y pratiquant du "bavardage" (les mots détachés comme dissociés des choses), à l'image du blabla du clown, de ce rôle de bouffon, de jongleur de mots, que s'est toujours réservé Moretti (exemplairement dans le Caïman), même et surtout pour parler des choses sérieuses: du PCI, du cinéma, de la télévision (remplacée ici par Netflix, la plateforme qui est "vue dans 190 pays" et privilégie les films qui contiennent des moments "what the fuck!"), et plus généralement du "monde comme il va", au sens où ce qui est critiquable, l'est — critiqué — puis transformé, dans une vision utopique (anti-romantique au possible), pour le rendre plus tolérable, vous ôtant du coup l'envie de disparaître, entendre: de quitter ce monde, sauvé que vous seriez par les pouvoirs enchanteurs du cinéma (à comparer avec le finale de Sogni d'oro). C'est tout le sens ici du film que tourne Giovanni — qu'il soit politique ou d'amour.

(1) Entre-temps Moretti a réalisé pour la première fois, en tant que long métrage, un documentaire (Santiago, Italia) et adapté pour la première fois également un roman (Tre piani), deux films qui, pour le coup, ne sont pas spécifiquement morettiens.

(2) Une élocution qui n'est pas propre au film mais à Moretti lui-même, ainsi qu'il apparaît dans la bande-annonce d'un autre film où il ne fait que jouer: le Colibri de Francesca Archibugi, réalisé en 2022.

(3) Alliance pas si paradoxale que ça tant l'héritage fellinien court tout au long de la filmographie de Moretti, des "vitelloni" d'Ecce bombo au cirque Budavari dans Vers un avenir radieux, en passant évidemment par tout ce qui touche au souvenir (le "ti ricordo" de Palombella rossa).

(4) Un autre élément, plus anecdotique, relie directement Palombella rossa à Vers un avenir radieux, c'est le nom Budavari, qui fait communiquer le joueur de water-polo hongrois Imre Budavari, celui que doit marquer Moretti dans le match qui oppose les "blancs" aux "rouges" (cf. ), au cirque du même nom, venu de Budapest.

15/05/2025

En vrac


  Femmes Femmes de Paul Vecchiali (1974).

  Le secret magnifique.

Les 7 Déserteurs (2018), sous-titré "La Guerre en vrac", était dédié à Samuel Fuller, Raymond Bernard, William Wellman et Jean-Luc Godard. Dans l’ordre. C’était sur la guerre, mais en vrac, c’est-à-dire sans ordre, ce qui n’empêchait pas Vecchiali d’y faire preuve de sa rigueur habituelle, toute mathématique. Les sept déserteurs faisaient penser aux Sept contre la mort, le dernier Ulmer... sauf qu’ici, ça ne se passait pas dans une caverne, mais dehors, dans des décombres, au milieu de la nature (l'arrière-pays niçois), ce qui donnait un petit côté straubien au décor, genre Ouvriers paysans... à la différence qu'il n’y avait rien à reconstruire, pas d’illusion, le désespoir y était total, ce qui éclairait la campagne d’une lumière plutôt tchékhovienne. La guerre donc. C’était monologué, dialogué, chantonné... il y avait d’ailleurs une chanteuse, Simone Tassimot, déjà présente dans les derniers films de Vecchiali, comme Pascal Cervo et Astrid Adverbe, le couple de Nuits blanches sur la jetée de nouveau réuni, Marianne Basler, la rose de Vecchiali, peut-être le cœur fantôme du film, et trois nouveaux: Bruno Davézé, Ugo Broussot, Jean-Philippe Puymartin, par ordre de... disparition, tous venus de la scène. Le film c'était ça, un "petit théâtre en plein air": quelques tréteaux, un texte et des comédiens, voix claires dans la clairière. C’était simple, intelligent, généreux. Et le dernier plan, avant le générique de fin, la main tavelée de Vecchiali éteignant le magnétophone – les bruits de la guerre – qui était dissimulé dans l’herbe, était absolument magnifique. Cette main rappelait celle de Visconti au début de l’Innocent. De sorte que la référence "cachée" du film, c'était peut-être bien lui, Visconti, cinéaste admiré de Vecchiali, ici à travers son dernier film, qui opposait le désespoir d'annunzien à l'énergie stendhalienne, cette fameuse "chasse au bonheur", écho à ce que disait Jean-Claude Guiguet – grand admirateur, lui aussi, de Visconti – à propos des personnages vecchialiens.
Deux ans après la guerre, nous voilà, avec Un soupçon d’amour, sur un autre terrain, un autre champ de bataille, celui du deuil et de l'inconsolation. Et toujours cet art de la déflagration dont parlait Guiguet qui fait communiquer chez Vecchiali le visible et l'invisible, les vivants et les morts. (Je pense soudainement aux Passagers, le dernier long-métrage de Guiguet, et ce dernier plan, de nuit, lorsque le tramway passe à proximité d'un cimetière et que Véronique Silver, la passagère-narratrice, souhaite bonne nuit à ses "chers dormeurs".) Un soupçon d'amour s'ouvre sur un paysage: un jardin, au loin le joli village de Ramatuelle, et au premier plan, une chaise longue vide. Cette image-seuil va hanter le film, qui commence, une fois le rideau levé, par une pièce de Racine, Andromaque, dont les répétitions n'ont pas la même fonction que chez Rivette dans l'Amour fou puisque résonnant avec Femmes Femmes (1974), le chef-d'œuvre de Vecchiali (cf. infra). L'amour y est celui d'une mère pour son enfant – Marianne Basler en Andromaque –, amour d'une tendresse infinie, si fort qu'il semble annihiler le sentiment de jalousie et de haine qu'elle devrait nourrir à l'égard de celle – Fabienne Babe, la "remplaçante" – qui a été, est peut-être encore, la maîtresse de son mari (Jean-Philippe Puymartin). Amour fou donc, lui aussi, hors-norme, mais d'une folie troublante qui révèle assez vite son caractère in-sensé. La femme (qui se nomme Garland comme Judy) a beau donner le change – superbe séquence chantée avec Fabienne Babe, clin d'œil à la Lola de Demy, que rejoint Marianne Basler pour un numéro de duettistes tel que les affectionne Vecchiali (au point, dans la scène qui suit, d'entrer dans le plan pour rejoindre à son tour les deux actrices en train de danser avec toute l'équipe) –, réservant sa "folie" à son mari (non dupe, c'est pour cela qu'il erre dans le film, entre les deux femmes, entre celle qu'il aime et celle qui lui a permis, lui permet encore, de supporter la perte), il n'y a rien de pacifié dans Un soupçon d'amour, la douleur y est constante. Une certaine violence se fait sentir également, violence qu'on pourrait dire contenue, ou simplement esquissée, comme toujours chez Vecchiali, du fait de son amour pour ses personnages-comédiens (qui le lui rendent bien), mais que trahissent les "orages" musicaux de Roland Vincent, éclats à la Prokofiev, à la Bernard Herrmann aussi, car il y a évidemment un peu de Hitchcock là-dedans, dans ce qu'il en est du suspense. Le "soupçon" du titre, c'est celui qui, tout au long du film, pèse sur la réalité du lien entre Marianne Basler et son fils. Là est le suspense. Un suspense d'amour. Qui ne sera levé qu'à la fin, même si le secret à ce stade du film n'en est plus vraiment un, tant la vérité se devine avant, ce qui n’a pas d’importance, l’essentiel étant moins la révélation par elle-même que la façon, très vecchialienne, de la mettre en scène. Le dernier plan est une reprise du premier, plus précisément des plans qui dans le film venaient répéter le premier, en le complétant, en l'habitant, comme peuvent le faire les revenants. Soit le mouvement inverse des 7 Déserteurs qui voyait les personnages "déserter" le film l'un après l'autre. Ici, on part de l'absence, qu'il va falloir combler, à tous les niveaux, et ce, au delà du dérèglement psychique de son héroïne, par le biais de l'art. Du théâtre au cinéma, il n'y a qu'un pas, c'est d'ailleurs celui qu'envisage de faire le personnage de Marianne Basler, alter ego féminin de Vecchiali qui, lui, a dû attendre l'équivalent d'une vie pour transposer ce qui n'avait pu être écrit – un roman – en film. Son œuvre n'en portait jusque-là que la trace, voile zébré de fulgurances. Si le film est dédié à Christiane Vecchiali, la sœur bien-aimée, alias Sonia Saviange, ainsi qu'à Douglas Sirk, c'est bien sûr parce qu'il s'agit d'un mélodrame, même si on est loin des mélos flamboyants de l'auteur d’Imitation of Life. Et que ça résonne avec le destin de Christiane qui avait perdu un enfant à la naissance (événement tragique que l'actrice évoquait dans la scène de Femmes Femmes où justement elle joue Andromaque – et déjà comme ici, trop en dessous de l'émotion requise, ainsi que le lui reprochait Hélène Surgère dans le rôle du "public"); comme avec le destin de Sirk qui perdit lui aussi un fils, mort sur le front russe à l'âge de 19 ans (un fils qu'il ne voyait plus, empêché par la mère, convertie à l'idéologie nazie) et dont A Time to Love and a Time to Die relate indirectement la quête pour le retrouver. Reste que le dernier plan n'est pas sirkien. C'est celui d'une mère affolée, accourant, le médicament en poche, vers son fils malade (qu'on ne voit pas). Puis l'image s'arrête. Comme à la fin de... bah, encore l'Innocent, quand Jennifer O'Neill s'enfuit, affolée elle aussi (le mouvement est dans l’autre sens), après avoir découvert le corps de Giancarlo Giannini, l'amant-infanticide qui vient de se donner la mort, et que, le personnage s'éloignant, l'image s'arrête pour laisser défiler le générique. Un dernier plan qui ferait ainsi de Visconti la référence ultime chez Vecchiali, par ce qu'il représente finalement: l'artiste par excellence, engagé jusqu'à la mort (Visconti a dirigé l'Innocent à demi paralysé) sur la voie de la beauté et de la passion. L'arrêt sur image, c'est l'arrêt du mouvement, non par épuisement, mais quand deux forces contraires s'équilibrent et créent un point d'arrêt. C'est le cas ici, à travers l'image de l'affolement qui conjugue à parts égales l'inquiétude la plus extrême et l'espoir qu'il n'est pas encore trop tard. Ce qui se passe après, une fois que Marianne Basler a rejoint son enfant, n'appartient pas au film. Le film s'arrête quelques secondes avant. Avant l'effusion, avant le torrent de larmes, en accord avec le désir de Vecchiali de représenter, via ce dernier plan, ce qui peut rester d'un deuil, si longtemps après. Non pas vingt ans après, ça c'est le film, ni même vingt-cinq, quand Vecchiali tournait Corps à cœur et sublimait la douleur dans l'apothéose d'un finale (Hélène Surgère + le Requiem de Fauré) digne des plus beaux mélos du cinéma, mais soixante-cinq ans après, quand le souvenir, bien que toujours douloureux, n'arrache plus de larmes, à l'image de l'art, devenu merveilleusement "sec", que Vecchiali pratiquait dans ses derniers films. Pas un art sans larmes, mais d'où ne s'échapperait qu'une seule larme. Une "larme d'amour" (un soupçon) qui vaudrait pour toutes les autres, s'écoulant invisible et sans fin...

"Tout est vrai!".

Retour sur Femmes Femmes:

Ah Femmes Femmes... un film complètement fou (et pourtant maîtrisé de bout en bout), qui à ce titre ne ressemble à rien de connu. Certes, on peut l’inscrire dans un certain courant – moderne – du cinéma, marqué par la liberté d’écriture, les ruptures de ton et ce goût de l’aventure dont parlait Biette. Certes, on peut le rapprocher de Rivette, pour les rapports entre la vie et le théâtre et ce que j'appellerais le "fantasque féminin", Eustache pour l’aspect "film de chambre" (ça se passe quasi exclusivement dans un appartement, avec vue sur le cimetière de Montparnasse), les dialogues et le noir et blanc, voire Demy pour les scènes chantées, non sans fausses notes (le seul qui chante juste, c’est le livreur, normal c’est Charles Level, un vrai chanteur)... mais il y a quand même deux choses qui rendent ce film totalement à part: 1) la référence très marquée aux années trente, à travers, outre le noir et blanc, la gouaille par instants des actrices (cf. , la réplique sur le "greuyère"), les personnages qui se mettent à chanter et la séquence dans la rue (écho au Boudu de Renoir plus qu'à la Nouvelle Vague), toutes ces photos d’actrices françaises et américaines qui ornent les murs de l’appartement, laissant penser que pour Vecchiali l'important est moins la tradition du nouveau (aporie par excellence de la modernité) que le renouveau de la tradition; 2) l’incroyable jeu des deux comédiennes, amorcé dès le début par un plan-séquence hallucinant d’une bonne dizaine de minutes (visant à illustrer la citation d'Albert Camus qui ouvre le film: "Oui, croyez-moi, si vous voulez vivre dans la vérité, jouez la comédie"), ce que Vecchiali s’ingéniera par la suite à décliner, presque à satiété (c'est le cas de le dire), jusqu’à ce finale fabuleux, à fins multiples, "happy end" puis "unhappy end" – ah les cris de Sonia, sous le regard persécuteur (?) des actrices postérisées, un des rares moments d'improvisation du film, avec la scène où elle joue Andromaque et fond en larmes quand Hélène critique son jeu et lui dit que la douleur d'Andromaque est celle d'une mère qui a perdu son enfant, ne sachant pas que l'actrice avait vécu le même drame –, années trente et liberté de jeu qui font de ce film un véritable ovni ("objet vieillot non identifié") dans l'histoire du cinéma, un objet décidément inclassable.
Femmes Femmes c'est l'histoire de deux comédiennes sur le retour, qui vivent ensemble après avoir été successivement mariées au même homme, deux femmes qui se complètent plus qu'elles ne s'opposent, Hélène, plus fantaisiste, plus solaire, ne quittant pratiquement plus l'appartement, alors que Sonia, plus tragique, plus sombre, continue de garder un lien – ténu – avec l'extérieur, en acceptant des petits rôles. La force du film vient du double jeu instauré par Vecchiali qui, loin de fixer les personnages dans leur position de départ, pour mieux se les approprier, avec ce que cela suppose de crudité naturaliste et de lourdeur psychologique, préfère les laisser vivre, de façon presque documentaire, enregistrant avec une sensibilité sismographique les petites failles que révèle leur comportement, faussement enjoué et en totale osmose (l'effet "vase communicant" ne se réduit pas à l'alcoolisme), de sorte que le désespoir qu'on ne peut s'empêcher de ressentir à mesure que le film avance finit par se manifester dans toute son horreur. Peut-être que la fin du film vient révéler, comme le suggère Vecchiali lui-même, qu'il n'y aurait qu'un seul et même personnage, Sonia n'étant que le double halluciné d'Hélène, dû entre autres à l'alcool (si Hélène passe son temps une coupe de champagne à la main, c'est pourtant Sonia qui s'enivre au rouge et connaît les symptômes du delirium tremens – et le bestiaire qui va avec: iguane, chauves-souris... –, tels que les avait décrits Michel Delahaye, le médecin dans le film). Mais ce n'est pas certain (le film reste ouvert à toutes les interprétations, comme tout grand film), et pour ma part je serais plus enclin à considérer qu'il y a bien deux personnages mais que chacun serait vu à travers le regard, éminemment fluctuant, de l'autre. Femmes Femmes et sa structure en miroir, c'est une sorte d'anti-Persona. Ici, pas de comédienne vampirisée par son infirmière (à moins que ce ne soit l'inverse), mais deux comédiennes qui, tour à tour, et sans qu'on en soit vraiment sûr, seraient comme l'infirmière bienveillante de l'autre, naviguant ainsi entre la comédie et la tragédie, le blanc et le noir, le tablier à fleurs et le pyjama à pois, mouvement empreint d'une grâce infinie (il y a une vraie leçon de mise en scène quant à la manière de filmer dans un appartement), magnifié en cela par la photo de Strouvé (qui fait scintiller les bijoux et les coupes de champagne) et les trouvailles sonores de Bonfanti (je pense, entre autres, au chant des oiseaux qui accompagne de nombreuses scènes), jusqu'à ce que tout se fonde dans la lumière crue d'un banquet désenchanté (une fois passé la Chantilly, c'est-à-dire quand le jeu est fini), où se réveillent, via le cimetière de Montparnasse, plus présent que jamais, les angoisses de la mort...

PS. Les Cahiers n'avaient pas parlé du film à sa sortie, trop occupés qu'ils étaient, en pleine période mao, à pourfendre le cinéma bourgeois, les fictions de gauche et les films rétro (ce que n'est pas Femmes Femmes, évidemment, c'est même tout le contraire). N'avaient d'intérêt que les films militants et anti-impérialistes. Alors la cinéphilie revendiquée de Vecchiali, vous imaginez... Et pourtant, quoi de plus politique (sinon révolutionnaire) qu'un film aussi risqué, tourné sans argent (mais qui n'affiche pas complaisamment sa pauvreté) avec des actrices au chômage qui tout simplement jouent leur vie.

Bonus:

  Change pas de main (1975).

Une rouquine dans la bagarre.

Jean-Claude Guiguet, il y a près de cinquante ans, parlait donc d'un art de la déflagration à propos du cinéma de Vecchiali. Soit, car c'est comme ça que je l'ai compris, un art qui à la fois "détone" et "détonne" puis enflamme... Or qui dit flamme dit Myriam, dans Change pas de main... Myriam Mézières qui, en détective privé nue sous son imperméable, déto(n)e et enflamme, exemple parfait de "déflagration".
Alors oui bien sûr: à côté de ses autres films, comme l'Etrangleur, Femmes Femmes, la Machine et Corps à cœur (pour s'en tenir à la production des années 70), Change pas de main, le fameux porno de Vecchiali (quand l'ancien de l'X s'essayait au X), est une œuvre mineure (mais pas faite pour les mineurs) – quoique ambitieuse, puisque visant à mêler comédie musicale, polar et pornographie –, dont l'originalité tient d'abord à ce mélange des genres, mélange difficile, sinon impossible, quand ça touche le porno, expliquant le choc ressenti à la vision du film, choc qui vient non seulement des scènes pornographiques, que Vecchiali incruste sans ménagement (1), de manière frontale (Jean-François Davy, récemment disparu et ici producteur, les avaient utilisées pour son film Exhibition), mais aussi du fait que de telles scènes, quoi qu'on en dise, ne s'intègrent jamais véritablement au récit. Car si l'érotisme se combine idéalement à la comédie musicale (ainsi le début du film, dans la boîte de nuit au nom sternbergien, "Shanghai Lily", avec le strip-tease enchanté de Mona Mour) et au polar (un polar hawksien, à la Chandler – mais sans les crêpes (hum) –, quoique là c'est surtout à Mocky que l'on pense, à travers l'héroïne, Myriam Mézières en "privé" et donc nue sous son imper, et certains personnages comme celui, très poétique, que joue Marcel Gassok, ou encore, bien sûr, celui du colonel, interprété par Michel Delahaye, un ancien de l'OAS, cloué sur son fauteuil roulant, ce qui, avec ses bras trop longs, le fait ressembler à un grand singe malade – dixit Hélène Surgère, parfaite en bourgeoise politicienne –, le porno, lui, mécanique et sans humour, reste désespérément off. Une image conforme au regard que porte Vecchiali sur la pornographie (dans sa forme commerciale), le tout-voir que celle-ci représente, opposé à ce qui, dans l'érotisme (cf. la scène d'amour entre la détective et son assistante) et le film noir, demeure obstinément caché... Mais la grande force du film, c'est surtout l'inversion des clichés, qui voit ici les femmes tenir les rôles habituellement dévolus aux hommes: figure politique, détective privé, réalisateur de porno, et même spectateur/consommateur, les hommes, eux, se trouvant réduits à l'état d'homme-objet, de pauvre pantin, voire d'handicapé. D'aucuns y verront un grand film féministe, je ne sais pas... Change pas de main est un film à la fois de son temps – nous sommes en 1975, l'an 1 de l'ère giscardienne, qui libéralise le porno (avant de le réprimer quelques mois plus tard avec la loi sur le classement X) en même temps qu'il propulse quelques femmes au pouvoir – et hors du temps, quand il rend ainsi hommage au cinéma d'hier. Sa beauté, que le porno vient souligner par contraste, est réelle. Elle tient à pas grand-chose (d'où sa valeur): le jeu inflexible d'un acteur, l'humour dévastateur d'une réplique (les dialogues ont été écrits, outre Vecchiali, par Noël Simsolo) – quand par exemple, à la fin, Hélène Surgère, en passe d'être nommée ministre, flingue son pervers de fils (Jean-Christophe Bouvet, "introduced"), partouzeur nécrophile et cause indirecte de tout ce cirque, et déclare: "il m'aura emmerdé toute la vie ce p'tit con" (2) –, la délicatesse, très jazzy, d'une musique (signée Roland Vincent et jouée par Marcel Azzola)... Il y a là une véritable alchimie qui finit par dépasser le caractère purement subversif du film pour atteindre, aux moments les plus inattendus, à la faveur d'un geste, d'une expression ou d'un simple regard, une émotion qu'on serait en peine de trouver ailleurs, dans des films disons plus confortables.

(1) L'autre titre du film (que préférait d'ailleurs Vecchiali, il l'avait conservé en sous-titre) était "Le sexe à bout portant" (ce qui détonait encore plus), qui mêle porno et polar, alors que Change pas de main joue sur l'ambiguïté de l'expression, évoquant à travers le mot "main" à la fois une pratique sexuelle (ce que renforce les trois points d'exclamation, normalement présents dans le titre, signe là aussi de détonation) et l'idée de "manipulation" qui est au cœur du film. Change pas demain, le titre d'exploitation imposé au départ par la censure ne veut évidemment rien dire.

(2) Clin d'œil au dernier plan du film Assassins et Voleurs de Sacha Guitry, lorsque Poiret tue Serrault et conclut: "Cet homme-là, il m'aurait emmerdé toute ma vie".