22/12/2024

Les mystères de Wes


  The French Dispatch de Wes Anderson (2021).

Tout (ou presque) ce que vous avez toujours voulu
savoir sur le Wes (sans jamais oser le demander).
  Ecart / Encart.

Dans The French Dispatch, peu l'ont souligné, peut-être même personne, mais vers la fin du film Wes Anderson (via Anjelica Huston, la narratrice) apporte une précision concernant Liberty, Kansas où se trouve le siège américain du Evening Sun: la ville est située à 15 km du centre géographique des Etats-Unis. Précision qui en appelle deux autres: 1) on parle ici de l'ancien centre géographique avant que ne soient intégrés à l'Union les Etats d'Alaska et de Hawaï; 2) Liberty existe bien, c'est un trou paumé d'Amérique (une centaine d'habitants), mais elle est située beaucoup plus loin du "centre", la ville référence étant Lebanon (guère plus peuplée), localisée, elle, à 4 km dudit centre... Si Wes Anderson a choisi Liberty c'est que ça sonne mieux, mais aussi parce que le nom de Lebanon, il l'avait déjà été utilisé dans Moonrise Kingdom (Fort Lebanon, le camp principal des scouts), le fait aussi, peut-être, que sa compagne, Juman Malouf, est libanaise et que c'est elle qui a illustré la couverture du livre issu du film. Cela dit, l'essentiel n'est pas là. Ce qui compte, c'est l'idée de centre, et plus précisément de décentrement: l'écart léger, pas toujours perçu mais bien réel, qui existe dans les films d'Anderson entre un centre organisateur, parfaitement structuré, d'où partiraient les lignes de fuite (si l'on s'en tient aux dix dernières années: un terrier et ses galeries, une forêt et ses recoins, un grand hôtel et ses connexions, une île-poubelle et ses circuits, un magazine et ses réseaux), et ce qu'on pourrait appeler l'autre centre, légèrement "décalé", assimilable au premier parce que très proche, mais qui en diffère parce que moins pur, du fait du décalage.
Ce degré d'impureté est ce qui conditionne la réussite d'un film. Peu importe que le film soit surchargé, qu'il y ait comme un "trop-plein", l'asphyxie ne naît pas de l'accumulation (celle-ci ne saurait être totale), mais de l'absence d'impureté qui, elle, empêche vraiment une séquence, même dépouillée, de "respirer". Ce qui fait la beauté et l'émotion du cinéma de Wes Anderson, c'est que, dans de nombreuses séquences, de nombreux plans, même les plus élaborés, quelque chose, souvent pas grand-chose, vient troubler la belle ordonnance de l'ensemble, à la manière des films de Tati, qu'il s'agisse de l'expressivité, subitement plus marquée, d'un regard ou d'un geste, ou de la simple présence, incongrue, d'un détail (comme dans les dessins de Sempé qui, soit dit en passant, a travaillé pour The New Yorker). Ce "pas grand-chose" qui fait qu'on passe de l'organisé à l'organique, de l'inerte à la vie, n'est pas constant chez Anderson, parfois il manque et la séquence ne fonctionne pas ou moins bien. Non pas qu'il y ait là un problème d'inspiration (la créativité du cinéaste semble sans limite) mais que la séquence souffre d'une trop grande complexité dans sa représentation (ce qui est différent du trop-plein), annihilant, pour une bonne part, son pouvoir d'émotion. C'est le ludus, cher à Roger Caillois, ce "plaisir qu’on éprouve à résoudre une difficulté créée à dessein (...) telle que le fait d’en venir à bout n’apporte aucun autre avantage que le contentement intime de l’avoir résolue", et qui chez Wes Anderson culmine dans certains plans hyper-construits de Isle of Dogs (mêlant à la ligne déjà bien fournie du récit, fait de flashbacks, le japonisme de l'auteur). Des défauts relatifs, si on tient compte de ce que le film offre par ailleurs, mais qu'on retrouve aussi, quoique à un degré moindre, dans The French Dispatch... Des "défauts" qui sont donc plus nombreux dans les deux derniers films, témoignant du désir toujours plus fort chez Wes Anderson de relever des défis toujours plus hauts: au niveau de la forme (la composition des plans), ce qui ne peut que retentir sur la narration, créant par moments un certain "brouillage".
De sorte qu'aujourd'hui les films d'Anderson doivent impérativement être vus deux fois pour être appréciés à leur juste valeur. Deux fois, et dans la foulée pour que, la seconde fois, on puisse repérer ce qu'on n'avait pas vu la première fois tout en ayant encore parfaitement en mémoire ce qu'on y avait perçu, ce qui est différent de la revoyure, nouvelle vision à distance d'un film que, du coup, on redécouvre. Là, la vision en deux temps rapprochés du film s'en trouve, non pas radicalement changée mais disons réajustée, au sens de "rendue plus juste". Le cinéma de plus en plus "littéraire" de Wes Anderson suppose ainsi qu'on le regarde de la même manière qu'on lirait une nouvelle ou une BD. Mais faute de pouvoir s'y arrêter, et bien sûr de revenir en arrière (j'évoque ici la vision originelle, idéalement en salle), les films aujourd'hui incroyablement denses de Wes Anderson ne peuvent que pâtir d'une unique vision, surtout quand ils sont vus par des spectateurs, et ils sont nombreux, qui n'ont pas, ou ont perdu, l'habitude de lire. Dommage pour eux parce que "lire" un film de Wes Anderson est à l'heure actuelle, dominée par le "tout-vitesse" comme il y a le "tout-image", une des choses les plus merveilleuses qui soient au cinéma. Une façon de retrouver un peu du temps d'autrefois, de celui qu'on pouvait encore savourer.

Wes France.

Soit donc la maquette d'un magazine, style The New Yorker, comme charpente du film, au même titre que l'agencement d'un orchestre symphonique, l'architecture d'un grand hôtel ou la structure d'une usine de recyclage... Une maquette pour confectionner le dernier numéro d'une revue, plus précisément son supplément week-end dont le rédacteur en chef (Bill Murray) vient de mourir. Le siège de la revue (The Liberty, Kansas Evening Sun) est située au fin fond de l'Amérique, exactement au "centre" ou presque (cf. supra), mais le supplément, "The French Dispatch" consacré à la vie culturelle française, est lui basé en France, à Ennui-sur-Blasé (un nom de ville comme on en trouve dans les BD, le film a d'ailleurs été tourné à Angoulême, capitale de la bande dessinée) (1), rédigé par des expatriés, à l'image de Wes Anderson qui séjourne à Londres et souvent à Paris. Après le Japon dans Isle of Dogs, une histoire de chiens contaminés et déportés sur une île-poubelle, où l'on trouvait, comme greffés sur l'histoire, les stéréotypes — ici très réussis — qui touchent à la culture japonaise (le taiko, le sumo, les sushis...), c'est la France, en tant qu'écrin culturel, qui prend le relais, via un double numéro (hommage au chef défunt), constitué d'un prologue et de trois récits: les trois meilleurs jadis publiés par la revue, où l'on retrouve, là aussi, les clichés propres au regard qu'un étranger porte sur tout pays qui n'est pas le sien, mais des clichés davantage intégrés au récit puisqu'il s'agit d'expatriés et que le regard, qui n'a plus rien de touristique, y est celui de l'exilé, avec ce que cela suppose de mélancolique.

Voilà pour le décor. Voyons ce qu'il en est du film proprement dit où, comme toujours chez Wes Anderson (et peut-être plus encore aujourd'hui) les références abondent, les citations aussi... D'autant qu'ici ça touche d'emblée à la composition du film, qui fait correspondre maquette journalistique et film à sketches: c'est le côté italien (le film a episodi) de The French Dispatch auquel renvoient la musique de Morricone (L'ultima volta) et le personnage de Zeffirelli (l'étudiant "complexé par ses nouveaux muscles" que joue Timothée Chalamet) dont le choix du nom interroge, écho non pas à l'œuvre pour le moins académique du réalisateur de Roméo et Juliette, mais — c'est une hypothèse — à son enfance, pour le moins atypique (Franco Zeffirelli était orphelin comme le sont la plupart des petits héros d'Anderson: Sam, Zero, Atari, voire le Zeffirelli du film dont les parents — adoptifs? — se nomment B.). De toutes les citations, c'est d'ailleurs la citation cinéphile qui est la plus présente dans The French Dispatch. Il y a bien sûr la citation littéraire, concernant les journalistes du magazine dont il est possible pour chacun d'entre eux de trouver celui ou celle du New Yorker qui lui correspond (le générique de fin les cite: de Harold Ross à James Baldwin, en passant par Rosamond Bernier, S.N. Behrman, Mavis Gallant, etc. — cf. l'interview de Wes Anderson dans... The New Yorker), mais c'est bien le fil cinéphile qui court tout le long de The French Dispatch, sans que pour autant le film se transforme en quiz (c'était le danger et si le film y échappe c'est parce que la gourmandise d'Anderson en matière de récit, comme son indéfectible croyance aux pouvoirs des images, cette capacité d'émerveillement toujours intacte chez lui — nulle roublardise —, font passer le côté quiz largement au second plan). On évoquera donc, sans s'y attarder, Tati (pour la description d'Ennui-sur-Blasé, le clin d'œil à la maison de M. Hulot dans Mon oncle), Renoir (pour le côté anarchisant du peintre psychopathe), Godard bien sûr (pour l'épisode sur Mai 68 — en fait le Mouvement du 22 mars), Clouzot (pour le personnage du commissaire joué par Amalric, décalque de celui qu'incarne Jouvet dans Quai des Orfèvres), et puis Truffaut, Vigo, plein d'autres encore... sachant que dresser la liste n'a aucun intérêt, pas plus en tout cas que de repérer les endroits d'Angoulême qu'on a transformés pour faire parisiens et que ça rappelle le Paris des années 50-60... Parce que s'arrêter aux décors comme aux références, c'est prêter le flanc aux anti-andersoniens, toujours prompts à nous servir le couplet habituel sur Wes Anderson: cinéma sous verre et sans vie, plans-vignettes sur-cadrés et submergés de détails, récit tarabiscoté et toujours trop long. OK, encore faudrait-il regarder les films au lieu de regarder sa montre. Le récit, parlons-en justement. On remarquera, parmi ceux qui n'ont aimé qu'une seule des trois histoires, qu'ils ont rarement aimé la même: pour certains, c'est la première et après le film se perd; pour d'autres, c'est la troisième mais qui arrive trop tard; et pour d'autres encore, c'est la deuxième qui rend le film boiteux. Cette absence d'unanimité, sur ce qu'on a aimé ou qu'on n'a pas aimé dans le film, est symptomatique du paradoxe Anderson, système a priori fermé, marqué par le repli, qui voit l'auteur, indécrottablement fidèle à ses principes (esthétiques), ne pas chercher à plaire, du moins à tout le monde, et en même temps, d'une totale liberté, marqué par l'aventure narrative, de sorte que pour un certain nombre la séduction, quoique incertaine, restera toujours possible, en fonction de ce qui leur est raconté, et, ajouterons-nous, quelle que soit la forme. Cette opposition entre repli et liberté parcourt tout le cinéma de Wes Anderson, à travers notamment ce qui oppose le renard au loup, les adultes aux enfants, le totalitarisme à l'art, les chiens fidèles aux chiens errants (et non les chiens aux chats)... Et dans The French Dispatch?

Pour répondre à la question, il faut d'abord mettre en avant ce qui court à l'intérieur même du film, d'un récit à l'autre. La première chose, évidente, outre que ça se passe dans la même ville, à Ennui-sur-Blasé (à prononcer avec l'accent américain), c'est que chaque récit (même le prologue) nous est rapporté par celui ou celle qui l'a écrit, jouant ainsi le rôle de médiateur/médiatrice pour le spectateur, mais pas seulement puisqu'il ou elle est aussi acteur/actrice des événements racontés. Mieux: sur ces récits, nous avons à la fin le point de vue du rédacteur en chef, de sorte que le regard de l'exilé se double d'un regard critique, offrant une autre perspective, qui répond aux règles de rédaction du magazine (ne pas se répéter, rassembler l'essentiel, faire ressortir l'intention, donner l'impression que c'est écrit "comme ça, exprès"...), autant de règles qu'il est difficile de ne pas rattacher à celles que — j'imagine — Wes Anderson s'applique à lui-même, ou aimerait s'appliquer, manière pour lui non pas de se justifier, mais d'aller plus loin dans sa façon de conduire un récit, quand l'auteur, débarrassé de la tentation nostalgique (prologue), s'affranchit de ses contraintes (récit 1), sans céder au narcissisme (récit 2), pour atteindre ce qu'il cherchait sans en être parfaitement conscient (récit 3), ce qui dans le dernier récit, se traduit — idée lumineuse — par la récupération du brouillon jeté un peu trop vite dans la corbeille à papier alors que c'était la meilleure partie de l'article. Tout ça pour dire que tout n'est pas réussi dans The French Dispatch, loin s'en faut, d'abord parce qu'un film à sketches, c'est par définition inégal, mais surtout parce que les films de Wes Anderson, à travers ce qu'ils mettent en jeu, au niveau des formes (beaucoup plus changeantes qu'on ne le dit), ne peuvent pas et ne pourront jamais être parfaits. Peu importe, l'essentiel est le mouvement d'ensemble, où se dégage cette volonté chez lui de dépassement (parler de ressassement c'est ne rien comprendre à son travail), ce besoin, vital artistiquement, de se lancer des nouveaux défis, toujours plus hauts, au risque de la complexité (justifiant, comme il a été dit plus haut, qu'il faille voir les films deux fois surtout les derniers), et de perdre alors une partie de son public, pas forcément désireux de le suivre, mais aussi de moins en moins armé pour une telle entreprise. Celle-ci n'en reste pas moins admirable, d'autant que jusqu'à présent chacun de ces films, pris là aussi dans leur ensemble, finit toujours par emporter le morceau.

(1) Pourquoi ce nom, Ennui-sur-Blasé? La vie n'y semble pas plus ennuyeuse qu'ailleurs et ses (rares) habitants n'ont pas l'air non plus spécialement blasé. Y voir alors l'équivalent toponymique du personnage impassible et désabusé que joue Bill Murray... 

Bonus: Aline par Jarvis Cocker.

Post-scriptum: Un film juif?

Ce qui suit renvoie à des articles ( et ) consacrés au film, dans lesquels le journaliste recense, via les acteurs mais surtout les personnages et les grandes figures du magazine The New Yorker qui les ont inspirés, tout ce qui ferait de The French Dispatch "le film le plus juif" du cinéaste. L'intérêt d'une telle démarche est limité, sauf à considérer tous ces apports juifs sous un autre angle. Si l'on s'en tient à la seule référence journalistique, on s'aperçoit (aidé en cela par ce que dit Anderson lui-même dans l'interview qu'il a accordée au New Yorker) que de nombreux personnages du film se nourrissent non pas d'une seule influence mais de plusieurs, parfois de façon paradoxale (que ne peut ou ne veut expliquer Wes Anderson), et que si ce mélange d'influences va bien avec le côté mashup du film (qu'illustre le prologue raconté par Herbsaint Sazerac/Owen Wilson, dont le nom, Sazerac, est celui d'un cocktail américain à base de whisky, sauf qu'à l'origine c'était du cognac fabriqué près d'... Angoulême, capitale de la BD), il s'avère que la plupart des personnages s'inspirent de personnalités juives et non juives.

Ainsi par exemple:
— Arthur Howitzer Jr (Bill Murray) = AJ Liebling + Harold Ross
— JKL Berensen (Tilda Swinton) = Rosamond Bernier (née Rosenbaum) + Janet Flanner
— Julian Cadazio (Adrien Brody) = Joseph Duveen
— Moses Rosenthaler (Benicio del Toro): pas de référence précise, le personnage du peintre étant présenté comme le fils d'un éleveur de chevaux juif mexicain, mais au niveau de son art une sorte de Pollock en plus torturé (voire le Frenhofer de Balzac et sa "muraille de peinture") 
— Lucinda Krementz (Frances McDormand) = Lilian Ross (née Rosovsky — aucun lien avec Harold Ross) + Mavis Gallant
— Zeffirelli (Timothée Chalamet) = Daniel Cohn-Bendit (mais la coiffure évoque plutôt le Rimbaud de Fantin-Latour)
— Roebuck Wright (Jeffrey Wright) = AJ Liebling (pour son goût de la bonne chère) + bien sûr James Baldwin

L'exception à la règle c'est Joe Mitchell qui a inspiré à la fois le personnage de Herbsaint Sazerac (Mitchell privilégiait dans ses reportages les bas-fonds de New-York et toute sa pléiade de marginaux) et celui du "cherry writer" qui n'a jamais pu écrire une ligne (Mitchell a souffert par la suite du syndrome de la page blanche).

Tout ça pour dire que The French Dispatch n'est pas à proprement parler "un film juif" sous prétexte qu'on y trouve pas mal de personnages possiblement juifs (du fait des références, car le seul qui l'est de façon sûre c'est le peintre Rosenthaler). Ici rien de la "pensée juive", plutôt l'hommage de Wes Anderson à un milieu (littéraire, journalistique, artistique) dans lequel il est de tradition de rencontrer des personnalités juives ou d'origine juive. Le fait qu'Anderson ne les retienne pas comme références exclusives (à part Duveen peut-être) pour portraiturer ses personnages, en accord avec son goût des assemblages, témoigne, outre le plaisir très dandy chez lui à créer des caractères nouveaux et uniques, d'une forme de "judéo-christianisme", au sens littéral du mot: qui mêle sans distinction judaïsme et christianisme, et ainsi les confond. Le meilleur exemple de cette "confusion" est bien le personnage d'Howitzer que Wes Anderson dit avoir imaginé à partir d'Harold Ross (un pur presbytérien) mais avec la tête de Liebling (une "tête d'obus"? d'où le nom Howitzer?). A l'arrivée, des personnages pas vraiment juifs (en tout cas qui ne sont pas salingeriens comme dans The Royal Tenenbaums ou zweigiens comme dans The Grand Budapest Hotel), et encore moins WASP (comme dans Moonrise Kingdom), sans religion précise pourrait-on dire, vu qu'ici le petit monde wesandersonien s'apparente plus que jamais à un système clos, "plein comme un œuf" (pour citer Barthes parlant de Jules Verne), un monde sans hors-champ, parce que l'englobant tout entier, où tout est là qui s'additionne, que cela touche à l'art — cf. par ailleurs l'exposition "Spitzmaus Mummy in a Coffin and Other Treasures" (Musaraigne momifiée dans un cercueil et autres trésors) au Kunsthistorische Museum de Vienne, conçue par Wes Anderson et Juman Malouf) —, la religion ou la politique, expliquant que l'épisode central de The French Dispatch renvoie moins aux événements de Mai 68 qu'au mouvement étudiant du 22 Mars: les grèves à Nanterre pour obtenir, entre autres, le libre accès des garçons aux dortoirs des filles — puisque l'inverse était autorisé —, où se trouvaient, encore mêlés à l'époque, gauchistes divers et catholiques de gauche, mais aussi ceux qui n'avaient jamais fait de politique auparavant, de simples jeunes en rupture de ban ("les enfants grognons"), soit le mixte idéal pour Wes Anderson, comme l'est cette histoire de manifeste (révolutionnaire) "rectifiée" par une journaliste américaine! Chez Anderson, c'est l'aspect pluraliste qui prime, de sorte que ce que raconte son film, sans que l'auteur l'ait vécu (hormis ce même regard d'exilé que celui des journalistes qu'il met en scène) n'est rien d'autre qu'un livre-mémoires où Wes Anderson s'invente dans la peau d'un ancien rédacteur en chef du plus sophistiqué des magazines américains (et non de l'ancienne réceptionniste dudit magazine: Janet Groth — il aurait fallu pour cela confier le rôle principal à Scarlett Johansson). Et que s'il fallait dégager une seule figure parmi toutes celles qu'Anderson convoque, la figure dans laquelle il pourrait lui-même s'identifier, ce serait je crois celle de James Thurber, écrivain à l'imagination débordante, l'auteur de La Vie secrète de Walter Mitty, auteur également d'une biographie d'Harold Ross, qui vécut plusieurs fois en France et qui, pour le New Yorker, écrivit non seulement de nombreuses histoires mais fut aussi un extraordinaire illustrateur. On est loin du "film juif".

4, 8 et 21 novembre 2021

Complément: sur Asteroid City (2023).

Les aventures supra-ordinaires de Mr. Wes au pays des ovnis.

C'est Barthes qui dans Mythologies qualifiait Jules Verne de "maniaque de la plénitude" au sens où "il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d'un œuf". S'il est un autre maniaque de la plénitude, c'est bien Wes Anderson, et ce n'est pas son dernier film, Asteroid City, qui nous dira le contraire. Avec cette volonté chez lui de s'imposer des défis toujours plus grands. Ici, meubler une petite ville américaine située en plein désert, autant dire plein Ouest, côté Californie, Nevada, Arizona... on imagine un coin perdu entre la Vallée de la mort et le désert d'Amargosa, auquel on accèderait par l'US Route 95, pas loin d'un centre d'essais nucléaires... autant dire un trou, ce qui tombe bien, vu que la ville doit son nom à un trou justement, un gros, un cratère, provoqué par la chute d'une météorite... Un défi, donc, qui consisterait pour Wes Anderson, non pas à meubler le trou, mais ses abords, et d'abord au niveau scénique, l'habituelle "maison de poupées", expression péjorative dans la bouche des "wessophobes", mais non pour moi, étant un "wessophile" de la première heure qui a toujours aimé les miniatures vintage de Mr. Wes, lesquelles dans ce dernier film, censé se passer en 1955, se réduisent à des morceaux de décor (comme dans les séries B, sauf qu'ici, sous le soleil écrasant du désert, tout est visible, il n'y a pas l'ombre pour dissimuler les parties manquantes du décor... plutôt alors comme dans le théâtre américain moderne)... ce qui fait que l'espace y est plus éclaté que dans les précédents Wes Anderson (du terrier à la maquette d'un journal, en passant par la forêt, un grand hôtel, une île-poubelle), rappelant davantage ceux de The Life Aquatic with Steve Zissou et surtout de The Darjeeling Ltd, par son horizontalité, obligeant, pour aller d'un bout de décor à l'autre, à multiplier les travellings latéraux. Ça c'est le premier défi et il est réussi.

Mais il y a aussi le second, au niveau narratif, sous la forme, habituelle là aussi, de l'emboîtement et de toutes ces petites stories que l'auteur aime agglomérer: ainsi dans Asteroid City, via le thème "deuil et mélancolie" (comme disait tonton Sigmund), thème récurrent chez Wes Anderson, où se mêlent, lors d'une convention pour astronomes en culottes courtes, les cendres d'une mère, conservées dans un tupperware, quelques secrets militaires et un extra-terrestre — pas un petit homme vert mais une grande tige couleur grise (c'est Jeff Goldblum qui incarne l'alien) — venu "emprunter" un vestige de la météorite... ce qui fait penser qu'on ne doit pas être loin, dans l'esprit de Wes Anderson, de la "zone 51"... Bref, on nage en plein Wesworld, tous les ingrédients sont là, dans le prolongement de The French Dispatch... ou encore de Moonrise Kingdom pour ce qui est des "Cadets de l'espace", de loin les personnages les plus attachants du film (savoir, parce qu'il faut vraiment le savoir, que le jeu de mémoire auquel ils s'adonnent est inspiré d'une scène du film de Satyajit Ray Des jours et des nuits dans la forêt m'a procuré un plaisir sans nom)... les ingrédients sont là, donc, bien là même, tant ils sont nombreux, comme toujours, sans que ce soit pour autant le problème, ainsi que je le rappelais à propos de The French Dispatch, un sommet dans ce domaine. Parce que l'asphyxie d'un film, sur le plan narratif, ne vient jamais d'un éventuel "trop-plein", si c'est bien rempli, mais de sa complexité, si elle est trop grande, qui empêche le film de respirer. C'est cette tendance, toujours à la limite chez Anderson, surtout dans ses films récents, qui invite à les voir deux fois, et à la suite, une règle que j'avais édictée pour apprécier à sa juste valeur The French Dispatch, ce qu'on appliquera également pour Asteroid City, mais avec un résultat, cette fois, moins probant tant la complexité, qu'on dira naturelle chez Wes Anderson, se double ici d'une autre complexité, celle qui touche à la mise en abyme, inhérente aussi au cinéma d'Anderson, sauf que là l'auteur a vraiment eu la main lourde, conférant à son film un côté "mega méta", qui encastre encore plus le récit (genre poupées russes), à travers cette histoire de pièce filmée (et "montée" pour le coup) dans le cadre d'une émission télé, qui voit les acteurs s'interroger sur leurs personnages qui, eux, se questionnent sur ce qu'ils vivent, à moins que ce soit l'inverse... de sorte que l'inaccessibilité du film (à la manière d'un idiotisme) s'en trouve démultipliée. Et l'accablement avec (quid du mantra "Pour pouvoir se réveiller il faut d'abord s'endormir"?). Chaque moue de l'acteur (Schwartzman en faux Steinbeck photographe) ou pose de l'actrice (Scarlett Johansson en vraie starlette désenchantée — se rappeler que dans The French Dispatch la ville se nommait "Ennui-sur-Blasé") —, associées donc au côté métamax du film, tout ça finit par plonger Asteroid City (et le spectateur avec) dans un état de neurasthénie généralisée, à l'image de Bip Bip, qui ouvre et clôt le film et dont on apprend au début qu'il a perdu son "ami" Coyote — écrasé sur la route —, installant ainsi le film d'emblée sous le signe de la perte, soit du Chuck Jones non plus atomique mais atonique, préfiguration de ce que vivent Schwartzman et sa petite famille (1955, cinématographiquement parlant, c'est aussi la mort de James Dean). Au final, un excès de technicité dans l'agencement du film qui, combiné à son aspect spleenique et cette impression de morfondement dans lequel semblent se complaire les personnages, tend à brider l'émotion, de cette émotion qui d'ordinaire, par petites touches, imprègne les films de Wes Anderson.

Et puisqu'on parle d'émotion, revenons sur les deux films de Wes Anderson qui, avec Rushmore et Moonrise Kingdom, m'ont certainement le plus ému, à savoir Fantastic Mr. Fox et The Grand Budapest Hotel.

Le corps beau c'est le renard. (même sans la queue)

On a pratiquement tout dit sur Fantastic Mr. Fox (2009) de Wes Anderson (un film produit par la Fox évidemment). Je ne reviens donc pas sur l’histoire, adaptée du roman pour enfants de Roald Dahl, un auteur que je n’ai jamais lu, ni sur les thèmes chers à Anderson que sont la famille, la relation père/fils, etc., ni sur la technique de l’animation "image par image", procédé désuet mais qui fait tout le charme du film, renouant avec la poésie du Roman de Renard (Starewitch) ou de King Kong (Schoedsack et Cooper). En revanche, je voudrais dire quelques mots sur la manière dont Anderson croise une technique un peu brute, quasi primitive, sinon sauvage, et un récit foisonnant et parfaitement huilé (comme tout conte pour enfants), là où chez lui c’est d’habitude l’inverse (scénographie riche et dense, remplissant le cadre, qu’il s’agisse de la cabine d’un bateau ou du compartiment d’un train, au service d'un récit toujours inventif mais éparpillé). Cette inversion dans les rapports n’est pas sans conséquence au niveau du récit lui-même qui gagne en puissance, par le contraste ainsi créé entre le côté rough de l’animation et l’aspect peluche des personnages, entre les pulsions animales de ceux-ci (en fait réduites à leur caractère vorace — séquences fulgurantes et très drôles) et la douceur veloutée de leurs expressions, au niveau du regard et surtout de la voix (celle de Clooney est un délice), sans tomber dans l'anthropomorphisme gnangnan (Maître Renard est un chef de famille, coincé entre son désir d'ascension "sociale" et son rêve d'être comme le loup, libre et sauvage — c'est aussi un chef de clan, le chef de tous les petits animaux qui habitent les terriers, comme le blaireau, la taupe, le lapin... mais pas l'opossum qui, lui, vit dans les arbres et accompagne le groupe seulement par amitié!)... bref, entre la mécanique de l'ensemble, dont on devine en permanence les rouages, la part artisanale, et la force poétique de toutes ces figurines à fourrure, ce qui confère au film une dimension matiériste et tactile assez extraordinaire; un récit qui gagne aussi en dynamisme (la vitesse de narration varie en fonction des situations alors que la taille des personnages varie, elle, en fonction du décor), et surtout en profondeur, à travers ce que nous dévoile Wes Anderson de son rapport au monde.

Bestiaire de l'enfance.

Certains n’y ont vu qu’une sorte d’autoréflexion du cinéaste sur son propre système (la fameuse maison de poupées), la miniature poussée à son comble, alors qu’en fait il s’agit d’un véritable dépassement, tant son univers se trouve ici paradoxalement plus ouvert. Non pas qu'il s’élargisse mais qu’il se creuse, à l’image du terrier et de ses galeries, se propageant tel un rhizome, vaste réseau de communication (avec l'extérieur) autant que d'isolement. Rien à voir avec Le terrier de Kafka et sa dimension paranoïde, mais quand même, l’idée qu’il y a chez Anderson les mêmes questionnements que chez Kafka quant à ce qu'il en est de la vie lorsque celle-ci vous place en marge des autres. Questions posées ici par le biais non pas de l’autobiographie, comme dans The Darjeeling Ltd, ce qui finissait par alourdir le film (cf. la dernière partie), mais de l’autoportrait, tant il apparaît manifeste que Wes Anderson et Mr. Fox ne font qu’un — le rapprochement n’est pas que vestimentaire et ne se limite pas au seul dandysme — au point d'ailleurs que derrière l'image traditionnelle du renard (le côté farouche), c'est bien, via la rousseur de son pelage, celle de la différence qu'il faut voir. Mr. Fox, c’est aussi "Poil de carotte" (la preuve, le roman est de Jules Renard, haha): il ne m'étonnerait pas que dans l'enfance Wes Anderson ait été plus roux qu'il ne l'ait aujourd'hui... en tous les cas, on sait qu'il était le cadet de la famille (comme Cadet Roussel, haha... bis) et qu'à ce titre, il était maintenu un peu à l'écart, comme le sont les enfants trop géniaux, qu'ils soient rouquins ou gauchers — je pense à John McEnroe, tennisman génial s'il en est — voire les deux. En fait, c'est surtout un "grand mélancolique", et non un "petit garçon" comme le pensent les anti-andersoniens, c'est-à-dire que son univers n'est pas régressif (à l'instar de certaines comédies US), mais prospectif, au sens où le mouvement ne va pas du présent vers le passé mais dans l'autre sens: c'est à partir de schèmes nourris dans l'enfance que s'est construite son esthétique (un peu comme chez Ravel dont il ne viendrait à l'idée de personne de dire de son œuvre qu'elle est régressive). C'est toute la différence entre la nostalgie, celle du passé que l'on cherche à retrouver, dans une quête passéiste d'autant plus douloureuse qu'elle n'est jamais satisfaite et doit être perpétuellement reconduite, et la mélancolie où la douleur repose au contraire sur le fait qu'on sait pertinemment que le passé (et l'enfance, en l'occurrence) est révolu, qu'on ne pourra jamais revenir en arrière, et qu'une des façons de ne pas trop en souffrir est de le recréer, autrement dit, de le rendre à nouveau présent, infiniment présent, ce à quoi s'attelle Wes Anderson avec une constance d'autant plus bouleversante que les formes, elles, y sont sans cesse renouvelées...

La mère morte.

Dans The Grand Budapest Hotel (2014), Wes Anderson remonte le temps et joue avec l’espace, dilatant son cadre puis le comprimant, au carré, format des années 30 et des boîtes à pâtisseries, multipliant les "cadres dans le cadre" (fenêtres, portes, tableaux...), les remplissant aussi, avec sa maniaquerie habituelle. Un cinéma de haute précision, ultra-méticuleux, genre "fait main", ce qui le rend unique (le dandysme est là et non dans l'élégance d'un prêt-à-porter chic). Soit un retour aux origines, de A à Z, disons plutôt dans l'autre sens, from Z to A:
— De Z comme Zero (le gentil groom du film, qui est aussi le narrateur, immigré venant d'on ne sait où, zéro expérience, zéro études, zéro famille), ou Zubrowka, pays imaginaire qu'on imagine situé au nord de la Syldavie d'Hergé (et donc de la Bordurie aussi), à l'époque de l'Anschluss (question à 1000 kublecks: si le film se passe dans des villes fictives, telle la ville de Lutz, à quoi renvoie le "Budapest" du titre? — qui ne se limite à l'architecture de l'hôtel, rappelant par sa symétrie, toute andersonienne, celle des grands monuments de la capitale hongroise), ou encore les doubles Z, ces escadrons de la mort, aux gueules noircies, comme s'ils sortaient des entrailles de la terre... écho là encore à Tintin, les sections de choc du ZZRK ("Zyldav Zentral Revoluzionär Komitzät" dans Le Sceptre d'Ottokar).
— à A comme Agatha (la jeune pâtissière avec sa tache de vin sur la joue dessinant la carte du Mexique), ou bien Archer, la typographie choisie par le réalisateur (qui nous change de la Futura, sa police habituelle) pour écrire, outre le générique, les différentes dates du film, police inspirée de celle des machines à écrire, symbole de l'entre-deux, l'entre-deux-guerres, entre le monde ancien, sur lequel on porte un regard mélancolique, et le monde moderne, que l'on appréhende avec angoisse.
De Z à A, autant dire de Zweig (aussi pour le "point de vue narratif") à Anderson, de la passion du passé au goût des petites choses vintage...

Si Wes Anderson remonte le temps, c'est pour mieux l'arrêter. 1932. Année du Grand Hotel de Goulding (juste pour son point de départ: une pléiade d'acteurs dans un palace berlinois), de Trouble in Paradise de Lubitsch (et son personnage d'escroc "roumondain", enjôleur et cynique), de Number 17 d'Hitchcock (et ses jolies maquettes pour filmer la course entre un bus et un train)... Lubitsch et Hitchcock. Non pas qu'Anderson fasse dans le pastiche — sauf pour ce qui est d'Hitchcock, avec la séquence de filature au muséum, écho à Blackmail (les statues égyptiennes), réplique surtout de la séquence de Torn Curtain, avec Dafoe en "Gromek" (même moto, même cuir noir) — mais qu'il recrée, à sa manière, cette espèce de vivacité, au niveau de la parole, du geste et de l'action, qui caractérise le cinéma hollywoodien du début des années 30 (le film est aussi un joli concours de moustaches, jusqu'à celle de Zero, simple trait au crayon). Avec cette idée quand même de maintenir un ancrage européen, celui de la Mitteleuropa, expliquant que Lubitsch rime encore avec kitsch, c'est le "conteur arabe pour occidentaux", comme disait je ne sais plus qui, scénographe hors pair mais encore dans le carton pâte, un côté kitsch qui est celui du Grand Budapest Hotel, avec ses teintes rose (plus dragée que bonbon), violine, orange, et surtout rouge, très rouge, évoquant du coup l'Overlook Hotel de Shining (cf. aussi les longs travellings dans les couloirs)...

Mais laissons le kitsch, Kubrick et l'aspect lubitschcockien du film, la principale référence c'est Anderson lui-même, reprenant ici en les complétant les grands motifs de son œuvre. The Grand Budapest Hotel, c'est surtout, via cette histoire de tableau volé sur fond de monde finissant et de guerre imminente, un miracle d'équilibre, entre vitesse et cloisonnement, burlesque et mélancolie, enfance de l'art et cruauté... C'est toute la complexité (et la beauté) du personnage de M. Gustave, le concierge de l'hôtel incarné par Ralph Fiennes, personnage zweigien et en même temps so british, membre de la société des Cross Keys, qu'Anderson magnifie à travers le regard admiratif et reconnaissant que lui porte Zero, reléguant à l'arrière-plan l'Histoire, au profit de tous ces petits épisodes qui composent et dynamisent le récit, en accord finalement avec l'Atmosphäre de l'époque. Un plan, un geste, suffisent à Wes Anderson pour nous faire sentir, derrière l'effet comique, les prémices du chaos. Ainsi, par exemple, de ce plan où Brody, dans le rôle du vilain "nazi", ennemi juré de M. Gustave, détruit de rage le tableau qui a été accroché à la place de celui que les deux hommes convoitent, le fameux "Garçon à la pomme", chef-d'œuvre (inventé) de la Renaissance. Le nouveau tableau évoque la peinture d'Egon Schiele. Le comique, c'est d'imaginer que Fiennes et Brody passent ainsi à côté d'un vrai Schiele. En détruisant le tableau, c'est l'impitoyable censure du régime nazi vis-à-vis de l'art dit "dégénéré" que Brody reproduit — dans le générique de fin, on découvre que ce tableau, un faux évidemment, a pour titre "Two lesbians masturbating". Toute la force émotionnelle du plan andersonien est là, dans cette gravité cachée qui accompagne l'effet comique, à l'instar des plus grands burlesques, Keaton en tête (cf. le gag merveilleux des deux portes à l'entrée de la prison).

Le grand thème de The Grand Budapest Hotel, ce qui entraîne le film, en assure le mouvement, c'est bien sûr, et comme souvent chez Wes Anderson, celui de la transmission: à travers cette histoire de testament et, plus encore, la relation très forte qui se noue entre M. Gustave et Zero. Mais d'où vient la mélancolie? Il y a d'abord le fait que Zero se retrouve doublement endeuillé: d'Agatha, l'aimée (victime de la grippe prussienne) et de Gustave, le "père" (victime de la barbarie nazie), amour et civilisation se révélant finalement de peu de poids (la manière dont les deux personnages disparaissent brutalement du récit crée une sorte de "trou noir" proprement sidérant). Mais il y a autre chose. Je me posais au début la question du titre: pourquoi Budapest? La réponse est à chercher dans l'hôtel lui-même. L'hôtel comme symbole de la mère. Des preuves? D'abord l'origine du mot Budapest, composé de Buda, "eau", et de Pest, "grotte", ce qui renvoie à l'idée de matrice. Ensuite la scène où l'on vient arrêter M. Gustave (dans le hall de l'hôtel). Quelle est sa réaction? Il se met à courir vers le fond du plan, en direction des escaliers. Pour fuir? C'est que le mouvement, ainsi tourné vers l'intérieur, ne va pas au-delà, évoquant plus un mouvement de repli (on pense au petit garçon dans le Silence de Bergman) qu'une véritable tentative d'échappée, comme si, pour M. Gustave, abandonner l'hôtel était plus douloureux que d'aller en prison. Ce repli, c'est celui de l'enfant se réfugiant dans le giron maternel, la peur à l'idée d'affronter le monde, assimilé ici à une vaste prison dont on s'évade à l'aide d'outils miniatures (séquence hilarante), mais toujours à l'intérieur du cadre — pas de hors-champ, à l'image du cinéma muet et du burlesque — pour mieux retrouver l'hôtel-matrice. Un retour aux origines pour M. Gustave... Et pour Zero, le fils spirituel, un vrai voyage initiatique, mais dont il restera prisonnier. L'effroyable mélancolie est là, dans sa boucle sans fin. La perte de l'objet s'est transformée en une perte du moi. Un moi devenu mort, vide, zéro. Comme la mère. Comme l'hôtel Grand Budapest... Et c'est bouleversant.


Générique de Moonrise Kingdom (2012).

La musique qui ouvre Moonrise Kingdom est extraite de The Young Person's Guide to the Orchestra, la pièce à visée "pédagogique" de Benjamin Britten, inspirée de Purcell. Le film est beau non seulement par ce qu'il raconte (le passage à l'adolescence, qu'accompagne la musique d'Alexandre Desplat — musicien attitré d'Anderson, depuis Mr. Fox jusqu'au prochain, The Phoenician Scheme — avec en point d'orgue la chanson de Françoise Hardy, Le Temps de l'amour), mais aussi par les correspondances que tisse Wes Anderson entre la musique de Britten, les codes qui régissent la vie des scouts et son propre univers. Réécoutez l'ouverture (cf. ) et imaginez, ainsi répartis dans l'orchestre, de bas en haut: les enfants à la place des cordes, les chefs scouts (Norton, Schwartzman) à la place des bois, les parents (Murray, McDormand, Willis) à la place des cuivres, et, tout en haut, l'institution (Swinton) à la place des percussions... Après, vous avez les variations, c'est le film.

Ajout (31-05-25): Sur The Phoenician Scheme (2025), cf. là: Phénicie aussi.

02/12/2024

Rivière, sans retour


Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... de René Allio (1976).

"Je ne veux pas du jugement des hommes, je ne cherche qu'à propager des connaissances, je me contente de relater; même avec vous, Eminents Messieurs de l'Académie, je me suis contenté de relater."
Franz Kafka, Rapport pour une académie.

Eloge de la parole.

Rappelons les faits: le 3 juin 1835, au lieu-dit La Faucterie, Pierre Rivière, jeune paysan normand âgé de vingt ans, tue à coups de serpe sa mère enceinte de six mois, ainsi que sa sœur Victoire et son petit frère Jules qui vivaient avec elle. Son triple meurtre accompli, il s’enfuit et erre plusieurs semaines dans la campagne avant d’être arrêté. En prison, il rédige un mémoire, véritable autobiographie dans laquelle il expose les raisons de son geste: délivrer le père des "peines et afflictions" que lui faisait subir la mère depuis le premier jour de leur mariage, mariage arrangé dans le seul but, pour le père, d’échapper à la conscription, et rapidement transformé, par la mère, en "western" conjugal, celle-ci refusant de quitter sa maison, défendant avidement ses biens et ruinant chaque jour davantage un mari de plus en plus résigné. Le fait divers ne fit pas à l’époque autant de bruit, et pour cause, que la machine infernale de Fieschi, destinée à tuer le roi, mais il fut l’objet d’un débat passionné entre magistrats et psychiatres, les premiers voyant en Rivière un criminel monstrueux, parfaitement responsable de son acte — le mémoire en était la preuve — là où les seconds ne voyaient, à l’instar des villageois, qu’un pauvre fou aux comportements bizarres depuis l’enfance. Pierre Rivière est finalement condamné à mort, mais sa peine est commuée en réclusion perpétuelle après que les plus grands psychiatres de Paris, Esquirol en tête, l’eurent solennellement déclaré atteint d’aliénation mentale. Le 20 octobre 1840, celui qui se décrivait comme "déjà mort" se pend dans sa cellule.

En 1971, Michel Foucault découvre le cas par hasard et, subjugué par la beauté du texte, décide de le publier sous la forme d’un dossier. Y sont regroupés, outre le mémoire, des pièces judiciaires (dont l’interrogatoire de Rivière et les témoignages des villageois), des rapports médicaux, des articles de presse et, encadrant l’ensemble, des notes écrites par Foucault et ses collaborateurs. Le livre connaît un succès phénoménal. Pour Foucault, "publier ce livre, c’était (...) une manière de dire à messieurs les psy... en général (psychiatres, psychanalystes, psychologues) de leur dire: voilà, vous avez 150 ans d’existence, et voilà un cas contemporain de votre naissance. Qu’est-ce que vous avez à en dire? Serez-vous mieux armés pour en parler que vos collègues du XIXe siècle?" (1) De réponse, il n’y en eut pas, plus d’ailleurs par l’effet de sidération que produisit le livre que par une quelconque incapacité à discourir sur le cas. Il faut dire que par sa structure babélienne, plaçant le texte de Pierre Rivière au centre d’un dispositif qui semble l’éloigner à mesure qu’on s’en approche, le livre finit par susciter le même pouvoir de fascination que celui exercé directement par le mémoire. De plus, la tactique employée, visant à jauger le discours des autres — en l’occurrence celui des psychiatres et des psychanalystes au début des années 70 — à partir d’un texte qu’on a soi-même décidé de ne pas interpréter (pour éviter justement tout effet de réduction), ne pouvait que rencontrer le silence. Dès lors, rien d’étonnant à ce que cela soit sur le seul terrain de l’art que l’on répondit au désir de Michel Foucault de parler à nouveau de Pierre Rivière. C’est le défi relevé par René Allio lorsqu’il se lance en 1975 dans l’adaptation cinématographique du dossier. Ce qui frappe dans Moi, Pierre Rivière, pour qui connaît le livre, c’est la manière dont Allio arrive à se dégager du dossier tout en y restant scrupuleusement fidèle. C’est sur cette contradiction apparente que repose toute la dynamique du film: dépasser l’aspect stratégique, et forcément aride, du dispositif sans en trahir l’idée (l’inaccessibilité du texte de Rivière aux discours interprétatifs). Par quels moyens? Bien sûr, le principe de la représentation annule pour une bonne part le côté abstrait du dossier, avec toutes ces pièces assemblées comme dans un puzzle. Mais les autres représentations du cas n’ont pas la force que dégage le film d’Allio. Une force qui doit d’abord au choix du réalisateur de faire "jouer" son film par des paysans vivant à l’endroit même où, un siècle et demi plus tôt, s’était déroulé le drame. La non-interprétation du meurtre/texte se trouve ici redoublée par la non-interprétation (au sens professionnel) d’acteurs ressuscitant, plus qu’ils ne la joueraient, une pièce de leur passé. Pour René Allio, il s’agissait de faire entendre, à travers son film, la parole populaire (et ses accents patoisants), de redonner, à l’occasion de cette représentation d’une tragédie leur appartenant, la parole aux paysans. Ce choix, on le sait, est né de l’expérience des Camisards où le cinéaste avait fait tenir le rôle des paysans cévenols par des acteurs parisiens, ce qu’il avait regretté par la suite. Car pour Allio, "Paris est le lieu où s’institutionnalise la confiscation de la parole populaire. C’est là qu’on invente le personnage du cinéma dominant, celui qui fait l’histoire et qui est toujours un héros." (2) A cet égard, Pierre Rivière peut être vu, aussi, comme un moyen de rendre la parole au personnage de fait divers, personnage souvent issu du peuple et dont l’histoire se trouve, à travers le discours médiatique qui s’en fait l’écho, toujours réduite à des stéréotypes. Retrouver ainsi, en s’appuyant sur le même fonds culturel, en inscrivant l'œuvre sur le registre du quotidien et de la proximité, l’authenticité du fait divers.

Labourer, moissonner, rassembler le foin, traire la vache, baratter le beurre, faire le cidre... tout cela donne à Moi, Pierre Rivière un petit côté Farrebique que viennent magnifier la beauté des images (les effets de lumière, l’harmonie des couleurs à dominantes gris, bleu et marron) et l’extraordinaire travail sur le son. Reste que la force du film ne se limite pas à son aspect ethnologique, comme elle ne se limite pas non plus à cette opposition un peu trop didactique — champ/contrechamp — entre, d’un côté, les paysans-acteurs, filmés frontalement (en plans fixes ou en travellings) au milieu d’un décor (inspiré des tableaux de Millet) dans lequel ils semblent se fondre, et, de l’autre, les notables, joués par des comédiens professionnels, tout de noir vêtus, se déplaçant le plus souvent dans la profondeur du champ. Il y a autre chose dans Moi, Pierre Rivière qui n’a rien à voir avec l’aspect brechtien dont on qualifie systématiquement le cinéma d’Allio (3) et que viendraient trahir ici le refus du pittoresque, le souci du réalisme (4) et les effets de distanciation. Si le film ne joue pas la carte de l’interprétation, on ne peut pas dire pour autant que le discours qu’il constitue, par rapport au mémoire, se limite simplement à souligner, en restant à distance, l’irréductibilité du texte. A la différence du dossier, il y a un véritable échange entre la voix off, "récitant" le mémoire (comme Rivière lui-même puisqu’il l’avait déjà en partie écrit — mentalement — avant de commettre son crime), et le travail purement cinématographique d’Allio. Au point que le film finit, à son tour, par produire sur le spectateur la même fascination que celle déjà produite, sur le lecteur, par le texte de Rivière et le dispositif de Foucault (la mise en abyme du texte).

Poétique du geste.

Faire "répéter" à des paysans d’aujourd’hui les mêmes gestes que ceux de leurs aînés au XIXe siècle serait donc pour René Allio une façon de se rapprocher du mémoire. Et de rendre, par ce télescopage entre passé et présent, la voix de Pierre Rivière encore plus actuelle. Car le drame de Rivière n’est pas qu’un drame de la paysannerie sous la monarchie de Juillet, c’est aussi un drame des temps modernes. Foucault le rappelait lui-même: "l’affaire Rivière se passe (...) une vingtaine d’années après la mise en application du Code Civil: une nouvelle loi est imposée à la vie quotidienne du paysan et il se débat dans ce nouvel univers juridique. Tout le drame de Rivière, c’est un drame du Droit, un drame du Code, de la Loi, de la Terre, du mariage, des biens... Or, c’est toujours à l’intérieur de cette tragédie que se meut le monde paysan." (5) Le discours juridique se déploie en effet selon un processus complexe où les connexions, non ramifiées, sont si nombreuses, si aléatoires, qu’elles finissent par créer un système illimité et sans axe, ce qu’on appelle un rhizome. La particularité est qu’ici l’image du rhizome renvoie autant à la mécanique judiciaire qu’au mémoire. La même année que Moi, Pierre Rivière, Gilles Deleuze et Félix Guattari publient leur Kafka, sous-titré "Pour une littérature mineure", dans lequel ils définissent l’œuvre kafkaïenne comme un rhizome aux entrées multiples, où "le principe des entrées multiples empêche seul l’introduction de l’ennemi, le Signifiant, et les tentatives pour interpréter une œuvre qui ne se propose en fait qu’à l’expérimentation." (6) Il est peu probable qu’Allio ait eu connaissance du livre de Deleuze et Guattari au moment de tourner son film. Il n’empêche, le manuscrit de Rivière est bien, lui aussi, un rhizome: longues phrases à la ponctuation hasardeuse, irriguant souterrainement la vérité du geste, réseaux guidés par le souvenir et le fantasme, multipliant les entrées et, par cet agencement, déjouant les manœuvres interprétatives.

Mais où sont les entrées? Dans Moi, Pierre Rivière, deux traits caractérisent le personnage: le regard oblique et la tête inclinée (c’est précisé dans le signalement); ils donnent à l’acteur qui l’incarne (étonnant Claude Hébert — 7) une image à la fois douloureuse et de soumission, celle d’un être prisonnier de sa propre condition, comme enfermé "sous la chape grise du bocage normand" (Jean-Pierre Peter, qui collabora au dossier), mais aussi asservi, comme son père, par ce pouvoir diabolique qu’il prête aux femmes. Or, c’est justement en prison, quand Pierre Rivière est assis devant son manuscrit, que son visage se redresse, nous fixant droit dans les yeux, donnant l’impression qu’à cet instant, enfin il existe. En réponse à l’aspect "penché", il y a donc l’aspect "entêté" (c’est confirmé par les témoignages), cette certitude chez lui que, oui, il existe obstinément. A travers le meurtre-mémoire, bien sûr, mais aussi à travers toutes ces machines qu’il inventait et qui, déjà, le distinguaient des autres, le faisaient exister, au même titre que ses extravagances. Certes, l’aspect "entêté" l’isole tout autant que l’aspect "penché", mais il réintroduit le désir que l’horreur des femmes vient bloquer par ailleurs. Après la scène où une jeune paysanne l’embrasse de force, Pierre se réfugie dans le grenier pour bricoler sa "calibène", objet conçu pour tuer les oiseaux et qui se révèle, au bout du compte, parfaitement inefficace. C’est que la jouissance de Rivière n’est pas à rechercher dans sa cruauté envers les animaux mais bien dans la jubilation qu’il éprouve à fabriquer des instruments nouveaux, inconnus de tous — il construit aussi des "albalêtres". Pour autant, et même si l’aspect "entêté" résiste mieux à l’exégèse que l’aspect "penché", cela n’est pas suffisant. Seule la combinaison "penché/entêté", par le mouvement qu’elle détermine, est à même de faire échouer les entreprises d’interprétation. C’est par elle que se forme le réseau qui entraîne le héros dans une dynamique incontrôlable et permet au film de dépasser les oppositions trop attendues (monstre/martyr, dominant/dominé...) qui, elles, ne font qu’ouvrir les portes à l’interprétation. Là est le rhizome.

Comment fonctionne-t-il? Le mémoire de Rivière a quelque chose de kafkaïen dans la mesure où, comme dans Rapport pour une académie, il se contente de relater. Et ce qu’il relate, ce sont des expériences; mieux, de véritables lignes de fuite. Le film n’y déroge pas: il fait l’expérience de la fuite. D’abord à travers le regard fuyant du héros qui vient souvent décentrer l’image (ainsi la scène où, pendant qu’Aimée lit le "mémoire des dettes" à la lueur d’une bougie située au centre du plan, Pierre regarde fixement et de biais son père assis à droite). Mais aussi à travers les mouvements du personnage qui, lorsqu’il n’est pas immobile, en retrait au fond du plan, semble se déplacer dans n’importe quelle direction, tel un électron libre, fonçant tête baissée, jusqu’à venir, parfois, buter sur l’objectif. Il y a une intensité chez Pierre Rivière, renforcée par l’hétérogénéité du mouvement que constitue, au niveau de son corps, la discordance entre la raideur du haut (regard fixe, bras ballants) et la souplesse du bas (démarche légère, presque sautillante). Cette intensité, rhizomale, est aussi celle du film qui multiplie les points de vue, modifie l’ordre des séquences, avance par blocs, parfois ralentissant (les scènes avec les notables), voire s’arrêtant (les photogrammes, les gravures), puis accélérant de nouveau (les scènes de bataille entre le père et la mère, la séquence du meurtre) jusqu’à l’errance finale. Et c’est bien l’intensité de toutes ces lignes de fuite qui permet au film d’échapper à l’interprétation. Où l’on voit que le discours de Rivière, à mesure que le film avance, tend non seulement à noyer les discours extérieurs (des autorités comme des témoins), mais également à effacer, à force de l’intérioriser, le drame qu’il est censé éclairer.

Que reste-t-il alors du meurtre? Comment René Allio s’y prend-il pour rendre le meurtre a-signifiant, nous montrer à quel point l’acte se situe hors du sens? D’abord, il ne choisit pas le hors-champ, procédé un peu trop facile et qui, de toute façon, répond moins à la question du sens qu’à celle de la représentation. Au moment du meurtre, le sujet est hors-scène — ce qui est différent —, c’est-à-dire qu’il sort de la scène, structurée comme une fiction, pour incarner, dans le réel (le réel dans toute son horreur et sa non-structure), l’énigme de son geste. C’est pourquoi la formule de Jean-Pierre Peter, qualifiant le drame d’"Orestie paysanne", n’est pas à prendre dans son acception "tragique" (Oreste tuant sa mère pour venger son père) — ce qui nous ramènerait sur la grande scène (théâtrale) de l’interprétation —, mais plutôt dans ses implications, labyrinthiques, quand se pose la question de la culpabilité et que le doute s’installe (les voix partagées du tribunal lors du jugement d’Oreste). Moi, Pierre Rivière, aussi, est l’histoire d’un doute. Mais ici, ce n’est pas tant le doute juridique, sur la folie du personnage, qui nous occupe que les incertitudes qui font du meurtre un acte véritablement ex-centrique. Il y a dans le crime de Rivière quelque chose qui sonne faux: le sacrifice du frère. Ce geste, loin d’épouser la "logique" qui pousse Pierre Rivière à tuer sa mère et sa sœur, apparaît, au contraire, comme une aberration à l’intérieur du meurtre, un geste de trop, qui non seulement ne permet pas de répondre au pourquoi du meurtre mais, par son incongruité, vient même annuler la question. Un glissement s’est opéré. Le geste ne s’inscrit plus dans cette petite géométrie que représente la relation triangulaire "amour du père/haine de la mère". D’autres mécanismes entrent en jeu, infiniment plus puissants, enracinant le meurtre dans un réseau libidinal monstrueux, alimenté par toute une imagerie, celle des almanachs et des catéchismes que dévorait Rivière lorsqu’il était enfant, mais également ouvert au dehors (toujours le rhizome), à travers la guerre que se livraient le père et la mère, succession de "règlements de comptes" entre Aunay (où la mère venait harceler le père) et Courvaudon (où le père lui répondait lors d’expéditions punitives). Autant de potentiels dramatiques que Pierre Rivière expérimentait, à l’abri des signifiants, et dont la tension, toujours plus grande, ne pouvait que conduire au drame. Quand le réel vient déchirer le masque de la tragédie. Ce que nous montre Allio: non pas la réalité dans ce qu’elle peut avoir de tragique — ça c’est le fait divers —, mais la tragédie dans ce qu’elle a de réel, l’envers du fait divers.

Le geste de Rivière n’appelle donc pas l’interprétation. L’espace qui le soutient est indéterminé. Dans Moi, Pierre Rivière, le meurtre est creusé en son centre, ouvrant une béance dans laquelle vient s’engouffrer le film. Le meurtre semble suspendu dans une sorte d’entre-deux, entre le début de l’acte (vu à la fin du film) et sa fin (vue au début). Qui plus est, il est littéralement filmé en deux temps, trois mouvements, comme s’il était situé hors de toute temporalité, à la fois figé et accéléré. Le premier temps, qui est aussi le premier mouvement, est en fait le dernier: c’est le temps du fait divers, celui de l’après-coup: on découvre, dans un long travelling en plongée, les trois corps ensanglantés, étendus sur le plancher; le deuxième temps survient beaucoup plus tard, après la déclaration des médecins aliénistes, et correspond au meurtre proprement dit. Il contient les deux autres mouvements: dans le premier, on suit le meurtrier, une serpe à la main, traverser précipitamment la cour en direction de la maison où se trouve la mère; dans le second, on est à l’intérieur de la maison: la caméra saisit alternativement, dans un accès de vertige, Pierre Rivière, assénant ses coups, et les victimes, tombant au sol. Entre les deux mouvements, une inscription — "Mémorial du Calvados" — nous rappelle que le meurtre et le texte ne font qu’un, et que le second ne saurait expliquer le premier mais simplement l’éprouver, faire l’épreuve de cette part d’infini qui le rend inaccessible. De sorte que c’est bien le mémoire que l’échappée finale dans les bois, très poétique (Rivière rêve de voir la comète de Halley), vient conclure et que prolongera le suicide. Tous les autres discours, ceux qui visent à l’interprétation, mais aussi ceux qui nourrissent "médiatiquement" le fait divers, ont disparu. Seule demeure la parole de la grand-mère: "Ah mon Dieu, quel malheur!"

(1) Entretien avec Michel Foucault par Pascal Kané, Cahiers du cinéma n°271, novembre 1976.

(2) Entretien avec René Allio par Jean-Claude Bonnet, Cinématographe n°22, décembre 1976.

(3) Guy Gauthier, dans le livre qu’il lui a consacré (Les chemins de René Allio, 1993), a relevé bien d’autres influences chez Allio. Ainsi celle de l’écrivain formaliste russe Mikhaïl Bakhtine et sa notion de "tradition carnavalesque", tradition qui, selon Guy Gauthier, se retrouverait — sous une forme dégradée — dans cette parole populaire que cherche à promouvoir René Allio dans ses films.

(4) Dans une note (inédite) de ses Carnets, René Allio définit ce qu’est pour lui le réalisme: "non pas reproduire la réalité — c’est le naturalisme — seulement tentative de rendre compte de l’effort que l’on fait pour la comprendre" (citation extraite des "Fragments inédits des Carnets de René Allio", in Sociétés & Représentations n°3 — "Michel Foucault. Surveiller et punir: la prison vingt ans après", novembre 1996).

(5) Entretien avec Michel Foucault, loc. cit.

(6) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, 1975.

(7) Peu de films ont permis une telle rencontre, quasi osmotique, entre un acteur, jeune paysan recruté par petite annonce dans un journal local, et son personnage. La trajectoire de Claude Hébert est, à cet égard, exemplaire puisqu’il sera par la suite le geôlier immature de la Drôlesse, le film de Jacques Doillon, puis tiendra des petits rôles de terroriste avant de renoncer au cinéma pour... entrer dans les ordres!

(8) Si Pierre Rivière justifia le meurtre de sa sœur parce que celle-ci aimait et soutenait la mère, il expliqua, à l’inverse, avoir tué son frère pour que le crime paraisse si odieux aux yeux du père que ce dernier n’éprouve aucun regret à son égard lorsqu’il sera condamné.