Juré n°2 de Clint Eastwood (2024).
Un choix cornélien.
A première vue, le dernier film de Clint Eastwood n'a rien du "film ultime", à l'instar de Cry Macho d'ailleurs (dont l'aspect relâché de la mise en scène, limite "roue libre", à la manière des derniers Hawks, se voulait ostensiblement non testamentaire) et plus encore que Cry Macho, parce que le concept de film-testament est un concept purement critique, sinon journalistique, dont l'artiste n'a que faire et que, dans Juré n°2, la rigueur du découpage épouse moins l'idée du film quintessentiel que la ligne implacable du grand film de procès (de Lumet: 12 Hommes en colère, of course, à... Lumet: The Verdict — son chef-d'œuvre dans le genre, que d'une certaine façon Eastwood revisitait avec le sous-estimé True Crime / Jugé coupable, un film qui partage des similitudes avec Juré n°2 —, en passant par Preminger et l'incontournable Anatomie d'un meurtre). Epouse tout en s'en dégageant car refusant aussi bien le huis clos claustrophobe, qui caractérisait le premier Lumet (confiné à la salle de délibération), que les grandes joutes oratoires auxquelles s'adonnait le Preminger: ici les plaidoiries, comme les questions préliminaires, sont réduites à la portion congrue, non seulement pour témoigner du caractère a priori expéditif de l'affaire — tout semble jouer d'avance, d'autant que, comme dans 12 Hommes, c'est un avocat commis d'office qui assure la défense — mais surtout parce que l'essentiel est ailleurs, hors les murs du tribunal, au-delà même de l'habituelle question du doute raisonnable, dans le dilemme moral auquel se trouve confronté le héros (Nicholas Hoult), l'un des douze jurés, le numéro deux, pris en tenaille entre son désir de préserver un bonheur (en l'occurrence conjugal et bientôt familial) durement acquis et son devoir de ne pas faire condamner un homme qu'il sait de facto non coupable — je ne détaille pas, le pitch est connu —, ce qui confère au film une dimension langienne, quoique chez Lang, du moins le Lang américain des années 50, les questions touchant à la morale empruntent des voies encore plus tortueuses — exemplairement dans Invraisemblable Vérité dont Juré n°2, plus classique évidemment dans sa facture, n'a pas la radicalité ni l'épure (quasi abstraite), s'en rapprochant plutôt à travers le portrait de la procureure (Toni Collette), en fait substitut du procureur, lancée dans la politique et qui, à l'image du procureur du film de Lang, doit, pour favoriser son élection (au poste de procureure générale), obtenir la condamnation de l'accusé (et ce d'autant plus qu'il s'agirait d'un féminicide). Une justice où l'on ne s'en tient qu'aux faits, sommairement exposés, sans questionner les éventuelles failles de l'instruction, justice des plus aveugle qu'incarnait Lee J. Cobb, le juré n°3, dans 12 Hommes et que prolonge ici le juré noir (1), dans les deux cas pour des raisons personnelles.
Juré n°2 pourrait se résumer à une simple, quoique originale, histoire de "conflit d'intérêt", entre un accusé et un juré, point de départ plutôt "guitryesque" quand on y pense (l'analogie s'arrête là), sauf qu'Eastwood lui fait subir d'étonnantes distorsions. Il y a d'abord le dispositif, concernant la délibération du jury, rappelant donc le film de Lumet (jusqu'au rôle du vieux témoin), le héros, au départ seul, instillant progressivement le doute chez les autres jurés... mais qu'Eastwood arrête une fois le jury divisé (6 contre 6) — via une virée des jurés sur les lieux de l'"accident", ceux-ci espérant par cette démarche insolite sortir de l'impasse où ils se trouvent —, comme si le film faisait marche arrière, le juré récalcitrant faisant alors comprendre au héros que le verdict de non-culpabilité (qui suppose l'unanimité du jury), il ne l'obtiendra jamais. Ce qui signifie que sa seule chance (au héros), pour que reste caché le fait qu'il est le véritable auteur de l'homicide (en l'occurrence routier aggravé d'un délit de fuite), est que le jury vote la culpabilité de l'accusé, autant dire que soit condamné un innocent (le revirement des jurés, à rebours du mouvement jusque-là suivi par le film, n'est pas montré, Eastwood, en digne héritier de Ford, recourant à une méga ellipse pour aller au plus vite à la conclusion). Et ça, parce que l'accusé, de toute façon, est/serait un "sale type" alors que lui, le héros, est/se dit a good person, et qu'à choisir entre deux êtres au passé condamnable (l'ancien dealer au comportement violent d'un côté, l'ancien alcoolique de l'autre), mieux vaut condamner le mauvais (bien que non coupable) que le bon (pourtant coupable). C'est ce que défend à la fin le héros à la procureure (devenue générale) qui a découvert la vérité (2), témoignant par là d'une franchise qu'on pourrait trouver cynique si elle n'était empreinte d'une réelle humanité, de cette humanité dont manque cruellement la procureure. On pense à nouveau à Lang, mais c'est avant tout à Eastwood qu'il faut s'attacher tant la scène fait écho aux grands sujets eastwoodiens qui touchent à la justice, donc à la vérité. Il n'est pas anodin que le cinéaste, âgé aujourd'hui de 94 ans, soit revenu vingt-sept ans plus tard sur les lieux non pas de son crime mais de Minuit dans le jardin du bien et du mal, soit Savannah, Georgia, où, sur un mode disons plus folklorique et haut en couleur (qui mêlait rationalisme et vaudou), Eastwood interrogeait la vérité dans ce qu'elle peut avoir de relative, sachant que, comme le rappelait Kevin Spacey: "la vérité, comme l'art, est dans l'œil du spectateur (vous croyez ce que vous choisissez...)", ce qu'évoquent dans Juré n°2 autant les différents points de vue des témoins, illustrés par d'abondants flash-back, sur ce qui s'est passé ce soir-là au Rowdy's Hideaway — "effet Rashōmon" — que le regard porté sur l'affaire par la procureure maintenant qu'elle fait de la politique (3).
Où il apparaît que pour Eastwood justice et politique ne vont pas ensemble. Le générique se déroule ainsi sur l'image de Lady Justice avec son glaive (le pouvoir de sanction, la justice qui tranche) et sa balance (le souci d'équité), mais aussi les yeux bandés, symbole d'impartialité... ou au contraire d'aveuglement. Le raccord avec l'épouse du héros, pénétrant un bandeau sur les yeux dans la chambre du futur bébé que le héros a aménagée puis, une fois le bandeau retiré, lui répétant qu'il est parfait (ce qu'il n'est pas, bien sûr, vu que nobody's perfect, et la justice non plus, qui peut être la meilleure mais ne saurait être parfaite, c'est dit et répété dans le film) nous oriente vers la seconde hypothèse. Si pour Eastwood, la justice, tout comme l'amour, est trop souvent aveugle, elle l'est plus encore quand le politique s'y mêle. C'est sur cette base, édifiante autant que méfiante à l'égard du politique (connaissant Eastwood, on pourrait dire libertarienne), que Juré n°2 se déploie. Avec ces deux formules, apportées l'une au début par la procureure: "La justice, c'est la vérité en action"; la seconde à la fin par le héros: "Parfois la vérité n'est pas la justice". Les deux phrases, regroupées, forment-elles un syllogisme, auquel cas on arriverait à la conclusion que "parfois la justice n'est pas la vérité en action". Le faux prémisse A, que les deux avocats attribuent à leur professeur de droit, vient en fait de Disraeli pour qui "action" signifiait "opposition" au sens où toute décision à prendre, tout choix à faire, mérite non seulement qu'on y réfléchisse mais surtout qu'on en débatte, pour que le choix soit le bon (4). La procureure dit y croire, mais c'est pure démagogie ("Faith for the People" est son slogan de campagne, construit sur son prénom). A l'autre bout du film, le héros lui répondra que la justice n'est pas toujours au service de la vérité, sous-entendant, au-delà de son cas personnel, qu'elle-même (la procureure) fait passer son ambition politique avant ses principes de justice. Si le héros se reconnaît dans l'accusé, pour ce qui est de la "seconde chance" à laquelle tout le monde a droit, c'est aussi parce que l'opposition se situe, certes entre le présumé coupable et le système judiciaire dont Eastwood fait ici une critique féroce (quant à la non-impartialité d'un jury populaire, pire, d'un procureur général, lorsque son poste est à ce point "dépendant" de l'opinion publique), mais, plus profondément, entre la procureure en question et le "juré coupable", via le conflit intérieur auquel, chacun de son côté va être soumis: 1) qui pousse la première à poursuivre l'enquête initiée au départ, et contre les règles, par le juré flic, sachant que c'est l'avocat de la défense et non la procureure qui normalement (dans tout bon polar) aurait dû reprendre l'enquête — autre distorsion dans la "logique" du film qui en déplace ainsi les enjeux; 2) qui plonge le second dans les tourments du choix cornélien.
Car c'est bien du côté de la tragédie que le film se trouve engagé, autour de cette question du choix. Le choix que doit faire, et que finit par faire, le héros, entre sentiment et devoir, dans son cas le sentiment de "confort" que représente une vie de famille, en écho avec le conflit juridico-politique de la procureure. Le choix et ses différents aspects que le film décline: du simple choix où l'on s'en remet au destin (le "pile ou face" de la pièce, ici le jeton AA, signe d'abstinence, que le héros fait tomber plusieurs fois, et qui le soir du drame était en quelque sorte tombé du mauvais côté: de la mort des jumeaux à l'homicide routier alors qu'il n'avait pas bu) au choix sans enjeu (le "trick or treat" d'Halloween qui sert de décor au film, en même temps que de contrepoint à l'affaire), pour aboutir au choix impossible mais auquel on ne peut se soustraire, pour le pire (laisser condamner un innocent) ou le meilleur (laisser parler sa conscience)... Ce qui nous amène au dernier plan du film, cet incroyable champ-contrechamp entre le héros et la procureure, dernier plan qui se veut ouvert quant à l'interprétation à lui donner. Se présentant seule, non accompagnée de policiers, la procureure vient-elle signifier au héros qu'on va venir l'arrêter ou, au contraire, qu'il ne sera pas poursuivi? La première hypothèse est la plus probable. Il n'empêche qu'Eastwood ne "tranche" pas, signe déjà qu'il ne se place pas en justicier, qui œuvre à la place de la Justice, signe encore que l'ambiguïté règne toujours jusqu'au bout dans ses films, mais signe aussi que la question ne se pose peut-être pas en ces termes. A-t-on remarqué à quel point, dans ce plan, le vert y est dominant, jusqu'au tailleur de la procureure, comme si Eastwood cherchait là une forme d'équilibre? Et son corollaire: l'harmonie, ainsi qu'elle ressortait de l'éclairage des deux salles du tribunal, cette lumière à la fois à contre-jour, laissant les jurés dans une sorte de pénombre, et découpant sur leur visage, via les fenêtres (à) claire-voie, de multiples lignes d'ombre, ce qui conférait au procès un caractère irréel. Ce que prolonge la rencontre finale entre la procureure et le héros. Peu importe ce qui va arriver par la suite, l'essentiel est que cette rencontre ait eu lieu (5), d'abord sur un banc, à la fin du procès, puis sur le pas d'une porte, rencontre que magnifie l'intensité des deux regards échangés. Entre la procureure, surpassant son aveuglement, et le héros — qui ne s'appelle pas Justin pour rien — prêt à accepter son "sort" (au lieu des "bonbons" qu'aurait été une bonne petite vie de famille), ce sort injustement contraire auquel il a voulu échapper tout au long du film. Au bout du compte, un équilibre typique du cinéma d'Eastwood qui, au nom de la Vérité, permet au héros, aux prises avec le Système, d'accéder à une nouvelle forme de Justice, qui n'est pas la justice institutionnelle, mais une Justice autre... Transcendée? En tout cas qui vient le chercher (jusque chez lui) pour que, payant sa dette, se trouve rétabli l'équilibre de la balance.
(1) Pourquoi lui? Il serait facile de déceler une forme de racisme chez Eastwood, d'autant que l'autre jurée, la conductrice de bus, qui se montre tout aussi déterminée à ce que l'accusé soit condamné, est noire elle aussi, et pour des raisons, elles, franchement minables: elle dit ne pas avoir de temps à perdre, ayant trois enfants à s'occuper — alors que son "collègue", qui est éducateur, invoque de son côté la mort de son petit frère, jadis victime d'un règlement de comptes entre bandes, de ce type de bandes auxquelles appartenait l'accusé. Sauf que les motifs avancés par les deux jurés ne sont pas spécialement racistes. Rien ne dit que si l'accusé avait été noir, avec le même passé de violence, il aurait bénéficié de plus d'indulgence. De même que le couple formé par l'accusé et la victime révèle une relation toxique, mais entretenue par les deux, ou encore que, lors du procès, l'accusation soit représentée par une femme et la défense par un homme, le choix des deux jurés noirs témoigne de ce désir constant chez Eastwood de ne jamais céder au manichéisme, mieux: de placer ses personnages sur un même pied d'égalité, excluant toute vision genrée ou racialisée, et ce quels que soient les personnages. Le film n'est ni politiquement correct ni politiquement incorrect, il se situe au-delà du politique. Et c'est parce qu'il ne s'inscrit pas dans le courant de pensée du moment, nécessairement progressiste, que certains y voient un côté rétrograde.
(2) Cette découverte, Eastwood la suggère sans s'y attarder par le biais du carton, accompagnant le bouquet de fleurs, que lui ont adressé les parents de Kendall Carter (la jeune fille tuée, interprétée par la propre fille d'Eastwood) en remerciement de ses "bons offices". Il faut vraiment être attentif pour s'apercevoir que c'est parce que lesdits parents ne portent pas le même nom (Fraser et Carter) que la procureure se met à rechercher sur son portable qui est le "mari" d'Allison Crewson, la compagne enceinte du héros qui, lui, se nomme Kemp. L'élément est glissé à la manière d'un indice, Eastwood invitant le spectateur à se montrer plus curieux que ceux qui, dans le film, ont mené l'enquête.
(3) Se rappeler aussi l'ouverture de Minuit, ce long travelling jusqu'au cimetière de Savannah et la célèbre statue de bronze, Bird Girl, qui représente une jeune fille portant ce qu'on croit être les plateaux d'une balance, un dans chaque main, en fait des assiettes qui servent de mangeoires pour les oiseaux! La vraie Lady Justice, on la découvre dans Juré n°2, recréée à l'entrée du Tribunal (il s'agit du Tribunal municipal de Pooler, situé aux environs de Savannah).
(4) Vieux roublard de la politique au Royaume-Uni, qui fut Premier ministre sous le règne de Victoria mais passa plus de temps dans l'opposition, opposé à la fois au parti whig et à son propre parti, le parti tory.
(5) On pourrait dire vingt ans après About a Boy des frères Weisz (2002) dans lequel Toni Collette incarnait la mère de Nicholas Hoult.