02/12/2024

Rivière, sans retour


Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... de René Allio (1976).

"Je ne veux pas du jugement des hommes, je ne cherche qu'à propager des connaissances, je me contente de relater; même avec vous, Eminents Messieurs de l'Académie, je me suis contenté de relater."
Franz Kafka, Rapport pour une académie.

Eloge de la parole.

Rappelons les faits: le 3 juin 1835, au lieu-dit La Faucterie, Pierre Rivière, jeune paysan normand âgé de vingt ans, tue à coups de serpe sa mère enceinte de six mois, ainsi que sa sœur Victoire et son petit frère Jules qui vivaient avec elle. Son triple meurtre accompli, il s’enfuit et erre plusieurs semaines dans la campagne avant d’être arrêté. En prison, il rédige un mémoire, véritable autobiographie dans laquelle il expose les raisons de son geste: délivrer le père des "peines et afflictions" que lui faisait subir la mère depuis le premier jour de leur mariage, mariage arrangé dans le seul but, pour le père, d’échapper à la conscription, et rapidement transformé, par la mère, en "western" conjugal, celle-ci refusant de quitter sa maison, défendant avidement ses biens et ruinant chaque jour davantage un mari de plus en plus résigné. Le fait divers ne fit pas à l’époque autant de bruit, et pour cause, que la machine infernale de Fieschi, destinée à tuer le roi, mais il fut l’objet d’un débat passionné entre magistrats et psychiatres, les premiers voyant en Rivière un criminel monstrueux, parfaitement responsable de son acte — le mémoire en était la preuve — là où les seconds ne voyaient, à l’instar des villageois, qu’un pauvre fou aux comportements bizarres depuis l’enfance. Pierre Rivière est finalement condamné à mort, mais sa peine est commuée en réclusion perpétuelle après que les plus grands psychiatres de Paris, Esquirol en tête, l’eurent solennellement déclaré atteint d’aliénation mentale. Le 20 octobre 1840, celui qui se décrivait comme "déjà mort" se pend dans sa cellule.

En 1971, Michel Foucault découvre le cas par hasard et, subjugué par la beauté du texte, décide de le publier sous la forme d’un dossier. Y sont regroupés, outre le mémoire, des pièces judiciaires (dont l’interrogatoire de Rivière et les témoignages des villageois), des rapports médicaux, des articles de presse et, encadrant l’ensemble, des notes écrites par Foucault et ses collaborateurs. Le livre connaît un succès phénoménal. Pour Foucault, "publier ce livre, c’était (...) une manière de dire à messieurs les psy... en général (psychiatres, psychanalystes, psychologues) de leur dire: voilà, vous avez 150 ans d’existence, et voilà un cas contemporain de votre naissance. Qu’est-ce que vous avez à en dire? Serez-vous mieux armés pour en parler que vos collègues du XIXe siècle?" (1) De réponse, il n’y en eut pas, plus d’ailleurs par l’effet de sidération que produisit le livre que par une quelconque incapacité à discourir sur le cas. Il faut dire que par sa structure babélienne, plaçant le texte de Pierre Rivière au centre d’un dispositif qui semble l’éloigner à mesure qu’on s’en approche, le livre finit par susciter le même pouvoir de fascination que celui exercé directement par le mémoire. De plus, la tactique employée, visant à jauger le discours des autres — en l’occurrence celui des psychiatres et des psychanalystes au début des années 70 — à partir d’un texte qu’on a soi-même décidé de ne pas interpréter (pour éviter justement tout effet de réduction), ne pouvait que rencontrer le silence. Dès lors, rien d’étonnant à ce que cela soit sur le seul terrain de l’art que l’on répondit au désir de Michel Foucault de parler à nouveau de Pierre Rivière. C’est le défi relevé par René Allio lorsqu’il se lance en 1975 dans l’adaptation cinématographique du dossier. Ce qui frappe dans Moi, Pierre Rivière, pour qui connaît le livre, c’est la manière dont Allio arrive à se dégager du dossier tout en y restant scrupuleusement fidèle. C’est sur cette contradiction apparente que repose toute la dynamique du film: dépasser l’aspect stratégique, et forcément aride, du dispositif sans en trahir l’idée (l’inaccessibilité du texte de Rivière aux discours interprétatifs). Par quels moyens? Bien sûr, le principe de la représentation annule pour une bonne part le côté abstrait du dossier, avec toutes ces pièces assemblées comme dans un puzzle. Mais les autres représentations du cas n’ont pas la force que dégage le film d’Allio. Une force qui doit d’abord au choix du réalisateur de faire "jouer" son film par des paysans vivant à l’endroit même où, un siècle et demi plus tôt, s’était déroulé le drame. La non-interprétation du meurtre/texte se trouve ici redoublée par la non-interprétation (au sens professionnel) d’acteurs ressuscitant, plus qu’ils ne la joueraient, une pièce de leur passé. Pour René Allio, il s’agissait de faire entendre, à travers son film, la parole populaire (et ses accents patoisants), de redonner, à l’occasion de cette représentation d’une tragédie leur appartenant, la parole aux paysans. Ce choix, on le sait, est né de l’expérience des Camisards où le cinéaste avait fait tenir le rôle des paysans cévenols par des acteurs parisiens, ce qu’il avait regretté par la suite. Car pour Allio, "Paris est le lieu où s’institutionnalise la confiscation de la parole populaire. C’est là qu’on invente le personnage du cinéma dominant, celui qui fait l’histoire et qui est toujours un héros." (2) A cet égard, Pierre Rivière peut être vu, aussi, comme un moyen de rendre la parole au personnage de fait divers, personnage souvent issu du peuple et dont l’histoire se trouve, à travers le discours médiatique qui s’en fait l’écho, toujours réduite à des stéréotypes. Retrouver ainsi, en s’appuyant sur le même fonds culturel, en inscrivant l'œuvre sur le registre du quotidien et de la proximité, l’authenticité du fait divers.

Labourer, moissonner, rassembler le foin, traire la vache, baratter le beurre, faire le cidre... tout cela donne à Moi, Pierre Rivière un petit côté Farrebique que viennent magnifier la beauté des images (les effets de lumière, l’harmonie des couleurs à dominantes gris, bleu et marron) et l’extraordinaire travail sur le son. Reste que la force du film ne se limite pas à son aspect ethnologique, comme elle ne se limite pas non plus à cette opposition un peu trop didactique — champ/contrechamp — entre, d’un côté, les paysans-acteurs, filmés frontalement (en plans fixes ou en travellings) au milieu d’un décor (inspiré des tableaux de Millet) dans lequel ils semblent se fondre, et, de l’autre, les notables, joués par des comédiens professionnels, tout de noir vêtus, se déplaçant le plus souvent dans la profondeur du champ. Il y a autre chose dans Moi, Pierre Rivière qui n’a rien à voir avec l’aspect brechtien dont on qualifie systématiquement le cinéma d’Allio (3) et que viendraient trahir ici le refus du pittoresque, le souci du réalisme (4) et les effets de distanciation. Si le film ne joue pas la carte de l’interprétation, on ne peut pas dire pour autant que le discours qu’il constitue, par rapport au mémoire, se limite simplement à souligner, en restant à distance, l’irréductibilité du texte. A la différence du dossier, il y a un véritable échange entre la voix off, "récitant" le mémoire (comme Rivière lui-même puisqu’il l’avait déjà en partie écrit — mentalement — avant de commettre son crime), et le travail purement cinématographique d’Allio. Au point que le film finit, à son tour, par produire sur le spectateur la même fascination que celle déjà produite, sur le lecteur, par le texte de Rivière et le dispositif de Foucault (la mise en abyme du texte).

Poétique du geste.

Faire "répéter" à des paysans d’aujourd’hui les mêmes gestes que ceux de leurs aînés au XIXe siècle serait donc pour René Allio une façon de se rapprocher du mémoire. Et de rendre, par ce télescopage entre passé et présent, la voix de Pierre Rivière encore plus actuelle. Car le drame de Rivière n’est pas qu’un drame de la paysannerie sous la monarchie de Juillet, c’est aussi un drame des temps modernes. Foucault le rappelait lui-même: "l’affaire Rivière se passe (...) une vingtaine d’années après la mise en application du Code Civil: une nouvelle loi est imposée à la vie quotidienne du paysan et il se débat dans ce nouvel univers juridique. Tout le drame de Rivière, c’est un drame du Droit, un drame du Code, de la Loi, de la Terre, du mariage, des biens... Or, c’est toujours à l’intérieur de cette tragédie que se meut le monde paysan." (5) Le discours juridique se déploie en effet selon un processus complexe où les connexions, non ramifiées, sont si nombreuses, si aléatoires, qu’elles finissent par créer un système illimité et sans axe, ce qu’on appelle un rhizome. La particularité est qu’ici l’image du rhizome renvoie autant à la mécanique judiciaire qu’au mémoire. La même année que Moi, Pierre Rivière, Gilles Deleuze et Félix Guattari publient leur Kafka, sous-titré "Pour une littérature mineure", dans lequel ils définissent l’œuvre kafkaïenne comme un rhizome aux entrées multiples, où "le principe des entrées multiples empêche seul l’introduction de l’ennemi, le Signifiant, et les tentatives pour interpréter une œuvre qui ne se propose en fait qu’à l’expérimentation." (6) Il est peu probable qu’Allio ait eu connaissance du livre de Deleuze et Guattari au moment de tourner son film. Il n’empêche, le manuscrit de Rivière est bien, lui aussi, un rhizome: longues phrases à la ponctuation hasardeuse, irriguant souterrainement la vérité du geste, réseaux guidés par le souvenir et le fantasme, multipliant les entrées et, par cet agencement, déjouant les manœuvres interprétatives.

Mais où sont les entrées? Dans Moi, Pierre Rivière, deux traits caractérisent le personnage: le regard oblique et la tête inclinée (c’est précisé dans le signalement); ils donnent à l’acteur qui l’incarne (étonnant Claude Hébert — 7) une image à la fois douloureuse et de soumission, celle d’un être prisonnier de sa propre condition, comme enfermé "sous la chape grise du bocage normand" (Jean-Pierre Peter, qui collabora au dossier), mais aussi asservi, comme son père, par ce pouvoir diabolique qu’il prête aux femmes. Or, c’est justement en prison, quand Pierre Rivière est assis devant son manuscrit, que son visage se redresse, nous fixant droit dans les yeux, donnant l’impression qu’à cet instant, enfin il existe. En réponse à l’aspect "penché", il y a donc l’aspect "entêté" (c’est confirmé par les témoignages), cette certitude chez lui que, oui, il existe obstinément. A travers le meurtre-mémoire, bien sûr, mais aussi à travers toutes ces machines qu’il inventait et qui, déjà, le distinguaient des autres, le faisaient exister, au même titre que ses extravagances. Certes, l’aspect "entêté" l’isole tout autant que l’aspect "penché", mais il réintroduit le désir que l’horreur des femmes vient bloquer par ailleurs. Après la scène où une jeune paysanne l’embrasse de force, Pierre se réfugie dans le grenier pour bricoler sa "calibène", objet conçu pour tuer les oiseaux et qui se révèle, au bout du compte, parfaitement inefficace. C’est que la jouissance de Rivière n’est pas à rechercher dans sa cruauté envers les animaux mais bien dans la jubilation qu’il éprouve à fabriquer des instruments nouveaux, inconnus de tous — il construit aussi des "albalêtres". Pour autant, et même si l’aspect "entêté" résiste mieux à l’exégèse que l’aspect "penché", cela n’est pas suffisant. Seule la combinaison "penché/entêté", par le mouvement qu’elle détermine, est à même de faire échouer les entreprises d’interprétation. C’est par elle que se forme le réseau qui entraîne le héros dans une dynamique incontrôlable et permet au film de dépasser les oppositions trop attendues (monstre/martyr, dominant/dominé...) qui, elles, ne font qu’ouvrir les portes à l’interprétation. Là est le rhizome.

Comment fonctionne-t-il? Le mémoire de Rivière a quelque chose de kafkaïen dans la mesure où, comme dans Rapport pour une académie, il se contente de relater. Et ce qu’il relate, ce sont des expériences; mieux, de véritables lignes de fuite. Le film n’y déroge pas: il fait l’expérience de la fuite. D’abord à travers le regard fuyant du héros qui vient souvent décentrer l’image (ainsi la scène où, pendant qu’Aimée lit le "mémoire des dettes" à la lueur d’une bougie située au centre du plan, Pierre regarde fixement et de biais son père assis à droite). Mais aussi à travers les mouvements du personnage qui, lorsqu’il n’est pas immobile, en retrait au fond du plan, semble se déplacer dans n’importe quelle direction, tel un électron libre, fonçant tête baissée, jusqu’à venir, parfois, buter sur l’objectif. Il y a une intensité chez Pierre Rivière, renforcée par l’hétérogénéité du mouvement que constitue, au niveau de son corps, la discordance entre la raideur du haut (regard fixe, bras ballants) et la souplesse du bas (démarche légère, presque sautillante). Cette intensité, rhizomale, est aussi celle du film qui multiplie les points de vue, modifie l’ordre des séquences, avance par blocs, parfois ralentissant (les scènes avec les notables), voire s’arrêtant (les photogrammes, les gravures), puis accélérant de nouveau (les scènes de bataille entre le père et la mère, la séquence du meurtre) jusqu’à l’errance finale. Et c’est bien l’intensité de toutes ces lignes de fuite qui permet au film d’échapper à l’interprétation. Où l’on voit que le discours de Rivière, à mesure que le film avance, tend non seulement à noyer les discours extérieurs (des autorités comme des témoins), mais également à effacer, à force de l’intérioriser, le drame qu’il est censé éclairer.

Que reste-t-il alors du meurtre? Comment René Allio s’y prend-il pour rendre le meurtre a-signifiant, nous montrer à quel point l’acte se situe hors du sens? D’abord, il ne choisit pas le hors-champ, procédé un peu trop facile et qui, de toute façon, répond moins à la question du sens qu’à celle de la représentation. Au moment du meurtre, le sujet est hors-scène — ce qui est différent —, c’est-à-dire qu’il sort de la scène, structurée comme une fiction, pour incarner, dans le réel (le réel dans toute son horreur et sa non-structure), l’énigme de son geste. C’est pourquoi la formule de Jean-Pierre Peter, qualifiant le drame d’"Orestie paysanne", n’est pas à prendre dans son acception "tragique" (Oreste tuant sa mère pour venger son père) — ce qui nous ramènerait sur la grande scène (théâtrale) de l’interprétation —, mais plutôt dans ses implications, labyrinthiques, quand se pose la question de la culpabilité et que le doute s’installe (les voix partagées du tribunal lors du jugement d’Oreste). Moi, Pierre Rivière, aussi, est l’histoire d’un doute. Mais ici, ce n’est pas tant le doute juridique, sur la folie du personnage, qui nous occupe que les incertitudes qui font du meurtre un acte véritablement ex-centrique. Il y a dans le crime de Rivière quelque chose qui sonne faux: le sacrifice du frère. Ce geste, loin d’épouser la "logique" qui pousse Pierre Rivière à tuer sa mère et sa sœur, apparaît, au contraire, comme une aberration à l’intérieur du meurtre, un geste de trop, qui non seulement ne permet pas de répondre au pourquoi du meurtre mais, par son incongruité, vient même annuler la question. Un glissement s’est opéré. Le geste ne s’inscrit plus dans cette petite géométrie que représente la relation triangulaire "amour du père/haine de la mère". D’autres mécanismes entrent en jeu, infiniment plus puissants, enracinant le meurtre dans un réseau libidinal monstrueux, alimenté par toute une imagerie, celle des almanachs et des catéchismes que dévorait Rivière lorsqu’il était enfant, mais également ouvert au dehors (toujours le rhizome), à travers la guerre que se livraient le père et la mère, succession de "règlements de comptes" entre Aunay (où la mère venait harceler le père) et Courvaudon (où le père lui répondait lors d’expéditions punitives). Autant de potentiels dramatiques que Pierre Rivière expérimentait, à l’abri des signifiants, et dont la tension, toujours plus grande, ne pouvait que conduire au drame. Quand le réel vient déchirer le masque de la tragédie. Ce que nous montre Allio: non pas la réalité dans ce qu’elle peut avoir de tragique — ça c’est le fait divers —, mais la tragédie dans ce qu’elle a de réel, l’envers du fait divers.

Le geste de Rivière n’appelle donc pas l’interprétation. L’espace qui le soutient est indéterminé. Dans Moi, Pierre Rivière, le meurtre est creusé en son centre, ouvrant une béance dans laquelle vient s’engouffrer le film. Le meurtre semble suspendu dans une sorte d’entre-deux, entre le début de l’acte (vu à la fin du film) et sa fin (vue au début). Qui plus est, il est littéralement filmé en deux temps, trois mouvements, comme s’il était situé hors de toute temporalité, à la fois figé et accéléré. Le premier temps, qui est aussi le premier mouvement, est en fait le dernier: c’est le temps du fait divers, celui de l’après-coup: on découvre, dans un long travelling en plongée, les trois corps ensanglantés, étendus sur le plancher; le deuxième temps survient beaucoup plus tard, après la déclaration des médecins aliénistes, et correspond au meurtre proprement dit. Il contient les deux autres mouvements: dans le premier, on suit le meurtrier, une serpe à la main, traverser précipitamment la cour en direction de la maison où se trouve la mère; dans le second, on est à l’intérieur de la maison: la caméra saisit alternativement, dans un accès de vertige, Pierre Rivière, assénant ses coups, et les victimes, tombant au sol. Entre les deux mouvements, une inscription — "Mémorial du Calvados" — nous rappelle que le meurtre et le texte ne font qu’un, et que le second ne saurait expliquer le premier mais simplement l’éprouver, faire l’épreuve de cette part d’infini qui le rend inaccessible. De sorte que c’est bien le mémoire que l’échappée finale dans les bois, très poétique (Rivière rêve de voir la comète de Halley), vient conclure et que prolongera le suicide. Tous les autres discours, ceux qui visent à l’interprétation, mais aussi ceux qui nourrissent "médiatiquement" le fait divers, ont disparu. Seule demeure la parole de la grand-mère: "Ah mon Dieu, quel malheur!"

(1) Entretien avec Michel Foucault par Pascal Kané, Cahiers du cinéma n°271, novembre 1976.

(2) Entretien avec René Allio par Jean-Claude Bonnet, Cinématographe n°22, décembre 1976.

(3) Guy Gauthier, dans le livre qu’il lui a consacré (Les chemins de René Allio, 1993), a relevé bien d’autres influences chez Allio. Ainsi celle de l’écrivain formaliste russe Mikhaïl Bakhtine et sa notion de "tradition carnavalesque", tradition qui, selon Guy Gauthier, se retrouverait — sous une forme dégradée — dans cette parole populaire que cherche à promouvoir René Allio dans ses films.

(4) Dans une note (inédite) de ses Carnets, René Allio définit ce qu’est pour lui le réalisme: "non pas reproduire la réalité — c’est le naturalisme — seulement tentative de rendre compte de l’effort que l’on fait pour la comprendre" (citation extraite des "Fragments inédits des Carnets de René Allio", in Sociétés & Représentations n°3 — "Michel Foucault. Surveiller et punir: la prison vingt ans après", novembre 1996).

(5) Entretien avec Michel Foucault, loc. cit.

(6) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, 1975.

(7) Peu de films ont permis une telle rencontre, quasi osmotique, entre un acteur, jeune paysan recruté par petite annonce dans un journal local, et son personnage. La trajectoire de Claude Hébert est, à cet égard, exemplaire puisqu’il sera par la suite le geôlier immature de la Drôlesse, le film de Jacques Doillon, puis tiendra des petits rôles de terroriste avant de renoncer au cinéma pour... entrer dans les ordres!

(8) Si Pierre Rivière justifia le meurtre de sa sœur parce que celle-ci aimait et soutenait la mère, il expliqua, à l’inverse, avoir tué son frère pour que le crime paraisse si odieux aux yeux du père que ce dernier n’éprouve aucun regret à son égard lorsqu’il sera condamné.

08/11/2024

Juré coupable


  Juré n°2 de Clint Eastwood (2024).

  Un choix cornélien.

A première vue, le dernier film de Clint Eastwood n'a rien du "film ultime", à l'instar de Cry Macho d'ailleurs (dont l'aspect relâché de la mise en scène, limite "roue libre", à la manière des derniers Hawks, se voulait ostensiblement non testamentaire) et plus encore que Cry Macho, parce que le concept de film-testament est un concept purement critique, sinon journalistique, dont l'artiste n'a que faire et que, dans Juré n°2, la rigueur du découpage épouse moins l'idée du film quintessentiel que la ligne implacable du grand film de procès (de Lumet: 12 Hommes en colère, of course, à... Lumet: The Verdict — son chef-d'œuvre dans le genre, que d'une certaine façon Eastwood revisitait avec le sous-estimé True Crime / Jugé coupable, un film qui partage des similitudes avec Juré n°2 —, en passant par Preminger et l'incontournable Anatomie d'un meurtre). Epouse tout en s'en dégageant car refusant aussi bien le huis clos claustrophobe, qui caractérisait le premier Lumet (confiné à la salle de délibération), que les grandes joutes oratoires auxquelles s'adonnait le Preminger: ici les plaidoiries, comme les questions préliminaires, sont réduites à la portion congrue, non seulement pour témoigner du caractère a priori expéditif de l'affaire — tout semble jouer d'avance, d'autant que, comme dans 12 Hommes, c'est un avocat commis d'office qui assure la défense — mais surtout parce que l'essentiel est ailleurs, hors les murs du tribunal, au-delà même de l'habituelle question du doute raisonnable, dans le dilemme moral auquel se trouve confronté le héros (Nicholas Hoult), l'un des douze jurés, le numéro deux, pris en tenaille entre son désir de préserver un bonheur (en l'occurrence conjugal et bientôt familial) durement acquis et son devoir de ne pas faire condamner un homme qu'il sait de facto non coupable — je ne détaille pas, le pitch est connu —, ce qui confère au film une dimension langienne, quoique chez Lang, du moins le Lang américain des années 50, les questions touchant à la morale empruntent des voies encore plus tortueuses — exemplairement dans Invraisemblable Vérité dont Juré n°2, plus classique évidemment dans sa facture, n'a pas la radicalité ni l'épure (quasi abstraite), s'en rapprochant plutôt à travers le portrait de la procureure (Toni Collette), en fait substitut du procureur, lancée dans la politique et qui, à l'image du procureur du film de Lang, doit, pour favoriser son élection (au poste de procureure générale), obtenir la condamnation de l'accusé (et ce d'autant plus qu'il s'agirait d'un féminicide). Une justice où l'on ne s'en tient qu'aux faits, sommairement exposés, sans questionner les éventuelles failles de l'instruction, justice des plus aveugle qu'incarnait Lee J. Cobb, le juré n°3, dans 12 Hommes et que prolonge ici le juré noir (1), dans les deux cas pour des raisons personnelles. 

Juré n°2 pourrait se résumer à une simple, quoique originale, histoire de "conflit d'intérêt", entre un accusé et un juré, point de départ plutôt "guitryesque" quand on y pense (l'analogie s'arrête là), sauf qu'Eastwood lui fait subir d'étonnantes distorsions. Il y a d'abord le dispositif, concernant la délibération du jury, rappelant donc le film de Lumet (jusqu'au rôle du vieux témoin), le héros, au départ seul, instillant progressivement le doute chez les autres jurés... mais qu'Eastwood arrête une fois le jury divisé (6 contre 6) — via une virée des jurés sur les lieux de l'"accident", ceux-ci espérant par cette démarche insolite sortir de l'impasse où ils se trouvent —, comme si le film faisait marche arrière, le juré récalcitrant faisant alors comprendre au héros que le verdict de non-culpabilité (qui suppose l'unanimité du jury), il ne l'obtiendra jamais. Ce qui signifie que sa seule chance (au héros), pour que reste caché le fait qu'il est le véritable auteur de l'homicide (en l'occurrence routier aggravé d'un délit de fuite), est que le jury vote la culpabilité de l'accusé, autant dire que soit condamné un innocent (le revirement des jurés, à rebours du mouvement jusque-là suivi par le film, n'est pas montré, Eastwood, en digne héritier de Ford, recourant à une méga ellipse pour aller au plus vite à la conclusion). Et ça, parce que l'accusé, de toute façon, est/serait un "sale type" alors que lui, le héros, est/se dit a good person, et qu'à choisir entre deux êtres au passé condamnable (l'ancien dealer au comportement violent d'un côté, l'ancien alcoolique de l'autre), mieux vaut condamner le mauvais (bien que non coupable) que le bon (pourtant coupable). C'est ce que défend à la fin le héros à la procureure (devenue générale) qui a découvert la vérité (2), témoignant par là d'une franchise qu'on pourrait trouver cynique si elle n'était empreinte d'une réelle humanité, de cette humanité dont manque cruellement la procureure. On pense à nouveau à Lang, mais c'est avant tout à Eastwood qu'il faut s'attacher tant la scène fait écho aux grands sujets eastwoodiens qui touchent à la justice, donc à la vérité. Il n'est pas anodin que le cinéaste, âgé aujourd'hui de 94 ans, soit revenu vingt-sept ans plus tard sur les lieux non pas de son crime mais de Minuit dans le jardin du bien et du mal, soit Savannah, Georgia, où, sur un mode disons plus folklorique et haut en couleur (qui mêlait rationalisme et vaudou), Eastwood interrogeait la vérité dans ce qu'elle peut avoir de relative, sachant que, comme le rappelait Kevin Spacey: "la vérité, comme l'art, est dans l'œil du spectateur (vous croyez ce que vous choisissez...)", ce qu'évoquent dans Juré n°2 autant les différents points de vue des témoins, illustrés par d'abondants flash-back, sur ce qui s'est passé ce soir-là au Rowdy's Hideaway — "effet Rashōmon" — que le regard porté sur l'affaire par la procureure maintenant qu'elle fait de la politique (3).

Où il apparaît que pour Eastwood justice et politique ne vont pas ensemble. Le générique se déroule ainsi sur l'image de Lady Justice avec son glaive (le pouvoir de sanction, la justice qui tranche) et sa balance (le souci d'équité), mais aussi les yeux bandés, symbole d'impartialité... ou au contraire d'aveuglement. Le raccord avec l'épouse du héros, pénétrant un bandeau sur les yeux dans la chambre du futur bébé que le héros a aménagée puis, une fois le bandeau retiré, lui répétant qu'il est parfait (ce qu'il n'est pas, bien sûr, vu que nobody's perfect, et la justice non plus, qui peut être la meilleure mais ne saurait être parfaite, c'est dit et répété dans le film) nous oriente vers la seconde hypothèse. Si pour Eastwood, la justice, tout comme l'amour, est trop souvent aveugle, elle l'est plus encore quand le politique s'y mêle. C'est sur cette base, édifiante autant que méfiante à l'égard du politique (connaissant Eastwood, on pourrait dire libertarienne), que Juré n°2 se déploie. Avec ces deux formules, apportées l'une au début par la procureure: "La justice, c'est la vérité en action"; la seconde à la fin par le héros: "Parfois la vérité n'est pas la justice". Les deux phrases, regroupées, forment-elles un syllogisme, auquel cas on arriverait à la conclusion que "parfois la justice n'est pas la vérité en action". Le faux prémisse A, que les deux avocats attribuent à leur professeur de droit, vient en fait de Disraeli pour qui "action" signifiait "opposition" au sens où toute décision à prendre, tout choix à faire, mérite non seulement qu'on y réfléchisse mais surtout qu'on en débatte, pour que le choix soit le bon (4). La procureure dit y croire, mais c'est pure démagogie ("Faith for the People" est son slogan de campagne, construit sur son prénom). A l'autre bout du film, le héros lui répondra que la justice n'est pas toujours au service de la vérité, sous-entendant, au-delà de son cas personnel, qu'elle-même (la procureure) fait passer son ambition politique avant ses principes de justice. Si le héros se reconnaît dans l'accusé, pour ce qui est de la "seconde chance" à laquelle tout le monde a droit, c'est aussi parce que l'opposition se situe, certes entre le présumé coupable et le système judiciaire dont Eastwood fait ici une critique féroce (quant à la non-impartialité d'un jury populaire, pire, d'un procureur général, lorsque son poste est à ce point "dépendant" de l'opinion publique), mais, plus profondément, entre la procureure en question et le "juré coupable", via le conflit intérieur auquel, chacun de son côté va être soumis: 1) qui pousse la première à poursuivre l'enquête initiée au départ, et contre les règles, par le juré flic, sachant que c'est l'avocat de la défense et non la procureure qui normalement (dans tout bon polar) aurait dû reprendre l'enquête — autre distorsion dans la "logique" du film qui en déplace ainsi les enjeux; 2) qui plonge le second dans les tourments du choix cornélien.

Car c'est bien du côté de la tragédie que le film se trouve engagé, autour de cette question du choix. Le choix que doit faire, et que finit par faire, le héros, entre sentiment et devoir, dans son cas le sentiment de "confort" que représente une vie de famille, en écho avec le conflit juridico-politique de la procureure. Le choix et ses différents aspects que le film décline: du simple choix où l'on s'en remet au destin (le "pile ou face" de la pièce, ici le jeton AA, signe d'abstinence, que le héros fait tomber plusieurs fois, et qui le soir du drame était en quelque sorte tombé du mauvais côté: de la mort des jumeaux à l'homicide routier alors qu'il n'avait pas bu) au choix sans enjeu (le "trick or treat" d'Halloween qui sert de décor au film, en même temps que de contrepoint à l'affaire), pour aboutir au choix impossible mais auquel on ne peut se soustraire, pour le pire (laisser condamner un innocent) ou le meilleur (laisser parler sa conscience)... Ce qui nous amène au dernier plan du film, cet incroyable champ-contrechamp entre le héros et la procureure, dernier plan qui se veut ouvert quant à l'interprétation à lui donner. Se présentant seule, non accompagnée de policiers, la procureure vient-elle signifier au héros qu'on va venir l'arrêter ou, au contraire, qu'il ne sera pas poursuivi? La première hypothèse est la plus probable. Il n'empêche qu'Eastwood ne "tranche" pas, signe déjà qu'il ne se place pas en justicier, qui œuvre à la place de la Justice, signe encore que l'ambiguïté règne toujours jusqu'au bout dans ses films, mais signe aussi que la question ne se pose peut-être pas en ces termes. A-t-on remarqué à quel point, dans ce plan, le vert y est dominant, jusqu'au tailleur de la procureure, comme si Eastwood cherchait là une forme d'équilibre? Et son corollaire: l'harmonie, ainsi qu'elle ressortait de l'éclairage des deux salles du tribunal, cette lumière à la fois à contre-jour, laissant les jurés dans une sorte de pénombre, et découpant sur leur visage, via les fenêtres (à) claire-voie, de multiples lignes d'ombre, ce qui conférait au procès un caractère irréel. Ce que prolonge la rencontre finale entre la procureure et le héros. Peu importe ce qui va arriver par la suite, l'essentiel est que cette rencontre ait eu lieu (5), d'abord sur un banc, à la fin du procès, puis sur le pas d'une porte, rencontre que magnifie l'intensité des deux regards échangés. Entre la procureure, surpassant son aveuglement, et le héros — qui ne s'appelle pas Justin pour rien — prêt à accepter son "sort" (au lieu des "bonbons" qu'aurait été une bonne petite vie de famille), ce sort injustement contraire auquel il a voulu échapper tout au long du film. Au bout du compte, un équilibre typique du cinéma d'Eastwood qui, au nom de la Vérité, permet au héros, aux prises avec le Système, d'accéder à une nouvelle forme de Justice, qui n'est pas la justice institutionnelle, mais une Justice autre... Transcendée? En tout cas qui vient le chercher (jusque chez lui) pour que, payant sa dette, se trouve rétabli l'équilibre de la balance.

(1) Pourquoi lui? Il serait facile de déceler une forme de racisme chez Eastwood, d'autant que l'autre jurée, la conductrice de bus, qui se montre tout aussi déterminée à ce que l'accusé soit condamné, est noire elle aussi, et pour des raisons, elles, franchement minables: elle dit ne pas avoir de temps à perdre, ayant trois enfants à s'occuper — alors que son "collègue", qui est éducateur, invoque de son côté la mort de son petit frère, jadis victime d'un règlement de comptes entre bandes, de ce type de bandes auxquelles appartenait l'accusé. Sauf que les motifs avancés par les deux jurés ne sont pas spécialement racistes. Rien ne dit que si l'accusé avait été noir, avec le même passé de violence, il aurait bénéficié de plus d'indulgence. De même que le couple formé par l'accusé et la victime révèle une relation toxique, mais entretenue par les deux, ou encore que, lors du procès, l'accusation soit représentée par une femme et la défense par un homme, le choix des deux jurés noirs témoigne de ce désir constant chez Eastwood de ne jamais céder au manichéisme, mieux: de placer ses personnages sur un même pied d'égalité, excluant toute vision genrée ou racialisée, et ce quels que soient les personnages. Le film n'est ni politiquement correct ni politiquement incorrect, il se situe au-delà du politique. Et c'est parce qu'il ne s'inscrit pas dans le courant de pensée du moment, nécessairement progressiste, que certains y voient un côté rétrograde.

(2) Cette découverte, Eastwood la suggère sans s'y attarder par le biais du carton, accompagnant le bouquet de fleurs, que lui ont adressé les parents de Kendall Carter (la jeune fille tuée, interprétée par la propre fille d'Eastwood) en remerciement de ses "bons offices". Il faut vraiment être attentif pour s'apercevoir que c'est parce que lesdits parents ne portent pas le même nom (Fraser et Carter) que la procureure se met à rechercher sur son portable qui est le "mari" d'Allison Crewson, la compagne enceinte du héros qui, lui, se nomme Kemp. L'élément est glissé à la manière d'un indice, Eastwood invitant le spectateur à se montrer plus curieux que ceux qui, dans le film, ont mené l'enquête.

(3) Se rappeler aussi l'ouverture de Minuit, ce long travelling jusqu'au cimetière de Savannah et la célèbre statue de bronze, Bird Girl, qui représente une jeune fille portant ce qu'on croit être les plateaux d'une balance, un dans chaque main, en fait des assiettes qui servent de mangeoires pour les oiseaux! La vraie Lady Justice, on la découvre dans Juré n°2, recréée à l'entrée du Tribunal (il s'agit du Tribunal municipal de Pooler, situé aux environs de Savannah).

(4) Vieux roublard de la politique au Royaume-Uni, qui fut Premier ministre sous le règne de Victoria mais passa plus de temps dans l'opposition, opposé à la fois au parti whig et à son propre parti, le parti tory.

(5) On pourrait dire vingt ans après About a Boy des frères Weisz (2002) dans lequel Toni Collette incarnait la mère de Nicholas Hoult.

02/11/2024

Quand un Dupieux...


  Wrong de Quentin Dupieux (2012).

Quentin Dupieux rencontre un autre Dupieux. Qu'est-ce qu'ils se racontent? Des histoires de Dupieux.

Le plus long travelling qu'on ait jamais fait au cinéma (le Deuxième Acte), comme il y a le plus mauvais "boulevard" auquel on ait jamais assisté (Yannick), ou encore l'histoire la plus horrible jamais entendue (Fumer fait tousser), ou la plus "incroyable (mais vraie)", également la plus débile (Mandibules)... Sans oublier bien sûr: le meilleur gémissement de l'Histoire (Réalité), l'émotion la plus intense (Wrong) et, last but not least, le fait d'être le seul type à porter un blouson de ce type (en daim)... on tient là le marqueur essentiel du cinéma de Dupieux: l'unicité. Avec comme postulat: faire un film qui ne réponde pas aux critères qui d'ordinaire définissent un film, disons, bien fait, le fameux concept de "non-film", autrement dit: un cinéma le plus éloigné possible du cinéma tel qu'on le "conçoit", en termes de mise en scène et de récit. D'où son côté expérimental. Ce rapport à l'unique renvoie au dandysme, ce qui était le vrai sujet du Daim (cf. infra): le dandysme dans sa définition première: le désir d'être "unique", qui est aussi le premier sens du mot "idiot", du grec idios: ce que nous avons en propre, qui nous est particulier et nous distingue radicalement des autres. Yannick (Raphaël Quenard), en tant que seul spectateur capable non seulement d'interrompre un spectacle où il s'emmerde mais surtout de prendre le pouvoir, au niveau de la représentation, tyrannisant aussi bien les comédiens que le reste du public (dont il ne fait plus dès lors partie)... Yannick, donc, est à sa manière un dandy, un dandy idiot (à la différence du dandy narcissique, tel Dalí — "le dandy doit vivre et dormir devant son miroir", écrivait Baudelaire), et en cela il rejoint les grands héros dupieussiens que sont, outre Georges (Jean Dujardin) dans le Daim... Dolph (Jack Plotnick) dans Wrong, Jason Tantra (Alain Chabat) dans Réalité ou encore Robert (le pneu) dans Rubber... personnages uniques dans la mesure également où ils se trouvent "exclus" du monde, coexistant avec les vrais idiots, eux, plus idiots que dandys et dont le rapport au monde est moins détaché, expliquant que, si on croise de beaux "idiots solitaires" chez Dupieux, ainsi le flic de Wrong Cops ou le suspect de Au poste!, c'est plus souvent à plusieurs qu'ils fonctionnent, marchant par deux, tels le duo de Steak (Eric et Ramzy) et celui "plus-débile-tu-meurs" de Mandibules (Ludig et Marsais du Palmashow), parfois même en troupeau: les Tabac Force dans Fumer fait tousser. Pour autant, des personnages que Dupieux sait toujours rendre attachants (en dernier ressort: le regard ému de Yannick quand à la fin il entend, à la grande satisfaction aussi des comédiens, le public rire à la représentation de son texte), parce que finalement proches de nous, et ce, par le biais de ce que nous avons tous en commun: l'angoisse, dont l'absurde est le complément (comme chez Beckett, si si), cette angoisse fondamentale sans laquelle nous ne ne saurions exister.

NB. Nota pour les benêts:

Je sais que beaucoup ne sont pas très fans de Dupieux, que pour certains même, voir ses films relève de la torture, non seulement mentale tellement ils trouvent ça nul ("le mec il sait pas filmer") et incroyablement con ("en plus c'est pas drôle"), mais aussi physique, genre "supplice du pieu" (le pal), quand ils lisent mes élucubrations sur le cinéma de Dupieux ("l'angoisse derrière l'absurde, la référence à Beckett... franchement c'est n'importe quoi"), l'art dupieussien comme une forme d'art brut, qui fait que le rapport à l'unique ne renvoie pas seulement à la question de l'Un (le "vouloir-être-le-seul", geste dandy s'il en est) mais aussi à la notion de premier, au sens de ce qui arrive en premier dans le processus de création: une idée, une vision, qu'on va mettre en forme, développer mais pas trop, préférant jouer avec, tel un protofilm avec tous ces rudiments techniques et d'écriture qui préludent au "fini" d'une œuvre, plus encore qu'au léché dont Dupieux n'a que faire évidemment. D'où l'aspect non académique mais pas artisanal non plus, une sorte de cinéma hybride qui "mixe" savoir-(mal)-faire et affirmation d'un style, le tout recouvert d'une bonne couche de déconnade... Un cinéma qui œuvrait à la marge et qui, avec le temps, a tendance à se faire rattraper, sinon avaler, par le système, ce qui est malheureusement le devenir de toute œuvre quand le succès (critique, public) est là, de plus en plus grand... C'est le danger aujourd'hui via des films comme Daaaaaalí! et surtout le Deuxième Acte, qui a ouvert le dernier Festival de Cannes, signe d'une "reconnaissance", acquise avec Yannick (qui tenait la route mais n'était pas le meilleur film de Dupieux — sa théâtralité forcée le ringardisait un peu trop), par la façon dont le film a été récupéré, par exemple au niveau sociologique, lorsqu'on entend certains — à la suite de Raphaël Quenard? — lui prophétiser, à travers le prénom "Yannick", une postérité à la Tanguy, qui verrait le personnage-titre devenir un stéréotype, faisant naître de nouvelles expressions, du genre: "faire son Yannick" en parlant de quelqu'un qui, par son intervention, ruine un spectacle ou n'importe quelle manifestation... comme fait le "troll" sur les réseaux sociaux. 

Mais revenons au Deuxième Acte.

Le dernier travelling.

C'est quoi ce plan qui prolonge, une fois les lumières éteintes, le Deuxième Acte de Dupieux? outre le fait qu'il s'agit des rails qui ont servi pour le film:

□ un hommage aux machinistes
□ le travelling le plus long de l'histoire du cinéma
□ "ceci n'est pas un travelling"
□ autre

Le dernier Dupieux n'est pas le meilleur film de tous les temps (c'est sûr), n'est pas le meilleur film du Festival (j'imagine), n'est même pas le meilleur film de Dupieux, il n'empêche que c'est un Dupieux, et un Dupieux, même en demi-teinte, c'est toujours mieux que tous ces films made in France, ultra-formatés, qui polluent nos écrans, attachés qu'ils sont à bien cocher les cases, celles qui touchent aux "grands sujets" de l'époque, des discriminations sexuelles et du mouvement #MeToo (dont Dupieux moque les dérives, sans grande finesse, il est vrai, ce qui fait que si on rit, et on rit beaucoup, c'est d'un rire plutôt gras) au rôle grandissant de l'IA dans la production des films (dont il pointe le grotesque lorsqu'elle régira tout, l'acteur restant, mais pour combien de temps?, le seul "composant" d'origine). On peut ainsi trouver moins stimulante la pente que suit l'auteur de Yannick depuis, disons, Incroyable mais vrai (qui mettait déjà en scène un quatuor) — pente que d'aucuns qualifieront de savonneuse, ceux pour qui l'humour irrévérencieux, à la Mocky, n'a plus droit de cité — peut-être parce qu'en se "familiarisant" au style Dupieux, ce fameux "système D" qui rend ses films si à part dans le milieu — bien que de moins en moins avec le succès —, ne serait-ce que par leur budget, leur mode de tournage et le "savoir-mal-faire" de l'auteur (qui n'est pas donné à tout le monde), on finit par y être moins sensible, ou bien, à l'inverse, par se montrer plus exigeant... mais bon, ça reste stimulant, au sens où, quelle que soit la gêne occasionnée, ici à travers un humour potache qui par moments fait tache, des répliques cinglantes parfois un peu trop calculées (la bonne grosse punchline), le côté "Schnock" (la revue) qu'affiche depuis toujours Dupieux via son goût prononcé, "rétromaniaque", pour les années 80 et ce type de cinéma à la fois d'auteur et populaire qui, dans ce dernier film, évoquerait finalement moins Blier (ou alors le Blier de la Femme de mon pote) que Leconte (le couple Lindon-Quenard dans la seconde partie, on pense à Tandem)... oui, eh bien, en dépit de tout ça, un cinéma qui reste encore stimulant, si on arrive à se détacher de ce que le film offre de trop "frontal", de trop facilement évident (la satire du star-system et d'un certain cinéma, moralement au carré), pour s'aventurer à l'arrière-plan, occupé par le cinquième personnage (l'acteur dans le rôle du figurant, lui-même dans le rôle du serveur), le "vrai héros du film" comme l'annonçait la bande-annonce (petit bijou de drôlerie et d'émotion condensé en une minute quinze, assez génial en tant qu'accroche, trop peut-être car suscitant pour le coup une attente trop forte par rapport au film), en tout cas un cinquième personnage qui... non, je ne vais pas vous ressortir mon couplet sur l'angoisse (l'angoisse du figurant au moment de jouer "sa" scène, clou du film), mais bon... qui creuse le film, insuffisamment à mon sens, parce que survenant un peu tard, mais le creuse quand même, lui conférant un supplément d'âme que la joute entre les quatre acteurs principaux, si brillants soient-ils dans le registre qui leur est imposé, ne peuvent apporter.

C'était le premier point. Il en est un second, qui concerne le dispositif du film, du moins d'une bonne partie, à savoir le travelling, ce travelling qui constitue l'ossature autour de laquelle est construit le film, avec cette particularité, typique du cinéma de Dupieux, qu'autour, bah il n'y a pas grand-chose, une sorte de "rien" revendiqué, qui donne au film cet aspect non pas désossé, mais bien squelettique. Si le titre peut s'entendre comme ce qui vient après, après donc un premier acte (le tournage proprement dit du film, voire Yannick dont le Deuxième Acte serait possiblement la suite, mais aussi l'acte même de jouer pour le figurant, premier acte, douloureux, avant le second que représentera son "passage à l'acte"), on peut également l'entendre comme l'acte du renouveau chez Dupieux, ce qui dans un premier temps passerait par une synthèse de ce qu'est l'art dupieussien, dont je rappelle qu'il ne vise pas à l'abstraction (au sens d'épure) mais l'inverse, dans la mesure où la mise en scène dans ses films ne procède pas par élimination, à partir d'un matériau au départ bien fourni, mais vise à maintenir un état d'origine, un état brut que l'auteur ne cherche pas à affiner, pas plus qu'à embellir, mais à conserver tel quel, moyennant l'entretien nécessaire à toute conservation. De l'art brut (cf. mes précédents textes sur Dupieux), sans la part d'idiotie qui d'ordinaire accompagne ses films, même si elle est toujours là, mais plus à l'affût, prompte à surgir au détour d'une réplique, que s'étalant avec gourmandise comme dans les plus idiots des Dupieux (que j'adore d'ailleurs pour cela), parce que recouverte d'une bonne couche, bien épaisse, de mise en abyme, qui voit le "quatrième mur" non pas brisé, via quelques subtils regards-caméra, mais carrément fracassé, à coups de masse, ces drôles de fric-frac dans le cours du film que constituent les adresses au spectateur, plus intempestives les unes que les autres. Sauf que, si le méta vient donc recouvrir le bêta, c'est encore au-delà — "par-delà le bêta et le méta" — que le travelling dans le Deuxième Acte nous emmène. Où? Déjà aux origines, le travelling au cinéma étant aussi vieux que le cinéma lui-même, et à ce qu'il renvoie, si l'on s'en tient au matériel minimum, suffisant pour un Dupieux (et indépendamment de la technique employée pour que ça fonctionne, infiniment plus complexe aujourd'hui): des rails, un chariot et de quoi enregistrer (une machine qui s'appellerait Dolly — succédant à la machine Dalí —, une autre... "Claude", le preneur de son dont il n'est pas dit qu'il soit un humain, c'est pour ça que Garrel s'indigne à l'idée que Seydoux pourrait coucher avec). Après, qui dit travelling dit évidemment Godard, question de morale, ou plutôt "goguenard", c'est-à-dire Moullet, car Dupieux est quand même plus proche de Moullet que de Godard; soit donc "la morale est affaire de travelling" (et non son contraire), ce qui chez Dupieux devient: "la morale est à faire en travelling", car c'est bien ce que n'arrêtent pas de faire les personnages dans le film quand ils marchent: la morale. Sur ce qu'il faut dire et ne pas dire, faire et ne pas faire, bref ce qui est autorisé et ne l'est pas (même en rêve?)... sur l'état du monde (qui va à sa perte, comme disait... Duras) et le fait, au bout du compte, au bout de ce "très très long travelling sur les rails d'un travelling", que le cinéma, eh bien (ne) "sert à rien"... non pas qu'il est inutile, mais qu'il est au service du "rien" (ce pourquoi il est cool), ce rien qui n'est pas rien (il n'est pas vide), Beckett l'a dit, Lacan aussi, et Devos, encore mieux, pour qui le rien est forcément un "plus", par rapport au "moins que rien", et que si "deux fois rien", ce n'est pas beaucoup, avec "trois fois rien" on peut avoir quelque chose, qui ne coûte pas (trop) cher, en l'occurrence un film de Dupieux. Et ça quand même, ça compte.

Revenons aussi à Daaaaaalí!

Faites "aaaa..."

Que sont tous ces "a" qui composent le titre? Et pour commencer (pour rire aussi, Dupieux oblige), quelques bons mots, lesquels, d'accord, ne nous mèneront pas bien loin. Qui voudraient par exemple que Daaaaaalí! renvoie à "Daaaaalas" et fasse écho à l'univers impitoyable de l'artiste, concernant son narcissisme, sa mégalomanie et, plus encore, à ce que la chanson évoque, à savoir la gloire et l'argent (Dalí aura su toute sa vie cultiver son goût immodéré de la pub comme son sens des affaires, ce que montre le film à travers l'histoire du faux Dalí, le petit tableau peint par le prêtre — on connaît par ailleurs le surnom "Avida Dollars", anagramme de Salvador Dalí, que lui avait trouvé André Breton). Poursuivons, plus sérieusement, avec le constat que la démultiplication des "a" n'est là que pour reproduire les intonations de Dalí, artiste totaaaal s'il en est, ou simplement allonger le titre, préfigurant ainsi ce que seront le rêve du prêtre et la fin du film; pour arriver au fait que les six "a", évidemment, correspondent aux six "figures" de Dalí qu'incarnent avec plus ou moins de bonheur, pour le plus, Edouard Baer et Jonathan Cohen, un peu moins, Gilles Lellouche, et nettement moins, Pio Marmaï, pas vraiment à l'aise dans le rôle (parce que troublé, peut-être, que Dalí, sous les traits de Baer, y avoue détester la... marmaille); soit quatre Dalí + deux: un vieux Dalí, un "vieux lui" en chaise roulante (figure importante, j'y reviendrai) et un autre Dalí, le dernier des six, pas ressemblant pour un sou, qui ne semble là que pour être le sixième, pour qu'il y ait six personnages, à l'instar du film de Todd Haynes, I'm Not There, et ses six Bob Dylan, voire les six personnages du Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel dont le film s'inspire, en tout cas "six personnages en quête d'auteur" (Dalí en tant qu'auteur de sa propre image).

Mais encore. Est-ce que tous ces petits "a" n'auraient pas une autre fonction? Avant de répondre, et pour mieux répondre, faisons comme le film: empruntons d'autres chemins.

Il y a Dalí dans Mohamed Ali, "il y a mon nom dans son nom", dit à un moment donné Salvador Dalí à un visiteur (le personnage n'est pas identifié, mais c'est censé être Luis Buñuel — ainsi qu'il est crédité au générique de fin — l'acteur Philippe Caulier qui l'incarne lui ressemblant d'ailleurs beaucoup), sous-entendu "moi mais Dalí", autrement dit "moi mais pas n'importe quel moi, le moi de Dalí!". Parce que le film, parmi les traits les plus connus du personnage, s'attache d'abord au plus évident: le trait égocentrique. A conjuguer ensuite avec le reste: excentrique, mystique, cosmique, paranoïa-critique... Et pour cela, épouser une structure, celle typiquement buñuelienne, et par-là dupieussienne, de la poupée russe (Dalí dans "moi mais Dalí"), du rêve dans le rêve, mais aussi du "rêve qui se déplie sans fin" (Buñuel l'avait représenté dans une scène de la Montée au ciel), à l'instar ici du rêve du père Jacques, lors du dîner (et son ragoût infâme) offert par le jardinier, inspiré donc du Charme discret de la bourgeoisie (plus que de Viridiana)... mais sans le rideau qui se lève à la fin car, pour ce qui est de la révélation que tout ça c'est du théâtre, Dupieux nous l'a déjà servi dans Au poste! et que, là, il s'agit de rester jusqu'au bout sur l'idée du truc qui n'en finit pas (de finir), au risque de rendre la fin, justement, un peu poussive (péché mignon chez Dupieux), en accord avec le gimmick du "superlatif" que le réalisateur ajoute systématiquement dans ses films: dans Daaaaaalí!, "le rêve le plus long de l'histoire du cinéma (combiné à "la plus grosse caméra" et à "la fin la plus interminable"), comme il y a eu "le meilleur gémissement" ou "l'histoire la plus horrible", et qu'il y aura (dans le Deuxième Acte) "le travelling le plus long", etc., la liste est... sans fin.

Tout ça pour dire, que si le sujet c'est Dalí, la forme choisie pour en faire le portrait c'est plutôt Buñuel, ce qui n'est pas en soi une surprise, connaissant la complicité des deux, du moins au début (via le surréalisme et les deux films qu'ils ont réalisés ensemble) et, plus généralement, l'influence de Buñuel sur le cinéma de Dupieux. De sorte que si, au détour d'un plan, on retrouve la peinture de Dalí (le générique avec la Fontaine nécrophilique coulant d'un piano à queue, les deux scènes où Dalí est en train de peindre: La Harpe invisible, fine et moyenne et Dalí de dos peignant Gala de dos, de même que la référence à Œufs sur le plat (sans le plat), le surréalisme (et ses cadavres exquis), qui va d'une "chèvre mangeant des fleurs dans une chambre d'hôtel" à une "pluie de chiens morts tombant du toit", est davantage buñuelien (à l'image donc du rêve du prêtre et du petit tableau qui y renvoie: le cow-boy tirant sur le prêtre monté sur son âne, mais aussi de la séquence où Dalí s'exerce au ball-trap avec de vrais pigeons à la place des plateaux), ajouté à une pincée de Lynch (le couloir de l'hôtel, interminablement parcouru, lui aussi, comme si le personnage avançait sur un tapis roulant à l'envers, ou encore la voix déformée de Gala, la "super-femme" de Dalí) que purement daliesque.

Soit l'univers "intérieur", complètement zinzin (1), de Salvador Dalí ("un grand excentrique en même temps concentrique, anarchiste et monarchiste"), plus passionnant que son œuvre picturale proprement dite (lui-même le reconnaît, se considérant comme un peintre médiocre), personnalité où se révèle encore mieux que dans ses peintures l'artiste absolument unique (sinon génial) qu'il est (j'ai déjà traité de la question du dandysme chez Dupieux), ce dont témoignent, outre sa demeure de Figueras, ici minutieusement reconstituée, les nombreux entretiens télévisés qu'il a accordés dans sa vie, à commencer par le plus célèbre, celui (cultissime) avec Denise Glaser (ah, les fauteuils psychédéliques!) dans l'émission Discorama — cf. — qui sert de référence à l'interview que cherche désespérément à réaliser la journaliste (Anaïs Demoustier). Mais un univers qui est aussi celui de Dupieux, qui passe par sa période de prédilection: les années 70-80 avec ces intérieurs maronnasses (comme dans le Daim), ces téléviseurs cathodiques (c'est la finale de Roland-Garros entre Noah et Wilander qu'on y voit, soit 1983), ces gros téléphones à fil... et tous les anachronismes, que rappelle Gala à Dalí quand il la peint (le tableau date de 1972), et indirectement à Dupieux (placé hors-champ, derrière lui) dont on sait le malin plaisir à mélanger les périodes, comme à recourir à ses fameuses boucles temporelles, rembobinant le temps à défaut de le remonter, qui voit par exemple Anaïs/Judith, perdue entre rêve et réalité, avaler et en même temps recracher (?) ses spaghettis comme si c'était des bandes de Möbius qu'elle avait dans la bouche. Le tout rythmé par une autre boucle, celle concoctée par Thomas Bangalter (de Daft Punk), cet entêtant morceau de guitare (très hispanique), dans l'esprit de la boucle de Glass qui accompagnait Réalité (le film de Dupieux auquel fait le plus écho Daaaaaalí! — voir l'affiche du film dans le film: un œuf avec les moustaches de Dalí) ou des petites pièces de Bach jouées sur un orgue Farsifa dans Incroyable mais vrai.

Et nos petits "a" alors? Si on tient compte de ce qui précède, il apparaît que les "a", oui c'est doux, mais aussi que, ainsi répétés, ils servent surtout à mieux examiner l'homme Dalí, moins sa gorge d'ailleurs, qui, "déployée", lui permet de jouer avec les "a", que son cerveau, carburant toujours à plein, et que dans le film de Dupieux, c'est de cela qu'il s'agit: rendre compte du mystère Dalí, sans chercher à le percer (L'Enigme sans fin est aussi un de ses tableaux), et que six fois Dalí, tels six angles pour en faire le tour, ce n'est pas de trop. Six angles, comme six façons de "regarder" Dalí, de la même manière que dans Dalí de dos peignant Gala de dos, celle-ci est "éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs" (titre complet du tableau). Qui font que l'on est bien dans une optique "surréaliste", avec sa réalité altérée, où chacune des six cornées, réfléchies dans six miroirs, traduirait la multiplicité du regard dalien (à l'égal de celui d'une mouche qui, on le sait, a des yeux derrière la tête), regard qui, par le jeu des miroirs, se trouve lui-même réfléchi; soit, pour le dire autrement, et plus simplement, la confirmation que le moi, étant par essence paranoïaque (puisque c'est dans la dépendance à l'autre, ainsi que le révèle Lacan avec le stade du miroir, que le moi prend naissance), si on le multiplie par 6, comme ici, on touche à la pure structure paranoïaque (penser à tous ces yeux dans le rêve de Spellbound conçu par Dalí pour Hitchcock). Parce que les six "a" de Daaaaaalí! sont autant de "a" alignés qu'un même "a" à la puissance 6. Da⁶li. Et ce "a" n'est autre qu'un objet lacanien, l'objet a, qui a à voir avec le désir mais aussi l'angoisse.

(Revoilà Lacan, revoilà l'angoisse. Je n'y peux rien, c'est la faute à Dupieux. Si parler de Lacan, à propos de Dalí et de Buñuel, n'a rien d'une hérésie, le psychanalyste les ayant côtoyés tous les deux dans les années 30, il s'avère aussi que choisir pour le film des tableaux peints en 1932 — tels que la Fontaine, la Harpe et les Œufs, au contraire du Dalí de dos... peint en 1972-73, ce pourquoi d'ailleurs Gala dit que "c'est anachronique", et non par rapport au Roland-Garros de 1983 qui pour Dupieux renvoie à la même époque, les années 70-80 — oui, eh bien, choisir ces tableaux-là, de 1932, sachant, sans le savoir, que c'est l'année où Lacan publie sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, c'est forcément établir, toujours sans le savoir, un lien entre le "moi" fort — et pour cause — du "moi mais Dalí" et l'idée lacanienne selon laquelle le moi est fondamentalement paranoïaque).

Donc des objets a, dont le premier est, ça va de soi, l'objet regard, et le deuxième, tout aussi manifeste, l'objet voix... Dalí c'est ça: des yeux qui roulent, un regard féroce, dévorant (lire )... accompagné de son bel accent, grave, de Catalan et sa voix d'olive, comme l'écrivait Garcia Lorca ("¡Oh, Salvador Dalí, de voz aceitunada!"), ce regard (plus travaillé chez Cohen) et cette voix (plus travaillée chez Baer) qui définissent le personnage Dalí, et à partir desquels se déclinent, comme des objets dérivés, les autres petits "a" du film que sont l'objet oral (la nourriture, si dégueulasse soit-elle), l'objet anal (cette même nourriture-merde qu'en plus il faut chier — on sait l'importance de la scatologie chez Dalí) et son équivalent, l'argent (l'or-excrément)... Reste le phallus, à ne pas confondre avec le phallique, telles ces moustaches dressées à 10h10 que l'artiste entretenait avec de la pommade hongroise (je passe sur la grosse caméra)... le phallus en tant que ce qui manque, et donc l'angoisse qui va avec, l'angoisse de castration dans les œuvres de Dalí, ici plutôt l'angoisse de la mort, qui en est l'analogon et se manifeste à travers la figure récurrente du vieux Dalí impotent (symbole de mort sexuelle?), figure toute simple (Dupieux n'appuie jamais), mais magnifique, qui ébranle à chaque fois le personnage — "J'ai quel âge?" demande-t-il — et confère à Daaaaaalí! une réelle profondeur que ne sauraient voir, comme toujours, ceux qui réduisent le cinéma de Dupieux à son côté potache.

(1) La folie de Dalí que Dupieux ne traite jamais de façon complaisante, comme seraient tenter de le faire beaucoup, cherchant plutôt à la suggérer par touches allusives. Ainsi, au début du film, l'eau Perrier (et ses "petites bulles"), ce qui nous renvoie automatiquement au célèbre slogan "Perrier c'est fou!", sauf que la pub qu'en fit Dalí n'était pas celle-là; elle concernait, sous la forme d'une affiche, un autre thème, celui de la soif, ce dont il est question dans le passage du film, Dupieux confondant ainsi subtilement soif et folie. Pour le plaisir, cette autre publicité de Perrier, réalisée en 2009, inspirée du tableau Persistance de la mémoire (les "montres molles").

Et avant Daaaaaalí!... Yannick.

Y'a un hic (ou Le pantalon de Quentin Dupieux).

Vous auriez dit Yannick il y a trois mois à un critique (le texte a été écrit en août 2023, ndlr), il vous aurait répondu, je ne sais pas, Noah peut-être, Roland-Garros oblige, mais sûrement pas Dupieux, tant celui-ci avait bien caché son jeu, son actu se résumant à ce moment précis de l'année, pour tous les critiques du monde, à son prochain film Daaaaaalí! En termes de production, Yannick, c'est un peu comme 4 Aventures de Reinette et Mirabelle de Rohmer, sorti en douce, en plein cycle "Comédies et proverbes", une sorte d'urgence à faire un film, là sans tarder, suite dans le cas de Rohmer à sa rencontre avec une jeune comédienne (Joëlle Miquel, la Reinette du film), alors que pour Yannick, l'urgence serait venue d'un flash de Dupieux pendant qu'il revoyait Fumer fait tousser, à la vue de Raphaël Quenard donnant la réplique à Blanche Gardin... mais si, rappelez-vous, une des "histoires les plus horribles qu'on n'ait jamais entendues", celle qui se passait dans une scierie avec le type broyé par la machine et dont à la fin il ne restait plus qu'une... bouche. Bon, ce n'était pas Quenard l'homme-bouche, malgré son bagout, lui il restait entier, et tellement séduisant dans son jeu que Dupieux s'est dit: "p... il faut absolument que j'écrive un truc pour ce mec". Sitôt dit, sitôt fait, ou presque, à l'insu de tout le monde.

Yannick a donc été tourné en secret, dans le prolongement d'une bonne blague (cette histoire d'homme-bouche, comme il y a la femme-bouche dans Pas moi de Beckett) et parallèlement à Daaaaaalí! dont on ne sait rien, sinon que pour Dupieux, tourner deux films en même temps, c'est faire probablement de l'un le contrechamp (sinon l'exutoire) de l'autre, et que si dans Daaaaaalí! Dupieux compte "délirer" le surréalisme, on peut penser qu'avec Yannick il est allé dans l'autre sens, quasiment à 180 degrés, dans ce qu'on pourrait appeler l'infra-réalisme, une réalité à délirer elle aussi mais dans sa forme la plus triviale: la plus mauvaise pièce de théâtre qu'on ait jamais vue, jouée par les plus mauvais comédiens qui soient, devant des spectateurs dont, par contre, il est difficile de dire s'ils sont bons ou mauvais, puisqu'ils sont pris en otage et que si beaucoup rigolent, à la fin, à la saynète écrite par Yannick, cela peut aussi bien témoigner de leur côté très "bon public" (la saynète est encore plus mauvaise que la pièce initiale) que de relever du syndrome de Stockholm, ou encore du désir bien compréhensible de vouloir sauver sa peau en flattant ainsi l'orgueil du preneur d'otages (la seule chose qu'on peut avancer avec certitude c'est qu'ils s'ennuyaient comme des rats morts avant que Yannick n'intervienne).

D'où la question: de tout ce matériau, volontairement mauvais, à la forme si pauvre (le pire du théâtre filmé? pire encore que dans Au poste! auquel fait écho Yannick?), comment faire un bon film. Ce qu'on peut formuler autrement, en citant Coluche, parce que le film, finalement, évoque moins un mauvais vaudeville qu'un numéro de café-théâtre parodiant les conventions du boulevard (Pio Marmaï s'est d'ailleurs fait la tête de Patrick Dewaere): si "faire un malheur au théâtre, c'est faire plein de petits bonheurs", que reste-t-il de ces petits bonheurs, quand le théâtre en question voisine le zéro absolu. Qui est le "cocu" dans l'histoire? Comme toujours avec Dupieux, pour répondre à ce genre de questions, il faut sortir de l'approche, elle-même bas de gamme, opposant ceux qui trouvent ça "hilarant" et ceux qui trouvent ça "très con", parce que le film de toute façon est plus ou moins les deux, à la fois hilarant et très con, même s'il n'est pas aussi hilarant que le Daim ou Fumer fait tousser et pas aussi con que Wrong Cops ou Mandibules (que j'adore)... sachant encore que la vraie question, sur ce registre, serait plutôt: le film est-il hilarant parce qu'il est très con ou au contraire parce qu'il n'est pas aussi con qu'il en a l'air? Variante: est-il trop con pour être hilarant ou au contraire pas suffisamment pour l'être? To be or not to be... On ne va pas y répondre, tout ça est subjectif, comme dit un des personnages (celui à l'haleine de chacal). Surtout que je n'ai pas vu le film sous cet angle. Si Dupieux a changé son fusil d'épaule, le temps d'un film, le fusil reste le même, un fusil qui tire dans les coins, ceux de l'absurde, sous ses aspects les plus variés (d'où justement l'intérêt d'avoir un fusil qui tire dans les coins). Quelque part, on peut voir Yannick comme un "hic" dans la trajectoire de Dupieux, au sens d'un point nodal, et pour le moins délicat, que l'auteur s'est lui-même imposé: l'ultra-rapidité de la réalisation, qui fait qu'on flirte en permanence avec le côté bâclé de la mise en scène, le jeu "en roue libre" des comédiens et à l'arrivée, le grand n'importe quoi. Et tout ça, dans un esprit "beckettien", prolongeant Fumer fait tousser, et sous l'œil goguenard d'un Dalí, sur lequel on travaille conjointement.

C'est Beckett qui disait que Dalí c'est pompier, c'est lui surtout qui dans son livre Le Monde et le Pantalon — un titre qui fait très vaudeville — avait placé en exergue cette blague qu'il reprendra dans Fin de partie:
"Le client: Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
Le tailleur: Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon."
Dupieux a tourné son film en six jours, ce qui ne veut pas dire qu'il se prend pour Dieu (en dépit de la rime), mais que sa démarche pourrait se nourrir à la fois de Beckett, et son esprit critique (Le Monde et le Pantalon est moins un livre sur la peinture qu'une critique féroce de la critique d'art, et le film se moque aussi d'une certaine critique) et de Dalí dont on sait la mégalomanie (c'est également le côté démiurge de l'artiste, ou de celui qui croit en être un, que pointe le film)... Bref, Dupieux a fait Yannick en six jours, là où Daaaaaalí! va peut-être prendre six mois. Et ce qu'on peut dire, c'est que son "pantalon", même si ce n'est pas du sur-mesure — "y'a comme un défaut", aurait dit Fernand Raynaud — a suffisamment de "tenue" au niveau de sa réalisation, qui consiste à faire ressortir ne serait-ce qu'un seul plan dans l'anonymat de la mise en scène, je pense à celui, magnifique par la géométrie de sa composition, qui montre la scène en plongée totale, vue des cintres, nous rappelant qu'il y a bien un "regard" derrière la caméra... ou encore, au niveau montage (c'est Dupieux qui monte comme toujours), qui consiste à faire ressortir ce qui est la seule véritable ellipse dans un film se déroulant quasiment en temps réel, celle qui concerne l'écriture de la saynète, vu que Quenard tape son texte avec un seul doigt (ce qui est "tout simplement pas possible" en termes de durée, ainsi que le souligne Gardin, si on veut que le film ne dure pas trois heures comme certains blockbusters), nous rappelant qu'il y a aussi un drôle d'Oizo, qui fait beat beat, devant sa table de montage... Donc suffisamment de tenue, pour que le pantalon, aux allures de vieux jean rapiécé, demeure "malgré tout" seyant. N'en déplaise à la BRI des critiques snobinards.

Voilà pour les trois derniers Dupieux. Mais continuons de remonter le temps, comme dans Incroyable mais vrai, pour nous arrêter sur ce qui, un temps, a caractérisé le cinéma de Dupieux: les couleurs délavées... (comme il y a les plaisirs démodés)

Décontrasté.

Passez notre amour à la machine
Faites le bouillir
Pour voir si les couleurs d'origine
Peuvent revenir.
(Alain Souchon)

Décontrasté...
(José Garcimore)

Le monde de Dupieux (de Wrong à, disons, Mandibules, soit les années 2010 dans sa filmographie) apparaît comme vu à travers un filtre: la lumière y est adoucie, les couleurs affadies. En cela, il témoigne d'une fonction "euphémisante" de l'art dupieussien, dont il n'est pas sûr pour autant qu'il vise à une représentation pacifiée du monde. Il s'agit plutôt d'une forme d'homogénéisation, par le biais d'un "détrempage", que Dupieux obtient en "surexposant" ses films, donnant à l'image cet aspect voilé, blanchi, les "personnages" (au sens large: humains, non-humains, paysages...) se trouvant ainsi baignés dans une sorte de clarté irréelle. L'irréel, par opposition au surréel, ce à quoi tend au contraire le numérique, par ses capacités techniques qui dépassent celles de l'œil humain. Quelque chose de l'ordre de l'infra, en accord avec le minimalisme de l'ensemble (une forme d'arte povera, symbolisé initialement par l'utilisation du fameux Canon 5D, qui allégeait considérablement les coûts de production).
Ainsi les couleurs délavées chez Dupieux ne se limitent-elles pas à un quelconque effet de style, ni à une sorte d'adéquation, stricte, entre le Dupieux musicien (Mr. Oizo) et le Dupieux cinéaste. Sans aller jusqu'à parler de Weltbild, elles témoignent néanmoins, par l'insistance avec laquelle le cinéaste y recourt, d'une véritable vision du monde, vision non pas "éclairée" mais estompée, comme embrumée de lumière, qui émousse les angles, annule les contrastes, au point que tout semble noyé dans le même bain. Cette vision, faussement tranquille, que traduit-elle? Je parlais plus haut d'homogénéisation. On peut se demander en effet si un tel délayage n'aurait pas pour fonction d'atténuer, mieux: de contrebalancer, le côté "grosse tâche" qui caractérise le personnage dupieussien, sommet de bêtise s'il en est, de sorte que, justement, il ne se réduise qu'à ça: sa bêtise. Pour le dire autrement: que sa bêtise, si abyssale soit-elle, ne soit rien d'autre que la manifestation (burlesque) d'une idiotie plus fondamentale — qui est celle du réel, dirait Rosset — à laquelle l'homme (plus raisonné, plus menteur) évite, lui, de se confronter, du moins frontalement. De sorte encore que la méchanceté, qui bien souvent accompagne la bêtise, se retrouve au second plan. Quoi qu'il fasse, le débile dupieussien est toujours plus bête que méchant, même sous les traits d'un serial killer (cf. le Daim), ce qui le différencie par exemple du débile coenien. Cela tient bien sûr au jeu des acteurs, au regard porté sur eux par l'auteur, mais quelque part c'est aussi l'effet de cet estompage qui nivelle tout, "empathise" en quelque sorte les personnages, et fait que ce qu'ils expriment, directement, naïvement, c'est toujours une part de nous-mêmes.

Continuons. Et voyons ce qu'il en est chez Dupieux des rapports qu'entretient l'idiotie avec l'absurde et l'angoisse (entrée possible, c'est celle que j'ai choisie, mais non obligée, il y en a plein d'autres, pour "approfondir" le cinéma de Dupieux).

Si c'est Wrong c'est pas carré.

Comment parler de Wrong sans dire une seule fois le mot "absurde", sans prononcer une seule fois le mot "poétique"... Parce qu’évidemment, à celui qui vous dit que le film n’est pas drôle, vous répondez "normal, c’est absurde", et à celui (le même généralement) qui vous dit que c'est ennuyeux, vous répondez "normal, c’est poétique"... Poétique et absurde, poétiquement absurde, Wrong l’est assurément. Mais une fois dit ça, on n’a rien dit... Alors? Reprenons. Absurde, ça veut dire quoi? J’ouvre mon dico, en l’occurrence le Petit... Rubber, je cherche le mot "absurde" et je lis: du latin absurdus, "discordant" [Moullet dirait "discrépant"], de surdus: "sourd". Donc "absurde", ab-surdus, ça veut dire ça précisément: "complètement sourd". Chez Dupieux, être wrong — le faux est une autre définition de l’absurde, du point de vue de la logique cette fois —, c’est être complètement sourd. Mais sourd à quoi? Au monde bien sûr, qui fait du personnage joué par Jack Plotnick l’héritier direct de ce grand clown blanc, lunaire, que fut Stan Laurel (la preuve, Plotnick est coiffé pareil)... Sourd au monde, c’est-à-dire "étanche" — comme on l’est ici aux trombes d’eau qui s’abattent dans le bureau — à un monde de toute façon pas fait pour vous, monde fade, aux couleurs délavées, qu'on voudrait bien fuir (tel le voisin jogger qui déteste le jogging), le monde du politiquement correct, celui qui pense right. Car le "poétiquement absurde" — qui permet par exemple à un réveil de passer de 7h59 à 7h60! — c’est aussi et surtout l'inverse du "politiquement correct". Son contraire absolu. Or en quoi le film de Dupieux est-il non politiquement correct si ce n'est qu'il y court en filigrane — à travers cette histoire d'un type alone, à l'ouest (et pas seulement parce ce que cela se passe en Californie), qui visiblement a peur de la femme (jusqu'à la "tuer" via son jardinier qui est aussi sa mauvaise conscience) et dont la vie s'écroule le jour où son chien Paul, le seul être qui compte pour lui, disparaît, victime d'un "dognapping" — l'idée que cet amour passionné pour un toutou pourrait renvoyer (métaphoriquement parlant) à une autre passion, beaucoup moins avouable celle-là puisque touchant à la "pédérastie", dont on sait par ailleurs que dans les années 70-80 (époque de référence chez Dupieux), elle n'avait pas auprès de certains ce parfum de scandale et d'abjection qu'elle a aujourd'hui. (La scène où maître Chang propose au héros de lui confier un enfant en remplacement de son chien est pour le coup parfaitement inutile.) J'ai dit pédérastie, pas pédophilie. Pédérastie au sens premier du mot (pas la peine de rouvrir le dictionnaire). Tout ça pour en arriver à la question suivante: Peut-on faire de nos jours un beau film, poétiquement absurde, autour de la pédérastie, même si celle-ci finalement y apparaît moins comme signe de transgression que comme motif (parmi d'autres) des années 70?
A la toute fin du film (c’est-à-dire après le générique), telle une postface, on voit maître Chang installé dans sa piscine, devant une machine à écrire, comme si c’était lui qui venait de nous raconter l’histoire. Normal, l’histoire il en est le concepteur: enlever momentanément un animal de compagnie, renforcer, par le manque ainsi créé, l’amour que lui porte son maître, puis assister aux retrouvailles en espérant que l’émotion soit la plus intense possible. Jouissance perverse. De son côté, Dolph, le héros, outre la douleur de la perte, aura dû aussi affronter les assauts du normatif: la femme et son désir de foyer, les collègues de bureau refusant qu’il vienne travailler puisqu'il a été viré, etc. Portrait d’une certaine Amérique? Si l’horizon du cinéma de Dupieux est américain cela ne veut pas dire qu’il nous offre là une image, même démythifiée, de l’Amérique. C’est que l’Amérique a plutôt valeur d’universalité. C’est à la fois le centre et l’ailleurs. Dolph est de nulle part. Sa souffrance est la nôtre et en même temps il représente ce dont on ne veut pas souffrir, ce qui est "tabou". Ce tabou, on peut lui donner le nom qu’on veut, je l’ai appelé pédérastie, peu importe, on peut dire aussi folie, en tous les cas c’est ce qui exclut. Wrong est entièrement gouverné par ce principe d’exclusion, qui fait que le personnage ne peut trouver sa place, non seulement au travail mais également chez lui. Ce qui le fait tenir c’est d’avoir pu élire un objet d’amour, quitte à en devenir prisonnier. Si l’homme aime son chien, cela ne veut pas dire qu’il aime tous les chiens, de la même manière que s’il aime un enfant, cela ne veut pas dire qu'il aime tous les enfants (il s’agirait dès lors moins de pédérastie que d’attachement pédéraste). La force du film vient de cette adéquation entre exclusion (du monde) et fixation (sur un objet), sans qu'on sache laquelle est cause de l'autre.

... Et autres foirades.

Wrong Cops (2013), c'est moins bien que Wrong mais c'est bien quand même. Moins pour sa galerie de personnages, des flics aussi tarés que pourris, quand ils ne sont pas tout simplement défoncés (la palme à Duke, la grande saucisse branchée musique qui vend sa came planquée dans le ventre de rats crevés), que pour le plaisir d'invention qui s'en dégage. Si Dupieux n'est peut-être pas aussi "grand cinéaste" que Lynch auquel son film, comme le précédent, fait écho — le Lynch de la série Twin Peaks, voire de sa petite BD, The angriest dog in the world —, il n'en reste pas moins un cinéaste singulier, inventif, inspiré, dont les films ne ressemblent à rien de connu. Wrong Cops, c'est paraît-il du Z (on pense à un autre Quentin), ça se veut régressif, cradingue, très premier degré, oui mais c'est d'abord du Dupieux — zédifié, si vous voulez, mais d'abord du Dupieux —, où l'on retrouve tout ce qui fait l'originalité de son cinéma, marqué par son sens non seulement du nonsense mais aussi du cadre et bien sûr du rythme. Si le recours aux coupes abruptes, avec arrêts sur image, peut se révéler irritant à la longue, ça reste néanmoins cohérent avec le projet d'un film "amateur", bricolé, à l'image de ce que produit — musicalement — le personnage joué par Eric Judor. On peut voir ainsi le film comme un set de DJ foireux, dans lequel le DJ, faute de savoir bien caler ses mix, se limiterait à couper "bêtement" les morceaux. Travail de con, oui mais en apparence seulement tant il s'avère que ce découpage est, en même temps, parfaitement en phase avec le caractère disjoncté des personnages. Beaucoup voient le film comme un portrait peu amène, c'est le moins qu'on puisse dire, de l'Amérique... l'essentiel n'est pas là. Ce qui fait la force de Wrong Cops, c'est qu'avec ce film Dupieux réussit le pari d'un film véritablement déglingué, ce qui suppose, à l'inverse, de trouver le bon tempo. Et ça, c'est le travail du cinéaste, pas du musicien, quand bien même la structure du film évoque, par ses effets de reprise, celle d'un morceau d'électro. De même qu'il existe des cinéastes-peintres ou des cinéastes-sculpteurs, il existe des cinéastes-musiciens. Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo, est de ceux-là évidemment. Pas au sens où ses films seraient des équivalents cinématographiques de sa musique, mais au sens où se devine, à travers ces films, un dialogue entre le musicien et le cinéaste, les problèmes de rythme (ici la question du beat) qui se posent au premier se transformant pour devenir ceux que tente de résoudre le second... C'est que le Dupieux cinéaste est encore jeune par rapport au Dupieux musicien. Il est dans la recherche, l'expérimentation — peu importe finalement les erreurs (elles seront corrigées la fois d'après) —, c'est ce qui fait que son œuvre vit, et même pleinement.

Y a quoi sur cette p... de cassette?

Réalité (2014) de Quentin Dupieux est un beau film d'angoisse, plus précisément sur l'angoisse. L'angoisse de l'artiste, évidemment (créer → produire), mais aussi l'angoisse tout court. Au-delà du jeu entre rêve et réalité, rythmé par la boucle répétitive de Glass, de son univers lynchien, sur fond délavé (lumière sans contraste, couleurs désaturées...), typique de l'esthétique de Dupieux, Réalité est peut-être plus lumineux qu'il n'y paraît.
C'est quoi l'angoisse? Ou plutôt, ça ressemble à quoi? Au niveau structure, c'est comme le fantasme: une fenêtre encadrant un trou. L'angoisse est là quand le sujet, disons Chabat, alias Jason, regarde l'objet de son désir, disons "Waves", son film, celui qu'il a dans la tête (comme l'eczéma de l'animateur télé), à travers sa fenêtre, disons le cadre virtuel qu'il forme régulièrement avec ses mains — il est cadreur de métier —, et que ce film qui n'existe pas se met à son tour à le regarder, de sa propre fenêtre (l'écran de cinéma sur lequel est projeté ledit film), ce qui fait que les deux fenêtres seraient chacune l'envers de l'autre, à la manière d'une bande de Möbius.
La VHS bleue que la petite fille, qui ne s'appelle pas Reality pour rien, a vu sortir du ventre d'un sanglier, vient matérialiser cette angoisse. C'est le côté "réel" de Réalité. Le réel de l'angoisse. Surgissant quand le désir, toujours trompeur, ne fonctionne plus; quand Chabat rencontre, non pas son double — un Chabat bis — mais son avatar (il ne s'appelle pas Tantra pour rien), dévoilant ce qu'il y a de divisé en lui. D'où le cri. Pas seulement le cri munchien, intérieur, de l'angoisse existentielle mais aussi le cri angoissé d'une "jouissance" toujours insatisfaite (ici le meilleur gémissement de l'histoire du cinéma), qui donc se répète sans cesse... jusqu'au finale, un finale que, bien sûr, on ne révélera pas.

Continuons de dérouler le fil: du Daim à Fumer fait tousser.

Le système D.

Ah le Daim (2019)! une tuerie ce film... Du daim, Dupieux, Dujardin, tous les D du film, auxquels on ajoutera Denise, celle qui fait la "monture", et aussi Dassin, qui ouvre le film: "Et si tu n'existais pas... dis-moi pourquoi j'existerais?... pour qui... comment... je pourrais faire semblant d'être moi, mais je ne serais pas vrai"... C'est un peu l'idée du film. Et à qui il parle Dujardin? D'abord à sa femme, qui l'a plaqué, puis à Denise, à qui il raconte n'importe quoi... mais surtout à son blouson, un beau blouson à franges, pur daim, qu'il a payé cash à un vieux du cru (ça se passe dans le Béarn)... Combien? 7500 euros! Sauf que dans sa tête, à Dujardin qu'on appellera désormais Georges, c'est peut-être 7500 francs, ce qui fait déjà moins même si c'est encore beaucoup, quoique, j'y reviendrai, ce blouson est aussi une pièce unique.
Parce que le film, il est temps de le préciser, se déroule dans les années 70, du moins comme si on y était: Georges roule dans une Audi 80 (enfin je crois), se dirige à l'aide d'une carte routière, porte déjà — avant d'acheter son blouson en daim — une veste en velours côtelé, et utilise les petites annonces pour ses "bons plans". Ce qui est d'aujourd'hui ne lui sert pas: sa carte bancaire a été bloquée et son téléphone portable, il l'a jeté à la poubelle; il n'y a que le caméscope, offert par le vieux, qui lui est utile, bien qu'il n'y connaisse rien (le numérique, késako?), parce qu'il n'a pas le choix. Pour se filmer, lui et son blouson, et raconter comment devenir "le seul type à porter un blouson de ce type". Parce que ce blouson qui est unique, c'est son double, mieux un doppelgänger, son pousse-au-crime, à mesure que lui, de son côté, devient de plus en plus "daim", 100% daim.

En fait, c'est sur l'ensemble du film que le daim déteint. Par son esthétique seventies, couleurs délavées (chères à Dupieux), comme passées au soleil ou simplement altérées par le temps, ici marronnasses, avec des taches de blanc, tel le pelage du daim. Mais aussi à travers le petit film que tourne Georges, dont la fonction est moins de conférer à l'ensemble une dimension méta que d'évoquer, par son côté bâclé autant que rudimentaire, les films suédés... suédés comme il y a le "cuir suédé", autrement dit le daim, qui en fait, faut-il le rappeler, n'est pas du daim (ou alors très rarement) mais du veau, qu'il soit nubuck ou cuir retourné... retourné, bah comme l'est le film suédé — ici des scènes de film d'horreur (de slasher en l'occurrence) "retournées" avec les moyens du bord. De sorte que s'il fallait préciser le thème du Daim ce serait, plus encore que la folie, la passion. Georges est fou, on est d'accord, mais c'est surtout un idéaliste passionné... passionné par le daim, qu'il aime passionnément, à la folie... à en devenir dingue, à devenir complètement dingue, au point de devenir daim lui-même, au risque d'être confondu avec, par un chasseur, à moins que... je m'arrête là.
Etre "le seul type à porter un blouson de ce type", disais-je. Ça porte un nom: le dandysme. Un autre D. Le Daim, c'est aussi le portrait d'un dandy. Le dandysme dans sa définition première. Le désir d'être "unique" (qui est aussi le premier sens du mot "idiot"). Et par là de supprimer tous les autres blousons, pour être l'Un, l'unique. Un geste qui vous singularise, en même temps qu'il vous efface, vous met en retrait du monde. Geste poétique s'il en est. Ainsi Georges à la fin, en daim de la tête aux pieds, tout-en-daim, demandant à Denise de le filmer. Non plus "seulement lui", mais lui au milieu de la nature, dans laquelle il se fond désormais.

Reste Denise, un personnage qu'Adèle Haenel a paraît-il étoffé à mesure que le tournage avançait. Bien lui en a pris. Il apporte un autre regard sur le film, son contrechamp, un regard féminin, tout aussi passionné, mais également politique, à travers son évolution, qui la voit passer symboliquement du poste de serveuse-monteuse, faussement naïve, à celui de productrice autoproclamée, et ainsi contester la position dominante, un rien sexiste (je n'ai pas dit spéciste), occupée par Georges. Jusqu'à prendre sa place.

Voilà, c'est ça le Daim. On ajoutera que le film est vraiment très drôle, le plus drôle qu'on ait vu depuis très longtemps. Carrément.

Bonus: la chanson du générique de fin, qui scelle la "prise de pouvoir" par Denise: Don't make the good girls go bad par Della Humphrey (1968).

Bêta max (ou Le signe du Taureau).

Mandibules (2020). D'où elle sort cette mouche? Du coffre d'une vieille Mercedes déglinguée, immatriculée en Suisse, équivalant pour Dupieux à quelque chose d'encore plus vieux que l'Audi du Daim, une sorte de survivance préhistorique, quelque part dans le canton de Vaud, côté Jura... Et qui dit Jura dit "jurassique", le temps des dinosaures, qui fait de la mouche géante de Dupieux une vraie mouche préhistorique, semblable aux mouches de cette époque qui possédaient encore des mandibules. Pas la mouche carnassière avec sa supertrompe, mais la bonne vieille mouche domestique, taille XXL, sortie non plus d'un coffre de voiture, mais du fond des âges... Bref, une mouche "spielbergienne", qui convoquerait à la fois Jaws, par son titre, la mouche mangeuse de..., même si les mâchoires-mandibules on ne les voit pas, et donc Jurassic Park pour le côté dinosauresque... Sauf que tout ça est mitonné à la sauce dupieussienne, qui fait que les aventures de Manu et Jean-Gab, les deux décérébrés (joués par Grégoire Ludig et David Marsais, le duo comique de Very Bad Blagues) n'ont rien de spielbergien. C'est qu'en fait, eux, mais pas seulement eux (ils ne sont que la part la plus grotesque de tout ce qui gravite — humainement — autour de la mouche, seul être qu'on peut qualifier d'intelligent dans le film), sont raccord avec l'aspect crétino-crétacé de l'histoire.

Mandibules serait dès lors comme du Spielberg en négatif, de la SF à l'envers: la rencontre de deux hommes intellectuellement limités et d'une bestiole au QI autrement plus élevé. Deux "Cro-Magnon" (je confonds les périodes à dessein) qui ont "capturé" une mouche gigantesque (qui pourrait aussi être le résultat d'un accident de laboratoire, comme dans Tarantula! de Jack Arnold) — comment? avec disons le "vinaigre" de leur bêtise —, une mouche nommée Dominique qui se comporte comme un animal de compagnie, mais que nos deux "bas du front" ont dressé à des fins malhonnêtes: en faire un drone — sans piles —, objet "volant" non identifié, pour gagner/voler de l'argent sans avoir à se déplacer, l'important dans le programme étant moins le gain par lui-même que le fait qu'il n'y ait plus à se bouger pour obtenir ce qu'on désire, juste (télé)commander ce drôle d'engin, comparable à un singe avec des ailes (quand bien même celui-ci ne ramènerait que des bananes). En ce sens, Mandibules peut se voir aussi comme une critique, via Dominique la domestique, de notre rapport à la domotique. Y voir surtout un éloge de la paresse, mieux: de l'oisiveté — les oisifs de Mr. Oizo. Pas au sens oblomovien du mot (la paresse absolue — ne rien faire du tout) mais comme réponse au "dogme du travail", la quête d'une certaine jouissance à ne pas travailler et vivre de rien, ce qui, en fait, suppose une réelle activité (monter des plans foireux qu'il faut réajuster en permanence) pour atteindre cet "état de bonheur".

Reste qu'on ne voit toujours pas les mandibules. On les devine chez Dominique mais rien n'est sûr. Peut-être que finalement elle les aspire ses aliments (qu'il s'agisse de Ronron pour chats ou de...) comme le ferait une mouche "normale". C'est que la mandibule ne sert pas qu'à mastiquer, elle sert aussi à produire des sons, autrement dit à parler et même à crier, comme Agnès, la pseudo-dingue interprétée par Adèle Exarchopoulos qui hurle quand elle parle depuis son accident de ski (les détracteurs du film, les "positivistes", qui se sont ennuyés à mourir, diront que ça sert également à bâiller... quitte à se décrocher la mâchoire). Et c'est un fait: on parle beaucoup dans Mandibules. Mais un langage pauvre, limité à une petite centaine de mots, des mots qu'on mastique, qu'on aboie (Agnès donc) comme si on parlait à un chien, des mots surtout qu'on malmène (les deux z'héros), dans des phrases inachevées et souvent approximatives, au niveau syntaxe et vocabulaire, phrases scandées par le "check du Taureau", écho au check des Chivers dans Steak, et plus loin, le fameux "Shakespeare-Longfellow" de Laurel et Hardy... Un langage non pas réduit à l'essentiel, à sa plus simple expression (on n'est pas chez Bresson), mais bel et bien abâtardi... Et pourtant, qu'on aurait tort de prendre pour une simple satire du parler "jeune".

C'est plus en deçà qu'il faut aller chez Dupieux pour saisir ce qu'il en est de son esthétique du pauvre, de ce cinéma de la "marge" et de l'infra, que la "bêtise" des personnages permet d'exprimer au mieux. Quelque part, entre la lalangue (pour parler lacanien) et la novlangue, en passant par le virelangue... Avec la dimension poétique qui s'en dégage, celle qui naît d'un tel brassage. Le langage dans le film n'est pas hors-sens ni saturé de sens, il produit un sens autre, qui relève moins de l'intellect que du sensible, quelque chose d'assez physique: tous ces mots qui percutent le corps (ainsi lorsqu'on écoute parler Adèle E.). Des percussions qui sont comme autant de ponctuations poétiques, au même titre que le phrasé monocorde des deux personnages principaux. Osons la comparaison: le parler de Manu et Jean-Gab c'est un peu la version "modernisée" du grognement homo sapien: une sorte de pré-langage, entre le non-langage de la mouche et le langage courant que parlent les autres personnages, ceux de la villa notamment. Quant au "check", il est comme une rime. C'est aussi un code, un signe de reconnaissance, d'appartenance à un groupe, ici un groupe de deux... Ou bien le "H" dans la langue des signes.

Moins conceptuel que les premiers films de Dupieux, moins "déréalisant" que Wrong ou Réalité, moins désopilant que le DaimMandibules marque une étape dans la filmographie du cinéaste, au sens où il semble pousser à l'extrême l'idée de bêtise comme représentation d'un état primaire, qui ferait alors du check l'équivalent d'un tag à l'âge de pierre, rappelant l'art rupestre, mieux, pariétal: une tête de taureau gravé sur la paroi d'une grotte... On n'est plus dans le vintage. L'aspect "betamax" de l'image dupieussienne a été nettoyé (la photo est moins terne que dans les précédents films), pour mieux faire ressortir la dimension fondamentale de l'idiotie. Et l'angoisse? Dupieux en avait fait le sujet de son film Réalité, sans qu'elle se donne à voir véritablement. Là, au cœur même du film, suspendant un court instant l'idiotie qui le traverse, une jeune femme, face à l'horreur de la Chose, reste pétrifiée. C'est le Réel dans toute sa violence qui subitement lui apparaît. L'avènement est si violent qu'il la paralyse — le regard fixé par les yeux de la chose —, incapable pendant quelques secondes de sortir le moindre son, avant que le cri enfin jaillisse, cri à effet thérapeutique (plus que l'injection qui suivra) à défaut d'être libérateur... Qu'est-ce qui s'est exprimé durant ces quelques secondes d'effroi (l'effroi au sens ancien d'inquiétude, surgie brutalement et d'emblée maximale) sinon l'angoisse foncière, ici démultipliée, angoisse dont se trouve par contre protégé (du moins en partie et chez les plus idiots) le héros dupieussien. Ainsi nos deux lascars (de Lascaux) qui eux aussi avaient été confrontés à la terreur du Réel, lorsqu'ils avaient ouvert — telle une boîte de conserve qui n'avait rien de Pandore — le coffre de la Mercedes, et que la vision de la mouche n'avait déclenché en eux qu'un simple effet de surprise, l'idiotie fonctionnant comme carapace...

Il y a dans Mandibules une dimension orale dont témoigne la mouche qu'on passe son temps à nourrir, à la manière d'un gros bébé, la rendant vorace, en même temps que s'instaure tout un jeu avec le langage. Manger, parler, la jouissance se situe à ce niveau. Elle fait appel aux maxillaires, on l'a vu, sans quoi rien ne fonctionnerait. Mais où sont-elles ces foutues mâchoires, ces mandibules qui donnent son titre au film? C'est qu'elles sont le lien entre l'effet carapace de l'idiotie et la jouissance orale. Sans trop dévoiler, je dirai qu'en dehors du coffre de la voiture, il y avait un autre coffre, plus petit, un coffret, la petite valise que Manu était chargé initialement de livrer, sans chercher à savoir ce qu'il y avait à l'intérieur (une sorte de Macguffin), valise qui réapparaît à la fin. Et que dans cette valise se trouve ce qui "éclaire" le sens du titre, objet ingrat bien que brillant (comme un diamant), qui restera caché au regard de Manu mais provoquera chez lui, tel l'agalma (dans sa forme la plus archaïque), le désir hédonique d'une vie édénique, seul avec son ami Jean-Gab. Parce que le bonheur, dans le fond, c'est tout bête...

Quatre de couple barré.

Si esthétiquement parlant, Incroyable mais vrai (2022) s'inscrit dans la suite des précédents, ajoutant simplement à la traditionnelle lumière blafarde un flou des plus disgracieux, au niveau récit, en revanche, il se situe dans le prolongement direct de Réalité. C'est l'après Réalité, ce qui tombe bien parce que justement le film traite de ça, de la post-réalité (1), et de ce qui l'accompagne, la post-vérité, ce à quoi renvoie le titre, davantage bien sûr qu'à Jacques Martin. La post-vérité, en ce qu'elle a de grossier (Magimel en beauf équipé d'un "joujou" électronique made in Japan qu'il pilote à volonté depuis son smartphone) et surtout de mensonger (Léa Drucker en bourge narcissique, accro à des microcures de jouvence, et par-là exposée à la déglingue), un concept, la post-vérité, en fait pas facile à cerner (d'où ce flou de l'image). Pour mieux la fixer, la matérialiser, Dupieux creuse un trou par lequel il faut passer, qui vous fait remonter le temps en descendant du sous-sol au... premier niveau. Bonjour l'angoisse. Chabat, lui, s'y refuse, méfiant comme un chat, incarnant une sorte de mâle gnangnan, mou du gland et pétochard.

Le film se révèle ainsi une drôle de "lacanerie" (le non-rapport sexuel, le réel du corps, la "norme mâle"), celle des années 70-80, années bénies pour Dupieux, qui pour l'accompagner s'appuie sur une partition d'époque, du Bach joué sur un orgue Farsifa par un physicien et musicologue allemand (Andreas Beurmann, aka Jon Santo), waouh... badinerie, courante, corrente et autres préludes dont celui du célèbre choral de "Wachet auf..." sans oublier bien sûr le tout aussi fameux "Jésus ma joie demeure"... Ces deux derniers morceaux se trouvaient déjà sur le Switched-On Bach de Walter/Wendy Carlos entièrement interprété, lui, avec le synthétiseur Moog. Pourquoi je précise cela? Parce que passer de l'orchestre de Bach au Farsifa de Santo, via le Moog de Carlos, il y a là une forme de "réductionnisme" qui non seulement confère à cette musique un côté presque enfantin, genre Bontempi (alors que les personnages du film, eux, n'ont pas d'enfants et que le film n'est pas fait pour les enfants — le cinéma de Dupieux aime à cultiver le paradoxe, c'est d'ailleurs de là que naît l'absurde), mais surtout s'accorde avec l'esprit "bas de gamme" revendiqué par le cinéaste, qu'il s'agisse de la forme, volontairement moche, ou des personnages: un quatre de couple barré, gentiment décalé (Chabat/Drucker en proie à un décalage horaire permanent) ou méchamment obsédé (Magimel/Demoustier) par la chose évidemment... Comme si Dupieux devait lui aussi descendre par la trappe, pour atteindre cette espèce de rétrofuturisme minimaliste, au ras des pâquerettes, auquel il aspire, qui voit ses maîtres (Lynch, Buñuel et Dalí...) réduits à quelques notes élémentaires (une maison mystérieuse, les fourmis qui sortent de la main).

Eh bien ça, il faut oser, l'Oizo ose et j'aime ça. C'est pourquoi j'attends avec impatience son prochain film, Fumer fait tousser, pas de la haute philosophie là non plus — plutôt de la sci-fi lo-fi —, et pourtant, qui fait de Dupieux beaucoup mieux qu'un simple bricolo, tout juste rigolo, ainsi que beaucoup le voient... non, un vrai cinéaste au sens où se devine, à travers ses films, même s'ils visent d'abord à faire rire, un dialogue continuel entre le musicien et le cinéaste, "les problèmes de rythme qui se posent au premier se transformant pour devenir ceux que tente de résoudre le second" (ainsi que je l'ai déjà écrit, cf. dans Incroyable mais vrai, l'accélération "fulgurante" du récit aux 2/3 du film, en accord avec le temps nécessaire pour que Léa Drucker — enfermée dans son monde parallèle — retrouve ses vingt ans, mais aussi la vitesse et toutes ces "inégalités" dans le rythme qu'on trouve chez Bach et dans la musique baroque en général, que celle de Jon Santo accentue encore plus)... soit un cinéaste de la recherche, toujours dans l'expérimentation, expliquant d'ailleurs que tout n'y est jamais totalement abouti, en tout cas un "oiseau" suffisamment rare aujourd'hui pour qu'on prenne son travail au sérieux.

(1) Vladimir Nabokov a écrit un jour que le mot “réalité” était l’un des rares qui ne signifiaient rien sans guillemets. Il évoquait la relativité de la perception: quand vous et moi regardons le même objet, comment pouvez-vous savoir que nous voyons la même chose? Pourtant, les institutions (médias, gouvernement, recherche) fédèrent les gens autour d’un consensus — enraciné dans la foi en la raison et l’empirisme — sur la façon de décrire le monde, même s’il révèle sa fragilité depuis quelques années. Les réseaux sociaux ont contribué à l’avènement d’une nouvelle ère où chacun peut être en contact avec des informations qui confirment ses préjugés et occultent les faits qui les infirment. (Franklin Foer, The Atlantic, 2018)
Bonus: la Badinerie de Bach par Jon Santo.

Tabac Farce.

On pourrait croire que dans le titre "Fumer fait tousser", se cache une contrepèterie... mais non, j'ai bien cherché, je n'ai rien trouvé... tant pis pour la contrepèterie, tout ça n'empêche pas le film d'être, question poilade, un des meilleurs Dupieux, la référence en la matière étant le Daim. Les pisse-froid trouveront encore à redire, laissons-les dire... Fumer fait tousser est un film hilarant, au point que j'ai failli m'étouffer quand j'ai découvert la première fois Chef Didier, le rat pas très ragoûtant (euphémisme), à la gueule dégoulinante de bave (bien verte et bien gluante), qui, par écran interposé, dirige une équipe de justiciers, les Tabac Force: "cinq fantastiques" à la sauce dupieussienne, c'est-à-dire "bas de gamme", à qui le chef a ordonné une pause-retraite pour qu'ils retrouvent leur cohésion.

Fumer fait tousser, c'est de la "sci-fi lo-fi", agrémentée de gore et de bave, ce qui fait que ça relève aussi du genre "sale sci-fi", dont on sait — le salsifis — les bienfaits pour la santé... comme le rire d'ailleurs, au contraire du tabac que nos super-zéros non-fumeurs utilisent comme arme de combat, tout en rappelant aux enfants que la cigarette c'est nul et que ça fait tousser. Soit cinq faux copains de la clope: Benzène, Méthanol, Nicotine, Mercure et Ammoniaque... en mode pause, dans un joli cadre provençal, où, faute d'activité, ils s'occupent à raconter, chacun, l'histoire la plus horrible qu'ils aient jamais entendue... la plus horrible, comme il y avait la plus incroyable (mais vraie) dans le précédent Dupieux. Tous ne la racontent pas (leur histoire), à commencer par le Noir de l'équipe, régulièrement empêché, étant entendu aussi que la pire de toutes, racontée par une petite fille passée là par hasard, le spectateur, lui, ne la connaîtra pas, pas plus que la fin de celle que raconte le "barracuda" en train de cuire sur son grill... hélas, trop vite grillé.

Reste deux histoires, que je ne raconterai pas, rassurez-vous, mais qui vont structurer le film et lui donner du sens, le sens caché du nonsense, sens qui, évidemment, n'est pas unique. Les rabat-joie trouveront encore à redire, laissons-les dire... Le premier degré, c'est le thème même du film: l'apocalypse, la fin de la planète Terre, que menace de déclencher Lézardin, un super-vilain; le deuxième degré, ce pourrait être la même chose mais à l'échelle de l'humain, la fin du monde ramenée à la propre fin de chacun, ici à cause du tabac, l'apocalypse que serait alors, disons, le cancer du poumon, ce qui fait que la pause observée par les Tabac Force équivaudrait à une cure de désintoxication (sevrage en douceur au bord d'un lac, jusqu'au finale où...); et puis, il y a le troisième degré, qui touche aux deux histoires qui nous sont racontées et que j'ai promis de ne pas raconter... Sauf à dire que dans la première il est question d'un "casque à penser" et dans la seconde d'un corps réduit progressivement à l'état de bouche, juste une bouche, les deux histoires étant à relier, puisque s'y exprime à chaque fois une forme (trompeuse) de bien-être, aussi bien chez celle qui s'isole du monde, via son casque, que chez celui qui, malgré ce qui lui arrive, reste insensible à la douleur, donc au monde.

Impossible de ne pas penser à Beckett, quelque part entre L'innommable (la conscience) et Pas moi (la bouche), pour ce qui est de l'absurde, au sens premier du mot, ainsi que je l'évoquais à propos de Wrong: du latin ab-surdus, "complètement sourd", sourd au monde; et de la sensation de "vide" que cela sous-entend, comme chez Beckett, comme chez Dupieux: parler pour ne rien dire, pour dire qu'on a "rien" à dire (certes dans un tout autre registre, plus potache, mais bon...), ce vide existentiel que l'art, sous une forme toujours minimaliste, sinon rudimentaire, cherche à traduire — dans Fumer fait tousser, à travers cette conscience qui se parle à elle-même et cette bouche qui demeure conscience — pour nous rappeler que ce qui se dit là, de manière dé-raisonnée, non intelligente, c'est l'angoisse, présente dans tous les films de Dupieux — Réalité tournait entièrement autour de ça —, mais le plus souvent masquée (derrière l'aspect déconnant du récit) et d'autant plus masquée que l'idiotie, dans sa forme la plus crasse, est comme un rempart à l'angoisse (cf. le tandem de Mandibules).

L'angoisse, ici, on l'aura deviné, est celle qui renvoie l'homme à sa finitude. Dans la première histoire, ce n'est pas l'angoisse mais la peur que Dupieux met en scène (la séquence dans la piscine). L'angoisse, elle, perçue tout au long du film, ne se matérialise réellement qu'à la fin, à la nuit tombée (c'est le dernier plan), lorsque les Tabac Force, informés que la fin du monde est pour maintenant, sont là en train d'attendre fébrilement que Norbert 1200, le nouveau robot aussi peu fonctionnel que l'ancien (suicidé), exécute le programme qui doit les faire changer d'époque. Peu importe que la catastrophe n'ait pas lieu, le programme pour y échapper reste désespérément en attente, tel un présent qui, à la manière des boucles répétitives de l'électro, se répéterait indéfiniment... Pour nos cinq héros, il n'y a plus qu'à angoisser un max, grillant cigarette sur cigarette. Fin de partie.

Bonus:

Nonfilm (version courte), le tout premier film de Quentin Dupieux (2001).

Wrong Cops, la série en 7 épisodes (de Lundi à Dimanche). C'est comme le film, moyennant quelques retouches dans le montage, mais découpé en morceaux, à la manière d'échantillons, ça colle mieux avec l'aspect électro de l'ensemble: